Lejeunia, Revue de Botanique

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J. BEAUJEAN

Le « Voyage de Liége » de A. P. De Candolle, 2 Juin – 2 Octobre 1810

(N° 184 (décembre 2008))
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Résumé

Résumé 

Chargé par le ministre de l’intérieur J. B. Champagny de parcourir la France pour en étudier surtout l’agriculture mais aussi les richesses naturelles, Augustin-Pyrame De Candolle entreprit, en 1810, le voyage dit de Liége mais qui en fait couvrait les territoires du nord-est de la France, le Palatinat et la Belgique entière. Ce périple long de plus de 4500 km, effectué en 6 mois, permit à De Candolle de rencontrer les personnalités les plus marquantes, principalement dans le monde de la botanique et de l’agriculture; cela lui permit de voyager vite et de récolter moultes informations nécessaires à son entreprise. Comme à son habitude, il transcrivait quotidiennement dans un cahier, les notes et renseignements qui devaient l’aider pour ses publications futures. Mis à part les rapports (1813), le dernier volume de la Flore de France (1815) et quelques extraits publiés çà et là par divers auteurs, les données du manuscrit original n’avaient pas fait l’objet d’une publication spécifique (même pas dans ses Mémoires, publiées par son fils en 1862).

Nous livrons enfin aujourd’hui la transcription presque intégrale du pré-cieux document, y ajoutant des extraits d’autres travaux ainsi que dans la mesure du possible, de courtes notices biographiques sur les personnes rencontrées ou citées dans les textes de De Candolle. L’impact de ce voyage dans ces régions est aussi brièvement évoqué. Quelques traits saillants du caractère de l’illustre botaniste genevois apparaissent aussi dans la recension de ce « voyage de Liége ».

Abstract

Summary : The « Voyage de Liége » of A. P. De Candolle, in 1810.

Upon request by the Minister of Interior Department, J. B. Champagny, the famous Swiss botanist Augustin-Pyrame De Candolle undertook in 1810 the so-called 'de Liége' journey to France, Palatinat and Belgium to survey the agricultural and natural resources in those areas. This six months, 4500 km long trip allowed De Candolle to meet the most relevant people in the fields of botany and agriculture. During his journey, De Candolle used to write down his observations every day in preparation of his forthcoming publications. Except for the reports (1813) and the last issue of the Flore de France (1815) as well as some quotations by various authors, these original notes were, however, never published, not even included in the memoirs edited by his son in 1862.

Those original notes taken by De Candolle during his 'de Liége' journey are published here for the first time. The notes are augmented by extracts of some others works as well as short biographies of the persons that De Candolle met during his trip. The impact of De Candolle’s journey in our areas is also commented.


1 “S’il est une consolation pour celui qui, à son heure suprême, jette un dernier regard sur cette terre, c’est de pouvoir se dire en présence de tant d’évènements… Quorum pars magna fui. Alors on a la conscience d’avoir répondu à l’appel fait par la destinée à ces intelligences d’élite, qui sont comme autant de phares placés sur la route de l’humanité.

2 L’académie peut s’enorgueillir d’avoir compté dans son sein, il y a peu de temps encore, un de ces hommes célèbres qui brilla au premier rang parmi les grands noms à qui la société doit les immenses découvertes dont je n’ai donné qu’une énumération incomplète. Il semblait que pour eux, que pour lui surtout, la nature avait déchiré son voile et que désormais l’initiation à ses mystères ne devait plus consister à découvrir, mais seulement à revoir, à refaire ce que d’autres avaient fait et vu.

3 Cet homme illustre, vous l’avez tous nommé, c’est Augustin-Pyrame De Candolle, né à Genève le 4 février 1778. Arrêtons-nous un instant à cette date. Vingt-cinq jours avant l’heure de cette naissance, Linné avait expiré. Le 10 janvier 1778, le plus grand naturaliste du XVIIIe siècle était allé rejoindre les manes d’Aristote, de Pline et de Gessner.”

4                                                              Ch. MORREN (1843, p. 7)

5 En 1996, nous adressant à Monsieur Bertrand de Candolle (1929 - 1999) de Chêne-Bourg, en Suisse, descendant de l’illustre botaniste, nous avons pu obtenir de la Bibliothèque du Conservatoire et Jardin botaniques de Genève, une copie du précieux document et l’autorisation de le publier.

6 Ce manuscrit, composé de 136 feuillets (format 21 x 16,5 cm), n’occupe, pour la partie écrite, que les rectos, les versos restant vierges à quelques exceptions près où figurent des croquis ou des notes ajoutées. La graphie est dense et serrée, laissant peu d’espaces, rendant parfois la transcription ardue par la difficulté du déchiffrement (Fig. 1).

1. BIOGRAPHIE SOMMAIRE

7De Candolle Augustin-Pyrame. Genève 4/2/1778 - Genève 9/9/1841.

8Fils de Augustin De Candolle (1739-1820) et de Louise Eléonore Brière (1751-1817).

9Epoux de Anne Françoise Robertine, dite Fanny Torras (1782-1854).

10Professeur de botanique aux Facultés de Médecine et des Sciences de l’Académie de Montpellier et directeur du Jardin botanique, professeur à l’Académie de Genève, fondateur, en 1817, du Jardin botanique de Genève,

11membre correspondant de l’Institut, membre correspondant de l’Académie royale des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles (élu le 5 avril 1834), etc. Auteur de mémoires, monographies, flores, catalogues, ouvrages généraux.

12 Parmi les biographies détaillées le concernant, nous renvoyons le lecteur à celle publiée par CH. MORREN (1843), qui pour la rédiger, écrivait au docteur Lejeune la lettre suivante, datée du 29 novembre 1842 :

13         « Monsieur et cher confrère,

14Chargé par l’Académie des Sciences de Bruxelles de lui écrire une notice bio- et bibliographique de De Candolle, je prends la respectueuse confiance de m’adresser à vous qui avez eu avec ce célèbre botaniste des relations multipliées, pour savoir

151° en quelle année Mr De C. visita la Belgique,

162° les relations qu’il y eut avec les botanistes contemporains.

173° de quelle utilité a été son voyage pour le pays, la Flore, la culture, etc.

184° et s’il est possible, quelques détails anecdotiques.

19Connaissant votre obligeance ordinaire, je vous remercie d’avance de votre réponse que je désirerais recevoir bientôt, ma rédaction devant être achevée le 1er décembre.

20Veuillez, Monsieur et cher confrère, recevoir les expressions de ma considé-ration la plus distinguée.

21Votre dévoué confrère. [Signé] Ch. Morren ». (Mn ULg n° 2424)

22Herbier : G-DC.

23Lieu de sépulture : Genève, cimetière de Plainpalais, dit cimetière des Rois, parc. C-219.

24 La vie de cet illustre botaniste a été maintes fois évoquée, et il n’entre pas dans nos intentions de la réécrire, pas plus d’ailleurs que de revenir sur la bibliographie démesurée (179 titres) que sa plume féconde a laissée à la science. Toutefois, la lecture du manuscrit original de De Candolle remontant à 1810 nous a laissé apparaître un caractère parfois quelque peu hautain du personnage et le jugement qu’il porte à ses semblables quelquefois sévère, en voici quelques exemples : à propos de Lejeune : « C’est un homme simple distrait qui a peu d’idées générales en botanique mais qui connoit bien les détails de ce qui est relatif à son pays » ; de Wolff : « peu instruit et charlatan comme il est d’usage dans les eaux minérales » ; de Haënen : « le jardin de Mr Haenen qui n’en vaut pas la peine » ; de Van Mons : « c’est un charlatan a imagination vive ».

25 A l’inverse, certains de ses contemporains ne se privèrent pas de l’égratigner au passage ; Ch. MORREN (1843, p. 32) nous livre ce qui suit : « D’un clin d’œil, le grand botaniste enregistrait ce qui réellement méritait de l’être ; il recueillait, disait-on, le miel élaboré à force de temps et de patience par d’autres, et une fois parti, sa plume plus occupée d’écrire des œuvres qui ne devaient pas mourir avec lui, que d’entretenir des correspondances souvent oiseuses et périssables comme les hommes, négligeait au nom de l’emploi du temps ses anciennes connaissances. Une dame-auteur, qui se considère comme belge, fut piquée au vif de cet oubli : c’est de son sexe, et elle s’en confessa au bon abbé Hocquart, botaniste lui-même et qui travaillait à la Flore de Jemmape. Hocquart trouva plaisant de se constituer le chevalier de la dame et d’écrire dans sa Flore, sans s’amender dans les errata, Decandrôle au lieu de De Candolle. […] Cependant, l’abbé Hocquart, en corrigeant la dernière épreuve, mit De Canderolle, ôtant ainsi le calembour à l’orthographe, pour le laisser à la prononciation. Cette bouffonnerie, d’un goût fort équivoque, ne fut pas la seule que se permit alors et si innocemment, la compagnie des botanistes du temps, trop nombreuses pour vivre sans rivalité aucune. ». DE VOS (1888) ne cite De Candolle qu’à la p. 68, dans la liste chronologique des publications relatives à la flore belge : « 1810. – A.P. De Candolle - Voyage botanique en Belgique et dans les provinces rhénanes. Mss. ».

