L’an-esthésie architecturale
CNRS – UMR THALIM
Résumé
La contribution vise à décrire et à comprendre différentes figures de l’an-esthésie qui, dans notre expérience des édifices architecturaux et de la ville, s’articulent de manière quelquefois paradoxale à la sensation et à la perception. Les figures de l’an-esthésie architecturale sont rangées en deux pôles opposés. L’indifférence quotidienne à l’architecture (qui n’est nullement une absence de sensations), tout d’abord, sera comprise sous les trois aspects de la transparence, de la convenance et du rejet. Au contraire, l’an-esthésie du choc et du saisissement, examinée ici à partir du Staunen hégélien devant l’architecture égyptienne et de la torpeur hypnotique dont parle Worringer à propos de la ligne gothique, est analysée comme une auto-désactivation de la sensation exaspérée. L’article propose pour finir d’interpréter ces deux cas comme des expériences où nous sont rendus sensibles des traits essentiels de ce que veut dire sentir pour le sujet sentant.
Abstract
The paper aims to describe and understand several figures of the an-aesthesia that is, in our experience of buildings and towns, sometimes paradoxically intertwined with sensation and perception. These figures of architectural an-aesthesia are here described as belonging to two opposite poles. First, the everyday indifference to architecture (an indifference that is not an absence of sensations) is analysed as transparency, as convenience, or as repulse. The other pole is then that of anaesthesia as shock, here examined using the concept of Staunen associated by Hegel with the contemplation of Egyptian architecture, as well as the idea of hypnotic numbness that Wilhelm Worringer relates to the ‘Gothic line’. In this shock, the sensation seems to deactivate itself through its intensification. Finally, it is suggested that both these experiences teach us something essential about the nature of sensing for the feeling subject.
Zusammenfassung
Der Beitrag zielt darauf ab, unterschiedliche Formen der in der Architekturerfahrung stattfindenden Anästhesie (Non-aisthesis) zu beschreiben und zu deuten. Diese Formen der Anästhesie lassen sich zwei Polen zuordnen. Einerseits ist das die alltägliche Gleichgültigkeit gegenüber der Architektur – die keineswegs eine Abwesenheit von Empfindungen ist –, die hier unter den drei Aspekten ‚Transparenz‘, ‚Passend-sein‘, ‚Ablehnung‘ verstanden wird. Andererseits wird im Gegenteil dazu die architektonische Erfahrung des Ergriffenseins und Erstaunens aus zwei Perspektiven als Selbstaufhebung der intensivierten Empfindung analysiert: die des Staunens, welches Hegel mit der Betrachtung der ägyptischen Architektur assoziiert, sowie die des Rauschs oder der Betäubung, die Wilhelm Worringer im Kontext seiner Reflexionen auf die „gotische Linie“ erwähnt. Daran anschließend wird gefragt, inwiefern die in diesen Fällen der Anästhesie aufgezeigten Merkmale der Architekturerfahrung uns über das Wesen des Empfindens und Fühlens belehren können.
1Cette contribution vise à caractériser les différentes figures de l’an-esthésie qui, dans notre expérience des édifices architecturaux et de la ville, s’articulent de manière quelquefois paradoxale à la sensation et à la perception. Par anesthésie je n’entends pas, au sens courant et en particulier médical, la perte effective de la sensibilité ou narcose, mais l’opposé de l’aisthesis, l’absence ou la négation de la sensation ou de la perception. Or dans l’éventail infini des expériences architecturales, deux pôles extrêmes sont repérables où se fait jour une an-esthésie : d’un côté celui de l’indifférence quotidienne à l’architecture, de l’autre celui du saisissement qui nous fige, de l’étonnement qui interrompt et paralyse le cours des sensations. Dans un premier temps ce sont donc différentes nuances ou interprétations de l’indifférence quotidienne qui me retiendront, avec l’idée de faire voir que cette dernière n’est pas un simple ignorer, une absence de rapport à l’architecture, mais bien un certain type de relation à cette dernière. Je m’intéresserai ensuite à l’expérience du saisissement architectural, en comprenant l’an-esthésie, la désactivation du sentir liée au choc, à partir de deux perspectives assez différentes : celle du Staunen hégélien devant l’architecture égyptienne et celle de la torpeur hypnotique dont parle Worringer à propos de la ligne gothique. Dans un dernier moment, je m’interrogerai, à partir de certaines caractéristiques de l’an-esthésie architecturale dégagées dans les figures précédentes, sur la possibilité, pour ces dernières, de nous révéler ou de nous rendre sensible ce que de manière générale veut dire sentir pour la subjectivité finie.
