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Philippe JAUZEIN & Jean-Marc TISON

LE COMPLEXE D'ALLIUM AMPELOPRASUM L. EN France (suite 1)

(N° 178 (juin 2005))
Article
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1Allium  porrum et A. polyanthum n’ont pas de différence fondamentale au niveau des caïeux, de la structure des tépales et des tubercules foliaires marginaux, caractères considérés comme les plus importants taxonomiquement dans l’ensemble du groupe. Si on tient compte, en plus, de leur compatibilité génétique élevée, il apparaît impossible, à notre avis, de séparer ces deux taxons au rang spécifique.

2Comme on le verra plus loin, le comportement d’hybridation entre A. porrum s.l. et A. commutatum n’est guère différent, et c’est surtout la morphologie particulière d’A. commutatum qui incite à le maintenir séparé; ce qui amène à s’interroger sur la valeur des caractères morphologiques supposés prioritaires dans le groupe. La réponse à une cette question relève de la biologie moléculaire.

3En résumé, les plantes les plus anciennes du complexe Allium porrum semblent être des formes longistaminées, à caïeux peu nombreux et à fertilité élevée, aujourd’hui étroitement localisées sur quelques falaises. A partir de ces formes, deux évolutions distinctes ont pu se produire :

4- une évolution avec conservation de fertilité, donnant parallèlement ou successivement le « poireau pourpre », à la fois eumictique et apomictique et donc très adaptable, et les poireaux cultivés qui n’ont conservé que l’option eumictique ou presque;

5- une évolution avec perte de fertilité, débutant par le raccourcissement des étamines pour se poursuivre par la perte progressive du pollen, avec conservation d’une forte multiplication végétative.

6 Les plantes à étamines courtes représenteraient alors une simple option à tendance apomictique d’Allium porrum, issue anciennement d’ancêtres à étamines longues et fortement compétitive dans la conquête des biotopes instables.

7 Ce n’est là qu’une hypothèse, qui, dans le contexte présent, a surtout pour but de définir un bon critère de séparation entre les taxons A. porrum sensu stricto et A. polyanthum. On ne peut pas se référer aux types de ces deux taxons, l’un étant un dessin et l’autre n’étant pas désigné. Les points de repère sont donc les plantes trouvées en fonction des indications locotypiques (A. porrum cultivé, A. polyanthum des sables et lieux cultivés de la région méditerranéenne française) et correspondant le mieux possible aux protologues; en l’occurrence, le type 4 de notre classification pour A. porrum et le type 6 pour A. polyanthum;  si un épitype est désigné pour A. porrum et un lecto- ou néotype pour A. polyanthum, ils devraient normalement correspondre à ces deux entités. Si on part donc de nos types 4 et 6, il est a priori difficile de hiérarchiser la valeur de leurs caractères discriminants (longueur des tépales, structure de l’appareil souterrain, longueur des étamines); la présente hypothèse suggère qu’une distinction basée sur la longueur des étamines serait la plus plausible avec les éléments dont nous disposons actuellement.

8 Nous conclurons à l’existence de deux sous-espèces basées sur des options biologiques, dont les caractères marqueurs sont la longueur des étamines et la morphologie pollinique, reflets de ces options :

9- Allium porrum L. subsp. porrum

10Etamines dépassant 1,5 fois la longueur du périanthe à l’extension maximale; pollen toujours subparfait (Fig. 8-17).

11- Allium porrum L. subsp. polyanthum (Schultes & Schultes f.) Jauzein & J.M. Tison, comb. et stat. nov. 

12Basionyme : Allium polyanthum Schultes & Schultes f., eds., Syst. Veg. 7: 1016 (1830)

13Etamines ne dépassant pas 1,5 fois la longueur du périanthe à l’extension maximale; pollen subparfait à absent avec tous les degrés d’avortement possibles (Fig. 18-22).