26 Par ailleurs, dans ses Rapports (1813), De Candolle est beaucoup plus modéré quant au jugement qu’il porte sur les personnes, et la lecture des documents manuscrits nous laisse de lui, l’impression d’un homme de cœur. Lorsque l’occasion s’en présentait, il savait faire jouer ses relations « en haut lieu » afin d’obtenir, pour ses interlocuteurs, des solutions à leurs problèmes : citons pour exemples ses interventions auprès du ministre de l’Intérieur en faveur de P. Nyst ou de M.- A. Libert, et voyons ce qu’écrivait Charles MORREN (1843, p. 13) : « Au reste, M. De Candolle exerça de l’influence sur plus d’une nomination dans notre pays. Consulté sur le choix des professeurs à nommer dans les anciennes universités belges des Pays-Bas, il désigna pour l’une d’elles M. Lejeune, notre honorable confrère de Verviers, comme un botaniste dont les ouvrages étaient appréciés dignement partout où la science de Linné était en honneur. Cet avis ne fut pas suivi, à ce qu’il paraît, par l’autorité supérieure. ».

27 Il influa même, sans le savoir, sur la future carrière de personnes qui par la suite devinrent célèbres : Charles MORREN (1843, p. 12) nous livre encore ceci : « L’effet de ses leçons était parfois d’une conséquence qu’il ne soupçonnait pas lui-même. Je demande pardon de me citer comme une preuve vivante de ce que j’avance ici. Je dois ma carrière à une leçon de M. De Candolle. Parmi les auditeurs de son cours en 1830 se trouvaient plusieurs belges, et entre autres M. Vanden Hecke, vicaire général de Versailles, appartenant à l’une de nos grandes familles de Gand, et lui-même naturaliste des plus instruits, M. Théodore Papejans de Morchoven, aujourd’hui président de la société royale de botanique et d’agriculture de Gand. Je venais de publier une dissertation en hollandais sur le tissu cellulaire des plantes ; cette dissertation était connue de M. De Candolle, à qui, certes, je n’aurais jamais osé l’envoyer. Ce que j’avais dit de la reproduction des cellules pour expliquer la nutrition des cryptogames, M. De Candolle l’appliqua à tout le règne végétal, et en fit une règle générale ; il citait ce fait dans son cours et l’imprima plus tard dans sa Physiologie végétale (tome I, pag. 461). M. Papejans, que les naturalistes belges ont compté depuis longtemps parmi les mécènes les plus instruits, retint la double citation et en fit un puissant motif pour engager M. le vicomte Charles Vilain XIIII, alors gouverneur de la Flandre orientale, à me porter parmi les premiers candidats à la chaire de botanique d’une des deux universités de l’état, fondées en 1835. [sic, les universités de Gand et Liége furent fondées en 1817] M. le vicomte Vilain XIIII était chargé par le Ministre de l’intérieur, M. le comte de Theux de Meyland, de s’occuper de ces choix. Ma nomination [à Gand] ne devint ainsi qu’un contre coup d’une leçon de M. De Candolle. ».

28 Dans la biographie qu’il consacre à son père, Edouard MORREN (1859, p. XXVI) nous apprend que « A Lyon, il fut reçu par M. Seringe, et à Genève, où il passa le 7 septembre 1841, deux jours avant la mort de Pyrame de Candolle, il fut admis à consoler l’illustre fils de cet éminent botaniste, M. Alphonse de Candolle ».

29 A propos du décès du savant, Ch. MORREN (1843, p. 25) nous dit encore : « La mort de l’illustre botaniste fut le sujet d’un deuil général pour tous les pays où la science des fleurs étend son empire. Il m’en souvient encore ! J’étais à Paris au mois d’août, on s’informait avec la plus grande anxiété à l’institut, dans les réunions des botanistes chez M. Benjamin de Lessert, de l’état du Linné génevois. A Lyon, au congrès scientifique, c’était l’objet constant des conversations et des craintes ; enfin à Florence, dans l’immense réunion [Morren y participait] de plus de mille savants italiens et étrangers, arriva la nouvelle fatale. ».

2.    LE « VOYAGE DE LIÉGE » : UNE MISSION IMPÉRIALE

30 En 1801, A. P. De Candolle était déjà venu en Belgique et en Hollande, surtout dans l’intention d’étudier les plantes du littoral et des dunes. Parti de Dunkerque, il longe toute la côte jusqu’à l’île de Texel (plus de 400 km à pied) et étudie la formation des dunes, leur sous-sol, les tourbes, les effets du vent, les 371 espèces de plantes etc. Il en résultera une publication en 1803, Mémoire sur la fertilisation des Dunes. Ann. de l’Agric. Fr., vol. XII.

31 En 1806, il avait reçu du ministre de l’intérieur J. B. Champagny, la mission de parcourir l’Empire pour en étudier la botanique dans ses rapports avec la géographie et avec l’agriculture, afin d’actualiser la Flore Française de Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829). Dans un voyage en 1807, il fit la première grande traversée des Pyrénées (Voyage de Tarbes) et, durant l’été 1810, le voyage intitulé « de Liége », mais qui en fait comprend l’Est de la France, la Belgique quasi entière, une partie de l’Allemagne et une partie de la Hollande ; alors pourquoi Voyage de Liége ? De Candolle donne lui-même l’explication dès la première ligne de son Rapport : « S. E. le Ministre de l’intérieur m’a chargé de visiter, pendant l’été de 1810, la partie de l’Empire dont la ville de Liége peut être considérée comme le centre ».

32 Nous reprendrons les mots de Ch. MORREN (1843) pour décrire ce voyage. Ainsi, il écrivait : « Le voyage de M. De Candolle en Belgique se faisait avec quelque apparat adminis-tratif. Quinze jours d’avance, M. le préfet avertissait de l’arrivée du savant, messieurs les botanistes des départements ; herbiers, bibliothèques, herborisations, dîners, compliments et jusqu’aux causeries, tout était préparé. » (Ch. MORREN 1843, p. 31).

Image1 FIG. 1. – Fac-similé de la page 1 du manuscrit original du « Voyage de Liége ».

33 «M. De Candolle voyageait vite, et cette vitesse même prouve la promptitude avec laquelle son esprit exercé savait constater et choisir les faits. Un samedi, il arrive à Verviers, parcourt avec M. Lejeune les bords de la Vesdre entre Verviers et Limbourg. Le dimanche il est à Spa, herborisant dans les fagnes des Ardennes, et le soir, il rend visite à Melle Libert, à Malmedy. Le lundi et le mardi, il fait avec elle, son frère et M. Lejeune, d’immenses herborisations, où il leur montre un nombre infini d’uredo, de puccinia, d’aecidium, négligés jusqu’alors, et il engage par les promptes trouvailles et son éloquence persuasive, la jeune botaniste d’étudier désormais la cryptogamie, Melle Libert se rendit si complètement à ces raisons, qu’elle renonça aux douceurs du mariage, comme pour être plus dignement la représentante de cette classe de végétaux. A son passage à Liége, il dînait vers la fin du jour à la délicieuse campagne de M. Ferdinand Desoër, à Quinkempoix. M. Desoër, dans ses heures de loisir, s’était occupé de botanique et d’horticulture, et a rassemblé dans sa ville une suite remarquable d’arbres rares et d’arbustes curieux. Le repas achevé, M. De Candolle prend congé de son hôte et se dirige malgré le soir, vers l’immense forêt qui mène jusque dans l’Ardenne. « Seul, dans un pays inconnu, comment trouverez-vous votre chemin, où coucherez-vous ? » lui demandait-on avec anxiété. « Eh ! bon Dieu ! répondit-il, n’y a-t-il pas partout des matelas de mousse et de l’hospitalité ardennaise presqu’à chaque lieue ? ». Son parti était pris, il alla à pied, et la nuit, par monts et par vaux, saluer M. Lejeune à sept lieues de là.» (Ch. MORREN 1843, p. 32-33). Il est à remarquer que Hannon (1849, p. 178-179) reprend presque mot à mot le texte de Morren.

