Phantasia Phantasia -  Volume 2 - 2015 

Le monde à l’envers selon Hegel
Réflexion sur la « scène » de l’entendement dans la Phénoménologie de l’esprit

Augustin Dumont

Alexander von Humboldt-Stiftung/Ludwig-Maximilians-Universität München

Résumé

Cet article interroge la « pédagogie du concept » propre à Hegel, c’est-à-dire le dispositif mis en place par ce philosophe pour intégrer l’apprentissage partagé du sens dans le sens même de la vie de l’esprit. La théâtralité est le vecteur, plus ou moins implicite, plus ou moins explicite, de cette pédagogie dont on voudrait révéler la part d’ombre au lieu même où elle se présente comme anéantissement de l’ombre. On propose en particulier une lecture perspectiviste du chapitre de la Phénoménologie de l’esprit intitulé Force et entendement à la lumière d’une pièce de théâtre de Ludwig Tieck intitulée Le monde à l’envers, qui a peut-être influencé le premier.

Index de mots-clés : Hegel – Tieck – entendement – monde – théâtre – Phénoménologie de l’esprit – perspectivisme – point de vue – envers – pédagogie

Abstract

This paper aims at questioning the Hegelian « pedagogy of concept », i.e. the device that Hegel sets up in order to integrate the shared learning of meaning in the very meaning of Spirit’s life. The theatricality is the more or less implicit, more or less explicit vector of this pedagogy, the dark side of which should be revealed at the very place it appears as an annihilation of darkness. In particular, this paper puts forward a perspectivistic view of Phenomenology of Spirit’s chapter Force and the Understanding in the light of Ludwig Tieck’s play The World upside down, which might have influenced the former.

Index by keyword : Hegel – Tieck – understanding – world – theater – Phenomenology of Spirit – perspectivism – point of view – upside down – pedagogy

Zusammenfassung

Dieser Artikel bietet es an, über die « Pädagogik des Begriffs » Hegels, d.h. seine Art und Weise, die gemeine Ausbildung des Sinns in den Sinn des Lebens des Geistes selbst hineinzuschreiben, nachzudenken. Hier gilt das Theater als der manchmal implizit, manchmal explizit Träger dieser Pädagogik, aus der wird versucht, die Schattenseite vorzuzeigen, genau wo die Pädagogik sich als Vernichtung des Schattens darstellt. Im Besonderen wird es versucht, das Kapitel Kraft und Verstand der Phänomenologie des Geistes anhand der Verkehrten Welt Ludwig Tiecks, die Hegel wahrscheinlich beeinflusst hat,mit dem Perspektivismus zu interpretieren.

Schlagwortindex : Hegel – Tieck – Verstand – Welt – Theater – Phänomenologie des Geistes – Perspektivismus – Standpunkt – verkehrt – Pädagogik

1Allons toujours ! Approfondissons ;

2Dans ton Néant j’espère trouver le Tout.

3Goethe, Faust II.

Introduction1

4Dans leur célèbre Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari en appelaient à une « pédagogie du concept ». Lié à la part la plus créatrice de l’activité philosophique, le concept n’est pas lesté d’une sorte de poids métaphysique intrinsèque qu’il y aurait seulement à décoder ou à hériter. D’après ces auteurs, il s’inscrit avant tout dans un réseau de problèmes actuels irrésolus, de telle sorte qu’il est moins porteur d’un sens savant, abrité dans les plis du langage, qu’il n’oblige le langage à accueillir une signification imprévue pour lui – d’où justement ses plis et ses contorsions. Le concept est ainsi génération de sens, production d’une vue neuve sur un problème, c’est-à-dire en fin de compte production d’un problème neuf. Le concept n’est pas une connaissance d’entrée de jeu disponible pour nos « facultés », et pas davantage la représentation donnée d’avance d’un outil qu’il faudrait seulement apprendre à utiliser, par exemple en formulant un jugement correct suivant les canons classiques. Le concept, disent Deleuze et Guattari, usant pour l’occasion d’une formulation fichtéenne, « se pose lui-même en lui-même »2, il est « autoposition »3. À leurs yeux, l’autoposition ou l’autopoièse du concept engage spontanément, pour le philosophe capable de s’en montrer digne, une forme de pédagogie, par opposition à l’encyclopédie. La pédagogie renvoie à l’art subtil de faire participer tous les personnages conceptuels jusqu’au lecteur lui-même – celui à qui s’« adresse » la pédagogie –, à la confection du problème singulier dont le concept est l’expression. Il s’agit d’accueillir comme parties prenantes du concept en tant que tel, et sans les neutraliser ni les synthétiser, les différents « points de vue » ainsi mis en jeu par la création, c’est-à-dire les différents aspects du problème construit à même sa mise en partage éclatée. Le geste encyclopédique, quant à lui, ne peut jamais vraiment se passer de la pédagogie mais il tend à la neutraliser dans la succession réglée des problèmes et des figures qui l’accompagnent. On s’en doute, Deleuze et Guattari ne visent pas tant les encyclopédistes Français des Lumières – et encore moins le projet romantique allemand d’une encyclopédie infinie – qu’un certain hégélianisme.

5Les auteurs reconnaissent toutefois à l’idéalisme allemand en général d’être allé le plus loin, à l’époque moderne, dans la reconnaissance de l’autonomie du concept et sa puissance performative, son pouvoir de réaliser quelque chose – en l’occurrence des « problèmes » – et non d’en recueillir passivement l’idée : « Ce sont les postkantiens qui ont porté le plus d’attention en ce sens au concept comme réalité philosophique, notamment Schelling et Hegel »4 – Fichte est ici assez étrangement passé sous silence. On ne connaît que trop bien l’anti-hégélianisme de Deleuze. Il faut toutefois admettre qu’il loue aussi Hegel d’avoir descellé le concept de la forme traditionnelle d’une simple vérité générale et abstraite. Cependant, Hegel sombre bien vite, aux yeux du philosophe français, dans les travers de l’encyclopédie. Le concept hégélien dirait certes au lecteur sa fragmentation en multiples points de vue et inviterait ce dernier à entrer dans la danse des figures de l’esprit. Toutefois, il ne traiterait qu’en « figurants fantômes les personnages de sa propre création »5, et se bouclerait en un système de l’esprit absolu, c’est-à-dire dans l’auto-explicitation d’un concept en fin de compte indifférent à tout ce qui singularise ses multiples moments créatifs. D’une autopoiétique on passerait ainsi à un pur recueillement du concept en lui-même. Ce dernier jouerait à s’identifier à la totalité dans l’encyclopédie, oubliant qu’une telle démarche est d’abord précisément un jeu – un jeu singulier inévitablement sous-tendu par une forme de pédagogie. Car si les points de vue des personnages conceptuels – ou « variations intensives »6 – font l’épreuve d’un apprentissage partagé dans leur rencontre conflictuelle, le concept n’est pas censé être autre chose que cette rencontre même, non son idée totalisatrice. Mais chez les postkantiens, la création – renvoyée au moment non relevant du subjectif – perdrait de son importance, son caractère singulier et contingent se voyant disqualifié :

6Les postkantiens tournaient autour d’une encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept, qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers7.

7L’assimilation, naguère courante, de tous les postkantiens à la figure de Hegel importe peu ici. Dans les pages qui suivent, on voudrait revenir sur la possibilité d’une pédagogie hégélienne qu’il ne faudrait justement pas entendre dans l’opposition à l’encyclopédie. Il y a bien une encyclopédie au sens d’une succession, si pas autoritaire, au moins « réglée », de moments chez Hegel, et ce, bien avant la période de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. Mais l’on voudrait interroger la stratégie encyclopédique de Hegel, c’est-à-dire en fin de compte le processus dialectique, comme une modalité bien particulière de sa pédagogie (et non l’inverse). On ne désavoue pas, ainsi, l’orientation donnée jadis par Gérard Lebrun dans l’un de ses puissants commentaires de Hegel : « Tel est le mouvement de la dialectique : c’est une pédagogie qui part de l’idée que les élèves sont dans l’ignorance totale de la signification des mots qu’ils emploient »8. L’objet du litige avec Deleuze et Guattari réside bien là, d’ailleurs, dans cette croyance injustifiable que les élèves sont des ignorants. La pédagogie valorisée par Deleuze et Guattari dit a contrario l’impossibilité qu’il en aille ainsi. Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel met en récit, ou mieux, il « met en scène » son encyclopédie comme pédagogie en obligeant son lecteur à entrer dans un apprentissage, une Bildung. Cette dernière prend indéniablement le risque de figer les points de vue qu’elle accueille en son sein et d’en faire les statues de l’histoire de l’esprit dans son advenue à soi. La prise de risque seule nous intéresse de prime abord. Si Hegel prend un tel risque, son pari est pourtant de redire toujours autrement la vie de l’esprit, de montrer que celle-ci est la perpétuelle mise en crise de l’acte même de produire du sens, c’est-à-dire d’incarner un point de vue fini, d’être une perspective, une variation intensive, un « personnage » – toujours en attente d’une nouvelle idéalisation.

8Pour interroger la pédagogie d’une œuvre maintes fois commentée, et dont l’autosuffisance est le premier obstacle de tout commentaire, il nous semble fructueux de la décentrer quelque peu. Il est vrai qu’elle répugne naturellement à la possibilité même d’un tel décentrement, si du moins ce dernier doit être plus ou autre chose que l’un de ses propres moments. Tel est néanmoins le pari. Il s’agit d’obliger la Phénoménologie à rencontrer sa pédagogie à travers un jeu miroir qui, pour apporter un surcroît de sens, doit se résoudre à ne pas tout à fait recouvrir l’œuvre de Hegel. Il nous faut un « point de vue » dont on pose provisoirement qu’il constitue une altérité à la Phénoménologie.Plus précisément, nous proposons d’interroger la pédagogie de cette œuvre, c’est-à-dire sa capacité à faire interagir des points de vue (à commencer par le nôtre) et à concevoir le sens comme cette interaction même, en la mettant en rapport avec une altérité extérieure à sa mise en scène. Cette altérité ne s’en montrerait pas moins capable de révéler, au moins pour une part, son sens. En l’occurrence, le théâtre romantique allemand, tout particulièrement celui de Ludwig Tieck, va constituer le « Cheval de Troie » de la présente étude. Comment cela ?

9Le pari hégélien sourd d’une conviction apparemment inébranlable, à savoir que l’entendement est l’origine systématique de l’ignorance de l’élève. L’inscription dialectique des figures dans l’« encyclopédie hégélienne » n’en est pas moins jouée comme un processus pleinement pédagogique : c’est l’aventure de la prise de conscience, par l’apprenant en train de devenir son propre maître, c’est-à-dire de supprimer et dépasser son ignorance d’entendement, de ce qu’il n’y a – comme d’ailleurs chez Deleuze et Guattari mais de manière sans doute inconciliable – rien d’autre que des « effets de surface ». Il n’y a rien de caché, de transcendant, de soustrait au regard – la mise en scène hégélienne des figures de l’esprit est le lieu d’où peut enfin surgir et faire sens l’idée selon laquelle tout est manifestation. Le savoir absolu n’est rien d’autre que la suppression, élevée à la clarté incandescente du concept, de la profondeur apparente des différentes figures qui se succèdent dans la Phénoménologie. Hegel l’affirme sans ambiguïté dans les dernières lignes : « Le terme visé par cette succession est la révélation de la profondeur, et celle-ci est le concept absolu ; cette révélation est, de ce fait, la suppression de la profondeur de ce concept […] »9. Pour comprendre cela, il faut justement dé-jouer les pièges de l’entendement, c’est-à-dire le voir jouer ses propres impasses, et le voir renoncer, pour le dire encore avec Gérard Lebrun, à ses « allusions et énigmes, confessions et secrets du cœur »10, c’est-à-dire aussi au traditionnel indicible, à l’impensable, car il existe, selon Hegel, « une présence du sens qui rend aberrante l’idée même de pénombre »11.

10Ce n’est pas un écolage forcé pour l’entendement. Le maître n’est que l’élève ignorant – l’entendement – devenu son propre maître dans et par la raison. À proprement parler, il suffit de laisser faire et d’observer. Le Für uns, ce « pour nous » qui est l’en soi de l’esprit advenu à lui-même n’a pas l’initiative et, partant, il n’est pas là pour écraser les oppositions accidentelles de l’entendement, lui faire avouer ses secrets ou désavouer sa pseudo-profondeur, et en extraire de force la nécessité rationnelle. D’ailleurs, comme l’a montré naguère Dieter Henrich, il n’est à ce point pas question pour l’hégélianisme de dire la nécessité éternelle de tel ou tel accident qu’il constitue au contraire « la seule théorie philosophique qui connaît le concept d’absolue contingence »12. Le Für uns, donc, laisse se découvrir comme points de vue finis, immanquablement lestés de contingence, des expressions transitives qui, ayant prétendument leur sens en dehors d’elles, ne pouvaient pas voir l’identité intransitive du sens inhérente à l’énonciation même, au cheminement ou à la mise en scène de la figure. Nous pouvons le voir, et nous pouvons voir l’élève, qui est l’entendement, vider par son jeu même la scène (sa « représentation ») de tout un inutile bric-à-brac métaphysique. Mieux même : s’agissant de l’entendement, l’élève aura à voir la scène à l’envers – comme dans un miroir – pour pouvoir devenir raison, montre la Phénoménologie. Il comprend alors la nature (trop) particulière de ses performances et rencontre en même temps la puissance dissolvante de la raison, qu’il est lui-même par soustraction de la vérité de l’entendement. L’esprit n’est pas le maître d’un autre : il fait seulement l’apprentissage de l’altérité, du point de vue « autre ». Il ne dévoile pas le sens des échecs de l’entendement comme s’il en possédait les clés, mais il critique la possibilité même d’un sens qu’il y aurait à dévoiler depuis une position d’extériorité : il se contente de manifester le caractère fini et auto-contradictoire de chacune des figures par où le maître s’est éprouvé lui-même comme élève. Reste que sans le maître Hegel, l’esprit demeurerait son propre élève sans le savoir.

11La scène hégélienne abrite-t-elle néanmoins encore quelque zone d’ombre ? La succession réglée des figures, lourdement encyclopédique selon Deleuze et Guattari, camoufle-t-elle une pédagogie qui irait avec une telle succession tout en allant contre elle puisque le sens même de la démarche phénoménologique est d’éradiquer tout camouflage ? Une telle thèse, on ne pourra la soutenir qu’en ajoutant un miroir au jeu de miroir de l’entendement, c’est-à-dire en prenant le thème de l’inversion propre à l’entendement hégélien comme un motif qu’il nous faut inverser encore une fois, dans un théâtre sommé de demeurer, au moins en partie, « autre » pour lui. Dans ces quelques pages, nous proposons donc une réflexion bien circonscrite, une modeste fugue ou une variation, sur le troisième moment de la conscience dans la Phénoménologie de l’esprit, lequel succède à la certitude sensible et à la perception, à savoir précisément l’entendement. Cet étrange chapitre est intitulé Force et entendement, phénomène et monde suprasensible (Kraft und Verstand, Erscheinung und übersinnliche Welt). Son point d’acmé se trouve à nos yeux dans l’expérimentation inédite, par la conscience, d’un « monde inversé ». Après avoir caractérisé puis redéployé le cheminement qui mène jusque-là, nous interrogerons cette dimension d’inversion en nous autorisant d’un dialogue (quasi) inédit avec une pièce de théâtre de Tieck, précisément intitulée Le monde à l’envers (Die verkehrte Welt), parue quelques années avant la Phénoménologie de l’esprit. Sur le plan historique, la première est une source d’inspiration probable, mais bien cachée, de la seconde, mais sa discrète inversion sur le plan systématique.

Épistémologie et ontologie des figures

12La Phénoménologie de l’esprit se présente comme une simple introduction au système de la science tout entier. Elle ne part pas du savoir pur, contrairement à la Science de la logique ultérieure, mais de la manière dont ce savoir s’advient à lui-même dans l’élément de la conscience ; elle est donc la science de l’apparaître à soi du savoir dans la conscience et comme conscience. Plus précisément, la Phénoménologie décrit l’écart de l’esprit avec lui-même et les « expériences » qu’il fait d’une telle différence de soi à soi, du processus qui le constitue en savoir de soi à même son apparaître à soi.

13Dans un article récent, consacré à l’articulation des deux premiers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit, Anton Friedrich Koch invite à lire la duplicité de chacune des figures de l’esprit, c’est-à-dire la manière intime avec laquelle elles articulent l’en-soi et le pour-la-conscience, dans l’optique d’une partition entre le registre ontologique et le registre épistémologique. Il en irait de la structure même de l’esprit de se comprendre à la fois comme engagé dans un certain rapport à l’être – ou une certaine « représentation » – et comme soucieux de reconduire ce dernier à un simple problème épistémique-discursif, au problème du savoir en soi. Hegel ne remplacerait donc pas purement et simplement, comme Kant, le « vieux nom d’ontologie » par une critique structurale et a priori de la connaissance, mais il lierait l’une et l’autre constitutivement à l’intérieur d’une démarche constructive. Dire qu’il en va de la structure même de l’esprit-substance en sa totalité peut suggérer un primat de l’ontologie, entendue comme terminus ad quem de son processus d’apparition à soi. Pourtant, ce processus s’achève – s’il s’achève – dans le savoir absolu, qui seul peut dire qu’il se sait absolument dans ses déterminations ontologiques. Par suite, il n’y a de prime abord pas lieu de trancher dans la partition entre la vérité, c’est-à-dire l’être, et son savoir – partition qui, selon Koch, s’exprime de plein droit dès les premières pages de la Certitude sensible :

14L’abstraite et constante structure de la conscience est la relation des deux aspects mentionnés dès le début, l’aspect réaliste et l’aspect cognitif, donc la relation de deux formes catégoriales sous lesquelles le réel est conçu : d’un côté la forme de son être-en-soi, de l’autre la forme de son accessibilité épistémique (seiner epistemischen Zugänglichkeit). Hegel nomme la première vérité ou en soi et la seconde savoir ou pour elle (pour-la-conscience). L’en soi est donc une ontologie implicite et le pour elle une épistémologie implicite. Il se pourrait donc, par exemple, qu’une conscience conçoive le réel dans son être-en-soi comme substance spinoziste singulière, et dans son être-pour-elle comme une diversité de substances aristotéliciennes. Cette forme de la conscience reconnaitrait ainsi son erreur catégoriale à travers la pure auto-comparaison et pourrait se transformer13.  

15Nous ne lirions donc pas, dans la dialectique hégélienne, une simple ontologie, dont tout l’enjeu serait de savoir si elle est moniste ou non, si elle accepte le pluralisme ou non, l’inachèvement ou non, si elle est un panpsychisme ou non, etc. Nous n’y lisons pas davantage, à l’inverse, l’épistémologie stricte à laquelle, récemment, Tom Rockmore a cru pouvoir la réduire, s’attachant d’ailleurs en particulier à la figure de l’entendement14. L’écart entre les catégories mises à l’épreuve en l’actualité d’une figure – c’est-à-dire l’être – et l’autocritique pour soi de leur usage – c’est-à-dire l’épistémologie – est d’abord le lieu vide où ontologie et épistémologie échangent leur place, tout en s’identifiant in fine dans leurs différences – ce serait là le sens même du processus tout entier dont on spécule toujours sur le terme15. L’en soi comme ontologie établit le critère (Maßstab) sur lequel l’épistémologie s’appuie pour le dissoudre, avant de se dissoudre à son tour en ontologie, prenant ainsi une nouvelle figure que l’épistémologie viendra à nouveau critiquer. Ce tandem, dans la perspective que l’on propose ici, équivaut à celui de la représentation et de la mise en scène. Indissociables l’une de l’autre, la représentation théâtrale est le produit d’un certain « voir » spectatoriel – un énoncé ou un instantané photographique – dont l’acte de la mise en scène est à la fois la performance et la réflexivité critique – l’énonciation, dont on peut tirer toujours plus avant le fil afin de défaire et de refaire la représentation.