1. L’anesthésie quotidienne : l’indifférence à l’architecture
2Cette anesthésie première est sans nul doute la plus difficile à cerner, car aussitôt que nous nous intéressons à l’expérience de l’architecture, nous perdons plus ou moins la naïveté du commerce immédiat et inattentif avec les édifices. En son sens le plus quotidien, l’an-esthésie architecturale désigne simplement l’indifférence à l’architecture. Ce qu’il s’agit de comprendre d’abord, c’est ce fait que nous avons affaire aux édifices, aux habitations, à la ville, sans pour autant qu’ils soient positivement un objet de notre perception consciente.
3Il faut préciser que l’indifférence quotidienne visée ici se situe en-deçà même de la distraction, qui présuppose quant à elle une sorte de perception de fond semi-consciente sur laquelle des objets fugacement se détachent et se parasitent les uns les autres. On cite souvent la phrase de Walter Benjamin selon laquelle : « L’architecture a depuis toujours offert le prototype d’une œuvre d’art dont la réception se produit dans la distraction et collectivement ».1 Mais ce qui apparaît dans l’analyse de Benjamin, c’est que dans la distraction ou plutôt la dispersion (Zerstreuung, l’éparpillement) est déjà réalisée une certaine modalité de l’attention et de la présence à l’objet : non pas un être-attentif tendu et concentré vers l’objet (ein gespanntes Aufmerken), mais un « remarquer en passant (ein beiläufiges Bemerken) »2– une attention démultipliée, fractionnée, polycentrée, d’autant moins aiguë certes pour chacun des objets vers lesquels elle se tourne simultanément ou successivement. Avec la dis-traction ou dis-persion, s’annonce déjà le regard du flâneur, de celui qui a le loisir nécessaire pour, non pas certes prendre positivement la ville comme objet de contemplation (ce que fait le touriste, concentré devant le monument à voir), mais s’y offrir, la laisser envahir son champ de vision et tous ses sens, et en même temps pour absorber tout cela et le remettre sans arrêt à distance. La dis-traction présuppose une appréhension infra-consciente sur laquelle des objets fugacement se détachent et se parasitent les uns les autres. En ce sens, comme le fait comprendre sa subtile caractérisation par Benjamin, elle est déjà seconde par rapport à l’an-esthésie quotidienne qu’il nous faut décrire ici en ses différentes strates.
4Dans son usage le plus quotidien, en effet, ce que l’architecture construit est là comme transparent à nos fins. On peut s’aider, pour le comprendre, du concept de Zuhandenheit (ustensilité, caractère de ce qui est prêt à être manipulé) à l’aide duquel Heidegger désigne l’attitude première que nous avons par rapport au monde et aux choses du monde. Il s’agit pour lui de mettre en évidence que notre expérience du monde n’est pas celle, que nous tenions pour originaire, de la perception sensible de choses singulières. Un monde est là pour nous, ou nous sommes au monde, d’abord dans une attitude non pas théorique, non pas tournée vers la connaissance fût-elle sensible, mais pragmatique, une attitude qui appréhende sans y penser les choses comme du « fait-pour ... ». Ce que l’on trouve, en effet, dans la praxis, « ce sont des outils pour écrire, pour coudre, pour effectuer un travail manuel, pour se déplacer, pour mesurer »3. Je ne perçois pas la rue comme (chose-) rue, pas même comme collection d’impressions bruyantes et chatoyantes, mais d’abord comme un « pour aller là-bas », qui est d’emblée pour ma visée d’aller quelque part, qui est donc comme un prolongement pratique de mes buts et qu’à ce titre je prends aussi peu le temps de percevoir que je ne le prends de me percevoir moi-même. L’an-esthésie, comprise comme non-perception (la perception étant vue alors comme le socle de toute connaissance), n’est ici ni refus du sensible ni son oubli, mais tout simplement son non-être-là-pour-moi-comme perceptible. « La spécificité de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main consiste à se retirer pour ainsi dire en son être à-portée-de main, de façon à être justement à proprement parler à-portée-de-la-main »4. Et il y a d’autant moins perception, dans l’ustensilité, que la perception exige la fixation sur une chose singulière, alors que tout outil se donne d’emblée comme complexe d’outils, c’est-à-dire à travers « son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre »5. J’ai affaire quotidiennement chez moi aux choses-pour-écrire à travers mon rapport à la chambre, que pour autant je ne saisis pas elle-même séparément (« thématiquement ») et évidemment pas comme objet de connaissance ni même d’intuition géométrique (« intervalle entre quatre murs »), mais comme le ce-à-travers-quoi tout s’organise et prend place pour moi sans que j’y réfléchisse : un « outil d’habitation » (Wohnzeug) qui s’efface derrière le pour-écrire, le pour-aérer, le pour-éclairer etc. et qui donc comme outil ou ustensile n’est même pas présent pour moi (le fait pour la chose d’être simplement présente pour moi, vorhanden, doit être gagné sur l’ustensilité, ne peut que passer par elle6).