34 Nous ne pouvons non plus passer sous silence, ce qu’écrivait J. Kickx dans la biographie qu’il consacre au docteur Lejeune de Verviers (KICKX J. 1861, p. VII-IX) : « On en était à l’époque où De Candolle venait d’être chargé par le gouvernement français de parcourir nos provinces, dont la Flore devait désormais disparaître dans celle de l’empire. Lejeune fit à l’illustre botaniste les honneurs de son pays et put en cette circonstance se livrer avec le savant et laborieux écrivain à ces causeries scientifiques intimes qui ont toujours tant d’attraits et qui éclairent souvent beaucoup mieux que la lecture des ouvrages les plus recommandables. Il explora avec De Candolle les Hautes-Fagnes et lui fit faire la connaissance de mademoiselle Libert, à qui il avait inspiré, quelques années auparavant, le goût de l’aimable science, et qui depuis lors s’est rendue célèbre par ses publications cryptogamiques ».

35Citons aussi Fr. CRÉPIN (1878, p. 230) : « Un événement botanique marqua le commencement de ce siècle [le 19ème] en Belgique : ce fut le voyage que fit De Candolle pendant l’été de 1810. Ce célèbre botaniste explora une partie de la Campine voisine de Maestricht, visita successivement Namur, Mons, Louvain, Bruxelles, Malines, Anvers et Gand [il oublie de citer Liège et P.-E. Dossin]. Il alla voir le docteur Lejeune, à Verviers et Anne-Marie Libert, à Malmedy. Son passage en Belgique eut une heureuse influence sur l’avenir de plusieurs de nos botanistes. ».

36 C’est volontairement que nous ne donnons ici qu’une transcription partielle du texte du manuscrit original ; nous n’en retiendrons que les extraits significatifs, ignorant les descriptions souvent très détaillées des usages locaux, des cultures agricoles, vinicoles ou forestières pratiquées en ces lieux, des habitants, villes et régions traversées, ainsi que des notes prises sur place ou recopiées d’ouvrages qu’on lui présentait.

37 Notre copie est aussi fidèle que possible, notamment en ce qui concerne l’orthographe, souvent phonétique, des noms de personnes et de lieux ; elle n’est pas toujours facile en présence de la petite écriture serrée de De Candolle ; toutefois, nous nous sommes permis çà et là des corrections mineures concernant en particulier des lettres où l’accentuation a été ajoutée ou corrigée. Les précisions ajoutées entre crochets sont de notre main.

38 Certains s’étonneront de notre persistance à garder la graphie Liége plutôt que Liège, cette dernière appellation officiellement acceptée par décision du Conseil communal de la Ville de Liège du 3 juin 1946, et parue au « Moniteur » des 19 et 30 septembre 1946, alors que De Candolle lui-même dans son manuscrit, n’employait pratiquement pas d’accents sur ses mots. Nous avons simplement voulu garder la graphie (il écrit d’ailleurs Liége dans ses textes imprimés) de l’époque à laquelle le voyage a eu lieu et faire ainsi un clin d’œil à un passé révolu.

39 Augustin-Pyrame De Candolle quitte Montpellier le 2 juin 1810, accompagné de son épouse Fanny et de son fils Alphonse (Paris 28/10/1806 - Genève 4/4/1893), seul survivant des 3 enfants du couple [Amella Louise Augustine (Paris 23/3/1804 - Paris ?/9/1805) et Benjamin Charles François (Montpellier 26/11/1812 - Saint-Seine 25/9/1825) sont morts très jeunes], et séjourne à Paris du 8 au 21 juin.    

40Transcription du journal de voyage (2 juin - 2 octobre 1810)

412 juin. Je suis parti de Montpellier avec ma femme et mon fils [Alphonse] que j’ai amené à Paris. J’ai suivi la route de Bourgogne : les bords du Rhône dans le bas de son cours, ceux de la Saône entre Lyon et Chalon sont couverts par les eaux à de grandes distances ; Avignon la Camargue la plaine de St. Ban sont sous l’eau ; plusieurs fermes et villages du Dépt. de l’Ain paroissent comme des îles au milieu de la Saône. Les vignes entre Chalons et Autun ont souffert du froid.

428 au 21. Séjour à Paris.

4322. Parti de Paris en diligence et sans domestique pour venir à Strasbourg ; j’ai rencontré à Dormans le cortège funèbre du maréchal Lannes et du général St. Hilaire ; tout le département de la Marne présente les bons crus de champagne ; l’ouvrage intitulé Observateur de la Marne [MENNESSON 1806] donne leur histoire assez détaillée. Il est très vrai qu’on en trouve aux expositions du Nord mais elles sont moins estimées que les autres : les ceps et les échalas sont bas. Epernai [Epernay] est une jolie petite ville très commerçante ; Bar le duc ou sur Ornais est remarquable par sa position moitié au bord de rivière moitié sur une montagne escarpée ; la ville est d’ailleurs assez bien bâtie et a un air de propreté et d’aisance. J’y ai vu des animaux féroces et entr’autre un éléphant mâle et un jeune lyon. Il y a beaucoup de vignes autour de Bar [Bar-le-Duc] ; leur vin est plat et léger, rouge ; Nancy est très animé par la présence d’une garnison ; on parle habituellement françois jusqu’au village d’Hem… [peut-être le village de Heming, qui se trouve sur la route Nancy - Strasbourg, en passant par Phalsbourg] mais au delà le peuple parle allemand ; la petite ville de Phalsbourg parle françois mais c’est une place de guerre ou l’ancienne population n’existe plus ou a été dominée par la nouvelle ; les eaux versantes des Vosges font assez bien la limite des langues. Phalsbourg est une petite place forte de l’anc. Lorraine qui n’a que 2 ou 300 maisons. Avant d’y arriver nous avons vu à Sarrebourg un bel arc de triomphe dressé pour l’Impératrice, recouvert de moulures dorées qui proviennent d’une manufacture de décors établie dans cette ville et qui paroit habile. Sarrebourg parle plus allemand que Phalsbourg. En quittant cette dernière ville on descend à Saverne. 1ère ville d’Alsace ; les chemins sont roides et mauvais ; en arrivant dans la plaine du Rhin on est frappé de la sécheresse du pays et de la beauté de l’agriculture ; cette plaine est un jardin ; le tabac se plante en ce moment ; le froment et l’orge sont en épis non encore murs ; la garance [Rubia tinctorium L. (Alizaris, garance des teinturiers)] a 4 à 5 pouces de hauteur ; les choux turneps [variété de chou-rave], les carottes se cultivent en pleins champs ; on y voit aussi ça et la un peu de trèfle. Toutes ces cultures sont en planches parallélogrammiques. Il n’y a pas un pouce de terrain perdu ; point de clôtures.