16Mais peut-être faut-il dire plus encore. Comme y insiste à juste titre Olivier Tinland dans son ouvrage remarquable consacré à L’Idéalisme hégélien, « jamais – la chose, à notre connaissance, n’a guère été soulignée – Hegel ne daigne qualifier sa propre démarche d’"ontologique" »16. Pleinement acquis aux réquisits de la réflexivité fichtéenne, le Hegel à nos yeux séduisant et novateur d’Olivier Tinland oriente en priorité son regard sur l’engagement inhérent à toute perspective philosophique, c’est-à-dire sur les implications charriées par la libre décision de philosopher ; en un mot, la science commence par la réflexion de la position d’énonciation du discours philosophique, et c’est la « Chose » elle-même – le « réel » – qu’elle laisse ainsi se dévoiler dans sa spécificité auto-instituante et pour ainsi dire performative. Dans ce cadre, l’ontologie est toujours le nom de ce qui est dépassé dans l’auto-institution du sens philosophique. Autrement dit, elle n’est jamais le nom du devenir. L’ontologie, dont Hegel parle toujours au passé – la « vormalige Ontologie »des Anciens – est ce que l’esprit laisse derrière lui, et elle n’a donc de prime abord pas la main. Elle relève, à la fois historiquement et logiquement, du « passé » :

17C’est seulement lorsque le discours spéculatif consent à retomber dans l’élément de la représentation afin de rendre compte de façon informelle de ce qui l’a historiquement précédé que l’ontologie, furtivement, apparaît sur le fond de la scène hégélienne, cantonnée aux coulisses discrètes de la tragédie de l’absolu17.

18Toutefois, et circulairement, il n’en reste pas moins que la collusion du discours en son autoréflexivité et des contenus ontologiques de la représentation n’est pas garantie par la conscience réfléchissante du philosophe, contrairement à Fichte, mais relève de l’initiative de l’idée elle-même et d’elle seule, c’est-à-dire de l’être. L’ontologie est le nom du passé de la science, selon Hegel, mais c’est pour mieux la réunir – après l’avoir dissoute – au savoir de soi réflexif dans l’actualité mobile du système. D’un point de vue fichtéen, une telle stratégie – secrètement réaliste – supposerait que l’on puisse parler du « point de vue » de l’idée, c’est-à-dire de l’absolu en lequel s’irréalisent en principe toutes les finités, à commencer par le point de vue fini du philosophe qui énonce cette proposition – et cela ne laisse pas d’être problématique18. Là où le réal-idéalisme fichtéen se veut la genèse transcendantale des points de vue que la conscience réfléchissante peut en droit produire génétiquement en rapport au système de la conscience naturelle – justifiant par là-même le point de vue commun pour lequel un tel système est « donné absolument en même temps que la conscience, trouvé en un coup »19 – l’idéalisme selon Hegel n’est pas d’abord une perspective philosophique possible mais l’unique « manière d’être » de la réalité. Il vise, en d’autres termes, « la négativité impliquée au sein de toute réalité finie et la re-position – ou idéalisation – de cette réalité à titre de simple moment en lui-même "irréel" d’une totalité concrète »20. Hegel relativise ainsi la « figure » de la conscience (fichtéenne) mais il ne se prive pas, par contrecoup, de parler ainsi du « point de vue » de la totalité concrète – comment faire autrement, puisque le savoir de l’absolu doit dépasser sa transitivité et égaler l’absolu, dont il faut néanmoins que le philosophe énonce la « position »21 ? C’est là la vérité insigne du système et il nous faut l’accueillir comme telle : l’idée parle dans le philosophe et, comme chez Schelling, l’absolu se prédique ultimement tout seul, l’autonomie – l’autostance – ne revient qu’à lui. Tel est à nos yeux l’incontournable axiome de la « pédagogie du concept » proposée par Hegel. Tel est également le sens même de la démarche scientifique exposé dans la Préface et rappelé ainsi par Jean-François Marquet :

19Par conséquent, alors que je suis habitué, lorsque je parle, à attribuer tel prédicat à tel sujet, dans la proposition spéculative, c’est le Sujet dont je parle qui se pose de lui-même comme prédicat ; si bien qu’on ne peut même pas dire que c’est le Sujet dont je parle, c’est lui-même qui se parle en quelque sorte […], c’est le Sujet qui se parle et me met, moi, entre parenthèses. Je n’ai rien à dire, c’est la parole qui parle toute seule ; je n’ai pas à intervenir de manière active ; je ne me place plus au-dessus de ce dont je parle ; je subis au contraire le poids d’un contenu dont je ne peux me délester et que je dois laisser parler lui-même22.

20Nous lirons donc le texte qui nous occupe ainsi : le moment intitulé Force et entendement vient supprimer en les intégrant (aufheben) les expériences de la certitude sensible et de la perception, dont il dit l’ancienneté, au sens où il sait qu’elles sont l’ontologie du passé, l’ontologie comme passé, ou bien le passé ontologique du devenir comme savoir de soi. Par-là, l’entendement s’éprouve comme la plus actuelle des totalités concrètes, mais il ne le sait pas. Nous le voyons s’expérimenter ainsi, et c’est alors la Chose, c’est-à-dire bientôt le Sujet, que l’on voit ainsi se prédiquer, se dire elle-même en se phénoménalisant.

21Cette duplicité, ontologique et épistémique, des figures, encore faut-il comprendre qu’elle se met en scène en se disant. On pourra tout d’abord lire la Phénoménologie comme un récit et non comme une pièce de théâtre ; c’est même là l’option la plus immédiatement relevante, comme l’a montré de manière convaincante Denis Thouard, pour lequel il s’agit simultanément d’un roman et d’un antiroman philosophique – le moment de l’épopée (le pour-la-conscience) étant sans cesse contredit et nié par la narration du pour-nous tardif et déjà au fait de l’intégralité de l’intrigue, et ce, jusqu’à ce que « le récit s’annule comme récit »23. Dans la perspective que l’on propose, non contradictoire avec la première, il nous faut plutôt traduire en terme de théâtralité l’articulation de l’ontologie et de l’épistémologie : il s’agit de voir la représentation, comme contenu d’un certain jeu théâtral où s’opposent les points de vue, prendre conscience de soi dans le savoir de sa mise en scène, lorsque celui-ci se défait de sa fascination pour la représentation. En contexte hégélien, cela signifie en outre que c’est le théâtre tout entier (la totalité) qui se dit ainsi lui-même à travers le jeu des perspectives. Dans ce cadre, nous sommes à présent les spectateurs d’un théâtre s’advenant à lui-même dans l’exacte mesure où nous étions les acteurs que l’on voit s’aventurer sur sa scène sans le savoir. Contrairement à la Logique, il faut le remarquer, la Phénoménologie se présente délibérément comme la « dramatisation » des figures de la conscience, avec leur inquiétude, leur combat, leurs échecs et leurs illusions. Si son langage demeure abstrait – ici au sens usuel du terme –, il n’en indique pas moins toujours une forme de théâtralité, où les « points de vue » (c’est-à-dire essentiellement le nôtre et celui de la conscience, elle-même composée de points de vue subalternes) s’affrontent et se dissolvent les uns dans les autres.

22Le monde inversé, chez Hegel, renvoie à ce moment où l’entendement – autrement dit le Sujet s’énonçant et se prédiquant à travers lui – prend conscience de l’écart ou, pour le dire avec Lebrun, du vide existant entre son énoncé singulier (l’acte de subsumer le mouvant perçu sous le concept stable) et son énonciation (le renversement de la mobilité dans l’entendement lui-même à travers l’acte même de prédiquer le perçu et de s’y « reconnaître »). À l’aide de notre savoir dissolvant l’ontologie tout juste passée, nous lisons dans la figure du monde inversé la mise en scène d’une conscience qui ne sait pas encore sa propre mise en scène – elle finira d’ailleurs par lever le rideau pour s’assurer de ce qu’il y a bien un metteur en scène : elle-même. Il s’agit assurément de scène, ou d’entrée en scène, comme l’indique Hegel dès l’introduction de la Phénoménologie, en mobilisant le verbe Auftreten sans ambiguïté : « Mais, en ceci qu’elle entre en scène (daß sie auftritt), la science est elle-même un phénomène (Erscheinung) ; son entrée en scène (Auftreten) n’est pas encore elle-même menée et déployée dans sa vérité »24. Entrant en scène dans l’élément de la conscience, la science se phénoménalise immanquablement à travers elle, à ses risques et périls puisque la conscience aime parfois se perdre dans des contrées éloignées de la vérité. Quoiqu’il en soit, la plus fine et la plus récente science de l’apparaître (la Critique kantienne radicalisée ensuite dans la Wissenschaftlehre fichtéenne) est déjà un phénomène für uns, elle engage une décision métaphysique comme et sur l’apparaître, et cela, nous le voyons déjà. La science doit donc se libérer de la non-vérité de la conscience dans laquelle elle a pris sa forme, mais comme elle n’a pas d’autre lieu que l’apparaître, elle va devoir – avertit l’introduction – jouer l’apparaître contre lui-même : « la science doit se libérer de cette apparence (Schein), et elle le peut seulement en se retournant contre cette apparence même (und sie kann dies nur dadurch, daß sie sich gegen ihn wendet) »25. Or il nous faudra précisément parvenir à ce point : la figure de l’entendement sera celle d’un conflit dans lequel l’apparence retourne explicitement ses propres armes contre elle-même. En assignant ses limites à l’ob-jet apparaissant, l’entendement se découvre, s’apparaît comme excédant et dissolvant de telles limites – car il est capable de les poser et ne s’y réduit donc pas –, limites qui lui reviennent en même temps. C’est le moment de la prise de conscience qu’il est rigoureusement impossible d’échapper à l’inquiétude de l’inversion, à laquelle la Préface de la Phénoménologie déjà nous avait pourtant préparés. Ce qu’elle croyait attribuer à son autre, se posant elle-même comme son opposé, son inverse, la conscience le retrouve toujours en elle-même :

23Que la science soit en elle-même ce qu’elle voudra, elle se présente dans sa relation à la conscience de soi immédiate comme un inverse (ein Verkehrtes) de celle-ci ; ou encore, étant donné que cette conscience de soi a, dans la certitude de soi-même, le principe de sa réalité effective, la science, quand ce principe pour soi est en dehors d’elle, assume la forme de la non-réalité effective. La science doit donc unifier un tel élément avec elle-même, ou plutôt elle doit montrer que cet élément lui appartient et le mode selon lequel il lui appartient26.

24De ce caractère toujours inverse de la science pour la conscience commune et de la conscience commune pour la science, du renversement du sujet en objet et du basculement de l’identité dans la différence et vice versa, on pourra bien sûr proposer de multiples interprétations. Nous proposerons quant à nous de lire ce processus à la lumière du perspectivisme – manière la plus naturelle de décliner le théâtre. Si le « jeu des forces », comme on le verra, est l’objet même de Force et entendement, y a-t-il un « jeu des perspectives » chez Hegel, tout au long de l’inversion inquiète – apparaissant elle-même à notre point de vue – des « points de vue » propre à l’entendement ? Gilles Marmasse a montré de manière convaincante qu’il fallait rester prudent devant la possibilité d’un authentique perspectivisme hégélien, n’hésitant pas, pour sa part, à pointer au contraire un « anti-perspectivisme »27 déclaré :

25D’un point de vue hégélien, on serait dans le perspectivisme si l’appréhension spirituelle ne totalisait pas l’objet, si elle se contentait de l’altérer partiellement. Mais l’esprit, qu’il soit ou non philosophant, métamorphose son objet en lui conférant une unité intrinsèque. La pensée ne consiste pas en un certain point de vue, un point de vue qui par définition serait particulier. Mais elle consiste à élever la chose à l’auto-fondation, c’est-à-dire à l’absoluité28.

26On s’accordera avec le commentateur si l’on définit strictement le perspectivisme comme cohabitation de points de vue multiples sur un objet toujours identique à soi. Il y a pourtant dans la modernité tardive des perspectivismes dynamiques – ainsi celui du transcendantalisme fichtéen29 mais aussi chez Nietzsche – où l’on se tient certes à l’écart de toute totalisation hégélienne, mais où l’objet est bien davantage que sa discrète altération dès lors qu’il est l’ob-jet toujours en devenir d’un regard génératif et d’un écart perpétuellement rejoué entre les perspectives, écart qui constitue à proprement parler la perspective. Certes, le sens du perspectivisme que l’on est tenté de prêter à Hegel est celui de la totalisation des points de vue dans et par l’absolu, par définition irréductible à toute vue singulière. Il nous faut donc accorder à Gilles Marmasse que le jeu bien réel des perspectives est en fin de compte un leurre pour nous, du moins si l’on croyait naïvement qu’il jouerait sans jamais se lasser la fragmentation romantique des forces. Ce jeu doit donc s’arrêter dans l’auto-énonciation, plus réelle encore, de sa vérité par la raison elle-même. Mais l’on veut ici faire droit à l’épreuve qu’à notre regard l’entendement traverse en son actualité concrète, à son expérimentation du réel comme basculement « renversant » de perspectives, tant c’est là que l’arrachement à la perception se marque, comme le faisait déjà remarquer Ernst Cassirer :

27La perception cherchait à se préserver des contradictions qui se trouvent en elle et dans ce qu’elle nomme son objet, en éludant le fait que la chose puisse être ceci, sous un « point de vue », et autre chose, sous un autre « point de vue », de sorte que, par un glissement constant du point de vue de l’analyste, elle se dissimulait à elle-même la véritable opposition authentique et s’en défendait continuellement. Le point de vue de l’entendement commence là où nous ne nous contentons plus de tel raisonnement sophistique qui navigue à son gré entre les opposés, mais où nous comprenons et prenons à tâche l’opposition en tant que telle30.

28Le « point de vue » de l’entendement est en d’autres termes celui de la prise de conscience de ce que la distribution des forces se réduit à une distribution de points de vue. Nous lirons dans Force et entendement la « représentation », voire la dramatisation, d’une telle prise de conscience. L’idée rationnelle ne pourra être in fine que le savoir totalisant des points de vue, mais pour l’heure l’entendement éprouve l’effectivité de l’idée comme creusée en son intimité d’écarts proprement perspectivistes. Ce n’est que pour la différence que l’identité est ce qu’elle est, et vice versa. Rejouons à présent la représentation, en ses différents Actes, qui mène au monde inversé.

De la certitude sensible à l’entendement en passant par la perception

29Dès lors qu’il y a expérience de sens, et pour autant qu’une telle expérience puisse se phénoménaliser, il y a conscience. C’est là le point de départ de la Phénoménologie : si l’on peut rencontrer de la signification à un niveau minimal, si le sens est l’objet d’une expérimentation effective, alors il est au moins déjà l’ob-jet (Gegenstand) apparaissant d’une conscience, c’est-à-dire d’un savoir qui n’est pas encore savoir de soi et ignore a fortiori qu’il est par essence raison. La conscience fait d’abord l’expérience immédiate d’un « ceci » (das Diese) et par là-même de sa visée du « ceci », de son acte de s’y rapporter sur le mode de la prise en considération subjective, sur le mode de la « mienneté », du Meinen, que Bernard Bourgeois a rendu par « visée comme telle mienne ». Le moi se vit comme le simple « celui-ci » auquel se rapporte un « ceci » sensible, porteur de sa vérité immédiate. La vérité prend la forme de l’opinion (Meinung), c’est-à-dire qu’elle en a la fragilité pour nous, mais le plus haut degré de certitude pour la conscience, du point de vue de son immédiateté irréfléchie. La conscience adhère pleinement à l’être singulier qu’elle dit être, et en cela elle expérimente la certitude sensible. Toutefois, en réfléchissant la différence du « ceci » essentiel et du « celui-ci », compris comme simple support inessentiel d’une vérité hors de lui, la conscience met à l’épreuve son rapport d’immédiateté à l’ob-jet en face d’elle. Car un tel rapport engage en réalité la médiation du « ceci ». Bien qu’elle le présuppose éternellement indifférent au savoir qu’elle en a, la conscience n’en est pas moins inquiétée par l’ob-jet. En effet, considéré dans son être, l’ob-jet immédiat de la certitude sensible n’est rien d’autre qu’un « ici » et un « maintenant ». Or cette pure présence ne s’avoue pas encore à elle-même sa vérité, à savoir qu’elle est nourrie de disparition – et c’est pourquoi il n’y aura, plus tard, d’irréfragable présence du sens que dans le savoir absolu, pleinement acquis à l’écart à soi de tout sens. Pour l’heure, « ici » et « maintenant » font l’épreuve d’une insuffisance, car ils sont niés par d’autres « ici » et « maintenant » ; mieux : ils sont comme tels des négations de l’unicité du « ceci ». En disant l’ob-jet de la certitude sensible, on y introduit des médiations : ma certitude présente – mon « cela est ici et maintenant » – est déjà passée du fait même je la formule. Or, précise Hegel, « c’est le langage qui est le plus vrai »31 – plus vrai que la certitude elle-même. En effet, commentait ainsi Jean Hyppolite, « ce que j’éprouve sans pouvoir l’exprimer de quelque façon n’a pas de vérité »32, le langage défaisant spontanément mon aviser, mon opiner. L’être de la chose ne saurait donc être contenu dans la certitude ineffable, il ne se révèle que d’être un « maintenant » et un « ici » relatifs à d’autres « maintenant » et « ici ». Se manifeste ainsi que le « ceci » visé par la conscience est en réalité l’universel abstrait, c’est-à-dire l’objectualité comme telle et non pas un unique « ceci ». L’être n’est rien d’autre que l’acte, pour tout « ceci » à venir, de disparaître, l’acte de n’être pas réductible à ceci plutôt qu’à cela, c’est-à-dire en fin de compte l’acte de n’être pas:

30Un tel être simple, qui est du fait de la négation, qui n’est ni ceci ni cela, qui est un non-ceci, et qui est de même indifférent au fait d’être aussi ceci tout comme cela, nous l’appelons un universel ; l’universel est donc, en fait, ce qu’il y a de vrai dans la certitude sensible33.