5Mais que se passe-t-il lorsque l’outil, l’ustensile est défectueux ? Il semble que je remarque enfin la route lorsqu’elle est pleine de nids de poule, la marche lorsqu’elle est trop haute ou trop basse pour mon enjambée, le parvis seulement lorsqu’il est dangereusement glissant en cas de pluie : ils sortent alors de leur transparence ustensilaire, se font remarquer – sans pour autant devenir l’objet d’une perception en tant que choses autonomes, car ils s’imposent à cet instant encore davantage (négativement) dans leur ustensilité. Néanmoins, dans chacun de ces exemples, on remarque que le défaut d’usage se fait jour comme défaut d’ajustement entre d’un côté un corps sentant et se mouvant, de l’autre un bâti, édifice ou voie. Heidegger remarque qu’avec l’ustensilité je rencontre en fait aussi, comme de biais, autrui comme usager. L’autre est alors comme moi le ce-pour-quoi de l’ustensilité, qui est pour l’usager. Or justement il faut remarquer que la quasi-naturalité, l’allant-de-soi de l’ustensile n’est pas brisée seulement par l’outil défectueux, mais aussi lorsque le sujet ne se conforme pas, de soi-même, à la norme d’un autrui dépersonnalisé, ou si l’on veut au corps normé, étalonné, qui préside silencieusement à l’ustensilité. La Zuhandenheit s’avère ainsi comme l’avers dont le « on » standardisé et normatif est le revers. L’enfant, la personne handicapée expérimentent quotidiennement, douloureusement parfois, le caractère non enveloppant et non connaturel à eux de l’espace bâti, trop grand, trop dur, trop lourd, trop haut. Certes l’ustensilité s’impose alors ex negativo d’autant plus fortement. Mais dans une telle expérience est en outre mis au jour autre chose que l’ustensilité : une convenance ou disconvenance entre la corporéité du sujet et celle de l’ustensile.
6Dès lors se profile une autre sorte d’indifférence, une indifférence non plus par transparence de l’ustensile à mes buts, mais par convenance parfaite entre la chose architecturale et mon corps sentant et se mouvant. C’est l’indifférence d’un habiter qui va de soi7, indifférence positive qui s’explique à partir de la correspondance entre, si l’on veut, des invitations à des gestes, présentes dans la chose bâtie, et les gestes réalisés par son occupant, sa manière d’habiter, d’être, en ce lieu, à l’espace et au temps. Si, de manière générale, on élucide les « gestes de l’architecture » comme « la masse des intentions enfouies dans un édifice comme une multiplicité de propositions d’habitabilité »8, alors s’éclairent les moments où nous habitons l’espace de l’architecture comme un écho quasiment naturel à nos mouvements, en un accordage qui ne nécessite nulle perception consciente. Dans un texte évoquant l’espace architectural du Couvent Sainte-Marie de la Tourette (œuvre de Le Corbusier), Jean-François Lyotard a caractérisé comme suit cette deuxième forme de « non-perception », convenance issue d’une longue fréquentation au cours de laquelle nous avons fini littéralement par vibrer « sur la même longueur d’onde » que notre maison: « La maison que j’habite, elle m’habite, je n’ai pas besoin de l’entendre, nous nous « entendons ». A quatre heures de la nuit, je descends l’escalier, je traverse le bas en contournant les meubles, en passant les portes, je vais au frigidaire prendre un verre de lait – sans allumer. Là où je peux être somnambule sans erreur, là est ma maison »9. La convenance est une absence de perception thématisante, consciente (« somnambule »), mais elle n’est pas une absence d’aisthesis. On voit bien en effet que c’est le corps qui se règle et s’ajuste, par le biais d’une multitude d’impressions infra-conscientes, sur la disposition des pièces et l’aménagement de la maison, qui, de son côté, est susceptible d’accueillir cet ajustement. Le somnambulisme est cet état d’« être-avec » une vie plus large, non atteinte par la conscience. Ce deuxième type d’indifférence donc n’exclut pas le sentir, mais un sentir non porté à la conscience (d’ailleurs sans doute plus individuel, plus personnalisé que ce que l’image du somnambulisme pourrait impliquer) : je sens, mais sans sentir que je sens, mon sentir n’est ni face à face ni rencontre avec l’objet, c’est un sentir collatéral, un être-entouré. « Comprendre » l’édifice, en ce sens, c’est « être en phase » avec la rythmique qui le caractérise10 – un rapport non pas de frontalité mais d’ « enveloppement » mutuel que Lyotard pense analogue à celui « de l’aimée et de l’amant »11. L’aisthesis dont il est question dans cette convenance, celle qui reste la plupart du temps en dessous du seuil de la conscience, c’est en particulier celle de toutes ces sensations subtiles et inaperçues qui constituent le sol imperceptible de mon être dans un lieu. La chaleur, le degré d’humidité, l’environnement sonore, les variations faibles de la lumière, les ondes électromagnétiques mais aussi la sensation de mon propre mouvement: autant de facteurs sensoriels qui, en deçà même de tout geste possible, composent notre expérience du lieu mais ne sont pas objets de perception ni même d’impression identifiable. C’est en grande partie sur ce type de perceptions infra-conscientes que repose l’atmosphère suscitée par un édifice – un aspect largement exploré par les esthétiques phénoménologiques contemporaines en langue allemande, mais aussi (et parfois à leur suite) par la théorie de l’architecture et de l’urbanisme12.
7Reste que le corps reçoit et traite de telles sensations. Dans cette mesure même, l’an-esthésie peut fort bien être non pas une absence de concentration mais une barricade, une protection contre un trop plein de sensations, une surstimulation qui nous déborde. L’exemple le plus éclatant en est l’an-esthésie réactive du citadin blasé de la grande ville, que Georg Simmel a élucidée avec finesse dans son article sur « Les grandes villes et la vie de l’esprit » (1903). En étant blasé, indifférent à la diversité ou au changement dans le cadre de ses activités et interactions quotidiennes, l’habitant de la grande ville protège en fait à double titre son individualité. La grande ville en effet c’est, tout d’abord, le lieu d’objectivation massive de la culture, dans des édifices qui solidifient symboliquement l’universel, c’est-à-dire aussi l’impersonnel. Simmel écrit : « […] les grandes villes sont en propre le théâtre de cette culture qui dépasse tout ce qui est personnel. Les bâtiments et les établissements d’enseignement, le miracle et le confort de la technique qui a vaincu l’espace, les formes que prend la vie sociale et les institutions visibles de l’État présentent une richesse si proliférante d’un esprit cristallisé et devenu impersonnel, que la personnalité ne peut pour ainsi dire plus lui faire face »13. Pour se conserver comme tel individu unique, singulier devant cet universel qui s’oppose et s’impose à lui, le citadin ne peut que se réfugier dans l’indifférence qui refuse la perception attentive des bâtiments ; ce refus est corrélé à l’affirmation active de sa propre originalité. Mais c’est aussi un autre aspect de son individualité qu’il protège par l’indifférence : le fait, tout simplement, d’être un, de se savoir comme l’unité de sa propre vie psychique14. En effet, la grande ville, c’est aussi le lieu où « l’agglutination (Zusammendrängung) des hommes et des choses »15 est quantitativement si élevée qu’elle se transforme en une nouvelle qualité de la vie16 : une vie où les nerfs sont constamment poussés à leurs limites, du fait du « contact extérieur continuel avec d’innombrables êtres humains »17. C’est que cette rencontre ne se limite justement pas à un contact extérieur ; par l’intermédiaire des stimulations sensorielles immédiates, elle est susceptible de nous atteindre dans le tissage affectif de notre âme18. Or, répondre à toutes ces stimulations sensorielles quotidiennes aurait pour conséquence que « l’on s’atomiserait complètement intérieurement »19. Notre autoconservation comme individu, comme point d’unité ayant une consistance hors des autres, exige donc de nous l’indifférence, c’est-à-dire le fait de ne pas répondre par des états affectifs ou des sentiments aux stimulations, ou encore de refouler de telles réactions. Cette indifférence n’est pas un ne-pas-être-atteint par les contacts avec les choses et les gens, c’est un acte positif de défense, de dénégation, donc, en fait, un antagonisme ou une « aversion latente »20, positive. Toutefois, Simmel décèle aussi non pas un état mais un processus d’an-esthésie, à comprendre comme l’effet à long terme de la vie en ville, comme l’affaiblissement graduel du seuil de la sensibilité21, affaiblissement qui n’est que l’inévitable autre face d’une hyperesthésie, de l’impact, trop fort pour l’intégrité individuelle, d’une foule de sensations diverses.