4427 juin. Arrivé à Strasbourg très fatigué de la chaleur de la poussière aussi je suis resté deux jours en repos et sans voir personne soit pour me reposer soit pour écrire à ma femme, mon père, Mrs Dumas, Prunelle, Michel, Bertoloni [Antonio], mon oncle DC. [Jean-Augustin-Pyrame De Candolle], Moricand [Stéphano], Perret : j’ai donné à ce dernier mes idées pour faire une statistique qu’il se propose d’entreprendre. Lu l’annuaire du Bas Rhin ou il y a peu de choses sur l’agriculture. Je suis logé à l’Esprit immense auberge ou je suis légué au 3e étage et ou personne des gens n’a pensé à moi jusqu’au moment ou le Préfet Mr. Lezay [de Lezay-Marnésia Adrien] m’a fait prier d’aller le voir ; alors on a été aussi poli qu’on l’était peu auparavant. J’ai rencontré Mr Masbou allant à Frankenthal. Nous avons causé ensemble et allé le soir au spectacle. J’y ai vu jouer Misanthropie et Repentir [drame en 5 actes, en prose du théâtre allemand, de A. von Kotzebue] très bien. J’ai été le soir promener hors de la ville, au Contat [Contades] promenade régulière belle et déserte et à la Robertsau espèce de faubourg qui ressemble à notre Plainpalais [cimetière de Genève] en beau et en grand ; de belles allées de platanes et d’ormes tracent les routes ; des esplanades de gazon ; beaucoup de jardins petits et soignés ; de plus un vauxhall ou on se réunit les jeudis et dimanches surtout enfans hommes et fêtes ; on y mange et boit en plain air. Dans l’intérieur de la ville est une petite promenade apellée le Breuil [= promenade Broglie devenu place Broglie (prononcé Breugle à Strasbourg), et ou a retenti pour la première fois, le 25 avril 1792, chez le maire Philippe Frédéric de Dietrich (1748-1793), sous le titre « Chant de guerre pour l’armée du Rhin », la Marseillaise de Rouget de Lisle] ou on ne va que de nuit et ou paroissent se réunir celles qui n’osent paroitre de jour. […] J’ai passé deux matinées chez Mr Gochnat [Frédéric Charles] jeune Dr. m. que j’avais vu à Montp. [Montpellier] il m’a montré son herbier et m’a donné qq. plantes : j’y ai vu en outre que le Trifolium irregulare croit à La Rochelle, l’Euphorbia illyrica à Angoulême et mon Biscutella de Nice à Toulon. Il croit que mon Triticum nardus est le Festuca maritima Lin. sp. non Mart. Que mon Euphorbia ligeriana est le vrai esula. Le Poa palustris Vill. Cat. est certainement le fertilis de Host. Le Poa molinerii Balb. est probablement le collina de Host, badensis de Haenke. Il m’a donné l’hortus alsaticus de Lindern [Franz Balthazar von]. J’ai vu chez lui les 7 cahiers d’anatomie et physiologie de Medikus [Medikus Friedrich Casimir] qui méritent attention. Le Peuplier blanc d’Alsace est le canescens. Il n’y a jamais retrouvé le Ledum palustre indiqué par Mappus [Marc] (et non Mappi) ; on peut se fier pour les noms vulgaires alsaciens à ceux donnés par Mappus [Marc], Lindern [Franz Balthazar] et même par Gmelin [Carl Christian] (fl. bad. als.) [Flora badensis alsatica] en en excluant ceux qui ne sont que la traduction des noms spécifiques, lesquels sont fabriqués par lui. – Mr Villars [Dominique] m’a prêté un mémoire manuscrit sur les grandes gentianes avec des observations sur les hybrides en général, et une note de plantes qu’il a observées à Basle [Bâle] dans l’herbier de C. Bauhin et de Lachenal [Werner de]. J’ai fait un extrait de l’un et l’autre. J’ai vu dans son herbier que son Veronica pilosa n’est de son propre avis qu’une variété du chamaedrys et le V. tournefortii, une variété pubescente de V. allionii ; mon V. dubia est sûrement distinct du tournefortii mais il croit sur les collines d’Alsace et non en Dauphiné. L’Orchis suaveolens de Villars [= x Gymninigritella suaveolens (Vill.) E. G. Camus] est une espèce bien caractérisée elle a des rapports avec le Satyrium nigrum mais sa stature et son éperon 4 fois plus long l’en distinguent facilement. Ses racines sont palmées, ses feuilles linéaires. Sa tête de fleurs ovale rouge serrée. – Le Polygonum divaricatum de Villars est le P. alpinum. Son Rosa villosa est bien elle ; son Carex globulata est le C. cursa. Son Hieracium valdepilosum n’est qu’une variété du villosum. Son Saxifraga scopolii est je crois celle que j’ai trouvée au pic du midi. Son Hypericum hissopifolium est bien celui que Mr La Salcette [Joseph Louis Claude] m’a donné ; il croit que l’Astragalus vulnerarioides est l’Anthylis vulneraria hirsuta rubra.

45J’ai fait connoissance avec Mr Hammer [Frédéric Louis] gendre du célèbre Herman [Hermann Jean] et dépositaire de ses collections et de ses manuscrits. Il possède une très belle bibliothèque d’histoire naturelle ou j’ai vu parmi plusieurs autres l’ouvrage nouveau de Kerner [Johann Simon] destiné à représenter les genres par une planche dessinée en couleur avec tout le luxe possible ; chaque livraison de 4 planches coute 5 louis. Le cabinet de Mr H. est relatif aux trois règnes et renferme la plus belle suite d’oiseaux et de mammifères que j’aye encore vue chez aucun particulier ; il a été acquis par la ville de Strasbourg mais depuis trois ans le Maire n’a pas donné un sol pour l’entretenir de sorte que sans le zèle de Mr Hammer il seroit détruit. Mr. H. m’a communiqué un manuscrit très intéressant sur l’agriculture du Bas Rhin dont je vais donner ici l’extrait. [suivent ici 6 pages manuscrites relatant cet extrait : nous en retiendrons les renseignements les plus significatifs].