31La négativité rassemble, en les niant, les multiples « ceci » possibles et leur survit toujours. Elle est le nom même de l’universel. La conscience ne se représente pas encore l’universel, le général, mais elle le « prononce »34 et, par là-même, l’expérience de la certitude sensible renverse le rapport d’inégalité initial : le savoir est désormais l’essentiel, la visée mienne prime sur le su, le « ceci » évanescent. Le se-rapporter-à propre à la conscience semble être stable, et ne pas devoir disparaître à tout instant contrairement au « ceci » dont on vient d’expérimenter le caractère relatif. La visée mienne est toujours médiatisée par des ob-jets substituables les uns aux autres. Mais il en est bientôt de même pour ma propre visée, l’expérience de la négativité étant radicale ou n’étant pas : mon « celui-ci » vaut pour tous les « moi ». Ce qui est en fin de compte expérimenté par la certitude sensible, c’est l’évaporation de l’immédiateté du moi comme de ses objets, c’est la localisation de l’essence dans le tout de la certitude sensible et non dans l’un de ses pôles (le « celui-ci » subjectif ou le « ceci » objectif), et c’est encore la négativité de ma visée comme de son ob-jet : l’une et l’autre « ne subsistent pas, ne sont pas »35. Reste qu’il y a, au milieu de ces disparitions, quelque chose qui subsiste et qui fait le propre de cette figure de l’esprit : l’expérience d’une immédiateté irréductible à toute mise à distance. Si les deux pôles reconnaissent leur dépendance mutuelle et se médiatisent l’un par l’autre, l’essence de cette première figure de l’esprit est en fin de compte celle d’une immédiateté de la certitude en son tout, comprise comme relation d’égalité permanente entre les deux pôles. La visée ne compare plus son expérience actuelle de l’« ici » et du « maintenant » (relatifs soit à son Meinen soit au Diese lui-même) avec d’autres « ici » et « maintenant », elle en reste à cette corrélation, à laquelle elle revient. En effet, en disant « la chose est ici et maintenant », nous avons nié sa présence et l’avons posée comme passée, nous avons donc pris conscience de sa suppression actuelle et avons affirmé positivement son être-passé, mais ce faisant nous admettons que la chose n’est pas, parce que le passé par définition n’est pas, et qu’il n’y a donc que le « maintenant » de la négation en lieu et place de la chose que l’on disait être et de sa visée propre que l’on croyait posséder. L’immédiat récupéré dans le troisième moment n’est plus celui du premier : il est la prise en compte réflexive de ce que son dire implique comme vérité36. D’avoir ainsi exhibé sa pauvreté derrière sa richesse apparente, la certitude sensible fait l’épreuve de la négativité et reconnaît que son ob-jet n’a jamais été une pure singularité – ni a fortiori une singularité ineffable – mais bien plutôt la synthèse dynamique et toujours en devenir d’une multiplicité d’« ici » et de « maintenant », tant du côté subjectif que du côté objectif. Autrement dit, la « chose » sue par le savoir de la certitude sensible, c’est bel et bien l’universel – certes encore intégralement abstrait à ce niveau.

32Si c’est ainsi que la conscience joue la scène de la certitude, elle ne s’en est pas moins hissée, en la jouant, de la certitude sensible comme représentation, au savoir de cette représentation ou à l’énonciation d’un tel énoncé de certitude, c’est-à-dire à l’expérience de la perception, qui était donc le metteur en scène secret de la première scène. Au tour de la perception, alors, de sortir des coulisses et de se révéler. En s’attachant au « ceci » le plus rudimentaire et le plus apparemment singulier, le savoir a pris conscience de ce que l’universel est son véritable ob-jet, les « ceci » et les « celui-ci » étant interchangeables et dépendant en leur apparaître de cela même qui les fait aussitôt disparaître, à savoir la négativité. L’ob-jet est toujours une synthèse, et lorsque je me rapporte moins à une certitude immédiate qu’à un tel universel, je prends mon ob-jet en vérité (nehme ich wahr), c’est-à-dire que je fais l’épreuve d’une perception (Wahrnehmung). Si l’ob-jet contient de multiples propriétés plutôt qu’il n’est l’absolument simple ineffable, et si c’est là sa vérité, comment la conscience peut-elle expérimenter sensiblement un ob-jet ? Tel est le problème de la perception : il faudrait que l’universel vers lequel tend en réalité la visée du « ceci » soit un universel sensible, or les propriétés de l’ob-jet ne l’unifient pas, si l’on en reste du moins à leur simple juxtaposition propre à la seule expérience sensible. La choséité (Dingheit) est le nom que l’on donne à l’universel abstrait de la perception, à ce milieu où tel « ici » et tel « maintenant » peuvent avoir lieu ensemble, comme rassemblement de multiples sensibles apparemment compossibles mais n’ouvrant pas à un universel concret :

33les multiples éléments sont, dans leur déterminité, eux-mêmes des universels tels en tant que simples. Ce sel est un ici simple et il comporte en même temps une multiplicité variée : il est blanc et aussi âcre, aussi configuré de façon cubique, aussi d'un poids déterminé, etc. Toutes ces multiples propriétés sont dans un unique ici simple, dans lequel, donc, elles se compénètrent ; aucune n'a un autre ici que l'autre, mais chacune est partout, dans le même ici, où se trouve l'autre ; et en même temps, sans être séparées par des ici divers, elles ne s'affectent pas dans cette compénétration ; le blanc n'affecte pas ou ne change pas le cubique, ni l'un et l'autre l'âcre, et ainsi de suite, mais, puisque chaque propriété est elle-même la simplicité en laquelle elle se rapporte à soi, elle laisse les autres tranquilles […]37.

34Les propriétés de la chose se laissent à vrai dire trop tranquilles les unes les autres dans leur universalité simple, et la conscience échoue à faire de son expérience un universel concret – car le blanc n’est que blanc et non cubique, le cubique est seulement cubique et non âcre, etc. La chose semble disparaître dans la choséité abstraite, dans l’« aussi » (das Auch) où s’additionnent les qualités sensibles – autant de « non-ceci » dont l’immédiateté retrouvée à la fin de la certitude sensible reste démunie devant la possibilité d’une liaison de ces déterminités. Pour autant, l’expérience perceptive nous enseigne tout de même qu’il n’y a pas pure indifférence entre les propriétés. Pour apparaître comme déterminées, ces dernières doivent en effet ne pas se confondre, elles doivent être savoir de leurs différences et donc en rapport les unes avec les autres en tant que singularités. La chose est certes l’« aussi », mais elle est donc également le « Un » (das Eins). Là est l’insigne précarité de la perception, vouée selon Hegel à l’ambiguïté et à l’irrésolution dans la mesure où, dans l’expérience qu’il en fait, l’esprit attend du sensible davantage que ce que celui-ci peut lui donner. L’« Un » de la chose ou de l’une de ses propriétés – son caractère exclusif de l’altérité – détermine une choséité qui resterait sinon vague, pure déterminabilité – l’universalité abstraite du « aussi » –, et il le fait en niant le caractère indifférencié du « aussi ». L’universel reçoit alors une détermination concrète et redevient l’être en son immédiateté comme singularité exclusive. Mais l’« aussi » et l’« Un » s’identifient l’un à l’autre dans leurs différences, l’unicité de la chose obtenue par l’exclusion de son altérité la rendant, au creux de sa singularité, identique ou égale à toute autre chose en général, c’est-à-dire à l’universel, « le point de la singularité irradiant en multiplicité dans le milieu de la subsistance »38.

35Pour nous, c’est déjà l’entendement qui distingue et unit dans la perception l’universel et le particulier ; pour la conscience perceptive il n’en est rien encore : elle doit se contenter de l’alternance de l’un à l’autre en privilégiant tantôt l’indifférence des propriétés de la chose tantôt leur distinction. La Perception ou la chose et l’illusion, intitulé du second chapitre, n’en doit pas moins décrire phénoménologiquement l’advenue de la conscience d’entendement. La conscience cherche d’abord son essence dans l’ob-jet et qualifie la visée elle-même d’inessentielle. La conscience étant changeante, elle se comporte de prime abord, dans la perception, comme appréhension neutre de l’ob-jet, manière pour elle de surmonter l’illusion qu’elle craint le plus : s’immiscer dans la vérité de l’ob-jet et la modifier. La conscience est toutefois moins naïve que tout à l’heure, elle sait qu’elle a pour soi l’être-autre comme néant. Mais justement : « Son critérium de vérité est donc l’égalité avec soi-même (Sichselbstgleichheit) et son comportement (Verhalten) consiste à appréhender comme égal à soi »39. La conscience percevante cherche à unifier les différents moments de son appréhension subjective et ne rapporte celle-ci qu’à sa propre non-vérité lorsqu’une inégalité apparaît dans la comparaison, l’ob-jet demeurant quant à lui égal à soi. En effet, le moi sait à présent que sa réflexion altère la chose et en fait une chose pour soi, qu’il rejette hors de soi précisément parce qu’il se sait perdre par la réflexion la chose en soi. La perception accepte donc de traverser l’épreuve de l’illusion, qui est sa propre illusion et croit ainsi préserver la vérité de la chose.

36Mais comment éviter de faire de la conscience elle-même la mesure de la vérité, puisque c’est elle qui discrimine l’en soi et le pour soi ? Si c’est elle qui préserve l’égalité à soi de la chose, n’est-ce pas parce qu’elle sait où se situe la vérité ? En flottant d’une appréhension de la chose comme milieu universel indifférencié (l’« aussi » de l’universel comme indifférence) à son appréhension comme unité exclusive (l’« Un » de l’universel simple) sans savoir se situe en fin de compte l’égalité à soi de l’ob-jet dans ce mouvement de balancier, et en s’extrayant à dessein de toute action sur l’ob-jet  qui n’en continue pas moins d’être ambigu, la conscience n’est-elle pas elle-même l’étalon de l’objectivité, l’instance discriminante de ce qui peut ou pas constituer un ob-jet digne de ce nom ? Tel est bien le cheminement de l’esprit dans la figure de la perception. En sachant que la non-vérité de la chose tombe en elle, la conscience réalise que sa vérité lui revient également et qu’elle est seule à pouvoir supprimer (aufheben), en la niant, la non-vérité. La conscience devient savoir de soi comme réflexion et non plus pur pouvoir d’appréhension. Dès lors, lorsque la perception tend à constituer la chose comme « Un », elle se pose elle-même (et non plus la chose) en « aussi », en milieu indifférencié capable d’accueillir toutes les déterminations sur lesquelles s’enlève l’« Un » sélectionné. La conscience est alors la diversité sur fond de laquelle apparaît la chose en soi. Inversement, en admettant le caractère déterminé de la chose, la conscience reconnaît qu’elle n’est déterminée qu’eût égard aux multiples autres déterminations : la différence propre de la chose s’inscrit dans le multiple indifférencié qu’elle est « aussi », la conscience faisant alors office de continuité, de stabilité et d’unité. Ce n’est plus seulement l’ob-jet, mais également la conscience qui va et vient entre l’« Un » et le « aussi ». La chose ne peut être pour soi « Un » qu’en étant pour un autre, qu’en étant parmi les autres, donc multiple, et vice versa ; l’ob-jet n’est pour le moi qu’en tant qu’il est pour un autre moi, et vice versa. L’être sensible ne peut se maintenir comme universalité que d’être affecté d’une opposition.

37Pour nous, il n’en va ainsi que grâce à l’entendement, mais pour la conscience perceptive, son propre mouvement immanent demeure asservi à la nécessité de révéler la chose et seulement elle. Contradiction de l’être-pour-soi et de l’être-pour-un autre, la chose se supprime elle-même comme égalité à soi et devient phénomène pour la conscience, c’est-à-dire qu’elle devient l’ob-jet identique à soi comme différent de soi pour une réflexivité capable de le constituer comme tel en s’arrachant à l’abstraction de la perception : l’entendement. La perception ne peut déterminer la vérité de la chose qu’en supprimant cette détermination, remettant toujours en cause l’une des déterminabilités du vrai et suspectant son inessentialité. C’est bien là l’impasse de la perception : vouloir en même temps l’universel et le sensible.

Force et entendement

38Le chapitre sur Force et entendement succède aux moments inauguraux de la certitude sensible et de la perception. Il clôt ainsi la première partie, celle de la conscience. Moins célèbre que sa glorieuse héritière, à savoir la dialectique – immédiatement postérieure – de la maîtrise et de la servitude, où s’inaugure la conscience de soi, le chapitre consacré à l’entendement n’en est pas moins l’ultime condition de possibilité du processus de la reconnaissance et le lieu d’une expérience bien singulière. La conversion de la conscience percevante en entendement doit s’entendre, selon l’approche privilégiée dans ces pages, comme le passage d’un niveau à l’autre et non simplement comme un changement de contenu. Elle doit très précisément s’entendre comme la relève épistémique d’une figure incarnant un certain rapport à l’être – une certaine représentation – en l’occurrence un réalisme indécis, flottant entre l’« Un » et l’« aussi ». C’est toujours à une forme plus ou moins sophistiquée de réalisme que le savoir à affaire : pour nous, la figure supprimée et dépassée exprime un réalisme. On ne conteste donc nullement la vérité de la perception en élevant sa portée ontologique au travail critique du savoir. Bien plutôt la reconnaît-on comme telle et affirme-t-on l’irréductibilité de cette vérité. Mais du fait même que nous l’affirmons, une telle vérité devient vérité du savoir, pour le savoir.

39Où en sommes-nous ? Avant d’accéder à la conscience de soi, la conscience doit dissoudre, dans une ultime mise en scène, l’ontologie de la perception, c’est-à-dire sa figure ou représentation non encore élevée au savoir de sa propre mise en scène pour l’esprit. L’entendement est le lieu de ce basculement. L’ob-jet – pour l’heure toujours flottant – doit se révéler pleinement comme vérité du savoir pour la conscience, seule manière pour elle d’avoir bientôt – dès la dialectique de la maîtrise et de la servitude – un ob-jet d’un nouveau statut en face d’elle : une autre conscience. L’ob-jet aura à se muer en la conscience de l’autre, engageant le processus de la reconnaissance, et laissera derrière lui son inertie inaugurale. À présent, l’ob-jet a déjà été assimilé à l’universel, on l’a vu, puisque la multiplicité infinie de ses propriétés s’est identifiée à son unicité. Il n’a plus sa multiplicité éparpillée au dehors de lui mais il l’est intégralement. Il représente enfin l’universel inconditionné, délié de la singularité conditionnée (le « ceci »). Seulement, l’illusion de la perception consistait à tenter vainement d’identifier au sensible, et à lui seul, cet universel auquel l’on reconnaît enfin un caractère inconditionné. C’était là un pari impossible. Telle peut bien être la vérité de l’être entendu comme perception, mais nous savons que, si l’on en reste à cette figure, l’être inconditionné retombera dans sa lutte avec l’inessentiel et perdra son caractère inconditionné qu’il lui faudra incessamment reconquérir. Notre nouvel ob-jet se définit par « l’unité, en lui, de l’être-pour-soi et de l’être-pour-un-autre, autrement dit l’égalité de ses déterminations formelles »40, signale Pierre-Jean Labarrière, et voilà qui nous amène naturellement au concept.

40La conscience ayant admis que l’ob-jet n’est plus pure égalité à soi mais réflexion néantisante – partage constamment débattu de l’« Un » et du « aussi » ou du pour-soi et du pour-un-autre –, et ce, précisément parce qu’il s’est identifié au mouvement perturbateur de la conscience elle-même, elle pourra bientôt voir en l’ob-jet le concept d’ob-jet. Seul le concept tient ensemble les déterminations formellement contraires de l’ob-jet tout en ramassant, sur le plan du contenu, la totalité du sens. Or il n’y a pas de concept sans entendement. Pour nous, la figure de l’entendement est déjà une ontologie particulière, dans laquelle le savoir aura plus tard à critiquer le manque de savoir de soi de la conscience comme concept. Mais nous observons actuellement la conscience d’entendement accueillir le concept, et non plus la simple chose, comme son ob-jet. L’ob-jet, c’est-à-dire l’universel inconditionné, est identité de l’unité (de l’« Un ») et de la réflexion de cette unité dans son autre, c’est-à-dire de la multiplicité (le « aussi ») : c’est là le concept en soi, lieu où par définition la diversité des propriétés est saisie comme unité. L’entendement sait désormais qu’il n’est pas le bénéficiaire occasionnel ou accidentel du mouvement par lequel la perception tantôt lui conférait une réalité (l’unité exclusive de l’autre), pour conférer à la chose sa réalité opposée (la multiplicité), tantôt la lui retirait au profit d’une autre (la multiplicité) pour conférer la première (l’unité exclusive) à la chose. En effet, ce passage propre à la perception est devenu son passage, c’est bien celui de l’entendement qui jouait discrètement dans la première.

41Un tel passage, Hegel le nomme, en référence à la physique newtonienne de son temps, la force, figure primordiale du concept lui-même. Faute d’être déjà le concept comme concept, celui-ci apparaît comme conscience de la force. Le concept de chose ne sied plus parce qu’il renvoie à une entité statique et passive. L’apparaître est désormais la force comme relation dynamique d’un mouvement d’expansion – d’extériorisation dans le milieu du multiple (le « aussi ») – et d’un mouvement d’intériorisation – de contraction ou refoulement en soi de ces différences dans l’unité (l’« Un »). Quel est le gain de ce qui ne semble être de prime abord que la répétition de la dialectique précédente de l’« Un » et du « aussi » ? C’est que nous approchons d’une vue concrète sur l’universel inconditionné, car l’opposition de la force d’expansion et de la force de contraction n’est rien d’autre que l’expression d’une force. En effet, celle-ci est précisément l’unité recherchée des deux mouvements : « la force est l’universel inconditionné qui est aussi en soi-même ce qu’il est pour un autre ou qui a en lui-même la différence – car elle n’est rien d’autre que l’être-pour-un-autre »41.

42La perception voit dans l’interaction des corps des rapports extérieurs entre substances, que leurs propriétés s’additionnent de manière cumulative ou bien qu’elles s’excluent réciproquement. Mais l’entendement, quant à lui, voit des forces, c’est-à-dire qu’il voit le monde des corps comme forces – les corps sont identiques et non plus extérieurs à la manifestation de la force comme identité de l’expansion et du refoulement, l’une et l’autre n’étant justement plus distingués dans la force elle-même mais seulement selon le point de vue que l’on adopte sur elle. On retrouve la dialectique précédente : une force n’existe qu’à être distincte des autres forces, elle existe comme et en tant que différence de son autre. Mais l’autre, qui vient solliciter la force à la réflexion, n’est plus extérieur à celle-là, elle est la force elle-même comme résorption en soi de la différence de l’autre et comme milieu indifférencié de propriétés individuelles. Une force ne se manifeste ainsi que de disparaître aussitôt dans son altérité. Attraction et répulsion – un couple de concepts exhibé déjà par Kant puis chez Schelling et Hegel lui-même dès son arrivée à Iéna – gouvernent dans leur interaction la vie des forces. S’il y a des forces, il faut comprendre qu’elles n’ont d’existence qu’aspectuelle ou perspectiviste : pour être attraction selon un point de vue, la force doit être répulsion selon l’autre point de vue et c’est donc bien une seule et même force qui s’offre comme identique à soi et différente à soi dans un même élan. La force a un aspect potentiel, c’est-à-dire une intériorité, une retenue en soi, et un aspect cinétique, c’est-à-dire expressif et tourné vers le dehors :

43Le jeu des deux forces (Das Spiel der beiden Kräfte) consiste donc dans cet être-déterminé de l’un en opposition à l’autre, en leur être-l’une-pour-l’autre dans cette détermination et en l’échange absolu et immédiat des déterminations – un passage moyennant lequel seul ces déterminations sont, dans lesquelles les forces semblent émerger de manière autonome42.

44Il semble en aller ainsi, précise Hegel, parce que l’autonomie des forces, leur autostance, autosubsistance ou subsistance-par-soi, selon la traduction que l’on préférera de la Selbstständigkeit43, est absolument immanente à la force elle-même. L’une n’est autonome ou indépendante de l’autre que de s’identifier à elle de manière perspectiviste : la force d’expansion n’est telle qu’au regard (notre savoir observe bel et bien une représentation dans son épreuve de soi) du retour sur soi de la force. Ce que l’une est en soi n’existe que dans le pour soi de son autre, c’est là le sens de l’action réciproque des forces. L’une nie l’autre et disparaît dans l’autre et pour l’autre, mais ces extrêmes « ne sont rien en soi »44. Nichts an sich : le dédoublement des forces rend effectif (wirklich) le concept de force, mais « leur être a plutôt la pure signification du disparaître »45, donc de n’être pas. Si la force d’expansion nie le mouvement de retour sur soi, elle n’est telle que pour ce dernier, de sorte qu’elle se néantise elle-même en s’identifiant à son autre.