14Les hybrides infraspécifiques (Fig. 23-27) comprennent entre autres les plantes à étamines longues et à pollen plus ou moins abortif; ceux à étamines plus courtes sont virtuellement impossibles à séparer de la subsp. polyanthum, sauf s’ils cohabitent de façon évidente avec deux parents en affichant un phénotype intermédiaire (taille et couleur des tépales, taille des caïeux).

3.  ALLIUM COMMUTATUM GUSSONE

15Morphologie (Fig. 28-34)

16Caractères discriminants :

17- papilles florales petites, à diamètre basal ne dépassant pas 30 m, coniques, couvrant presque uniformément les tépales (parfois 1-2 papilles de type polyanthum sur certains tépales);

18- caïeux stipités plus longs que larges « en nacelle », aigus, à tunique externe luisante persistant plusieurs années;

19- filets staminaux externes souvent en partie bi- ou tricuspidés, rarement tous simples.

20 Autres caractères : plante de taille très variable (0,3-2 m) mais toujours à pédoncule proportionnellement très épais; caïeux stipités peu nombreux (moins de 10); spathe de 7-20 cm, infléchie en baïonnette, nettement chlorophyllienne au début; ombelle très dense; fleurs de 3,5-5 mm, blanc verdâtre, bicolores, rosées ou pourpre intense (les deux colorations extrêmes étant les plus fréquentes en France), à étamines saillantes; bulbilles rares (Marseille).

21 Le pollen peut être parfait ou partiellement avorté; nous n’avons pas trouvé de corrélation nette avec le niveau de ploïdie. La plante donne généralement beaucoup de graines.

22Nombre chromosomique : 2n = 16, 24, 32 (région égéenne : BOTHMER, 1974) ; 2n = 32 (Crète : BOTHMER, 1975) ; 2n = 16, 24 (Corse : GUERN & al., 1991) ; 2n = 16 (Marseille, J.M. Tison obs.).

23Ecologie : biotopes primaires littoraux, rocheux ou sablonneux. Même à une certaine altitude, comme à Bonifacio ou en Grèce, la plante est toujours exposée directement aux influences maritimes.

24Phénologie : tardive : juillet-août.

25Répartition : une grande partie du bassin méditerranéen; l’espèce a été donnée comme commune dans les mers balkaniques et rare plus à l’ouest, mais probablement par méconnaissance : elle abonde dans la région tyrrhénienne, est signalée aux Baléares, et serait à rechercher en Afrique du Nord. En France : plante assez commune sur le littoral corse, surtout dans le Cap et d’Ajaccio à Bonifacio; identifiée sur le continent à Marseille (CHABERT & ROUX, 1998) et à Fitou (TISON, 1994), à rechercher ailleurs.

26Observations

27A. commutatum est une espèce apparemment primitive du complexe (morphologie extrême, habitat rupestre, répartition fragmentée), sans grands problèmes de diagnose, si ce n’est par l’existence des hybrides cités ci-après. Certaines des plantes diploïdes de la rade de Marseille présentent les seules inflorescences vivipares actuellement connues chez l’espèce.

4.  ALLIUM COMMUTATUM X A. PORRUM

28Nous avons défini comme hybrides (JAUZEIN & TISON, 2001) des plantes ayant à la fois (Fig. 35-40) :

29- des papilles de deux types sur les tépales (type polyanthum et type commutatum), celles du type polyanthum assez nombreuses;

30- des caïeux stipités souvent nombreux, à la fois arrondis et fortement apiculés, à tunique externe luisante persistant plusieurs années;

31- des filets staminaux externes en majorité simples, mais souvent quelques-uns bi- ou tricuspidés.