46Le département présente 5 sortes de terrains le graveleux entre le Rhin et l’Ill, le marécageux, le marneux qui compose les premières collines des Vosges et la partie la plus fertile, le calcaire-argilleux le long des Vosges en deça et en delà de cette chaine, le sablonneux dans les vallées des Vosges près de Haguenau et Bischviller [Bischwiller]. Les céréales cultivées sont 1° le Froment dans toute la partie méridionale, jusqu’à 2 lieues au dessus de Vissembourg [Wissembourg] ; il a remplacé le seigle dans plusieurs vallées de montagnes. On distingue le froment d’hiver sans barbe qui est le plus commun, le froment d’été avec et sans barbe qui le sont moins, le froment bleu qu’on trouve parmi l’épautre. 2° l’Epautre se cultive exclusivement de Vissembourg au Palatinat. 3° Le locular rare avec le précédent près Landau et Vissembourg. 4° Le seigle dans les terreins pierreux. A Hochfeld [Hochfelden] dans les Vosges l’orge et le froment réussissent et non le seigle. Le seigle melé au froment ou méteil se cultive dans plusieurs cantons. 5° L’orge se cultive dans toute la plaine ; l’orge à 2 rangs est le plus commun ; l’orge hexatichum dans les bons sols près de Strasbourg. Hordeum celeste en petit. 6° l’Avoine dans les terres fortes ou nouvellement dessechées à Landau dans les terres épuisées. L’avoine blanche ordinaire, celle de Hongrie sont communes ; la plus abondante est l’avoine orientalis. 7° le Millet en petit à Lauterbourg. 8° Le Mays dans la plaine et les parties graveleuses, a diminué là ou s’est introduit la Garance qui consume le fumier. 9° le sarrazin dans les montagnes. – Les Légumineuses cultivées sont 1° l’Haricot nain à graines blanches rondes, seul ou melé au mays à la pomme de terre. 2° la fève ou feverolle dans les pays fertiles. 3° le pois commun surtout dans le canton de Petite-pierre n’use point le terrein. Sa paille est bonne pour les chevaux. 4° La gesse est rare ; 5° la grosse lentille. – Les Oleifères sont 1° le Pavot somnifère dans les terreins fertiles seul ou rarement melé avec les navets et les carottes. Le pavot blanc est peu répandu ; 2° la navette d’hiver Brassica napus silvestris partout jusque dans les gorges des montagnes. 3° le Colza B. campestris moins commun. 4° la moutarde noire et surtout la blanche dans les cantons de Brumat [Brumath] Oberhausbergen et Lauterbourg. 5° la Cameline rare. 6° la Julienne essayée. – les fourrages cultivés sont en grami-nées. Le Lolium perenne, l’Avena elatior, l’Anthoxanthum odoratum et le Bromus giganteus tous en petit, le trèfle partout ; la luzerne le long des montagnes mais plus rare que le trèfle, l’esparcette à Vasselone [Wasselonne], Landau, la vesce à Lauterbourg, la Pomme de terre partout surtout dans les montagnes, on préfère celle de la Nouvelle Angleterre, les navets Brass. rapa sativa, se sème après la moisson, on distingue le rond blanc, le rond rouge en dessus, le rond verd en dessus, le long rouge en dessus, le rond jaune, le rutabaga de Suède cultivé ici depuis longtemps. La Betterave cultivée dans les sols fertiles, le Topinambour dans les pays sablonneux, la carotte comme fourrage à Vasselone, la citrouille à Lauterbourg. – les Plantes économiques sont le chanvre en grand. Le lin dans les montagnes ; surtout le Tabac en grand surtout vers le midi du département. La Garance dans les parties sablonneuses. On l’a aussi introduite dans les terreins gras mais avec perte. Le houblon commence dans qq. cantons. La Cardère fort en petit. Le Fenugrec à Bischeim et Höhnheim, l’anis près de Strasbourg, la coriandre à Strasbourg et Obernai. – Les propriétés sont fort divisées les plus vastes ont 200 arpens de ½ hectare, il y en a jusqua 1/15 d’arpens. Les fermages en argent. Presque tous propriétaires. Le prix de l’arpent de très bonne terre est de 14 à 1600 fr. Le moyen de 500 à 1000. – Le gypse se met sur le trèfle et les prairies ; il a réussi sur le chanvre à demi fumé. Les fumiers sont ceux de vaches chevaux porcs. [...] On fume d’ordinaire tous les 3 ans. Le froment reçoit de 4 à 10 charriots de 4 chevaux, la garance jusqu'à 30, l’épautre 60 chariots d’un cheval. Les labours se font à la charrue avec des bœufs dans la montagne, des chevaux dans la plaine, la charrue d’Alsace à l’oreille fixe, le soc entier, les roues basses, le train alongé. On donne 4 labours pour l’épautre sur friche, 3 après la navette ou le trèfle, 2 après la pomme de terre, 1 après le chanvre. On employe le rouleau pour les céréales destinées à être fauchées l’orge l’avoine ; le cultivateur sème de préférence ses propres grains. On chaule le froment soit dans une lessive de chaux vive soit dans une de vitriol bleu. Le méteil [mélange de seigle et de froment] quoique non chaulé n’a presque jamais de charbon. On sème à la S. Michel le seigle plus tard l’épautre 8 à 15 jours après le froment. Au printemps d’abord l’avoine, puis l’orge, les fèves, les lentilles. Un arpent de 40000 pieds reçoit 77 litres de céréales, 14 de mays, d’haricots, 29 de pois, 48 de lentilles, 1,21 de pavots colza navette, 6 ½ de chanvre, 2000 pieds de choux, 2500 de tabac, de betteraves. On arrache les pommes de terre à la beche. Les topinambours se plantent dans des fosses à 3 pieds de distance, se sarclent 1 fois. Les navets se sèment après la moisson. Les betteraves exigent plus d’engrais on les sème à la volée en mai, ou en 7bre. Dans la navette, au printemps dans le lin ou l’orge. La partie la plus méridionale du pays est la plus hative. On employe la faucille pour moissonner les céréales, la faulx pour l’orge ; les céréales s’engrangent et on les bat pendant l’hiver. Les navets se conservent dans des fosses faites dans les champs. On les recouvre de paille et de terre ; les pommes de terre se conservent dans des caves ou des fosses. […] Les taupes qui sont carni et insectivores sont peut-être utiles. Les prairies naturelles des montagnes sont arrosées par irrig. mais avec peu de soin. […] La principale variété de Tabac est celle du Palatinat la semence est du pays. On le sème au printemps sous couche d’où on le transplante dans des champs bien fumés, on le sarcle, on l’étête à 1 ½ ou 2 pieds. A l’aproche des gelées on coupe les grandes feuilles qu’on enfile et suspend en plein air jusqu’à ce quelles soient fannées ou jaunies. On les suspend alors à l’ombre jusqu’à leur dessèchement. Les petites feuilles se recueillent les dernières ; les tiges servent de combustible ou d’engrais. Le chanvre se sème en avril ou mai. On le rouit sous l’eau ou sur terre. On le sèche au soleil ou dans les fours. […] Le lin ordinaire est le tardif à capsules indéhiscentes. On le sème dans les montagnes en juin ; on le rouit sur terre. A Petite-pierre on préfère le lin à capsules déhiscentes dont la graine est meilleure. […] Le pavot se cultive dans les bons sols. Il craint la nielle et les pucerons. On le sème en avril. On le sarcle on le récolte en arrachant les tiges ou en coupant les têtes. Le Colza et la navette se sèment en automne surtout après la garance. Les altises lui nuisent. La culture du houblon est arrêtée par la cherté des perches : il en faut 1600 à 20 ou 30 sols pour un arpent de 20000 pieds. Le fenugrec se sème au printemps et ne demande pas des terres bien amandées. – L’assolement général est de 3 ans dans les terres fortes. 1er froment. 2e orge. Avoine. fèves. 3e trèfle pommes de terre tabac. Et l’on fume. Dans les sables. 1er chanvre pommes de terre pavot garance arrachée. 2e seigle. méteil. Navette. 3e orge et on fume. A Lauterbourg on fume la 1ère année on sème chanvre ou navette, 2e froment et après lui navets, 3e orge ou avoine dans laquelle ou d’abord après du trèfle qui donne 2 récoltes. La 4e année on laboure et on sème du froment pour la 5e année. Dans les pays d’Epautre on le sème ou après jachère ou après navette ou après trèfle chanvre. Le seigle se sème après l’épautre : l’orge et le locular après le trèfle. – Dans les sols graveleux de Marckholsheim on a 3 soles 1e froment seigle et méteil. 2e orges nourries de vesces et lentilles. On n’a plus de jachères que dans quelques cantons de Vissembourg 1e froment seigle. 2e graines diverses. 3e jachères. – Les vignes cultivées sont le commun du val, le gentil verd, le chasselas le petit et le grand reuschling, le rouge du Val, le raisin de souabe et le gentil rouge. Les vignes sont dans la plaine dans le midi du pays […] La vendange a lieu au comm. d’octobre. […] Les vins de paille se font surtout dans le Haut Rhin. Sur 20 années il y en a 1 très bonne, 8-10 médiocres et 9-11 mauvaises. Les gelées, les pluyes nuisent. – Les environs de Strasbourg font des jardins un objet important. Les fruits y sont peu soignés. Le canton de Westhoffen se distingue par la qualité de ses cerises. On fait des prunes les quetches dont on fait de l’eau de vie sont les plus abondantes. On a quelques amandiers. Le suc de l’épine vinette est envoyé à Paris pour les corroyeurs et les confiseurs, sa racine pour les teinturiers et les corroyeurs. Les forêts occupent le ¼ du dépt. le hêtre, le chêne, les frènes, l’orme, le bouleau ; le charme, le peuplier, tilleul, pin, sapin rouge […].

47J’ai été avec Mr Hammer voir le jardin économique qui est à la société d’agriculture et dirigé par lui : il y a une collection nombreuse de variétés d’arbres fruitiers : un seul gros poirier porte 160 variétés greffées. Mr H. y a aussi une collection de céréales et de plantes économiques telles que les variétés de tabac etc. il m’en a promis des graines ; il a cultivé la julienne (massonetii) comme plante oléifère ; elle annonce une belle récolte.

48Je tiens de diverses personnes qu’on rouit en alsace le chanvre de deux manières : dans l’eau et exposé à la rosée sur les prés, on les apelle chanvre d’eau et de terre, le 1er est plus gris moins estimé, le 2e plus blanc et plus fort on le laisse 3 mois exposé sur le pré. Le commerce des foies d’oie se fait ici en petit dans l’intérieur des maisons.

49J’ai beaucoup vu le Préfet Mr Lezai de Marnésia [Adrien] qui m’a fait voir une partie de ses plantes de Salzbourg qu’il a avec lui et m’en a donné de fort rares. Il a encore une vraye passion pour la botanique de détail et en parle avec une ferveur qui m’étonne. Je me suis assuré d’après des échantillons authentiques que l’Androsace chamaejasme et l’obtusifolia sont la même plante ; les plantes de Salzbourg sont fort remarquables par la grandeur de leurs fleurs ce que j’ai surtout remarqué dans le Primula integrifolia comparé à celui des Pyrénées.

50J’ai vu chez le Préfet un Mr Coissin [François Guillaume] garçon d’esprit sorti de l’Ecole polytechnique qui est allé à Cayenne avec Clouet [Jean François] et qui est apôtre d’une nouvelle théologie qu’il a développée dans un livre intitulé les neuf libres ; il me la exposée avec beaucoup d’esprit et avec ce ton de conviction d’un fanatique ; il fait remarquer que dans toutes les opérations du monde civil l’esprit ou l’entendement doit précéder le corps ou la matière, et la dominer que par conséquent l’esprit doit l’emporter sur tout ; que dans chaque opération on doit distinguer la matière, la force par laquelle cette matière agit et la force par laquelle nous l’observons qu’il apelle la puissance cognitive. Ce qu’il dit être analogue aux 3 personnes de la trinité ; ainsi d’abstraction en métaphore et de métaphore en abstraction. Il explique tout jusqu’à la Bible et admet sans hésiter le catholicisme le plus pur.

51J’ai vu beaucoup et avec plaisir Mr Arnold [Johann Georg Daniel] professeur d’histoire de la faculté des lettres, homme instruit et zélé pour tout ce qui est bon ; j’ai été avec lui voir la cathédrale chef d’œuvre de l’architecture gothique ; la flèche en est très élevée, élancée avec grâce et comme decoupée à jour de la manière la plus élégante ; de son sommet on voit la plaine entière de l’Alsace et du pays de Bade séparés par le Rhin, enceint d’un côté par la chaine des Vosges, de l’autre par celle de la Forêt-noire ; ces deux chaines sont granitiques parallèles à peu près d’égale hauteur et d’égale longueur, celle de la forêt-noire forme un dos plus continu ; celle des Vosges forme un grand nombre de dômes qui portent le nom générique de Ballons. Chacun d’eux se désigne par un nom particulier. La Forêt-noire est plus boisée que la chaîne des Vosges. La plaine d’Alsace est horizontale comme toutes les vallées dues à l’atterissement d’un grand fleuve.