45Qu’est-ce à dire aux yeux de Hegel ? Cela signifie que les forces comprises comme action réciproque sont toujours et par principe disparaissantes, elles ne sont pas et ne seront jamais. En revanche, seule demeurela pensée de la force ; l’effectif est en fin de compte « le concept de la force comme concept »46. Par suite, affirme fortement Hegel, « la réalisation de la force est donc en même temps perte de la réalité (Verlust der Realität) »47. On gagne l’effectivité (Wirklichkeit) sur le dos de la simple réalité (Realität) : le concept distingue des parties (l’expansion et la contraction) dans une réalité en soi sans distinction, rendant ainsi une telle réalité effective pour soi. Car, de même que le langage dont il était question dans la Certitude sensible, c’est le concept qui a raison. Il nie l’unité, c’est-à-dire la réalité (Realität), de l’ob-jet (la force) pour mieux la révéler, c’est-à-dire la rendre effective (wirklich). L’ob-jet comme universel inconditionné s’apparente ainsi à l’effectivité de la force comme négation de sa réalité, c’est-à-dire comme concept – seule condition d’un accès à l’intelligibilité du sensible, par où sont rendus nécessaires la suppression et le dépassement du sensible auquel la perception se limitait.

46Hegel introduit à cet endroit le concept crucial d’« intérieur » (das Innere). On découvre alors que c’est bien le propre du concept de révéler l’unité en la brisant. L’universel inconditionné n’est plus une chose, cela on le savait déjà, mais il devient l’entendement comme identité du concept – lequel regarde la force objective, c’est-à-dire le monde des corps ou la matière, comme la réalité dans sa duplicité en soi – et de son négatif, c’est-à-dire de l’essence duconcept comme capacité à dissoudre la réalité en effectivité concrète. L’entendement ne se rapporte plus alors à la chose comme à une substance médiatisée par un concept, mais il se rapporte à l’intériorité de la chose, qui est proprement son fond : l’entendement « regarde (blickt), au moyen du jeu des forces, dans le vrai arrière-fond des choses (in den wahren Hintergrund der Dinge) »48, c’est-à-dire dans l’intérieur des choses (das Innere der Dinge), seule manière pour lui d’être de façon cohérente et non contradictoire la loi du sensible, c’est-à-dire de la chose en tant que concept effectif d’une force réelle, donc négation de cette réalité par et dans le concept. L’essence de l’ob-jet en ce nouveau sens est naturellement de disparaître :

47On le nomme donc phénomène (Erscheinung) ; car nous nommons apparence (Schein) l’être qui est en lui-même immédiatement un non-être. Cependant, il n’est pas seulement une apparence, mais il est phénomène, un tout de l’apparence. Ce tout comme tout ou comme universel, est ce qui constitue l’intérieur, le jeu des forces comme réflexion de ce jeu en soi-même. […]. Ce jeu des forces est par conséquent le négatif développé, mais la vérité de ce négatif est le positif, c’est-à-dire l’universel, l’ob-jet étant en soi49.

48Le phénomène contient en soi sa disparition à soi et son apparition à soi, il est ce mouvement de la négativité comme telle qui est la vérité en soi de la figure de l’entendement, c’est-à-dire l’universel en sa positivité pour la conscience (et déjà pure négativité pour nous). Cette intériorité intelligible de la chose comprise comme concept stable, fixe, comme intériorité ou arrière-fond, n’en est pas moins encore l’ob-jet de la conscience, l’autre qui rend possible et préserve son être-pour-soi de l’entendement. L’intérieur intelligible de la chose est le phénomène comme concept. Lorsque l’on parle, en langage kantien, de la connaissance comme liaison d’un concept universel et d’une intuition sensible singulière, il faut comprendre que, pour Hegel, le concept au sens fort est cette liaison même, identité de l’identité du « Un » et de la différence du « aussi ». L’intérieur est le monde phénoménal, au sens bien spécifique de Hegel : un monde suprasensible ayant supprimé et retenu en soi le monde sensible, monde dont l’esprit fait pourtant l’« expérience » puisqu’il nous apparaît bel et bien dans la Phénoménologie de l’esprit. L’intérieur de la chose pourra certes s’entendre d’abord comme le noumène vide et étranger, l’au-delà pur et simple de la conscience, dérobé à tout regard – sorte d’au-delà de la contradiction qui serait le ciel du mystique. Pourtant, s’il nie la réalité phénoménale, le noumène kantien surgit du phénomène comme tel : une telle absence de remplissement, un tel « vide intégral, que l’on nomme aussi le sacré »50 – et que l’on s’empresse de remplir avec des contenus désignés péjorativement par Hegel comme Träumerei apparaît de son côté car la manifestation est l’essence de l’être et de son savoir. Il faudra liquider l’intérieur comme rêve d’un fond hors du monde, comme noumène, pour le gagner comme phénomène. Le « vide » du phénomène, son intériorité néantisante, ne signifie rien d’autre que sa composition comme rapports entre phénomènes, comme liaison, c’est-à-dire encore comme structuration ou comme loi du phénomène.C’est la liaison de Kant, censée rendre possible l’expérience sensible, mais dont nous faisons ici à notre tour l’expérience. L’intérieur véritable, c’est la légalité – et c’est bien elle qui apparaît en fin de compte, là où Kant limitait l’apparaître à ce qui se donne dans et comme sensible, sans que l’on comprenne comment l’idée d’une légalité a priori peut nous apparaître à son tour dans la Critique. Ainsi, pour Hegel, l’intérieur ou l’arrière-fond de la chose, le suprasensible, est le phénomène par excellence ; plus précisément, la vérité du phénomène pour la conscience – c’est-à-dire l’ontologie spontanée de l’entendement dont nous observons le dépliement dans notre savoir dissolvant – c’est la loi. Le jeu des forces ne s’est réalisé que d’avoir perdu la réalité comprise comme simple extériorité objective, et d’être devenu effectif dans le concept comme intériorité intelligible. Le jeu des forces, encore trop abstrait, le cède au règne des lois concret.

49Traditionnellement, on rapporte la spéculation de l’ensemble du chapitre Force et entendement à l’explication de Hegel avec la mécanique newtonienne – qu’il critiquait déjà dans sa dissertation latine sur l’orbite des planètes –, mais aussi avec la compréhension qu’en proposaient Kant et Schelling, principalement eu égard au phénomène de l’électromagnétisme. Comme toujours, la difficulté pour le commentateur est de savoir jusqu’où il est permis de chercher dans l’histoire des « exemples » concrets de ce dont parle la Phénoménologie de l’esprit, sans mentionner la moindre figure historique pour sa part, car les seules « figures » sont celles, abstraites – et pour cause –, dont fait l’épreuve l’esprit dans sa phénoménalisation élevée à la conscience de soi par la Phénoménologie. Cela ne va pas sans paradoxes. Ainsi, si l’on s’accorde aujourd’hui à ne plus lire dans la dialectique du maître et du serviteur l’illustration d’un unique moment figé dans l’histoire de l’humanité, tant il s’agit de déplier artificiellement, dans la fiction phénoménologique, les étapes par lesquelles l’être se découvre spontanément dans son savoir, l’on ne manque jamais de décrypter dans Force et entendement51une critique de la science moderne. Cette dernière apparaît, tout au contraire du premier cas, bien délimitée dans ses figures et bien localisée dans le temps, et ce, quand bien même l’on reconnaît en général volontiers le caractère opaque du chapitre en maints passages. Hegel ne cite aucun nom, bien sûr, mais il est manifeste que le moment d’entendement en son dialogue avec la force traverse, sans lui être réductible, l’usage le plus récent – newtonien – de cette faculté et de cette notion. Si tel n’est pas l’objet de la présente étude, le chapitre offre assurément tous les outils spéculatifs nécessaires à une critique du mécanisme et de sa légitimation par une approche empiriste. En effet, loin qu’il faille voir dans la force, comme le voulait Newton, le sommet des principes d’explication du réel, il ne faut y voir qu’une illustration particulière de la causalité, comme le fit Kant, c’est-à-dire de la loi entendue ici comme arrière-fond ou intérieur de la chose. La loi ayant ceci de propre qu’elle est toujours, c’est-à-dire de manière nécessaire, « la différence comme universelle »52. L’intérieur est l’universellement différenciant, il est la négativité comme essence de la loi ; il est, ajoute Hegel significativement, « l’image stable (dem beständigen Bilde)du phénomène inconstant »53. L’image, ou loi suprasensible du devenir perpétuel des forces, est pure négativité, et la négativité est précisément ce qui demeure dans le changement qu’elle produit elle-même. Voilà qui met assurément à mal tout empirisme dans la considération des forces. En effet, la vertu du « calme règne des lois »54 est aussi son principal défaut. Pour avoir supprimé et intégré en soi les différences, l’intérieur entendu comme loi ou image stable, comme universel, n’est que l’universalité indéterminée des différences. La phénoménalité tombe sous la coupe passive de n’importe quelle loi différenciée, mais, sous la loi de la négativité, il y a des lois de la nature, et la quête d’une identité des différentes légalités sur le même plan est vaine si l’on croit pouvoir la trouver empiriquement. On comprend que Newton ait voulu unifier toutes ces lois dans l’unique force d’attraction :

50L’attraction universelle dit seulement que toute chose a une différence constante avec une autre. L’entendement est par-là d’avis qu’il a trouvé une loi universelle qui exprimerait l’effectivité universelle comme telle ; mais il n’a trouvé en fait que le concept de la loi même ; de telle manière, cependant, qu’il déclare en même temps que toute effectivité est en elle-même conforme à la loi55.

51Le concept même de la loi de la nature – faut-il donner raison à Kant – outrepasse une telle loi, par exemple l’attraction universelle, en supprimant son universalité abstraite et indifférenciée au profit de son expression concrète, par exemple la causalité. Mais de même que la loi oublie de s’identifier à son concept a priori chez Newton, Kant n’unifie pas le concept avec le divers qu’il synthétise. Une telle attitude est symptomatique de l’ensemble du processus d’explication causale de la science moderne comme de son épistémologie, principalement kantienne, lesquels persistent à maintenir une différence entre l’être et le concept. On dira ainsi, à un niveau rudimentaire, que l’électricité a la propriété de s’extérioriser en électricité positive et en électricité négative – c’est là une propriété nécessairement contenue dans la première, mais la duplicité de la loi et du phénomène est maintenue à même la nécessité. Ne voit-on pas que l’on produit ainsi une tautologie, l’électricité se définissant précisément par sa polarité ? L’entendement croit rencontrer la nécessité dans la chose mais il ne la rencontre qu’à l’intérieur de son concept. Il rencontre, plus précisément, son propre mouvement, sa propre légalité. La différence de la force et de son concept est une différence de l’entendement, de l’entendement avec lui-même. La loi du phénomène peut précisément s’exprimer de la sorte, par le fait que les identiques (l’« homonyme » dit Hegel dans Force et entendement) se repoussent tandis que les différences (le « non-homonyme ») s’attirent. Ce n’est pas là la vérité de la force, c’est là le sens même du concept de force électromagnétique. Voilà pourquoi l’électromagnétisme de Schelling fait un pas de plus par rapport à Newton. Si l’on peine à rapporter à l’identité d’une force la liaison de l’espace et du temps nécessaire à la caractérisation de l’événement singulier de la chute d’un corps, l’identité de la force électromagnétique d’attraction et de répulsion est transparente : la chose même s’y donne comme quelque chose d’unique, qu’on aura tôt fait d’identifier à l’entendement lui-même en ses opérations. Voilà qui ne saurait constituer une simple victoire de l’entendement sur la multiplicité – encore faut-il s’assurer de ce que rien n’est laissé en arrière qui ne soit relevé dans cette réflexion en soi de l’entendement. Y a-t-il encore de l’altérité pour un tel entendement ?

52À ce stade, la dialectique de Force et entendement, réputée parmi les plus obscures de toute la Phénoménologie, connaît son plus haut pic d’intensité. Parce que l’entendement se perd dans ses tautologies, parce qu’il se rencontre lui-même et produit de la différence en soi plutôt qu’il ne qualifie la matière hors de soi, ce mouvement se supprime lui-même et bute sur ce reste que l’on croyait évacué : la chose elle-même. Le passage d’un ob-jet laissé inaltéré – parce qu’indépendant du retour sur soi de l’entendement – à l’ob-jet en soi ne manque pas de surprendre. Il faut donner raison à Jean Hyppolite, lorsqu’il notait à propos de ce passage qu’il « paraît le plus difficile à suivre, d’autant plus que Hegel effectue assez brusquement cette transition »56. Le concept d’électricité est l’intérieur, l’arrière-fond de la chose, et l’on croyait donner beaucoup à la chose en l’expliquant par la polarité alors que nous ne faisions que découvrir son concept, avec lequel il y a en réalité identité. Mais n’est-ce pas alors Hegel qui persiste à maintenir une différence entre l’être et le concept ? L’entendement scientifique apporte à l’objet un concept qu’il croit différent de celui-ci, mais se découvre en fait lui-même réflexivement comme concept au lieu même où il explique l’objet. Un tel mouvement propre à l’entendement ne cesse de se contredire lui-même. Ses différences se suppriment les unes les autres sans rien nous dire de la chose : ce sont des tautologies, et à travers celles-ci l’entendement fait l’épreuve de sa propre mobilité, il fait l’expérience du changement, de ce que l’intérieur, l’arrière-fond des choses, le concept auquel il a fallu identifier la loi, est lui-même toujours en mouvement. Pour nous, l’entendement est en train d’éprouver et de dépasser la fixité de l’entendement kantien. On peut alors glisser d’un changement formel à un changement de contenu sans s’étonner davantage : le mouvement de l’entendement, parce qu’il est tautologique, met à nu le contenu même de la chose comme cela même qui est épargné par un tel mouvement intérieur à l’entendement. La chose, c’est-à-dire la force, n’est pas ce retour sur soi tautologique, qu’elle nie. Mais alors elle pose comme différentes de soi les différences analytiques de l’entendement. Si c’est le propre de l’entendement de créer des différences là où il n’« y » en a pas et d’identifier ensuite ces oppositions formelles dans l’unité de la force à laquelle il se rapporte (le + et le – ne sont distingués que pour qualifier l’électricité comme une seule et même force), alors c’est le propre du phénomène de l’entendement d’être toujours l’ob-jet autonome et négatif de ce mouvement. La chose n’est plus l’égalité à soi non atteinte par l’entendement mais le « devenir-inégal de l’égal et le devenir-égal de l’inégal »57, c’est-à-dire « une constance de l’inconstance »58. Hegel insiste sur le fait qu’il s’agit ici d’une différence de la chose même, là où l’explication scientifique moderne des forces croyait donner beaucoup aux forces alors qu’elle ne produisait que des différences d’entendement. Nous en arrivons ainsi à la surprenante qualification par Hegel du monde de l’entendement comme d’un « monde inversé ».

L’infinité et le monde inversé

53Lisons d’abord ce passage, sans doute le plus remarquable de Force et entendement :

54À travers ce principe, le premier suprasensible, le calme règne des lois, l’image-copie (Abbild) immédiate du monde perçu, est renversé (umgekehrt) en son contraire, la loi était en général ce qui restait égal à soi-même de même que ses différences ; ce qui est maintenant posé, c’est que la loi et ses différences sont plutôt le contraire (Gegenteil) d’elles-mêmes : l’égal à soi-même se repousse plutôt soi-même hors de soi, et l’inégal à soi-même se pose plutôt comme l’égal à soi. En fait, c’est seulement avec cette détermination qu’est posée la différence intérieure ou la différence en soi-même, quand l’égal est inégal à soi, et l’inégal, égal. – Ce second monde suprasensible est de cette façon le monde inversé (die verkehrte Welt), et à vrai dire, puisqu’un côté est déjà présent dans le premier monde suprasensible, est la forme inversée de ce premier monde. Avec cela, l’intérieur est accompli comme phénomène59.

55Le premier monde suprasensible était l’entendement comme « copie », comme image stable du monde changeant de la perception. Le calme règne des lois, ainsi en est-il dans la philosophie transcendantale de Kant, s’exemptait du principe du changement, pour mieux l’accorder à l’« original » – le sensible de la perception et de la certitude sensible – dont il était la copie immobile. Or ce principe de l’altération, nous dit à présent Hegel, l’entendement « l’obtient maintenant, mais il l’obtient comme monde inversé »60.

56Presque tous les commentateurs ont été frappés par l’étrangeté de cette expression de monde inversé, qui reviendra plus tard dans la Science de la logique et sur laquelle nous devons nous arrêter. Hyppolite y voit une dénomination à cet endroit curieuse61, même si l’on sait Hegel coutumier de l’idée d’inversion, de renversement, de retournement. Tom Rockmore rappelle que, dès ses premières lectures de Kant, Hegel voit déjà dans l’entendement, tel qu’il est caractérisé par le premier, la faculté de se tenir à l’envers du sens commun62. Dans ces pages, jugées par le commentateur « extrêmement denses, presque impénétrables »63, Hegel relève l’aporie des usages newtonien et kantien de la force et de l’entendement. Il est donc toujours question de l’activité scientifique, de la science et de ses mécanismes explicatifs, dont l’essence est en fin de compte de retourner le concept contre lui-même en le réfléchissant. Ainsi, ce qui dans le premier monde suprasensible est doux, devient amer « dans cet en soi inversé »64, le blanc devient noir, le pôle Nord passe au pôle Sud, l’oxygène devient hydrogène, mais aussi, le méprisé dans un monde est honoré dans l’autre, le crime ici devient châtiment là-bas, etc. Les deux mondes suprasensibles, le monde immobile de la loi du sensible et le monde pleinement acquis à sa propre mobilité, ne passent pas encore l’un dans l’autre, ils sont la différence de l’un et l’autre et demeurent en position d’extériorité l’un vis-à-vis de l’autre. La formulation de Hegel est remarquable parce que l’on s’approche de la conscience de soi : chaque monde voit l’autre comme sa propre inversion et est à son tour l’inverse de l’autre pour l’autre, l’un est le phénomène (doux) pour l’autre, qui en est l’intérieur ou l’en soi pour l’autre (amer), et vice versa.