8Dans l’ustensilité, dans la convenance de l’habiter familier ou dans le « circulez, y’a rien à voir » de l’être-pris quotidiennement dans le monde du travail, de l’aller et du faire, le rapport à l’architecture et à l’urbanisme s’installe sous les diverses formes d’une anesthésie qui n’est pas une absence de sensation (de contact dans le corps à corps) mais une absence de perception, plus ou moins voulue, plus ou moins consciente. À l’autre extrémité de l’expérience architecturale, il y a la disposition attentive qui prend volontairement pour objet du percevoir le bâti. Or, telle est l’hypothèse que je voudrais explorer maintenant, ici aussi, quoique d’une manière bien différente, l’aisthesis se trouve désactivée.
2. L’anesthésie par excès : le saisissement
9Il a souvent été remarqué que l’expérience de l’architecture, lorsque celle-ci advient non dans l’indifférence quotidienne mais dans le centre même de notre perception, est l’expérience d’une surprise, d’un choc, d’un étonnement. Benoît Goetz suggère à juste titre qu’il faudrait établir un « nuancier du thaumazein » que nous éprouvons, devant ou dans l’édifice et la ville, sous les nuances pathiques les plus diverses22. Reste que, quelles que soient ses nuances, ce choc n’est pas une surprise anecdotique, qui pourrait rétrospectivement s’insérer dans la sphère du normal, mais bien un choc qui a à voir avec ce que veut dire être pour le sujet qui le reçoit23. Je voudrais ici comprendre un certain choc architectural comme an-esthésie, comme une annulation de la sensation, qui est identiquement un débordement du sujet par la sensation.
10C’est ce qui ressort tout d’abord de l’étonnement que Hegel voit comme l’état affectif lié à l’art symbolique en général et à l’architecture en particulier. On se souvient que Hegel dans ses Cours d’esthétique différencie trois moments de l’auto-exposition de l’esprit absolu dans l’art : le symbolique, le classique et le romantique. Le symbolique, première étape de l’auto-configuration artistique de l’esprit, désigne à la fois une étape historico-géographique de l’histoire de l’art mondiale (essentiellement : l’antiquité perse, indienne, égyptienne), et un certain mode de rapport de l’esprit ou de l’Idée à sa configuration sensible. Bien qu’il traverse les différents arts, le symbolique selon Hegel se réalise par excellence dans un art en particulier : l’architecture, qui la première produit, au sens propre, un deuxième monde, érigé, à l’opposé du monde naturel, par l’esprit, et toutefois dans et par les matériaux de ce monde naturel en soi dépourvu d’esprit. Le particulier de ce deuxième monde fait de main d’homme est que, tout en étant transi d’esprit, il ne découvre jamais clairement l’esprit comme tel. Le type de l’art symbolique, comme équilibre énigmatique de la matière re-créée comme esprit obscur à soi-même, c’est selon Hegel l’art égyptien. Or c’est précisément à propos des constructions architecturales de l’Egypte ancienne que Hegel mentionne de manière récurrente l’étonnement, avec les termes stupend, erstaunen, Verwunderung, et surtout Staunen qui me retiendra. En quoi consiste, selon Hegel, le choc spécifique devant ce moment architectural qui est en même temps le moment même de la naissance de l’art ?