52J’ai été aussi avec Mr Arnold et ensuite avec Mr de Lezay voir le pont de Kelh bâti en bois sur le Rhin il y a quelques années ; pour y aller on traverse le quartier de l’Arsenal tout couvert maintenant des canons pris sur l’Autriche ; la une belle allée d’ormes plantés par Vauban conduisant à la citadelle qui située devant la ville du côté du Rhin est d’une très grande force. Elle est habitée comme un quartier de la ville ; de la citadelle on va par une belle route vers le Rhin ; on traverse le vieux Rhin sur un mauvais pont ; dans l’île [île des Epis] qui se trouve entre ces 2 bras est un monument élevé à Desaix par le gén. Moreau à la place ou Desaix avoit sa tente au siège de Kehl ; ce monument est laid dans son ensemble mais orné d’un bas relief charmant : il est construit de la pierre rouge des Vosges ; le pont est sur le Rhin qui est fort large et sa construction est belle et élégante ; les brise glaces sont détachés du pont. Toutes les pièces sont fixées par des écrous à vis de sorte qu’en tems de guerre on pourroit le démonter ; on reconstruit le fort de Kehl situé à la tête du pont et on y comprend une partie du village de Kehl aujourd’hui réunis à la France. Le village même est Badois, d’un aspect riche, entouré de communs ; on y cultive beaucoup de chanvre et tout celui de la rive droite passe pour supérieur à celui de la gauche. Les bords de la route entre Strasbourg sont garnis de la var. rouge du Symphytum officinale. J’ai été avec Mrs Villars [Dominique] et Nestler [Chrétien] herboriser dans la forêt d’Illkirch située à une lieue au nord de la ville ; les bords des chemins nous ont présenté les Myagrum rugosum et paniculatum ; ce dernier est rare ; les clairières sont remplies de Thalictrum galioides qui paroit réellement une espèce bien distincte ; c’est celui qui est figuré dans G. Bauhin et que tous les auteurs ont cité pour angustifolium. Crantz les a bien distingués et a apellé celui-ci T. bauhinii, ce nom devroit être conservé mais celui de galioides mérite une exception parcequ’il le plante parfaitement. Ce Th. est en fleur en même temps que le Galium verum et d’un peu loin on peut à peine les distinguer.

53Mr Nestler est arrivé de Vienne pendant mon séjour ici ; il m’a donné des plantes de son voyage en Autriche et quelque unes de l’Alsace ; il va publier une flore d’Alsace et promet de m’envoyer ensuite toutes ses nouvelles cryptogames. Il en a reçu beaucoup de Mr Mougeot [Jean Baptiste] botaniste à Bruyères en Lorraine et de Mr de Schaubourg fils [Sébastien de Schauenburg] à Erlisheim [Herrlisheim] près Colmar.

549 juillet. Je suis parti de Strasbourg avec Mr Arnold : nous sommes venus déjeuner à Barr ; la route traverse des plaines fertiles et bien cultivées ; on y cultive outre les céréales et autres cultures générales de la coriandre, une assez grande quantité de choux, de tabac, peu ou point de garance. Barr est une petite ville protestante qui a beaucoup de tanneries, un air de richesse et d’activités ; elle est située au pied des Vosges. Le peuple s’y distingue par ses cheveux noirs et son air animé. Mr Arnold m’a fait remarquer qu’on distingue en Alsace 3 races bien distinctes savoir la race allemande blonde, la race du Hochersberg qui est composée d’hommes grands et forts colorés d’un blond plus tirant sur le châtain et la race suabe qui est noire plus petite plus active qui occupe le nord de l’Alsace et la partie voisine des Vosges.

55Après déjeuner nous avons monté au travers des vignes puis dans les bois au monastère de Ste. Odile situé sur une éminence d’où on domine presque toute l’Alsace ; la chapelle en est pleine d’ex-voto tous récens. Le bâtiment est assez beau, entouré de beaux tilleuls. Un peu au dessous est un ruisseau d’eau fraiche légèrement ferrugineuse qu’on dit bonne pour les yeux et qui est en odeur de sainteté parcequ’elle passe pour avoir dû son origine aux larmes de Ste. Odile. Les forêts environnantes que nous avons parcourues sont de 2 variétés de Robur, de Abies taxifolia [= Picea abies (L.) Karst.] Pinus silvestris, Crataegus aria [= Sorbus aria (L.) Crantz], Ilex aquifolium ; le sol est granitique couronné de grès ; ceux-ci ont souvent l’aspect de ceux de Fontainebleau et on y trouve aussi ça et là des bouleaux ; les grès sont disposés vers le sommet et de manière à former un escarpement vertical ; les Romains avoient profité de cette disposition pour faire du sommet de cette montagne un vaste retranchement dont on voit encore les restes dans beaucoup d’endroits et dont Mr Schopflin [Schöpflin Jean Daniel] a donné l’histoire et le plan. Nous avons vu plusieurs châteaux forts qui datent de la féodalité et qui sont tous situés sur les premières collines des Vosges de manière à dominer la plaine ; leur aspect est très pittoresque. Nous avons couché à Barr.

5610 juillet. Nous sommes venus de Barr déjeuner à Schlestatd petite ville forte qui professe la religion catholique et qui passe pour un pays fort bigot. L’aspect du pays continue à offrir une plaine très bien cultivée. De Schlestadt [Sélestat] ou j’ai quitté Mr Arnold je suis venu à Colmar, chef lieu du Haut-Rhin : cette ville qui n’a que 15000 âmes annonce de l’aisance et de l’activi-té. Elle est toute entourée d’autant de petits jardins qu’il y a de familles aisées ou l’on va presque tous les soirs. J’ai trouvé ici Mr Félix Desportes qui est préfet et qui vit ici avec sa belle sœur Mme Desportes Coussclerc. J’ai été voir avec eux une pépinière qu’il a fondé à la porte de la ville dans un terrain auparavant marécageux et infect ; il y a bâti une orangerie ou il a placé les orangers de l’ancien château que le prince Max [Maximillien des Deux Ponts (1756-1825)] aujourd’hui roi de Bavière avait à Ribauviller [Ribauvillé] ; il y fait cultiver beaucoup d’arbres forestiers et autres : le Catalpa y a gelé plusieurs fois dans sa jeunesse aussi bien que le Tulipier. Le Broussonetia s’y porte bien ; le Mélèze vient bien et j’ai engagé le préfet à le multiplier ; il a tenté l’introduction du mûrier et y met beaucoup de zèle ; cependant ses jeunes mûriers ont souffert des froids qui sont très vifs ici […].

5711 juillet. J’ai passé ma matinée à écrire au ministre, à mettre mon journal à jour et à lire les annuaires du dépt. qui paroissent faitS avec soin. J’ai eu la visite de Mr Schauenburg le père duquel j’ai appris que la culture des vignes s’exerça dans la plaine de ce pays. […] La limite des langues françoises et allemandes suit presque le restant des Vosges. Befort [Belfort] Porentruy [Porrentruy] Bienne parlent françois et font à peu près la limite. Le patois du Parentruy tient beaucoup du Celte et est fort différent de celui de l’ancienne Alsace. J’ai été voir Mr Engel [Matthias] ministre protestant qui a beaucoup étudié les abeilles et a fait des ruches à magasin qui me paroissent très bonnes et dont j’emporte un modèle pour Montpellier. Il a écrit sur ses procédés un ouvrage que le Préfet m’a donné. J’ai diné chez le préfet ou j’ai trouvé Mr de Gillaboz actuellement payeur du département ci devant iconographe et botaniste à Berne ; j’ai été avec lui et Mr. de la Briche voir quelques fabriques ; le canal qui vient de Turckheim à Colmar fait mouvoir 32 usines dont plusieurs très importantes telles que une poudrière etc. […] Mr Briche [Jean de] m’a aussi remis une flore du Haut-Rhin faite par Mr Schaunberg [de Schauenburg Sébastien] de laquelle il a tiré ce qui est dans un de ses annuaires ; j’y trouve de plus les notes suivantes à consigner ici. [suivent ici 4 pages de ces renseignements, nous retiendrons les plus intéressants] Les bayes du Troène servent ici pour donner au vin rouge une couleur foncée. / La Veronica officinalis sert de thé. / L’Iris germanica est sauvage dans les vignobles. / Le sibirica le long du Rhin. / Agrostis spica venti à Sultz [Soultz] et Gebweiller. / Melica ciliata vignobles. / Les Briza minor et media se nomment ici hasenbrod ou pain de lièvre ; on en dit les lièvres friands. / Cinosurus [Cynosurus] cristatus très recherché des moutons. / Le pain de seigle fait la base de la nourriture des campagnes. / Plantago lanceolata, les paysans apliquent ses feuilles fraiches sur les playes. / Verbascum thapsus, ses fleurs séchées au soleil donnent une huile qu’on employe contre les hémorhoides, les inflamations, etc. / Datura stramonium naturalisée autour des villages. / Gentiana lutea. Les montagnards font de l’eau de vie avec sa racine ; et en exportent la racine pour les pharmaciens. / Peucedanum alsaticum ravins des vignobles. / Carum carvi prairies arrosées ses graines se mêlent au pain au fromage. / Tamarix germanica [= Myricaria germanica (L.) Desv.] îles du Rhin son bois fait de bons tuyaux de pipes. / Tulipa silvestris, vignes de la vallée d’Orbei [Orbey]. / ! Dictamnus albus, montagnes calcaires à l’entrée du Val d’Orbai. ; ! Dianthus arenarius? lieux sabloneux et arides. / Sempervivum tectorum, sur les rochers des Vosges cultivé sur les toits. / Sorbus aucuparia, ses fruits servent à prendre des grives. / Rosa arvensis confiture de ses fruits faite par les paysans. / Papaver rhoeas ses fleurs donnent beaucoup de cire aux abeilles. / Clematis vitalba les montagnards font avec ses tiges une filasse pour filtrer le lait. / Orobanche ramosa attaq. les chanvres on doit la ramasser en faisceaux avant sa maturité et la bruler. / Myagrum sativum [= Camelina sativa (L.) Crantz] se cultive sous le nom de navette d’été se sème au printemps se recueille en août. / Vicia faba se cultive en grand, ses graines se donnent aux porcs qui en sont friands. ; Anthemis tinctoria les habitans du canton d’Amerschweiger [Ammerschwyrh] s’en servent des fleurs pour la teinture en jaune. – croit dans les coteaux des vignes. / Orchis sambucina montagnes de Ribauviller. / Juglans regia avoit tout gelé en 1789. / Cicurbita citrullus [Citrouille] on le cultive en grand pour la nourriture des paysans et des cochons. / Salix pentandra on coupe ses branches en automne pour faire des liens. / Salix vitellina [= S. alba L. var. vitellina (L.) Stokes] on en fait des paniers et les bennes (voitures du pays). / Salix purpurea liens et corbeilles. / Acer pseudoplatanus on en fait des sabots! / Osmunda ramosa Roth. [= Botrychium matricariifolium (A. Braun ex Döll) Koch] au ballon, dans les alpes. / Asplenium ceterach [= Ceterach officinarum Willd.] à Ribauviller.