57Le chapitre s’achève sur la résolution, dans l’infinité,de l’opposition de ces deux mondes qui ne sont donc pas deux substances, mais le monde en soi du monde sensible comme et en tant qu’unique monde inversant sa fluidité en fixité et inversement. L’infinité révèle le caractère immanquablement dualiste de toute explication scientifique comme de tout discours transcendantal fondationnel du savoir scientifique. L’infinité demeure dans ce chapitre un ob-jet pour la conscience, ce qui ne saurait être satisfaisant pour nous, et c’est pourquoi elle va bientôt devenir, non plus une chose, mais une autre conscience, la conscience de l’autre, par où la conscience de soi pourra apparaître. Mais à ce stade l’infinité est le passage de l’identique dans la différence et de la différence dans l’identique, elle exprime la pure contradiction, dit Hegel, c’est-à-dire encore, dans la lecture qu’on en propose, le caractère perspectiviste de l’opposition. Le monde n’est inversé qu’à partir du moment où il reconnaît avoir intégré et déjà inclus en soi, dans son « point de vue », l’autre monde, celui qui n’était pas inversé, mais qui le devient ipso facto. De cette manière, un tel monde « est la différence comme différence intérieure ou comme différence en soi-même »65, c’est-à-dire qu’il est « infinité »66. La loi, en fin de compte, la loi des « choses », c’est l’infinité. Le texte en parle comme de l’essence simple de la vie, l’âme du monde ou encore le sang universel. Et ainsi Hegel peut-il récapituler le parcours accompli dans Force et entendement :

58L’infinité ou cette inquiétude absolue du pur auto-mouvement, telle que tout ce qui est déterminé d’une façon quelconque, par exemple comme être, est plutôt le contraire de cette déterminabilité, a été en vérité l’âme de tout le processus parcouru depuis le début, mais c’est seulement dans le moment de l’intérieur que cette âme elle-même a surgi librement. Le phénomène ou le jeu des forces la présente bien déjà, mais c’est seulement dans le mouvement d’expliquer qu’elle surgit pour la première fois librement ; et puisqu’enfin l’infinité, comme ce qu’elle est, est ob-jet pour la conscience, alors la conscience est désormais conscience de soi67.

59Elle est conscience de soi, en effet, puisqu’elle se reconnaît dans l’ob-jet, elle y voit ce qu’elle est elle-même, à savoir l’infinité comme inquiétude universelle du passage de l’un dans son autre. L’entendement a d’abord posé dans l’unité de la force (électromagnétique) les différences inhérentes à la chose (le positif et le négatif, l’attraction et la répulsion). Mais par-là, tandis qu’il unifiait les différences dans l’Un de la force, il distinguait encore la loi (la causalité) des éléments constituant la force physique. Il fallait donc unifier la loi et la force : c’est le moment de la tautologie, dans lequel l’entendement est en colloque singulier avec sa propre activité déterminante – le concept recouvre la chose dont il parle – tandis qu’il se croit encore en prise sur l’ob-jet. L’entendement croit stabiliser la chose parce qu’il découvre sa propre stabilité : en l’occurrence, il fait du passage de l’identité des pôles opposés à leur différence son essence. Mais en se réfléchissant, l’entendement cesse de s’excepter de ce mouvement de balancier, qui est fondamentalement le sien. Ce que la perception croyait révéler de la chose à partir d’une loi (par exemple qu’elle est amère), grâce au côté calme de l’entendement, apparaît aussitôt comme son opposé (elle est suave), grâce à son côté mobile et dissolvant. L’on prend alors conscience, par une réflexion de l’entendement sur lui-même, de la différence pure, de ce que la loi est la mobilité universelle de l’identité et de la différence, que l’on mette la première dans l’ob-jet et la seconde dans le sujet ou l’inverse. L’infinité est le nom de cette circulation, de ce mouvement, propre au concept comme tel. Pour nous, l’infinité est déjà davantage qu’un ob-jet, mais cela, la conscience devra le découvrir plus tard. Pour l’heure, on se contente de voir l’entendement s’expérimenter lui-même et prendre conscience qu’il n’est pas juste une intériorité intelligible opposée à la manifestation sensible mais qu’il est aussi « l’intérieur regardant dans ce pur intérieur »68 et, ajoute significativement Hegel, le « rideau (Vorhang) est ainsi levé sur l’intérieur »69.

60Plus étonnante encore que l’expression de monde inversé, l’allusion au lever de rideau, c’est-à-dire à l’apparition de la conscience de soi – à l’orée de la dialectique de la reconnaissance – renvoie au caractère proprement stupéfiant de l’entendement. Hegel conclut en effet : « Il est clair alors que derrière le rideau, qui doit recouvrir l’intérieur, il n’y a rien à voir, à moins que nous ne pénétrions nous-mêmes derrière lui, tant pour qu’il y ait quelqu’un pour voir que pour qu’il y ait quelque chose à voir »70. Et nous allons y voir bien sûr. Tout comme le disciple venu à Saïs, dans le roman inachevé de Novalis intitulé Les Disciples à Saïs, auquel Hegel fait peut-être allusion ici – il a pu le découvrir dans l’édition posthume de Schlegel et Tieck de 1802 –, la conscience soulève le voile, et se voit elle-même comme vérité du phénomène et de la manifestation en général. Mais pour aller y voir, et devenir pleinement l’objet de son propre regard (comme la duplicité symétrique de la figure sur une carte à jouer), il fallait comprendre, dans l’immanence de la conscience d’entendement, que le voir est en son fond inversion. Il est, en d’autres termes, un jeu de rideau. À proprement parler, celui-ci n’est rien. Il ne découvre rien, rien d’autre que l’acte de faire être un monde pour le spectateur (l’entendement constituant), dont la scène (le phénomène constitué) est l’envers, et inversement, de faire prendre conscience au spectateur qu’il est le spectacle, qu’il est le monde, et que la scène est sa réflexion. La conscience dit bel et bien la vérité du phénomène, elle le dévoile comme manifestation inversée de ce qu’elle est elle-même, elle est le rideau qui se lève et s’abaisse, réfléchissant ainsi pour le spectateur et pour la scène, à tour de rôle, la mobilité éternelle et inquiète de nos concepts – sur lesquels Kant avait cru pouvoir asseoir définitivement la science de la « chose ».  

Le théâtre du monde à l’envers

61Éclairons à présent ces pages par le théâtre, et interrogeons ainsi la « figuration » hégélienne de l’entendement par une mise en scène concrète. Il est étonnant qu’à une exception près l’historiographie n’ait jusqu’ici pas établi de lien entre l’étrange expression de monde inversé, dans la Phénoménologie de l’esprit, et la pièce de Ludwig Tieck parue en 1799 (dans le voisinage du plus célèbre Chat botté), précisément intitulée Die verkehrte Welt. L’allusion au rideau s’ouvrant sur le néant, à la toute fin de Force et entendement, aurait pourtant dû attirer l’attention, tant la pièce de Tieck ne médite rien d’autre que la réflexion en miroir de la scène et des spectateurs dont le rideau est l’intermédiaire, le médiateur du vide. En ce sens, le rapprochement avec Tieck est plus immédiatement exploitable qu’avec les Disciples à Saïs de Novalis. Dans un ouvrage déjà ancien, intitulé Hegel’s Recollection : A Study of Images in the Phenomenology of Spirit,Donald Philipp Verene est à notre connaissance le seul à avoir évoqué la possibilité d’un rapport d’influence entre l’évocation hégélienne du monde inversé et la pièce controversée de Tieck, tout en rappelant qu’il s’agit là d’une figure de style ou d’une expression traditionnelle de la littérature allemande, dont on retrouve des traces dès le Moyen Âge71. Hegel a-t-il été interpellé par ce morceau de choix du premier romantisme ? D’abord refusée par un Nicolai déçu de sa légèreté et de sa prétendue facilité, la pièce, qui attend toujours sa traduction française, paraîtra finalement en 1799 dans les Bambocciaden dirigées par le philologue August Ferdinand Bernhardi, qui se marie la même année avec Sophie Tieck, la sœur de l’écrivain. Elle fut très appréciée par les membres de l’Athenäum, à commencer par les frères Schlegel, mais aussi Schleiermacher, et plus tard par les frères Grimm. De son côté, Hegel débarque à Iéna à la même époque – faut-il le rappeler – puisqu’il y est nommé Privatdozent en 1801. Il côtoie Schelling et, par l’intermédiaire de celui-ci, se familiarise avec le romantisme – qu’il ne tarde certes pas à rejeter, s’avouant notamment déçu par les cours de Friedrich Schlegel sur la philosophie transcendantale. Pas plus que notre prédécesseur nous ne pouvons apporter la preuve définitive, sur le plan historiographique, que Hegel s’inspire directement de cette pièce troublante et précocement en rupture avec les attendus des Lumières. Mais comme le rappelle Verene, Hegel évoque, dans ses Vorlesungen über die Ästhetik, l’inscription de l’œuvre de Tieck dans la problématique de l’ironie et souligne expressément le contexte favorable de l’époque d’Iéna, où la pièce avait fait parler d’elle. Il est hautement probable que Hegel connaisse la pièce, et il est au moins plausible qu’il s’en soit inspiré dans Force et entendement.

62On peut quoiqu’il en soit interroger, à partir d’une telle référence, le motif de l’inversion ou du renversement – surprenante de proximité avec l’enjeu du langage d’entendement chez Hegel. Comme ses amis Friedrich Schlegel et Novalis, mais de manière moins assidue, Tieck est un lecteur de Kant et de Fichte. Nous sommes au début de l’aventure collective de l’Athenäum au moment où paraît cette pièce. Tieck y interroge, avec les moyens propres de la littérature et du théâtre, non pas la science moderne (non pas le jeu des forces en ce sens précis) mais le jeu des perspectives, qu’il faut comprendre comme autoréflexion du théâtre et comme critique de la scission traditionnelle du sujet-acteur et de l’objet-spectateur parvenue à son sommet dans le théâtre des Lumières. Pièce réflexive par excellence, pièce de la réflexivité, en rupture avec tous les canons de l’Aufklärung et choquante pour la même raison, Die verkehrte Welt se présente comme une comédie légère, peut-être trop légère pour que l’on prenne le temps de mesurer combien elle se joue de nos illusions de spectateurs – de notre conscience d’entendement, faudrait-il dire en forçant à peine le trait. S’il faut sans doute conserver comme telle l’expression de monde inversé pour rendre l’expression hégélienne, tant le participe passé du verbe – de l’agir manifeste dans nos paroles d’entendement – est bien le cœur de l’affaire, il faut simultanément entendre dans le nom de la pièce un sens fort bien rendu dans l’expression française de « monde à l’envers » – lorsque par exemple l’on s’étonne et se plaint d’une situation abracadabrante et que l’on s’écrie : « mais c’est le monde à l’envers ! ». On évitera bien sûr de lire dans la pièce de Tieck la plate illustration, au surcroît en avance sur son heure, de telle ou telle étape d’un système qui, au reste, lui demeurera globalement étranger – tandis qu’une réelle proximité existe entre Tieck et Schelling ou Solger par exemple. On y lira plutôt une réflexion originale, voire une secrète influence, sur l’épreuve d’un « bougé » bientôt thématisé en philosophie par Hegel, c’est-à-dire sur l’expérience du « trouble » de la frontière séparant des instances que l’on croyait hétérogènes l’une à l’autre, et mettant directement en cause notre « intelligence », notre capacité à « entendre » (au sens de l’entendement) une situation, c’est-à-dire à agir puisque le savoir est, à l’ère postkantienne, une forme de l’activité.

63Ironiquement sous-titrée Une pièce historique en cinq actes – la pièce est tout sauf « historique » – l’œuvre de Tieck, dont on se limite ici à exploiter l’un ou l’autre moment ciblé, médite quant à elle la continuité dans la différence précisément au moyen de la perspective, comme le note Verene : « La pièce de Tieck se déploie à travers une série de scènes qui n’ont aucune connexion spécifique sinon le continuel et ironique changement de perspective »72. L’ironie romantique, incontestablement raillée par Hegel, n’en constitue pas moins la médiatrice principale de la réflexivité et le « gai savoir » propre au romantisme d’Iéna : elle réfléchit, à l’aide du paradoxe ou de la mise en abyme, la finitude de toute activité de compréhension en l’infinitisant, et inversement, elle finitise tout position prétendument absolue ou position de l’absolu par lui-même (c’est bien là l’inacceptable pour Hegel). Le spectateur croyait épouser le rythme d’un spectacle censément conforme et tout à la fois extérieur à son propre entendement ? Il se trompe et Tieck se fait fort de le démontrer : ce que l’on accorde au spectacle extérieur, à savoir l’agir, le jeu théâtral, il faudra se l’accorder à soi. Le spectacle ne pourra pas demeurer l’autre de l’entendement du spectateur, du moins pas tant que l’entendement spectateur refuse de se renverser dans la pièce. Par suite, non seulement, la pièce commence par la fin – donc au lieu même où s’expérimente l’envers – mais en outre elle n’a rien à montrer d’autre que le théâtre lui-même dans sa choquante nudité, c’est-à-dire le jeu même de l’adresse et du point de vue de l’autre. C’est là le coup de griffe de l’héritage flagrant, dans la Frühromantik, de Shakespeare.

64La première didascalie est tranchante : « Le rideau se lève ; le théâtre représente un théâtre »73. Pour les spectateurs de la pièce de Tieck, en d’autres termes, le rideau s’ouvre sur des spectateurs assistant à une scène jouée. La duplicité de la « représentation » est ainsi, comme chez Hegel, pleinement assurée. Il y a un théâtre pour nous et il y a un théâtre pour le public interne à la pièce (c’est-à-dire, dans ces pages, pour la conscience assistant à ses opérations). Dans les deux cas, le public est engagé dans une expérience singulière, en l’occurrence découvrir son pouvoir propre d’être acteur tout en étant spectateur. Seulement, nous nous contentons de voir cette métamorphose que le public joué, quant à lui, expérimente. Autrement dit, le public que nous voyons regarder la scène va apprendre à s’identifier à celle-ci. Toutefois, une différence essentielle se marque déjà entre la stratégie romantique et la stratégie hégélienne. La plus « réelle » des audiences, dirait sans doute le philosophe hégélien, c’est la nôtre puisqu’elle a déjà accompli la réflexion en soi du théâtre, là où le public joué demeure encore irréel, étant à l’image de cet intérieur hégélien qui, de prime abord, se croyait coupé du régime de la mobilité. C’est bien vrai, seulement nous, spectateurs de Tieck, faisons un apprentissage qui n’a précisément pas déjà de sens au point de vue de la totalité concrète, là où nous, lecteurs de la Phénoménologie, sommes depuis la Préface acquis à l’idée du déploiement d’un sens qui ne risque jamais de sombrer dans le non-sens pur et simple et d’être abandonné à lui-même. Nous, spectateurs du théâtre romantique, ne savons jamais ce que nous, lecteurs de Hegel, savons d’entrée de jeu.

65Aussitôt le rideau levé, « l’épilogue entre en scène (tritt auf) »74, ajoute la didascalie. L’épilogue est un personnage comme un autre – une perspective – tout comme les différents instruments et même les différents tempi qui s’annoncent juste avant son entrée en scène – autant de variations intensives, de tonalités contradictoires mais amenées à jouer ensemble dans ce jeu des forces qu’est la « Symphonie »75 d’ouverture. Andante, Piano, Crescendo, Adagio et d’autres échangent brièvement leurs impressions avant de laisser Épilogue commencer le spectacle, c’est-à-dire annoncer sa fin. Violino primo solo se plaint :

66C’est idiotie que l’on ne veuille bien écrire de symphonies qu’avec des notes, on peut également les proposer en mots si l’on s’en donne la peine. Combien de nos symphonies sont-elles autre chose qu’un pauvre et unique mouvement (Satz) qui revient toujours en pensée et ne veut pas se faire supplanter par d’autres pensées ? Ah, chères personnes (je veux dire mes auditeurs), la plus grand partie, dans le monde, est limitée/confine (grenzt… an) à l’autre bien plus que vous ne le croyez, c’est pourquoi soyez généreux, soyez indulgent, et ne tombez pas tout de suite frappés de stupeur (und seid nicht gleich vor dem Kopf geschlagen) lorsque vous rencontrerez un mouvement paradoxal76.

67Voilà un avertissement qui vaut bien celui de la Préface hégélienne ! On annonce au lecteur (aux spectateurs joués et à nous, spectateurs « réels »), le caractère renversant du mouvement bien compris – le Satz allemand signifie aussi bien le mouvement musical que la phrase ou encore le théorème. D’entrée de jeu, Tieck situe le propos de la pièce au niveau de la frontière, dont la mission est d’identifier en différenciant, de rassembler en les séparant des instances irréductibles l’une à l’autre. Aneinander grenzen : l’une confine à l’autre une fois révélée à l’autre tandis qu’elle s’y arrêtait auparavant. Le mouvement authentiquement symphonique est un mouvement paradoxal, affirme ce personnage, car il révèle la frontière en la brouillant et s’aventure ainsi sur les chemins du paradoxe. Le public tombe bien vite sur sa tête, malgré les avertissements du premier violon, puisque le théâtre s’ouvre sur lui-même, en un tour de passe-passe dont la compréhension, annonce Pizzicato en une réplique transparente au premier violon, requiert assurément un entendement agile, assez agile pour cesser dans un premier temps de se fier à lui-même : « Les mouvements paradoxaux sont d’ailleurs pour les gens raisonnables/dotés d’un entendement (verständige Leute) bien plus rares que l’on ne devrait le penser. Mais les gens raisonnables/dotés d’un entendement sont encore beaucoup plus rares »77. L’entendement commun éloigne de lui le paradoxe, mais, dans la pratique pourrait-on dire, l’on cesse bien vite d’avoir un entendement, car vivre, c’est nécessairement éprouver le paradoxe – dans ce cas-ci : la jointure de deux mondes que l’on croyait séparés. Le Verstand, renvoyant au bon sens dans le langage courant et à l’entendement dans le langage philosophique, est donc de prime abord péjoratif : il n’est pas capable d’accéder au côté mobile, c’est-à-dire paradoxal, du mouvement musical ou de la phrase, c’est-à-dire en tout état de cause de la parole, et c’est pourquoi il faut s’en défier. Heureusement, reprennent en cœur tous les instruments, on ne doute pas que, parmi les spectateurs, bien peu sont raisonnables (font confiance à leur entendement) et c’est tant mieux. Ce dont se réjouissent les éléments de la symphonie, c’est de jouer devant un public « éminent et éclairé (erlauchten oder erleuchteten Publikum) »78. Ne nous y trompons pas : l’ironie mordante de Tieck prévient le public éclairé, c’est-à-dire le public des Lumières, qu’il ne devra pas s’offusquer de perdre le Nord durant la pièce, et qu’il devra au contraire accéder à l’« envers » de son entendement. Et le personnage Épilogue d’attirer l’attention sur l’activité judicative du spectateur. Ce dernier, signale-t-il, est certes exercé au jugement (im Urteilen), mais voilà le piège ! En s’imaginant de prime abord être l’autre de la pièce, le spectateur conserve un rapport extérieur à la critique. Il ne ressaisit pas encore sa propre réflexion comme partie prenante de la pièce – comme sa négation même, faudrait-il ajouter. L’altérité artificielle du critique se matérialise souvent dans l’extériorité brute du préjugé, avertit Épilogue : « le jugement d’un bon ami, auquel votre entendement (Verstand) fait confiance »79, ou encore la simple évocation du nom de l’auteur, tout cela suffit en général à façonner le jugement – du moins celui du savoir le plus immédiat, celui-là même qui s’imagine le plus éminent (au sens où la certitude sensible, chez Hegel, s’imagine la plus riche tandis qu’elle est la plus immédiate et en fin de compte la plus pauvre). L’autre de la pièce se pose ainsi comme extériorité radicale à la scène sans réellement la réfléchir. Tout cela doit précisément être problématisé, explique en somme Épilogue au moment de se retirer, en invitant à ne plus craindre le désarroi, et à cesser de distinguer la scène de ce qui se passe ailleurs ou autour : « Dans les coulisses domine une grande confusion »80, nous fait-il ainsi savoir, brisant un tabou pour le public, de sorte que la confusion puisse gagner ce dernier. La transparence de la scène cesse d’être garantie.