11Comme souvent, il y a ici deux aspects qui coexistent dans l’explication hégélienne. L’étonnement architectural, c’est, d’abord, l’état affectif de la conscience qui se retrouve elle-même dans l’altérité, sans pour autant comprendre clairement ces retrouvailles : c’est la fascination de Narcisse pour son image non encore sue telle, fascination faite de la coexistence paradoxale de la conscience de l’altérité, et du pressentiment de l’identité. La Verwunderung (l’étonnement admiratif) est le nom subjectif du surgissement du symbolique, que Hegel situe dans l’entre-deux entre l’homme qui ne s’étonne pas encore (hébété dans la coïncidence inconsciente à soi) et l’homme blasé qui, dit-il, « a transformé les objets et leur existence en une intellection consciente de soi de l’esprit, portant sur eux »24. Très précisément la Verwunderung est donc le nom affectif de la coexistence, dans le sujet, de deux choses 1) le sentiment d’une contradiction dans la perception d’un objet qui n’est pour moi ni purement Autre, ni entièrement de nature spirituelle et 2) une forte tendance à supprimer le sentiment de cette contradiction. Cette analyse est cruciale en ce qu’elle reconnaît que le choc du symbolique, donc de l’architectural, n’a rien d’anecdotique, qu’il a au contraire directement à voir avec l’avènement de la conscience de soi de l’être humain comme esprit, donc avec ce qu’il y a de plus essentiel dans l’être humain. Mais l’analyse de l’étonnement comme Verwunderung rabat la commotion architecturale sur l’étonnement philosophique de l’esprit advenant à soi, c’est-à-dire sur un logos en puissance.
12Or les choses se présentent un peu différemment lorsque Hegel, analysant non plus le symbolique en général mais l’architecture égyptienne, donne voix non plus à l’étonnement admiratif du philosophe, mais à la stupéfaction (la stupor) de celui-là même qui contemple. Et ici il est moins question de Verwunderung que de erstaunen, stupend ou Staunen. L’étonnement est décrit ici comme résultant de causes proprement architectoniques : la « massivité » et le caractère « colossal » des constructions égyptiennes, l’énormité de leurs dimensions non seulement comme mesure absolue mais aussi par rapport à l’étalon qu’est la taille humaine25, le nombre et la répétition régulière des éléments (colonnes, murs mais aussi sphinx et Memnons colossaux en rangées, qui sont de ce fait architecturaux plutôt que sculpturaux26), le fait que ces constructions nous englobent et nous prennent entièrement en elles. Hegel évoque en détail les temples avec leurs immenses allées de sphinx ou de Memnons, leurs murs peints de hiéroglyphes, leurs forêts de colonnes ; les pyramides ; les constructions souterraines ; enfin dans les labyrinthes, la multiplicité des passages entre les espaces et des circonvolutions entre les cours nous emplissent d’un « saisissement mille fois renouvelé (mit tausendfachem Staunen) »27. Hegel réinvestit bien sûr consciemment le sublime kantien dans l’analyse de l’architecture comme symbolique : il suggère un écrasement de la sensation par excès de la sensation et de ce fait la redirection (ici inconsciente !) du sujet vers sa propre dimension supra-sensible28. Mais en même temps c’est l’architecture, dans ce moment où elle est encore entièrement « pour soi » et pas encore entourage du sujet conscient de soi (Behausung ou « maisonification »), qui est désignée comme le moment du Staunen par excellence.