58Je suis allé avec Mr Gillaboz faire une course à Bollwiller chez les frères Bauman [Baumann] pépiniéristes distingués ; nous sommes partis par la pluye et arrivés avec la pluye qui a cessé pour nous laisser le temps de parcourir l’établissement ; le pays entre Colmar et Bollwiller est une plaine fertile cultivée en froment seigle et menues cultures telles que moutarde, pavots etc. Bollwiller est un village au bord d’un petit ruisseau. Les frères Bauman [Joseph Bernard et Augustin Baumann] y ont depuis longtemps une pépinière ; leur père [François Joseph] y avoit au plus 6 ouvriers ; ils en ont 100 aujourd’hui qu’on paye à environ 30 sols par jour. Bauman [Joseph Bernard] l’ainé est un homme actif instruit intelligent communicatif ; c’est avec lui que j’ai vu ses pépinières ; le cadet [Augustin] est essentiellement voué aux arbres fruitiers et les connoit très bien. Ils ont beaucoup de plantes étrangères et surtout de celles du Cap et de l’Amérique septentrionale dont ils tirent fréquemment des graines ; pour cultiver des bruyères ils ont de très petits vases percés par le bas et munis d’un rebord à 4 crans ; ils ont soins de poser chaque vase sur une soucoupe pleine d’eau et de laisser une couche d’air entre l’eau et le vase ; le fond du vase est plein de cailloux ; la terre est un mélange de terre de saules et de sable calcaire ; B. croit celui-ci préférable au siliceux. Il se sert aussi de terre franche mélangée avec du sable et employe peu de vraye terre de bruyère ; il m’a confirmé que pour obtenir des Hortensia à fleur bleue il faut les placer dans un sol composé au moins pour la moitié de cette terre charbonnée qu’on trouve dans les charbonnières des montagnes ; sur plusieurs centaines qu’il a essayé il n’a encore réussi qu’à une mais il assure que le procédé est usuel en Allemagne et que la cause de son peu de succès tient à quelque circonstance à lui encore inconnue ; il a fait la même expérience sur des œillets et en a changé quelques uns en un violet légèrement bleuâtre et d’un aspect métallique ; dans un vase ou il n’y avoit qu’un quart de charbon la fleur étoit jaune melée de taches violettes. Ces faits paroissent fort importans pour la théorie des couleurs des fleurs et méritent d’être répétés et variés avec soin. J’ai vu plusieurs légumineuses dont B. obtient des marcottes par le procédé du marcottage en l’air. Parmi ses plantes j’ai remarqué un nouveau Menziesia d’Amérique, un Robinia pseudacacia sans épines lequel est fort distinct de l’inermis, une autre variété du même qui a les fleurs bleuâtres, une variété de Tulipier à feuille entière, un Poirier à feuilles velues en dessous qui est le P. pollweria des auteurs nom, qui par corruption provient de celui de Bollwiller et qui est déjà dans Bauhin sous le nom de Pollwilleriana [= x Sorbopyrus auricularis J.H. Knoops) C.K. Schneider (= Pyrus pollwilleriana J. Bauhin), hybride entre Sorbus aria (L.) Crantz et Pyrus communis L. La création du poirier de Bollwiller remonte à la fin du 16ème siècle. L’hybridation a été réalisée dans les jardins du château du baron Rodolphe de Bollwiller (Pollwiller) et diffusé au 19ème siècle par les frères Baumann, pépiniéristes célèbres à Bollwiler.]. B. m’a promis pour le mois de 7bre une caisse d’Erica, Diosma, Phylica, et Protea. Il dit que le meilleur moyen pour les cultiver est de la garantir du soleil par une haie artificielle de branchages ; cela vaut mieux qu’un mur qui donne une ombre trop forte, et que des arbres qui interceptent la rosée. Dès qu’il voit une extrémité de leurs branches qui souffre le moins du monde il la coupe sans rémission et rentre en serre momentanément les pieds plus malades. Il m’a promis aussi pour l’hiver un paquet de 40 Tulipiers et de quelques autres arbres. Il assure que les Tulipiers préfèrent un sol de décombre à tout autre et m’a montré que toutes celles qu’il a dans un pareil terrain réussissent bien tandis que ceux qu’il avoit placés à dessein dans un sol humide ont péri. Il a réussi à greffer le Magnolia macrophylla sur tulipier mais la greffe a gelé pendant l’hiver. Le Chionanthus prend très bien sur le frêne. Une dame m’a assuré avoir vu des rosiers greffés sur prunier. B. a remarqué que le fruit du Ptelea lorsqu’il est près de sa maturité a la saveur du houblon et pourroit peut être le remplacer avec avantage. Il a établi des assolemens dans ses pépinières entre les forestiers et les fruitiers, il laboure à fond tous les dix ans et sarcle chaque année 2 ou 3 fois ; il sarcle plus souvent lorsqu’il fait plus chaud. Le Periploca graeca passe ici l’hiver sans difficulté. B. a observé que plusieurs plantes qui ne portent pas graine dans les jardins finissent par en donner lorsqu’on féconde le pistil avec le pollen au moyen d’un pinceau. Après une longue séance avec Bauman nous sommes allés à Pulversheim chez le Préfet qui y a une petite maison très bien rangée située auprès des grands bois ou Bauman a fait tracer des chemins agréables. Après y avoir diné nous sommes revenus par Ensisheim ou j’ai vu la fameuse pierre [150 kg] tombée du ciel le 7 novembre 1492. Elle est grosse comme deux fois la tête d’un homme mais elle est placée [suspendue] si haut dans l’église qu’on la voit fort mal ; on a écrit au dessus cette légende de hoc lapide multi multa, omnes aliquid nemosatis. Autours sont peints 3 soleils et en dessous 3 inscriptions en mauvais vers latins, allemands et françois qui disent que dans le mois on vit deux prodiges, la chute de cette pierre et l’apparition de trois soleils à la fois sur l’horizon. Cette pierre pèse encore 80 livres environ mais on en a beaucoup enlevé de fragmens ; les habitants l’adorent comme leur palladium. Ensisheim étoit autrefois une petite ville ou se tenoit la cour souveraine d’Alsace ; le Préfet actuel [Félix Desportes] en a fait abattre les remparts et les portes aussi bien que de toutes les communes de son département, disant que ces murs nuisent à la libre circulation de l’air ; aussi les plaisans l’avoient’il surnommé le destructeur des portes. Il a rendu par cette opération l’aspect de ces villes plus ouvert mais plus villageois ; la ville de Colmar a été entourée d’un boulevard agréable et qui sert de promenade.