68La pièce de Tieck, comme la Phénoménologie hégélienne, sont des pédagogies. Non pas parce qu’à l’image des pédagogues aufklärerisch ces deux œuvres se voudraient la transmission immédiate – à l’élève entendu comme réceptacle passif – de contenus de sens préservés de tout contact avec l’altérité, mais parce que tout à l’inverse elles se présentent comme des apprentissages mutuels de l’altérité. Elles sont des « expériences », des manières de s’aventurer dans le sens et d’oser disparaître dans le jeu des forces pour mieux devenir partie prenante de celui-ci. La bonne pédagogie doit pour cette raison être rebelle, à l’image du « Nein » sorti de la bouche de Scaramuz, par où s’inaugure le premier acte, plaçant toute la pièce sous le signe de la négativité. Scaramuz est fatigué de tenir son rôle d’acteur à la guise de l’auteur, à savoir le personnage du poète auquel il s’adresse, « origine » présumée intangible de son activité : « je suis fermement décidé à ne rien entendre, à ne rien considérer, mais à me tenir à ma volonté, et point-barre ! (und damit Punktum !) »81. Nichts zu hören, nichts zu überlegen :le public de la pièce ne pourra s’imaginer partie prenante de celle-ci qu’à la condition de reconnaître d’abord de la négativité dans la « chose » même en dehors de lui, dans le jeu d’acteurs (à commencer par celui de Scaramuz s’expliquant sur son propre jeu d’acteur) qu’il maintenait initialement à distance. Le poète entretient au reste un semblable rapport d’extériorité à sa pièce tant il n’imagine pas qu’on puisse la jouer autrement que suivant sa volonté de créateur prétendument indépendante de la manière avec laquelle l’autre participe de l’élaboration du matériau. « Mais la pièce… »82, voudrait contre-argumenter le poète. « Quelle pièce ! »83, le coupe Scaramuz, jouant sur les différents sens du mot Stück (pièce de théâtre, partie, morceau, bout) :

69Je suis aussi une pièce (Stück), et j’ai aussi le droit de dire mon mot. Ou bien pensez-vous que je n’ai pas de volonté ? Êtes-vous d’avis, poète, que messieurs les acteurs devraient toujours êtres contraints de faire ce que vous leur commandez ? Ô mon seigneur, les temps changent parfois soudainement84.

70L’acteur est le « morceau », la « partie » d’un tout, et ce dernier excède la sphère d’activité de son metteur en scène et de ses acteurs, lesquels sont d’autant plus libres de co-agir à l’intérieur d’une telle totalité en mouvement. Le poète n’invoquera pas avec plus de succès le droit des spectateurs à avoir ce qu’ils veulent (« Alors parce qu’il y a des spectateurs dans le monde, je devrais être malheureux ? »85 rétorque l’acteur).

71Les deux personnages prennent alors conscience de ce qu’ils sont vus par les spectateurs – c’est-à-dire à la fois ceux qui assistent à la scène dans la scène et nous, les spectateurs de la salle ou lecteurs de Tieck. Il va falloir trouver une solution à cette impasse d’une identité abstraite de l’œuvre et de son créateur parce que l’on s’impatiente dans le public. S’asseyant sur le sol, Scaramuz met en demeure son interlocuteur de « parler enfin comme un homme d’entendement/un homme raisonnable (wie ein verständiger Mensch) »86. Le bon sens se trouble. Il fallait se prémunir d’être verständig, au début de la pièce, mais aussitôt il faut l’être un petit peu… En réalité, il convient d’accepter que le Verstand est le sujet et l’objet de la présente réflexion théâtrale. Le trouble gagne l’un des spectateurs (« einer von den Zuschauern »87 précise bien la didascalie), Scävola, qui se propose de jouer le rôle comique de Scaramuz, puisque l’acteur professionnel s’en lasse. À cet endroit le monde se renverse une première fois. Scaramuz avait provoqué la réflexion de l’auteur, le poète, mais il ne peut accepter la provocation du spectateur. Il se dit en effet heurté par son « impertinence (Unverschämtheit) »88. Or la justification du spectateur désireux de monter sur scène ne laisse pas d’étonner pour qui a en tête la Phénoménologie de l’esprit. En effet, Scävola entre dans le jeu uniquement parce qu’il est inquiet de la subversion du mouvement propre à la chose même – à la scène –, laquelle obéissait en principe à des règles fixes. Par suite, loin d’aller dans le sens de l’acteur rebelle, il ne quitte sa position de spectateur et ne s’identifie à celle de l’acteur que pour prendre en charge, à sa place, les attendus du jeu théâtral. Il ne se met en mouvement que parce qu’il était venu voir un agir – un jeu – normé, référencé, cadré, et soudain perturbé par un mouvement immanent de contestation, c’est-à-dire de réflexion. Scävola brise son identité de spectateur, il adresse à son tour un « Nein » cinglantà Scaramuz et gagne une forme de liberté d’agir, une liberté choquante au regard des règles préalables qui devaient garantir la continuité de la « chose », mais de prime abord il n’agit ainsi que pour rétablir cette continuité : « Non Monsieur, vous n’y êtes pas du tout. J’en ai ici pour mon argent, Monsieur Scaramuz, et ainsi je peux penser ce que je veux »89. Scävola découvre le jeu des forces, un jeu certes intersubjectif, mais en un sens galiléen : la « chose » révèle son inertie – sa propriété de conserver sa force sans l’altérer en l’absence d’une force contraire –, c’est-à-dire ici son conservatisme. Pour garantir l’égale valeur de la force, Scävola doit nier le mouvement de Scaramuz. Ces forces révèlent toutefois leur identité puisque le comédien professionnel renvoie à la figure du spectateur téméraire la rigidité même de la norme à laquelle tient l’auteur, auquel il s’en prenait un instant plus tôt, et à laquelle tient aussi, paradoxalement, celui qui voudrait s’improviser acteur : « La liberté de pensée vous est loisible, mais la parole vous est défendue (untersagt) »90, dit Scaramuz à l’impertinent Scävola. Le ver est pourtant déjà dans le fruit ; le mouvement d’inversion cesse rapidement d’être une réalité abstraite et devient effectif, au sens de Hegel, puisque les rôles s’échangent concrètement. D’être identiques l’une à l’autre, ces forces peuvent s’identifier et s’échanger. Cela signifie que l’acteur doit à son tour devenir spectateur – et par là s’achève le premier acte.

72Au grand dam du poète-créateur, Pierrot ne veut pas non plus jouer son rôle. La justification est autre. Si Scaramuz voudrait jouer autre chose, Pierrot aspire de son côté à expérimenter à nouveau la vie tranquille de spectateur dont il a la nostalgie : « Parce que moi aussi, je veux enfin céder au spectateur, j’ai été bien assez longtemps comédien »91. Et le personnage de passer de l’autre côté : « Adieu, Monsieur le poète, je me mêle aux vénérables spectateurs (ich mische mich unter die verehrungswürdigen Zuschauer) »92. Devenu respectable et respecté – car sa parole compte désormais –, le spectateur n’est plus tout à fait l’autre de l’acteur – dont la parole doit également compter aux yeux du poète-auteur –, et la frontière n’a été révélée que pour être niée à cœur joie, comme le fait encore Grünhelm, un spectateur brutalement appelé à sortir de son anonymat et à monter sur scène une fois séduit par le geste de Pierrot. Traduisons littéralement la justification de Grünhelm :

73Magnifique ! Magnifique ! En mon âme, magnifique ! Mais, afin de ne pas faire passer l’un dans l’autre par la parole (um nicht eins in andre zu reden), j’aimerais volontiers jouer aussi mon rôle pour changer/alterner (zur Abwechselung), cela ferait du bien à mon âme93.

74Le caractère performatif de la négation est remarquable : c’est afin de ne pas en rester à la confusion générée par la parole que l’inversion doit devenir concrète, effective, et Grünhelm devenir un acteur. Les énoncés de Scaramuz – cherchant à faire valoir son être-acteur – et de Pierrot – cherchant à dissoudre son être-acteur – camouflent une énonciation, un acte réflexif qui, en inversant la règle, disent sa mobilité. Autrement dit, le jeu théâtral vient briser l’ontologie spontanée de l’acteur et du spectateur en élevant au savoir conscient de soi, et ainsi en le brisant, l’être-acteur et l’être-spectateur. Le théâtre de Tieck a donc une portée épistémique en ce qu’il assimile l’être à un rôle (à une fonction, à un agir déterminé) dont on révèle et dépasse la finitude par l’acte même de la mise en scène et du faire-voir. Bref, la parole de Grünhelm – ce langage qui a toujours raison, comme disait Hegel dès le moment de la certitude sensible – est le vecteur du passage et de l’alternance, même si elle est utilisée pour nier le désordre que la parole avait d’abord installé et rétablir une « scène » convenable. Puisque Scaramuz désirait jouer un personnage tragique contre l’avis de l’auteur, Grünhelm propose à ce dernier d’endosser les vêtements de comique et d’autoriser l’acteur professionnel à jouer Apollon. Le nouveau-venu saura-t-il jouer le comique ? Il a bien assez été homme, fait-il valoir, pour connaître les ficelles et amuser le public. Comme le calme règne des lois hégélien, le public (et il peut s’agir aussi bien de nous que du public de la scène) est « silencieux et calme »94 parce qu’il attend passivement d’être entretenu, mais il se prête déjà à l’événement : « Avez-vous la nostalgie de quelque chose de raisonnable/d’entendu (nach etwas Verständigen) ? »95 demande Grünhelm au public. « Nein, nein »96 est encore une fois la réponse que l’on obtient. L’auteur-poète est quant à lui dans le désarroi total. Il accepte finalement toutes ces modifications mais prévient qu’il s’en lave les mains et laisse au public, c’est-à-dire à l’autre de la scène, l’entière responsabilité de sa scène, déplorant malentendu et travestissement de l’art. Mais le mouvement est lancé et il ne s’arrêtera pas, sinon au moment de commencer – avec le personnage de Prologue – puisque l’on avait commencé par achever le théâtre, c’est-à-dire en fait par le croire naïvement clos en ses structures d’être (où chacun, y compris l’auteur et le spectateur, a son « rôle » à jouer) alors qu’il est pur mouvement, pure performance continuellement soucieuse de défaire, pour le refaire, l’accord entre l’énoncé et l’énonciation, entre l’être et sa mise en scène, c’est-à-dire entre le rôle et son savoir dissolvant.

75Lorsque le premier Acte s’achève, la légèreté de la situation ne nous abuse pas au point de nous faire manquer l’essentiel : si le grotesque est le grossissement à la loupe d’une difformité, en l’occurrence d’une pathologie de la « forme » du théâtre classique, il souligne avec d’autant plus de précision la nécessité de s’affronter à l’événement et déconstruit, à l’aide de l’ironie, les « frontières de ce théâtre (Grenzen dieses Theaters) »97. Le comique, ici à la limite du grotesque, dit par la négative ce qu’il faut entendre. « Nous les acteurs »98, déclare ainsi Pierrot, « nous avons tous juré qu’aucun d’entre nous ne doit mourir »99. Éviter de jouer un personnage mortel est une chose, mais prendre conscience de la finitude du jeu théâtral en est une autre, bien plus sérieuse : Pierrot est déjà mort à sa vie d’acteur lorsqu’il produit cette affirmation, et il sait qu’il n’est qu’un personnage jouant un rôle éphémère, en ce compris celui du spectateur qu’il veut désormais devenir. Pour être ici comique et même pathétique, cette crainte de la mort du rôle que l’on joue, comme celle du serviteur dans la dialectique hégélienne de la reconnaissance, est le passage obligé de toute conscience qui voudrait être conscience de soi. L’Acte Un constitue un premier basculement, un renversement nécessaire et ainsi, comme le remarque Scävola commentant le déroulement de la pièce, « une introduction »100.

76Les choses étant remises dans l’ordre, c’est-à-dire inversées, la pièce va pouvoir enfin se jouer. Du moins, c’est ce que l’on espère. Car l’orchestre, porté par Adagio, propose un intermède inquiétant, annonçant la disparition des repères traditionnels par l’épreuve de la disparition tout court et de l’éphémère (vergänglich). N’en déplaise aux acteurs, il va bel et bien falloir mourir à soi pour prendre conscience de soi – et il n’est pas anodin que ces « paroles » soient prononcées par la musique, l’immatérialité du son étant par nature évanescente et disparaissante :

77Comme toute chose se hâte ! Comme, dans cette mortalité (Sterblichkeit), absolument rien ne demeure en son état ! Avec quoi veux-tu comparer la vie de l’homme ? Avec l’ombre ? Avec le nuage ? […]. Les rires se taisent, les événements de la pièce se hâtent vers la fin, le rideau tombe enfin pour la dernière fois, les spectateurs rentrent chez eux. Ils ne reviennent pas une seule fois, ils s’en sont allés, personne ne peut dire où ; personne ne peut le leur demander, nul ne pénètre l’effrayant et horrible désert et pourrait en revenir. Ah toi, faible, légère et fragile vie humaine ! Je veux te contempler toujours comme une œuvre d’art, qui me divertit et doit avoir une fin, de sorte qu’elle puisse être une œuvre d’art et qu’elle puisse me divertir101.

78L’angoisse du néant surgit tout à coup du cœur de cette comédie légère. Le désert où disparaissent trop vite les spectateurs sans noms après le tomber de rideau nous est chanté avec nostalgie – en la mineur – par un Adagio par définition attaché à maintenir une cadence mesurée et à ne rien précipiter. Ce peut être un retour dans le néant du « personnage » de spectateur dont l’homme, devenu pleinement acteur, s’est défait, l’abandonnant derrière lui. Se joue en tout cas dans cette complainte le problème de l’advenue d’une forme. Afin de devenir une œuvre d’art, une forme achevée que d’autres puissent contempler, la vie humaine doit se risquer à la mort, elle doit « avoir une fin ».

79L’Acte Deux s’ouvre sur le chant d’Apollon en berger, joué par un Scaramuz acquis à sa mortalité puisqu’il a supprimé son caractère comique et l’a dépassé dans le vêtement de la tragédie. Le « crépuscule »102, simple « apparence d’aurore »103, où résonne « jusqu’à l’heure de la mort »104 la flûte mélancolique du berger, attire Mopsa et Phillis, puis Aulicus et Myrtill, désireux de chanter avec lui un mystérieux « chant alterné (Wechselliedchen) »105, ou chant inversé. Le texte de Tieck est pailleté d’allers-retours, d’alternances entre la scène et le public, désormais poreux l’un à l’autre, mais aussi entre la scène et les coulisses, comme lorsque Scaramuz, se plaignant d’évoluer sur son âne sous l’orage, demande au machiniste d’interrompre celui-ci. Le technicien ne le peut pas et son dialogue avec Scaramuz fait à nouveau signe vers l’échange de la nécessité et de la liberté. Il doit y avoir du tonnerre (es muß sein), avance le machiniste, car « le public en a voulu ainsi »106 ; il ne peut justement pas y en avoir, rétorque l’acteur, brandissant toujours la négation lorsque cela l’arrange. Conservateurs, les spectateurs n’ont accepté de voir Scävola et Grünhelm monter sur scène que pour rétablir l’ordre perturbé par les acteurs, sûrement pas pour faire droit à tous les caprices de ceux-ci. D’une seule voix le public confirme ainsi à Scaramuz les propos du machiniste : il veut le tonnerre ici et maintenant, tel est son commandement pour le plus grand malheur du second (« Mais je suis mouillé, Messieurs ! »107). Au moins le public admet-il n’être plus extérieur à la scène, car il est venu pour voir quelque chose correspondre à son vouloir.

80La nécessité ne peut être troquée contre une liberté totalement déliée – celle de l’acteur qui en fait à sa guise et n’est en fait pas libre. Seul le théâtre tout entier – la totalité concrète – doit gagner la liberté, non les uns ou les autres. C’est pourquoi tout se brouille : on joue négativité contre négativité, car Scaramuz, niant lui-même la convention, se voit opposer un « Non, cela doit rester ainsi (Nein, es soll bleiben) »108. Encore une fois, seule la perspective singulière au service de l’universel justifie le recours au négatif. Le nein du public n’est frileux devant l’émancipation du théâtre qu’au regard d’un nein égoïste, celui de Scaramuz cherchant à l’aide de pathétiques justifications (pourquoi donc de l’orage « dans une pièce si douce »109…) à plier l’objectivité à sa volonté subjective. Pour nous, l’opposition du public comme celle de Scaramuz sont limitées, finies, et participent sans le totaliser de ce réel dont l’effectivité a toujours lieu là où l’altérité se situe, là où elle le situe. Seule la perspective de l’autre en tant qu’elle produit de l’effet pour ma perspective génère de la critique négative et par suite du « réel ». Or, à l’opposé de Hegel, Tieck aime à suggérer dans nombre de ses œuvres combien le philosophe, loin d’accomplir un tel mouvement, est toujours prompt à manquer ce Wechsel, ce basculement dans l’altérité. Voilà pourquoi c’est précisément le pathétique Scaramuz qui, se défaisant de sa veste et l’offrant à Scävola, n’a plus besoin d’autre vêtement que la froide ratiocination : « je veux m’emmitoufler dans ma raison (Vernunft) et ma philosophie (Philosophie), qui te manquent totalement »110. Toutefois, le problème est de savoir si, comme le fait remarquer plus loin Grünhelm, le spectateur devenu acteur, « notre entendement (Verstand) repose à la bonne place (auf dem rechten Flecke) »111 – seule manière de s’assurer de ce que les choses se remettent dans l’ordre, selon lui, c’est-à-dire s’arrangent ou, littéralement, se mettent dans la bonne direction (einrichten), celle du théâtre émancipé. Et Allegro de chanter à son tour, dans un nouvel intermezzo, la disparition sans retour de l’ancien, de la forme perdue au cours de l’inversion, c’est-à-dire aussi bien le retour perpétuel du nouveau dans l’ancien : « Ô comme notre imagination (Phantasie) est ivre de joie lorsque des formes (Gestalten) toujours neuves apparaissent (erscheinen) et que les anciennes ne reviennent jamais anciennes »112. Admète proclame aussi, devant Apollon, la disparition dans le troisième Acte : « Nous sommes expulsés, nous sommes de pauvres réfugiés, on nous a pris nos biens, on ne nous a laissé rien d’autre que cette baguette magique ; nous sommes des émigrants dans la détresse »113. Devenir étranger à soi est la seule condition d’une advenue à soi, mais pour cela il faut savoir accueillir la surprise, l’événement de l’imprévu : « la chance (Glück) est quelque chose d’étonnamment supérieur, elle domine le vaste monde »114, elle est « une sorte de divinité, régnant même sur les dieux »115. Admète est tenté d’essentialiser, de manière paradoxale, ce qui est justement libre de survenir ou de ne pas survenir : « une essence (Wesen) qui confine étonnamment au destin (Schicksal) »116.