32 Les plantes sont généralement robustes, avec un pourcentage variable de dystrophies polliniques, mais néanmoins capables de produire irrégulièrement des graines. Leur phénologie (optimum juin) est intermédiaire entre les vagues principales des deux parents. Deux types morphologiques assez différents ont été notés : l’un sans bulbilles, à fleurs pourpre sale peu ouvertes  et à spathe longue (Bonifacio, Marseille et probablement Saint-Tropez); l’autre avec bulbilles, à fleurs pourpre vif très ouvertes et à spathe assez courte (Biguglia et Ersa). A l’intérieur de chacun de ces types, de petites différences ont été notées d’une souche à l’autre. La plante d’Ersa, très bulbillifère, a été signalée sous le nom A. ampeloprasum L. var. bulbilliferum Lloyd (DESCHÂTRES, 1995).

33 Si on ne considérait que leur morphologie, les quatre souches que nous avons étudiées en détail (Marseille, Bonifacio, Biguglia et Ersa) pourraient être soit hybrides, soit allopolyploïdes. Sur le plan caryologique, elles s’avèrent toutes à 2n = 24 (JAUZEIN & TISON, loc. cit.); nous les interprétons donc comme des hybrides probables entre A. commutatum à 2n = 16 et A. porrum à 2n = 32 (en l’occurrence, probablement la subsp. polyanthum, seule présente à Marseille et en Corse). Il est possible que l’ « A. commutatum » bonifacien à 2n = 24 étudié par GUERN & al. (1991) corresponde à l’hybride de cette station, dans la mesure où il ne semble pas autotriploïde. Les souches de Bonifacio et de Marseille vivent à proximité de leurs deux parents supposés. A Biguglia et à Ersa, les parents n’ont pas été trouvés aux environs, mais ces deux lignées bulbillifères et très rudérales ont de fortes chances d’être des reliques culturales. Les deux morphotypes observés pourraient éventuellement être liés au sens du croisement (porrum mâle x commutatum femelle et vice versa) ?

34De telles plantes sont probablement répandues en Méditerranée; nous maintenons par exemple en culture une plante d’aspect proche provenant d’Argolide (Portoheli, récolte J.P. Chabert, 1998). En Crète, le taxon connu sous le nom A. bourgeaui Rechinger f. subsp. creticum Bothmer, à 32 chromosomes, est remarquablement semblable au morphotype hybride bonifacien ; il pourrait résulter d’une absorption par A. porrum de A. bourgeaui subsp. bourgeaui, taxon actuellement inconnu dans l’île (mais présent à Karpathos), ou même de A. commutatum qui y est signalé comme très rare. A son tour, A. bourgeaui subsp. creticum est relié à A. porrum par une gamme d’intermédiaires apparents, souvent trouvés en situation rudérale (BOTHMER, 1975; J.P. Chabert, comm. pers.; récoltes J.M. Tison 2000), qui suggèrent une forte compatibilité génétique à nombre chromosomique égal. Il semble donc que les poireaux hybridogènes, généralement prolifiques et résistants aux maladies, aient été repérés et cultivés depuis longtemps par les peuples méditerranéens.

CONCLUSIONS

35L'étude du L’étude du complexe d’Allium ampeloprasum permet de distinguer trois espèces françaises : A. ampeloprasum L., A. porrum L. et A. commutatum Guss., plus quelques souches hybrides entre ces deux dernières.

36La distinction d’A. commutatum est bien établie depuis BOTHMER (1975); les caractères discriminants donnés par cet auteur sont bien cohérents sur le terrain, et seule leur valeur taxonomique peut être mise en doute au vu de l’abondance des hybrides plus ou moins fertiles.

37La distinction d’A. ampeloprasum sensu stricto, sujette à contro-verse, ne semble plausible que si elle est basée sur la longueur des tubercules foliaires, sur la forme des papilles florales et sur le taux élevé d’allyles. Ces caractères délimitent un ensemble cohérent et isolé, alors que la prise en compte de tout autre élément donne lieu à des confusions. La valeur spécifi-que de ce taxon est donc défendable bien que son existence à l’état spontané ne soit pas confirmée.