5912 juillet. J’ai passé cette journée à faire l’extrait de la flore de Mr Schaunberg, à travailler à quelques notes et surtout au plan de mon rapport général ; j’ai été voir Mr Engel [Matthias] duquel j’ai appris combien les calvinistes et les luthériens se rapprochent aujourd’hui ; les 1ers ont abandonné leurs idées de prédestination les 2es celles sur la consulstantiation ; ils com-munient ensemble et les ministres prêchent les uns chez les autres. J’ai diné chez Mr de Gillaboz qui m’a montré les esquisses de tous les dessins qu’il a faits lorsqu’il étoit à Bern et qui sont déposés dans la bibliothèque de cette ville : ce sont des plantes alpines dont quelques unes n’ont pas été bien figurées ailleurs. Le soir je suis allé selon l’usage du pays avec lui et sa femme dans leur petit jardin pour juger du prix qu’on y attache. Celui-ci qui n’a point de maison et qui est très petit, coute 1500 francs d’achat ; ces jardins sont singulièrement pleins de fruits et de légumes ; il paroit que dans ce pays il y a des mœurs dans le genre de celles de la Suisse savoir beaucoup de désordre dans les célibataires et surtout dans les servantes.

6013 juillet. J’ai quitté Colmar pour revenir à Strasbourg ; chemin faisant je me suis trouvé dans la diligence avec Mr Grenus - Chalumeau fils [Jean Samuel] avec lequel j’ai causé avec plaisir surtout sur quelques objets de commerce. Les alisaris [alizaris] sont les Garances en racine, on les tiroit originairement du Levant, celles d’Avignon ont reçu le même nom parcequ’on les achete sous la même forme, on a renoncé à acheter d’Avignon des Garances en poudre parcequ’on fraudoit en mettant dans la poudre d’autres matières telles que la brique pilée etc. […]

6114 juillet. Forcé par la disposition des diligences à passer cette journée à Strasbourg, sans y avoir rien à faire j’ai passé la plus grande partie de la matinée à écrire quelques lettres et à travailler à mon ouvrage général ; j’ai acquis l’ouvrage de Mr Oberlin fils [Henri Gottfried] sur le banc de la roche [OBERLIN 1806], la collection des annuaires du dépt. et une brochure de Hammer sur les arbres que j’ai laissés chez Mr. Nestler qui me les fera parvenir avec des plantes ; j’ai encore laissé à Mr Harman des livres qu’il doit m’expédier par roulage.

62J’ai diné chez le préfet qui m’a donné beaucoup de lettres de recommandation pour son ancien département. J’y ai vu Mrs Hersaloup et Cadet [Jean Marcel]. Dans une conversation avec Coissin [François Guillaume] il m’a demandé si des boutures ou des greffes produisoient un résultat différent lorsqu’elles sont prises d’un sujet jeune ou vieux ; il dit que Mr de Jussieu est pour l’affirmative j’ai été dans le doute.

6315 juillet. J’ai déjeuné chez Mr Villars qui m’a remis une description et un croquis de son Arenaria stolonifera [Arenaria stolonifera Vill. ex Verlot, = A. grandiflora L. subsp. grandiflora] plusieurs épreuves inédites de son supplément à la flore du Dauphiné ; il n’a pu m’en donner d’un petit genet qu’il nomma tetragona qui ressemble à l’humifusa mais qui a les tiges tetragones, les feuilles ovales-lancéolées simples un peu velues. J’ai depuis plusieurs jours engagé Mrs Hammer et Nestler [Chrétien Geoffroy] à faire ici un journal de Botanique et d’après les dispositions ou je les vois eux et le libraire Levrault [François Laurent Xavier] j’ai l’espoir de réussir à cette entreprise qui seroit infiniment utile pour la botanique. J’ai été chez M Cadet [Jean Marcel] qui m’a montré un tableau de géographie minéralogique du dépt. qu’il compte étendre à toute la vallée du Rhin et qui est fort curieux ; la masse des Vosges est d’un grès quartzeux, sur le flanc vers le milieu du dép. on trouve un lit de gypse ; les coteaux de la plaine sont marneux ; le sable de la vallée est plus menu et plus productif à mesure qu’on descend à moins de causes locales qui s’y opposent. Il a de même fait une carte minéralogique de la Corse ; quant au cadastre il le lie le plus possible à l’agriculture au moyen de tables ou pour chaque commune il relate la qualité à la quantité des divers terrains et cultures. Il m’a promis une copie de sa carte du dépt. J’ai quitté Strasbourg à midi par la diligence de Nancy. Strasbourg est une ville de 50000 âmes qui a dans ce moment de guerre maritime une activité prodigieuse, qui est le dépôt de toutes les marchandises de la France et ou il s’y est fait depuis quelques années des fortunes colossales. Il paroit y avoir une grande scission entre les habitans et les employés du gouvernement qu’on traite encore d’étrangers, peu de moralité, assez de bassesses, de délations, de chicanes à coté d’un esprit public estimable mais local. Le canal Napoléon va encore la vivifier. La ville est en grande partie bâtie en charpente de bois couverte de plâtre ; les maisons surplombent souvent la rue par des avances. Il y a en général peu de gout dans les distributions. Je suis venu de Strasbourg au grand village de Vasselonne [Wasselonne] célèbre avec quelque raison pour la beauté des femmes. De la nous sommes venus à Saverne, petite ville au pied des Vosges qui paroit peuplée et active ; l’ancien évêque de Strasbourg y avoit un magnifique château aujoud’hui démantelé. La route de Saverne à Phalsbourg est tortueuse et monte d’une manière lente et insensible ; à l’époque de sa formation on imita ses sinuosités dans les dispositions des perles des cheveux ce qu’on apella une coiffure à la Saverne. On montre une place ou je ne scais quel Charles de Lorraine poursuivi par l’ennemi sauta à cheval et imprima sur le roc les deux pieds de devant de son cheval. La forêt est en chêne avec quelques chataigniers. Après avoir soupé à Phalsbourg nous nous sommes remis en voiture.

6416 juillet. Nous avons traversé Sarrebourg et Blamont de nuit et sommes venus déjeuner à Lunéville. Dans un village près de cette ville j’ai trouvé une paysanne occupée à bruler du Pteris aquilina mêlé d’Erica vulgaris pour l’allumer ; on employe la cendre pour les lessives. On la nomme fougère. Nous avons eu tout le jour une pluye a verse mais la diligence s’est trouvée meublée de bonne société de sorte que le temps n’a pas paru aussi long. A Nancy je me suis procuré la Phytographie de Villemet [Pierre Rémy] qui paroit un bien mauvais ouvrage [KIRSCHLEGER (1857) est du même avis !] ; il y a une statistique jolie de la Meurte [Meurthe] par Mr Marquis [Jean Joseph] que je ne me suis pas procurée pour éviter l’embarras ; rien d’ailleurs sur l’agriculture ; en le demandant j’ai trouvé chez le libraire un Mr. qui m’a dit avoir essayé avec succès de ne mettre qu’un échalat pour 2 ceps de vigne ; j’ai passé ma soirée au spectacle à voir l’amant jaloux et l’oncle valet assez bien joués.

6517 juillet. Je suis parti de Nancy dans la diligence avec 2 de mes compagnons de voyage de Strasbourg Mr Bourgeois receveur des contributions, de S. Mihiels et sa femme ; comme ils sont de bonne société j’ai fait ainsi connoissance avec eux ; je m’y suis fait passer pour grand physionomiste en reconnoissant la partie des individus que nous rencontrions et en effet je les ai presque tous devinés juste. […] Nous avons déjeuné à Pont à Mousson, petite ville avec une belle place d’armes triangulaire entourée d’un rang de jolies arcades. De la nous avons passé à Jouy [Jouy-aux-Arches] ou se voient encore les restes d’un aqueduc que les Romains avoient construit pour traverser la vallée de la Moselle ; les débris se voyent sur les deux rives mais ils ont dis-paru sur la Moselle. Les pierres sont toutes des parallélépipèdes aplatis et si réguliers qu’on croiroit voir des briques. La forme ressemble en petit à celle de tous les aqueducs de Rome. Je suis arrivé à Metz ou j’ai trouvé des lettres de mon père, ma femme et Mr Piron. J’ai passé ma soirée à lire la statistique du pays et au spectacle ou j’ai vu jouer le Tartuffe de mœurs dont l’intrigue est exactement celle de l’oncle valet et les caractères calqués sur le Tartuffe.

Pour citer cet article

J. BEAUJEAN, «Le « Voyage de Liége » de A. P. De Candolle, 2 Juin – 2 Octobre 1810», Lejeunia, Revue de Botanique [En ligne], N° 184 (décembre 2008), URL : https://popups.uliege.be/0457-4184/index.php?id=168.

A propos de : J. BEAUJEAN

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