81Peut-être est-ce là le fil d’Ariane reliant les Actes les uns aux autres, dans cette pièce où l’entendement ne cesse de chercher sa place, et comprend finalement qu’il n’est rien d’autre que la quête inlassable d’un lieu à soi, où il serait en soi comme étranger à soi, acquis aux perpétuelles défaites de son « soi » devant le destin. On pourra alors s’étonner aussi bien du devenir-acteur des spectateurs, par où la pièce commence, que de l’épreuve de la stase, bien exprimée par Scävola à l’Acte Trois, lorsque les acteurs s’épuisent dans leur rôle (au point que le trésorier doit rappeler à Scaramuz que ce qui est représenté sous ses yeux n’est « rien de réel, ce n’est qu’une pièce »117) : « Les amis, mesurez un peu comme c’est merveilleux ! Nous sommes ici les spectateurs, mais là-bas sont assis des gens qui sont également spectateurs »118. Comme le fait remarquer finement Pierrot, l’acteur devenu spectateur, « une pièce s’embourbe ainsi toujours dans l’autre »119. Mais s’il en est ainsi, « à quelle pièce faut-il donc s’intéresser ? »120. Question légitime, comme l’est aussi la confusion de la fin de l’Acte, les uns riant, les autres pleurant – ce que nous pouvons continuer à voir bien que le rideau soit tombé. Faut-il s’amuser du perpétuel dédoublement théâtral, faut-il au contraire pleurer l’incapacité propre au théâtre d’assigner un lieu à notre agir – être-spectateur, être-acteur – et de condamner notre intelligence à jouer toujours le rôle de l’autre sans le comprendre tout à fait ? Scävola, lui, rend avec gaieté les armes devant l’infinie réflexivité propre au théâtre, le théâtre de l’entendement : « Voyez, les amis, nous sommes assis ici comme spectateurs et voyons une pièce ; dans cette pièce sont assis des spectateurs qui voient une pièce, et dans cette troisième pièce est à nouveau jouée une pièce »121. Le Rondo vient sanctionner, par sa circularité et son caractère d’échange perpétuel, ce propos désormais récurrent des personnages, à la fois sceptiques, perdus et enthousiastes. Toute chose, affirme-t-il, est en rapport avec le reste du monde. Toutefois, une telle cohérence, un tel rapport (Zusammenhang) se présente d’une manière à ce point étrange (wunderlich) à nos yeux d’acteurs-spectateurs que nous nous y rapportons comme à quelque chose d’incohérent (Unzusammenhange). Ainsi, « l’un est le spectateur et le juge de l’autre (Zuschauer und Beurteiler des andern), et pourtant nous ne sommes tous rien que des acteurs »122. Voilà une confession que n’aurait pas reniée Hegel – et Rondo d’enfoncer le clou : il nous faut penser le monde entier comme un spectacle. Il faut donc le penser comme un rapport de forces ou de perspectives singulières, dont seule la totalité concrète du théâtre peut faire sens car le point de vue fini ne peut expérimenter autre chose que l’inversion. S’il en va ainsi, il est à jamais périlleux de déterminer « de quelle manière la pièce est écrite »123, comme le proclame Rondo, si tant est que nul n’accède à la totalité concrète en question (« Ô, chère ignorance ! »124), nous qui apprenons et expérimentons l’inversion en même temps que le public joué. Un unique son ne peut décemment vouloir juger de l’œuvre musicale toute entière, affirme encore Rondo, ou un mot d’un texte. L’œuvre toute entière ou le monde lui-même font signe vers la négativité tant il n’y a que des perspectives finies : « L’essentiel, dans le monde, ne sert (à) rien (dient zu nichts), oui, l’on ne sait même pas à quoi sert le monde. Il est vraiment aristocratique de croire que tout doit servir »125.

82Y a-t-il un « sens » à la fin de la pièce ? Un sens de la pièce ou un sens du théâtre du monde comme tel ? Ce serait s’abuser sur les intentions de Tieck. À Scaramuz, Neptune fait remarquer, au cours du quatrième Acte, que la réflexion et la prise de conscience de la frontière (entre le monde de la nécessité et le monde de la liberté, celui du spectateur et celui de l’acteur, celui de l’acteur soumis à des règles hétérogènes à celui de l’acteur libre) n’équivaut au dépassement de son caractère fini ou limité qu’à partir du moment où une telle frontière n’est pas « enjambée » avec arrogance mais véritablement expérimentée ou connue comme et en tant qu’écart sur lequel on n’a nulle maîtrise : « Votre suffisance passe presque par-dessus (übersteigt beinahe) toutes les frontières »126, lui dit-il ainsi. Et de lui conseiller d’attendre la fin de la pièce : le sens advient toujours sur le tard, et encore n’advient-il pas comme on l’attendait. On ne peut passer par-dessus la frontière, le passage du spectateur à l’acteur, ou de l’acteur enchaîné à l’acteur libre, suppose précisément la reconnaissance de la frontière et la capacité à la faire sienne. Scaramuz, personnage comique devenu souverain tragi-comique, se plaint encore au machiniste de ce que Neptune engloutisse l’un de ses sujets. On lui oppose toujours la résistance du réel, c’est-à-dire du théâtre : « Ô oui, majesté, la pièce l’exige »127. La pièce est-elle en fin de compte la loi fixe et inaltérable du jeu changeant des perspectives ? Faut-il dire qu’ultimement le théâtre du monde n’est libre que dans le dos des personnages, pour lesquels le fatalisme constituerait la seule explication valable de son cours ? Le machiniste n’impose-t-il pas un déluge et un orage « fatal (fatal) »128 uniquement parce que la pièce l’exige ? Comme le signale Alceste à Apollon, « la nécessité nous apprend à être intime avec les choses »129, seule manière de « tolérer leur éloignement »130. Mais précisément, voilà bien le message toujours inversé de l’ironie négative : en s’appropriant la frontière, on révèle l’intimité de la chose en même temps que l’on dépasse sa nécessité arbitraire, la maîtrise de la chose équivalent à la destruction de son « éloignement », c’est-à-dire de son extériorité – du rôle convenu de toute éternité – et à la dissolution d’un unique sens du jeu théâtral. La totalité concrète des multiples perspectives n’abrite pas un sens mais elle s’offre toujours comme une résistance au regard singulier du personnage, qui ne saurait évidemment recouvrir ou gagner la première, ou même à notre regard.

83Pourquoi Scaramuz ne pourrait-il pas, après tout, sombrer à son tour dans la mer, quand bien même son rôle – son être – ne l’impose point ? Comment être subversif sans être naïf ? En réalité, la liberté se conquiert sur l’arbitraire dans la réflexion même de la limite et en tant que nous, pas plus que Scaramuz, ne disposons du sens même du théâtre ni de l’assurance qu’il fasse sens du « point de vue » de la somme de ses points de vue – de ses rôles, de ses personnages. L’expérimentation de la limite est la clé de cet apprentissage que sont devenus aussi bien le théâtre que la philosophie d’après les Lumières. Dépasser les limites d’un rôle convenu, subvertir les règles de la mise en scène, cela suppose que l’on accepte et intègre la finitude radicale de son personnage: « Donnez-vous donc seulement la peine d’entrer avec moi dans la mer »131, suggère alors le machiniste, personnage incarnant la mobilité des coulisses, devenue l’objet même de la représentation, de l’expérience des spectateurs dans la pièce ainsi que de la nôtre. Scaramuz s’effraie à l’idée de boire la tasse et en fin de compte de mourir, ce à quoi il aspire en même temps, car il sait qu’il doit disparaître à son rôle pour mieux rendre le théâtre à lui-même. Il se limiterait idéalement à « une » expérience pour ainsi dire non contraignante de la mortalité, avec la garantie d’un retour à la vie, dont seul le français germanisé de Bruxelles peut rendre adéquatement la littéralité : « Je veux maintenant sombrer/disparaître (untergehen) une fois (einmal) »132. Une fois, mais pas deux… Le pathétique de ce personnage qui voudrait mourir sans disparaître ou disparaître sans mourir se dit de bien des manières dans la pièce. Ainsi, notre homme eût préféré « couler au sec (auf dem Trocknen versinken) »133 plutôt que d’affronter le plus réel des océans, celui du théâtre, du jeu perpétuel des points de vue dans lequel l’autre nous engloutit toujours, nous contraint à mourir à soi. Mais sur scène, c’est-à-dire aussi bien dans les coulisses que dans le public (car tout nous est désormais « révélé » comme chez Hegel) il n’y a pas de « trappes opportunes »134 où se cacher pour échapper à la finitude de son rôle, comme le fait encore valoir le machiniste. La méditation solitaire d’Apollon suggère bientôt l’intimité du chemin dans l’intériorité limitée du personnage, maintenant acquise à la crainte de la mort, et de l’abandon de la sécurité :

84J’agis injustement lorsque je blâme la lâcheté,

85Car me retient quelque chose d’autre ici,

86Tandis que je cherche à fuir le danger,

87Nous vivons volontiers dans la honte, si

88La honte se marie avec la sécurité, et comment

89Le sens inversé (verkehrte Sinn) peut-il trouver la sécurité

90Dans un repos si misérable ?

91Nous fuyons nos propres pensées

92Lorsqu’elles nous avisent de ne pas tolérer le joug […]135.

93Même la lâcheté a un sens, si du moins elle indique, au titre de première étape, le chemin du renversement, du sens inversé, écrit Tieck, c’est-à-dire de la reconquête « de mon vieux royaume »136. Le théâtre a du sens lorsque l’on s’accorde à sa mobilité, et Apollon d’aller désormais « au-devant du danger »137. On s’achemine alors vers une bataille devenue inévitable, à l’Acte Cinq. D’un côté, le directeur du théâtre, l’auteur de la pièce et leurs partisans, déplorant que « notre Scaramuz se soit arrogé le droit de jouer Apollon et qu’il domine le pays sous ce nom »138. De l’autre, le trésorier du théâtre, le machiniste et autres partisans de Scaramuz. Ce dernier va pouvoir l’emporter car il a surmonté son égoïsme. En travestissant le rôle qui lui était initialement dévolu, il se croyait souverain en vertu de son seul arbitraire, tandis qu’il refusait aux spectateurs l’accès au jeu théâtral. Or, tout cela se brouille précisément à la fin. Avec la complicité du machiniste, Scaramuz a accepté de payer d’une noyade sa trahison à l’« ontologie » du théâtre classique et Apollon a intégré la duplicité de Scaramuz. Wagemann, le directeur, s’était quant à lui engagé auprès du public à leur proposer un théâtre honnête et veut demeurer en ce sens fils de son temps. Il lui est au fond indifférent, comme il le confie à un partisan, de savoir qui se nomme Apollon, mais la confusion introduite par Scaramuz lui est insupportable : « Je joue mes pièces comme le veut l’époque (wie sie das Zeitalter mit sich bringt) et je ne me suis jamais préoccupé d’autre chose »139 – la crainte de Wagemann étant que la pièce ne s’arrête jamais, car alors il ne pourrait pas punir Scaramuz !

94Bien sûr, la comédie de Tieck ne se transforme pas vraiment en tragédie : son déploiement demeure grotesque, et de même, Scaramuz n’a rien d’un sage à la fin. Son apprentissage n’est pas celui de la sagesse, c’est celui de la lutte à même le (ou à l’aide du) ridicule. S’il s’étonne encore narcissiquement de sa modestie, dans le dernier Acte, on le sait tout sauf humble. Seulement, sa préoccupation est de réaliser le sens de son époque et non de baisser les armes. L’arrogance est cela même dont le théâtre – celui des Lumières – a grandement besoin pour pouvoir grandir : « La modestie est ma délicieuse erreur, que je me dois encore d’abandonner avec l’époque »140. Le nouveau théâtre – le théâtre romantique – est un théâtre réflexif, car il doit assumer la confusion de toutes les frontières précisément dans le but de les révéler et non de les disqualifier sans autre forme de procès. Et l’on comprend alors que les coulisses se mettent au service de Scaramuz et non du vieux directeur conservateur et de ceux qui croient savoir d’avance ce qu’est le théâtre – et le machiniste de préparer du tonnerre, des éclairs et des trappes pour piéger ses ennemis. Le combat est celui de Scaramuz contre l’Apollon de la tradition, et si le second l’emporte en un premier temps par les armes, l’ensemble des spectateurs, brutalement converti à son propre être-acteur, grimpe finalement sur la scène et prend le parti de Scaramuz. Apollon en est stupéfait : « Mais Messieurs, vous oubliez complètement dans votre enthousiasme que nous ne sommes tous que des acteurs, et que l’ensemble n’est rien d’autre qu’un jeu. – Et ainsi [par la victoire sur Scaramuz], la pièce serait totalement achevée »141. C’est bien son achèvement qui n’aura pas lieu. Car, au moment où le rideau tombe, le prologue et non l’épilogue prend la parole pour annoncer une pièce des plus étranges. Toutefois, le Prologue s’en rend bien vite compte : il ne s’adresse à personne car il n’y a plus de spectateurs dans ce monde à l’envers. « Nous sommes assis derrière le rideau, près de Monsieur Scaramuz »142, lui font savoir les spectateurs. Le prologue lui-même n’a alors plus le choix : il dissout son extériorité à la pièce et s’identifie à son mouvement le plus propre en s’en allant rejoindre les contestataires du nouveau théâtre. Celui-ci aurait-il achevé la conquête de sa puissance la plus propre ? Non, un personnage semble encore extérieur et renonce peut-être au sens offert par l’apparente totalité regroupée autour de Scaramuz en lui opposant sa confusion irrésolue. Spectateur devenu acteur avant la masse, il ne cesse d’hésiter sur la frontière et en cela il a bien raison de s’écrier, dans la toute dernière strophe de la pièce : « je suis ici l’unique humain ! »143. À ce point émerveillé devant la puissance du théâtre, Grünhelm dit attendre du philosophe quelque éclaircissement à son sujet. Une situation aussi abracadabrante, en effet, « mérite sûrement un examen (Untersuchung) de la part des philosophes »144. Encore faut-il que ces derniers soient à la hauteur d’un événement que leur philosophie ne saurait totaliser puisque nous, c’est-à-dire aussi eux, sommes comme Grünhelm : intérieurs et extérieurs, à jamais.

Conclusion

95Nous n’avons proposé aucune lecture systématique de la pièce de Tieck. La présente étude s’est limitée à une investigation ciblée du thème de l’inversion ou du renversement, caractéristique même de l’acte d’intelliger, selon Hegel, et de l’acte de jouer sur une scène, selon Tieck, l’un renvoyant à l’autre en miroir puisque le philosophe dramatise spontanément le savoir dans l’opposition réglée de figures, là où le dramaturge fait du jeu – du « rôle » – l’affaire de la compréhension du sens, de la compréhension de ce « théâtre du monde » ouvert par la philosophie moderne dès le 17ème siècle. Hegel s’est-il senti défié, mis en demeure de répondre à l’invitation de Grünhelm et d’assigner enfin un lieu délimité à la confusion, à l’inversion inhérente au théâtre bien compris ? Est acteur, chez Tieck, tout « point de vue » capable de discriminer de manière autonome ce qui doit relever du théâtre (intérieur) et ce qui ne peut en dépendre (extérieur). Pour nous, ses lecteurs, tout est assurément théâtre. Mais loin s’en faut que nous possédions le sens de cette situation, et ce, pas plus à la fin qu’au commencement, puisque nous expérimentons le langage de l’inversion comme la caractéristique même du jeu théâtral –, celle-là même que Hegel découvrait cachée derrière le rideau de Force et entendement.

96Ainsi, chez Tieck comme chez Hegel, l’élève (ou le point de vue limité, le personnage, la conscience) a été son propre maître, il s’est infinitisé par son autoréflexion en s’ouvrant à un sens plus exigeant que le sien propre, le sens du théâtre comme tel, grâce à l’interaction des points de vue, des personnages engagés dans le langage d’entendement, c’est-à-dire méditant inlassablement toutes ces frontières que l’interaction ne peut manquer de tracer entre des figures de l’intériorité et des figures de l’extériorité – la référence à la loi étant partout soulevée dans la pièce tout en étant l’enjeu même de Force et entendement. Mais nous, lecteurs de Tieck, avons expérimenté l’incapacité à sortir tout à fait de la confusion puisque tout acte, tout énoncé de notre part serait à l’image des actes du public joué : il brouillerait et révélerait immanquablement la frontière entre la nécessité et la liberté, la représentation convenue et sa mise en scène réfléchie, énonciation même du caractère auto-contradictoire de la première. Nous, lecteursde Tieck, savons que si le perspectivisme régule le théâtre du monde, nous n’en possédons pas la clé, précisément dans la mesure où nous ne constituons pas la somme des rôles joués en son sein, d’une part, mais aussi parce que ce théâtre comme totalité non synthétisable ne garantit nulle part la teneur de sens de la somme des points de vue qu’il abrite. Le non-sens ou l’absurde de certains de ses jeux est assurément un dérèglement vu depuis notre point de vue, mais rien ne nous indique qu’il fait fond sur une règle au regard de la totalité puisque nous n’en disposons pas – Grünhelm, le dernier humain, étant précisément celui qui ne fait pas corps, en définitive, avec le théâtre, son théâtre pourtant. Au fond, si toute action singulière s’enlève sur la totalité du concrète du théâtre comme tel, il nous est impossible de parler de celle-ci sans ironie. Pour nous, lecteurs de Tieck, la pièce ne révèle nul Sujet du théâtre du monde énonciateur de sens, elle révèle en revanche comment nous prenons conscience de conférer du sens à cette totalité en jouant. Nous, lecteurs de Hegel, en revanche, croyons que nos rôles s’enlèvent sur un sens qui, pour s’épanouir au creux même de notre agir singulier et multiplement fragmenté, n’en est pas moins toujours la marque de l’absolu, de la signification absolue du théâtre du monde qui se dit lui-même. Nous, lecteurs de Tieck, n’avons pour toute légalité que le grotesque de nos retournements, dont nous ne voyons pas le sens absolu parce que nous ne le sommes pas – nous pouvons au mieux le jouer. En effet, l’activité critique – ici la critique du théâtre par lui-même – n’est pas un moment du théâtre du monde dont nous pourrions parler depuis le point de vue de sa totalité concrète ; la critique est tout ce que nous avons pour faire du théâtre, et en cela Tieck demeure proche des ambitions du transcendantalisme. Que tout soit déjà joué dès le début, avec l’entrée en scène d’Épilogue, ne constitue pas, chez Tieck, une affirmation ontologique. C’est la matérialisation par l’ironie du geste critique, c’est-à-dire du savoir du théâtre par lui-même qui doit toujours courir au-devant de soi et échapper à tout sens d’être. Tout est joué, cela signifie que nous devons faire apparaître ce qui se joue dans le jeu afin de le critiquer.