38A. porrum et A. polyanthum Schultes & Schultes f. ne sont probablement que deux variantes d’une même espèce, A. porrum, longistaminée et fertile à l’origine, ayant différencié des lignées brévistaminées à tendance apomictique [subsp. polyanthum (Schultes & Schultes f.) Jauzein & J.M. Tison], les deux sous-espèces restant partiellement compatibles génétiquement.

39Cette note n’a pas été conçue pour répondre à toutes les questions, mais plutôt pour les poser correctement. Elle doit être considérée comme un préliminaire à une étude pluridisciplinaire à grande échelle. Nous ne pouvons qu’espérer qu’une telle étude puisse voir le jour.

REMERCIEMENTS

40Nous tenons à remercier ici les regrettés Georges Bosc, Jean Prudhomme et André Terrisse, initiateurs de cette étude; le Conservatoire et Jardin Botaniques de Genève et l’Institut Botanique de Montpellier pour leur aide dévouée; le Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien pour son support financier; Charles-Marie Messiaen pour ses nombreuses informations, pour ses conseils et pour sa relecture; l’inépuisable Jean-Pierre Chabert, découvreur et récolteur de nombreux poireaux à travers la Méditerranée; Max Debussche et Jean Vivant, découvreurs de souches remarquables; et tous ceux qui, par un conseil ou une remarque, ont apporté leur contribution à cette note.

BIBLIOGRAPHIE

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LÉGENDE DES FIGURES

76Echelles : fleurs : champ total 35 mm; marges foliaires : échelle 1 mm; caïeux : graduation en mm.

77FIG. 1-4 : A. ampeloprasum var. ampeloprasum. 1: ombelle; 2 : fleurs; 3 : marge foliaire; 4 : caïeux stipités. Origine : Bouin (Vendée).

78FIG. 5-7 : A.  ampeloprasum var. bulbilliferum. 5 : ombelle; 6 : fleurs; 7 : marge foliaire. Origine : Ile-d’Yeu (Vendée).

79FIG. 8-17 : A. porrum subsp. porrum. 8-10 : ombelles; 11-15 : fleurs; 16 : marge foliaire; 17 : caïeux stipités. Origine : plantes horticoles (8, 9, 11); Buzignargues (Gard) (10, 12, 16, 17); La Séranne (Hérault) (13); Felix (Almeria, Espagne) (14); Hania (Crète, Grèce) (15).

80FIG. 18-22 : A. porrum subsp. polyanthum. 18 : ombelle; 19-20 : fleurs; 21 : marge foliaire; 22 : caïeux stipités. Origine : Anduze (Gard) (18, 19); Collesano (Palermo, Sicile, Italie) (20); Grasse (Alpes-Maritimes) (21, 22).

81FIG. 23-27 : A. porrum subsp. porrum x subsp. polyanthum. 23 : ombelle 24-26 : fleurs; 27 : caïeux stipités. Origine : Vendres (Hérault) (23, 24); Meyrargues (Bouches-du-Rhône) (25, 27); Lefkada (Etolie-Akarnanie, Grèce) (26).

82FIG. 28-34 : A. commutatum. 28-29 : ombelle; 30-32 : fleurs; 33 : marge foliaire; 34 : caïeux stipités. Origine : Marseille (Bouches-du-Rhône) (28, 29); Fitou (Aude) (30, 33, 34); Propriano (Corse) (31); Sivota (Epire, Grèce) (32).

83FIG. 35-40 : A. commutatum x A. porrum. 35-36 : ombelles; 37-38 : fleurs; 39 : marge foliaire; 40 : caïeux stipités. Origine : Bonifacio (Corse) (35, 37, 39, 40); Ersa (Corse) (36); Biguglia (Corse) (38).

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Philippe JAUZEIN & Jean-Marc TISON, «LE COMPLEXE D'ALLIUM AMPELOPRASUM L. EN France (suite 1)», Lejeunia, Revue de Botanique [En ligne], N° 178 (juin 2005), URL : https://popups.uliege.be/0457-4184/index.php?id=885.

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