97Le dramaturge et le philosophe pensent tout deux le sens comme « effet de sens », « effet de scène », produit performatif de la réflexion d’un point de vue en apprentissage par un autre point de vue et de sa négation en lui. Chez l’un et l’autre, l’entendement – ce pouvoir d’intelliger la représentation théâtrale du jeu des forces ou des perspectives – doit traverser l’épreuve d’un monde à l’envers, il doit traverser son autre comme sa propre inversion. Et nous apprenons ainsi à donner du sens aux « effets » scéniques d’une telle inversion. Mais chez Hegel, nous avons intégré et dépassé de tels effets, au point que nous sommes la signification totalisatrice des points de vue inversés. C’est bien d’abord d’une pédagogie qu’il en va chez Hegel, l’encyclopédie étant seulement sa modalité privilégiée. S’il accepte au moins d’être instruit par Hegel, l’élève découvre, au fur et à mesure qu’il recueille les effets de sens de ses énoncés, qu’il est son propre maître. Toutefois, ce qu’il découvre au faîte de sa maîtrise, c’est qu’il est seulement le lieu où le Sujet se dit en lui, la scène provisoire où se joue le théâtre du monde, dont il ne pourra dissiper les illusions qu’en s’identifiant à ce Sujet – un nous à la fois étrangement modeste et totalitaire puisqu’il ne souffre aucun dehors. Chez Tieck, en revanche, nous sommes, par identification explicite au public joué, à l’exacte jointure de l’intérieur et de l’extérieur, de la scène et de son dehors, que nous voyons toujours depuis l’irréductible limite de notre point de vue. Dans les deux cas, tout est révélé, les coulisses, devenues l’objet même de la scène, sont dissoutes. Mais Hegel « déjoue » l’inversion de l’entendement là où Tieck se contente de la jouer, pointant par avance et avec ironie la naïveté de celui qui croit pouvoir s’assurer d’un espace scénique – ou d’un monde – délivré de toute confusion145. Dans les deux cas, l’énonciation même, la mise en scène, réfléchissant et par là transgressant l’énoncé, est le vecteur du sens. Mais les personnages hégéliens ainsi que ses lecteurs sont finalement délivrés de la transgression, tandis que les personnages tieckéens et les multiples couches du public sont seulement livrés, jetés à jamais dans l’équivoque de l’énonciation et de toute mise en scène, en ce compris celle du philosophe, comme le signale Tieck en clin d’œil. Notre équivocité est en fait la première à être mise en scène dans le théâtre de Tieck, là où une telle équivocité est ce qui, de l’altérité, est bien la seule chose à ne pas éclore, chez Hegel, là où elle le devrait : à la fin. Le savoir absolu a son équivocité en soi mais il ne l’est pas. Elle demeure cachée, soustraite à la révélation, sur le plan systématique, comme l’est peut-être l’influence du théâtre de Tieck sur le plan historique. S’il en est ainsi c’est parce que l’équivocité et ses inversions, dans le romantisme, ne sont pas un moment du théâtre du monde mais quelque chose d’indépassable. On peut alors comprendre pourquoi, dans ses Leçons de philosophie transcendantale, Schlegel ose, de manière inacceptable pour Hegel, faire de l’entendement une figure plus importante que la raison elle-même, celle-ci n’étant que l’étape préparatoire de la première146. Il ne s’agit pas de dire que Hegel se débarrasse définitivement des incessants retournements propres à l’entendement, une fois passée la figure de l’esprit où se révèle celui-là. Hegel l’affirme avec force dans ce fragment d’Iéna : « La raison sans l’entendement n’est rien, mais l’entendement est tout de même quelque chose sans la raison »147. C’est qu’en effet la raison spéculative ne fait que soustraire, ou déduire, la vérité du savoir de l’entendement. Au point que, comme le note Emmanuel Renault, Hegel s’engage, à l’instar de Schlegel, dans le combat contre toute dévalorisation expresse de l’entendement : « il s’agit de défendre l’entendement, dont la finitude est reconnue, en affirmant que le vrai doit être recherché dans les déterminations de la pensée finie elle-même »148. Toutefois, le geste philosophique n’a de sens, aux yeux de Hegel, que si l’absolu se prédique tout seul à l’intérieur de la subjectivité du philosophe, de sorte que seul le premier opère la soustraction de la vérité d’entendement et en fait bénéficier la seule raison spéculative. Hegel écrit du point de vue de la totalité concrète, celui du sens du théâtre du monde. Ce point de vue singulier, Tieck l’envisage positivement comme une fiction ironique : c’est notre point de vue à nous, spectateurs de Tieck, nous qui sommes la frontière mais ne l’avons pas. Nous qui réalisons que nous jouons l’absolu sans l’être. Le perspectivisme est inéliminable.  

98Hegel a clairement affirmé, dans ses notes sur l’ironie solgerienne, combien Tieck restait à ses yeux pris dans les rêts d’une frilosité « typiquement romantique » devant l’effectif, c’est-à-dire le vrai. La production tieckéenne l’a continuellement influencé – jusque très tard puisqu’il la médite toujours à la fin de l’époque berlinoise –, mais en tant qu’elle exprime un moment de subjectivité, d’intériorité ou d’« hypocondrie », autrement dit un pâtir de l’hétérogénéité ou de l’écart entre le monde féérique et le monde objectif. Selon Jeffrey Reid, le traducteur de ces notes, Hegel se plaindrait à cet endroit d’un « abandon de l’entendement en faveur de la pure subjectivité du sentiment »149. La critique est pour le moins sévère, car si l’entendement n’est encore lui-même qu’un moment inconscient de sa liberté propre, si c’est là, dès l’époque d’Iéna, son « malheur »150, se tenir en deçà même de l’entendement n’a rien d’une promotion. La « négativité » de l’ironie romantique n’atteint pas, selon Hegel, la négativité véritable de la raison et se révèle en fait espoir naïf d’une positivité inaliénable du vécu subjectif incommunicable. La difficulté, pour l’interprète, réside dans le fait que Hegel centre son propos sur Solger et évoque pêle-mêle, de manière annexe, diverses productions et lettres de Tieck appartenant à des périodes différentes et dont – le lecteur familier du romantisme s’en aperçoit sans tarder – Hegel évince à souhait l’ambivalence et la densité. Que la critique hégélienne soit justifiée ou non, il est difficile d’associer Die verkehrte Welt à l’antiphilosophique « tableau de l’âme (Seelengemälde) »151 décrié par le maître de Berlin dans l’œuvre de Tieck en général.

99Si Jeffrey Reid pointe bien le problème le plus explicite du romantisme aux yeux de Hegel, on a envie, pour conclure, de dire l’implicite du rapport de Hegel aux romantiques. En d’autres termes, il convient d’inverser Hegel – revanche qui s’impose sans doute. Dans cette optique, loin d’abandonner l’entendement, le romantisme de Tieck en incarnerait à ce point la teneur et le style, autrement dit le caractère de négativité perspectiviste, évanouissante et renversante, qu’il constitue l’être en acte le plus pur de l’entendement. Le romantisme devait d’urgence être supprimé et dépassé par la raison, pour Hegel, parce qu’il en incarnait parfaitement le moment négatif. Il n’était pas frileux devant l’effectif ou le vrai, mais précisément devant l’idée de retrouver cela même dont il proclamait partout la perte, à savoir l’identité confortable et accueillante d’un soi pour nous égal à soi, et dont Hegel ne fait peut-être pas son deuil. Le philosophe de la Prusse en a-t-il secrètement conscience lorsqu’il pense l’entendement comme inversion sur un mode tieckéen ? Il n’en serait pas à un clin d’œil près, lui qui voyait dans la marche générale de l’esprit la ruse plus subtile de la raison elle-même.  

Notes

1  Je dédie cette « variation libre sur un thème connu » à mes amis hégéliens Olivier Tinland, Louis Carré et Guillaume Lejeune, en souvenir d’un beau séminaire et de la mémorable soirée qui y fit suite, au cours de laquelle, mis en minorité dans cette vénérable assemblée par mon arrière-fond fichtéen-romantique, j’eus envie de tendre un piège à Hegel, que celui-ci prendrait enfin très au sérieux. Que mes amis me pardonnent, et ne me prennent pas, eux, trop au sérieux. Je remercie chaleureusement Olivier Tinland, dont l’ouvrage cité infra est pour moi une source d’inspiration.

2  G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 16.

3  Ibid.

4  Ibid.

5  Ibid., p. 17.

6  Ibid., p. 36.

7  Ibid., p. 17.

8  G. Lebrun, L’Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil, 2004, p. 17-18.

9  Nous citons la plus récente édition Meiner, qui reprend le texte du volume 9 des Gesammelte Werke (hrsgg. von W. Bonsipien und R. Heede, Hamburg, 1980) : G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, neu herausgegeben von Hans-Friedrich Wessels und Heinrich Clairmont, mit einer Einleitung von Wolfgang Bonsipien, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2011, p. 530. Dorénavant : PhG, suivi du numéro de la page.Trad. française par Bernard Bourgeois (Paris, Vrin, 2006), p. 661 (désormais : B., suivi de la page). Trad. française par Jean Hyppolite (Paris, Aubier, 1941), tome 2, p. 312 (désormais : H., suivi de la page. Il s’agira toujours du tome 1). Nous privilégions globalement la traduction d’Hyppolite en la modifiant parfois.

10  G. Lebrun, La Patience du concept. Essai sur le discours hégélien, Paris, Gallimard, 1972, p. 88.

11  Ibid.

12  D. Henrich, « Hegels Theorie über den Zufall », in Hegel im Kontext, Frankfurt, Suhrkamp, rééd. 2010, p. 160. Cf. aussi l’ouvrage indispensable de Bernard Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999.

13  A.F. Koch, « Sinnliche Gewißheit und Wahrnehmung. Die beiden ersten Kapitel der Phänomenologie des Geistes », in K. Vieweg und W. Welsch (hrsgg. von), Hegels Phänomenologie des Geistes. Ein kooperativer Kommentar zu einem Schlüsselwerk der Moderne, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2008, p. 136.

14  Cf. T. Rockmore, « Force, entendement et monde inversé chez Hegel », in Klesis, 2007, n°4.

15  Et pour cause puisque du « point de vue » de l’absolu – le plus concret mais en fin de compte le plus énigmatique des points de vue – rien ne commence, rien ne s’achève, mais en réalité rien ne passe, comme le fait remarquer André Lécrivain : « Que ce procès soit sans commencement et sans terme ne signifie aucunement que nous soyons renvoyés à quelque progression illimitée, traduction représentative et naïve de l’infini comme opposé au fini, ou situé au-delà de celui-ci. Si le procès est bien ce devenir qui néanmoins ne passe jamais, c’est précisément parce qu’il est ce à partir de quoi et ce dans quoi toute réalité est engendrée ». A. Lécrivain, « Le procès logique et la signification du spéculatif », in P. Verstraeten (dir.), Hegel aujourd’hui, Paris, Vrin, 1995, p. 33.

16  O. Tinland, L’Idéalisme hégélien, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 22.

17  Ibid., p. 23.

18  Cf. à ce sujet A. Schnell, « Réalité (Realität) et activité (Tätigkeit). La conception fichtéenne du réel », in M. Marcuzzi (dir.), Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2008. On pourra aussi se reporter à l’article classique de Reinhard Lauth, « La position spéculative de Hegel dans son écrit Differenz des Fichte’schen und Schelling’schen System der Philosophie à la lumière de la théorie de la science », in Archives de philosophie, 1983, n°46.

19  Q. Landenne, Le Perspectivisme transcendantal de Fichte. Les points de vue de la liberté, de la spéculation à l’application, Hildesheim, Olms, 2013, p. 54.

20  O. Tinland, op. cit., p. 186. L’auteur montre avec une rare clarté les implications de cet idéalisme original, qui n’est ni une attitude philosophique (par exemple un antiréalisme épistémologique), ni une négation du fini, ni l’édification solipsiste d’un monde à sa mesure, ni simple goût pour les synthèses, mais bien, pour tout ce qui est, « une certaine façon de se tenir dans la réalité » (p. 176). Mais alors tout effort, toute visée d’idéal, au sens du Streben fichtéen, est remplacé par l’effort de l’idée elle-même qui, quoique nous (ne) fassions (pas), s’active en nous : « Nul besoin, dès lors, d’opposer un idéal à ce qui est, puisque la réalité sécrète d’elle-même sa propre idéalisation, à la façon dont le vivant, "malade dès l’origine", recèle en lui-même le germe de sa propre mort » (p. 187).

21  Si tel est déjà le cas dans la Phénoménologie, cela devient le problème numéro un  de la Logique, comme l’a montré Max Marcuzzi dans un article récent, où le caractère tantôt apparaissant tantôt fantomatique de l’instanciation du savoir pur dans la réflexion du philosophe est brillamment mis en perspective : « Parce qu’avec la Science de la logique nous avons dépassé le stade de la Phénoménologie de l’esprit, le point de vue du sujet réfléchissant n’est plus pris en compte par Hegel, de sorte que le philosophe parle d’emblée en tant que savoir qui se dit ». M. Marcuzzi, « La place du sujet réfléchissant dans la fondation du savoir chez Hegel », in G. Marmasse et A. Schnell (dir.), Comment fonder la philosophie ? L’idéalisme allemand et la question du principe premier, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 313.

22  J.-F. Marquet, Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Ellipses, 2009, p. 19-20.

23  D. Thouard, Le Partage des idées. Étude sur la forme de la philosophie, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 187.

24  PhG, 60. B., p. 120 ; H., p. 68.

25  PhG, 60. B., p. 120 ; H., p. 68.

26  PhG, 20-21. B., p. 75 ; H., p. 24.

27  G. Marmasse, Penser le réel. Hegel, la nature et l’esprit, Paris, Kimé, 2008, p. 49.

28  Ibid., p. 50.

29  Cf. Q. Landenne, Le Perspectivisme transcendantal de Fichte, op. cit.

30  E. Cassirer, Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des Temps modernes, vol. 3, Les Systèmes postkantiens, Paris, Cerf, 1999, p. 271.

31  PhG, 71-72. B., p. 134 ; H., p. 84.

32  J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, tome 1, Paris, Aubier, 1946, p. 86.

33  PhG, 71. B., p. 134 ; H., p. 84.

34  PhG, 71. B., p. 134 ; H., p. 84.

35  PhG, 73. B., p. 136 ; H., p. 87.

36  Lorsque le réaliste affirme la vérité absolue de l’extériorité, précise Hegel, « une telle affirmation ne sait pas ce qu’elle dit, ou ne sait pas qu’elle dit proprement le contraire de ce qu’elle veut dire ». PhG, 76. B., p. 140 ; H., p. 90.

37  PhG, 80-81. B., p. 147. H., p. 95.

38  PhG, 82. B., p. 148. H., p. 96-97.

39  PhG, 82. B. p. 149 ; H., p. 97.

40  P.-J. Labarrière, Structures et mouvement dialectique dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 83.

41  PhG, 95-96. B., p. 164-165 ; H., p. 113.

42  PhG, 98. B., p. 167 ; H., p. 116.

43  Si l’autostance se rapproche avec le plus de fidélité de l’allemand littéral, nous avons préféré ici le concept d’autonomie, Hegel exigeant, en bon moderne, de laisser s’épanouir les virtuosités de la langue commune sans les écraser dans la langue savante – la difficulté étant de savoir dans quelle mesure une langue commune doit être substituée à l’autre dans l’opération de traduction. Dans le cas présent, le fait de « tenir par soi seul » va justement requérir la loi, le nomos de cette autonomie moderne à laquelle Hegel donne un puissant relief.

44  PhG, 99. B., p. 168 ; H., p. 116.

45  PhG, 99. B., p. 168 ; H., p. 117.

46  PhG, 100. B., p. 169 ; H., p. 118.

47  PhG, 100. B., p. 169 ; H., p. 118.

48  PhG, 100. B., p. 169 ; H., p. 119.

49  PhG, 100-101. B., p. 170 ; H., p. 119.

50  PhG, 103. B., p. 172 ; H., p. 121.

51  Bien que ce chapitre souffre encore d’un manque cruel de commentaires.

52  PhG, 104. B., p. 173 ; H., p. 123.

53  PhG, 105. B., p. 174 ; H., p. 123.

54  PhG, 105. B., p. 174 ; H., p. 124.

55  PhG, 106. B., p. 175 ; H., p. 125.

56  J. Hyppolite, Genèse et structure, op. cit., p. 129.

57  PhG, 110-111. B., p. 180 ; H., p. 131.

58  PhG, 111. B., p. 181 ; H., p. 131.

59  PhG, 111. B., p. 181 ; H., p. 132.

60  PhG, 111. B., p. 181 ; H., p. 132.

61  Cf. J. Hyppolite, op. cit., p. 132.

62  Cf. T. Rockmore, op. cit., p. 28.

63  Ibid.

64  PhG, 112. B., p. 182 ; H., p. 132.

65  PhG, 114. B., p. 184 ; H., p. 135.

66  PhG, 114. B., p. 184 ; H., p. 135.

67  PhG, 116. B., p. 187 ; H., p. 138.

68  PhG, 118. B., p. 189-190 ; H., p. 140.

69  PhG, 118. B., p. 190 ; H., p. 140.

70  PhG, 118. B., p. 190 ; H., p. 140-141.

71  Cf. D.P. Verene, Hegel’s Recollection : A Study of Images in the Phenomenology of Spirit, Albany, New-York University Press, 1985, p. 50 et suiv.

72  D.P. Verene, op. cit., p. 51.

73  L. Tieck, Die verkehrte Welt. Ein historisches Schauspiel in fünf Aufzügen, Stuttgart, Philipp Reclam, 2006, p. 9

74  Ibid.

75  Ibid., p. 7.

76  Ibid., p. 8.

77  Ibid., p. 9.

78  Ibid.

79  Ibid., p. 10.

80  Ibid.

81  Ibid., p. 11.

82  Ibid.

83  Ibid.

84  Ibid.

85  Ibid.

86  Ibid.

87  Ibid., p. 12.

88  Ibid.

89  Ibid.

90  Ibid.

91  Ibid.

92  Ibid.

93  Ibid., p. 15.

94  Ibid., p. 16.

95  Ibid.

96  Ibid.

97  Ibid., p. 17.

98  Ibid.

99  Ibid.

100  Ibid.

101  Ibid., p. 23.

102  Ibid., p. 25.

103  Ibid.

104  Ibid.

105  Ibid.

106  Ibid.

107  Ibid., p. 29.

108  Ibid.

109  Ibid.

110  Ibid., p. 30.

111  Ibid., p. 41. Il peut s’agir, à notre sens, d’un jeu de mot de Tieck sur Friedrich Ferdinand Fleck, l’un des plus grands acteurs shakespeariens du théâtre berlinois de l’époque et dont Tieck était ouvertement admiratif. A contrario, Tieck est l’un des plus féroces critiques du jeu (et plus tard du théâtre) d’August Wilhelm Iffland, qui succède à Fleck à partir de 1796.

112  Ibid., p. 44.

113  Ibid., p. 50.

114  Ibid., p. 51.

115  Ibid.

116  Ibid.

117  Ibid., p. 58.

118  Ibid., p. 59.

119  Ibid.

120  Ibid.

121  Ibid.

122  Ibid., p. 73.

123  Ibid.

124  Ibid.

125  Ibid.

126  Ibid., p. 86.

127  Ibid., p. 87.

128  Ibid.

129  Ibid., p. 88.

130  Ibid.

131  Ibid., p. 87.

132  Ibid.

133  Ibid.

134  Ibid.

135  Ibid., p. 90.

136  Ibid.

137  Ibid.

138  Ibid., p. 95.

139  Ibid.

140  Ibid., p. 102.

141  Ibid., p. 114.

142  Ibid., p. 115.

143  Ibid.

144  Ibid.

145  C’est bien là ce que confirme notamment toute la production la plus célèbre de Tieck, à savoir ses contes. Cf. sur ce point : A. Dumont, « Narration et langage transcendantal chez Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck. Le nécessaire, le contingent, l’imprévu », in Revue philosophique de Louvain, 2014, n°2.

146  Cf. F. Schlegel, Kritische Ausgabe, XII, 13.

147  Ce fragment est cité par Emmanuel Renault dans Hegel, la naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 114.

148  Ibid., p. 115.

149  J. Reid, « Hegel, critique de Solger : l’échec d’une expression ironique et le problème de la communication scientifique », in G.W.F. Hegel, L’Ironie romantique. Compte rendu des Écrits posthumes et correspondance de Solger, trad. fr. J. Reid, Paris, Vrin, 1997, p. 30.

150  Cf. l’étude rigoureuse et exhaustive, par Gilbert Gérard, du malheur de la conscience d’entendement dans les écrits iénaens : G. Gérard, Critique et dialectique. L’itinéraire de Hegel à Iéna (1801-1805), Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 1982, p. 65 et suiv.

151  G.W.F. Hegel, op. cit., p. 87.

Para citar este artículo

Augustin Dumont, «Le monde à l’envers selon Hegel», Phantasia [En ligne], Volume 2 - 2015, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=374.