13Le dictionnaire (Deutsches Wörterbuch) des frères Grimm nous apprend que staunen a été réintroduit de manière volontaire dans la langue littéraire allemande par Albrecht von Haller (1708-1777) en 173029. L’allemand n’utilisait jusqu’alors que erstaunen, et Haller va chercher staunen dans le suisse-allemand courant, où ce terme signifie « rester là silencieux, immobile, gedankenvoll oder gedankenlos ». À partir de cette réintroduction, le mot est assez vite associé à l’expérience du sublime30 : il désigne une concentration de l’attention, un arrêt provoqué par quelque chose de surprenant, et un arrêt qui nous fait penser. Or ce mot de Staunen est d’emblée pris dans une petite histoire germano-française : en effet, les frères Grimm contestent la reconduction alors en faveur de staunen au français étonner (au sens fort de « frappé par le tonnerre »), et opposent à cette prétendue étymologie la racine germanique « stu » qui signifie starr und steif sein, être rigide, paralysé, figé, voire ankylosé, engourdi, en torpeur ; le sens de staunen comprend également l’idée d’être troublé, ébranlé, voire inquiété. Or, deuxième étape de la petite histoire germano-française, pourquoi ce terme est-il volontairement réintroduit en allemand à partir du suisse ? Pour traduire, nous dit-on, le verbe français rêver. Ce verbe signifiait alors, selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 : 1) faire des songes 2) être en délire (par ex. fiévreux) 3) être distrait, laisser aller son imagination sans aucun but précis sur des choses vagues (nous dirions : être dans la lune) et 4) penser, méditer prondément sur quelque chose (par ex. sur la solution d’un problème). Haller dit : pour traduire rêver, nous n’avons que staunen.
14Que retirer de tout cela pour le Staunen devant la pyramide ou le labyrinthe – la paralysie sacrée ? Dans ce figement et ce durcissement de tout l’être, on a deux mouvements en apparence opposés, mais que le génie de la langue réunit en un seul mot, rêver : un être complètement hors de soi, en train de rêver, de s’oublier soi-même comme conscience, et un être complètement en soi, concentré dans la réflexion. Ne sachant plus s’il est dedans ou dehors, intérieur ou extérieur à ce qu’il a devant soi, le contemplateur se fige, tombe en torpeur, perd toute assise. Or si le philosophe sait la nature de ce vacillement comme entre-deux de la nature et de l’esprit conscient de soi, le contemplateur lui-même ne le sait pas, il ne voit pas le staunen comme la traduction affective de la Verwunderung potentiellement philosophique, mais il est pris dans cette déstabilisation fondamentale, dans ce dedans-dehors, il est lui-même le centre absolument figé, le pivot qui peut être l’un ou l’autre indifféremment. Dans l’expérience du Staunen ce qui est indiqué, c’est le point même de la différenciation en un intérieur et un extérieur, le sujet sensible, affecté, comme absolue possibilité de la différenciation des deux.
15Appelons cette expérience saisissement, en restreignant le sens de ce terme à l’expérience de l’architecture31, et en notant trois significations qui s’y interpénètrent : l’être-entouré, être englobé, se sentir compris par quelque chose qui me dépasse (l’écrasement par la sensation) ; l’être-immobilisé, figé, la fixation qui me retire de la sensation, l’hébétude non plus par absence d’étonnement mais par débordement de mes capacités aisthétiques ; l’être-transpercé, l’être atteint au cœur, c’est-à-dire que le pur entourage ne reste pas une extériorité mais m’enfonce purement et simplement en moi-même, en une déstabilisation et un revirement non pas accidentels mais essentiels.
16Si dans le Staunen hégélien se découvre, dans l’an-esthésie par saturation, la pure possibilité de la disjonction intérieur-extérieur, Wilhelm Worringer, analysant dans une perspective bien différente le saisissement architectural dans le cas de la ligne gothique, nous permet quant à lui d’appréhender le sens de ce saisissement par rapport au mouvement – autre caractère essentiel à la perception architecturale. Dans les Formprobleme der Gotik (Problèmes formels du gothique, 1911), Worringer prend le « gothique » non pas au sens d’une catégorie historiographique objective, mais pour caractériser une certaine volonté formelle (Formwille), qu’il tente de définir pour elle-même (de manière plus ou moins anhistorique) avant de la retrouver, de manière plus ou moins cachée, dans différentes étapes de l’histoire de l’art. La perspective générale de Worringer est celle d’une « psychologie du style » dont l’objet est d’élucider « les valeurs formelles comme expression précise des valeurs intérieures »32 ; par valeurs intérieures, il entend des états psychiques non pas occasionnels, mais définissant une certaine teneur affective du rapport de l’homme au monde, c’est-à-dire en fait une certaine constitution affective-émotionnelle de la spatialité. Quant à la tonalité affective gothique, Worringer en trouve la manifestation originelle dans l’ornementation nordique des bandes entrelacées et tressées, un « fantastique linéaire »33 apparu après la fin de l’Empire romain sur la base préalable d’une ornementation abstraite, et qui constitue selon lui le prélude au gothique tel que nous le connaissons dans l’architecture des cathédrales. Si nous nous immergeons dans la sensation des détours, retours et brisures des bandes entrelacées ou, tout autant, dans la verticalité interminable des lignes de la cathédrale gothique, que ressentons-nous ? D’abord une dynamique qui nous dépasse, nous déborde, se saisit de nous et à laquelle nous ne pouvons pas échapper. Alors que l’art classique, par sa régularité, répond au rythme organique qui nous est naturel, ici notre sentiment vital « se sent entraîné d’une façon inouïe, saisi d’une ivresse du mouvement » comme si la ligne avait une volonté propre s’imposant à la nôtre. À propos de la roue qui tourne, la roue-turbine opposée à l’étoile géométrique par exemple, Worringer note qu’elle exprime « un mouvement violent », « que l’on ne peut pas arrêter ni entraver »34. Nous nous sentons englobés, non seulement par la matérialité concrète d’un bâtiment mais aussi et surtout par la violence d’une sensation saturée d’affect. Or cet être-englobé, c’est sa deuxième caractéristique, suscite en nous non pas tant une hyperexcitation que le retournement de la sensation exaspérée en an-esthésie : Worringer parle de « spasme de la sensation (Empfindungskrampf) »35, d’ivresse (Rausch)36 mais aussi de torpeur et d’engourdissement (betäubt, Betäubung, l’anesthésie au sens médical !)37. La volonté créatrice gothique est la volonté d’un paroxysme de l’aisthesis, d’un vertige de l’exaspération sensorielle tel que la sensation littéralement n’y survive pas et s’inverse alors en du purement geistig (avec toute l’ambiguïté de ce terme allemand qui renvoie au ‘spirituel’ et à l’‘intellectuel’), dans ce que Worringer appelle le « pathétique non sensuel (unsinnlich, an-esthésique), suprasensible de l’architecture gothique »38. Mais ce qui est recherché ici n’est pas tant le contact avec l’objet, que l’extinction du conflit intérieur qui, selon Worringer, caractérise l’état affectif gothique : l’homme gothique en sait à la fois trop et trop peu sur l’ordre du monde et la rationalité de l’espace, il en sait juste assez pour avoir le sentiment d’un dualisme irrémédiable entre sa propre intériorité et le chaos du réel39, déchirement auquel il cherche justement à échapper dans l’ivresse paroxystique de la sensation40. Une telle sensation, on le comprend, n’a pratiquement plus pour objet qu’elle-même41. Et – troisième caractéristique décisive – son retournement pour ainsi dire hypnotique ne nous donne pas non plus accès à un objet, mais, nous dit Worringer de manière remarquable, à un mouvement pur, c’est-à-dire à un mouvement absolument non sensible, à un mouvement au-delà, ou en-deçà, de toute sensation. « La mélodie infinie de la ligne flotte à l’esprit de l’homme septentrional dans son ornementation, cette ligne infinie qui ne nous réjouit pas mais nous engourdit (betäubt) et nous contraint à nous abandonner, sans volonté. Si nous fermons les yeux après avoir contemplé l’ornementation septentrionale, seule l’impression d’une mobilité infinie, dépourvue de corps, continue de résonner »42. Avec cette mobilité absolument immatérielle, ce mouvement non objectif, c’est au réel même que l’homme gothique accède, nous dit Worringer.
17Je voudrais suivre maintenant cette indication énigmatique, ainsi que l’autre qu’il nous donne lorsqu’il parle du « transcendantalisme » de l’art gothique. On peut en effet interpréter ce dernier terme comme une manière vague de désigner le caractère de ce qui est ‘transcendant’, dépasse la réalité sensible. Mais il est également possible, dans le contexte bien particulier de l’histoire de l’art philosophique élaborée par Worringer, d’entendre résonner ici une connotation kantienne43 et de l’interpréter comme indiquant la découverte de structures de la subjectivité sensible, ce que je vais maintenant esquisser.
3. Anesthésie architecturale et subjectivité sensible
18Dans tout l’écart qui sépare une histoire spéculative de l’art d’une psychologie du style, Hegel sur l’architecture égyptienne, Worringer sur la psyché gothique font une hypothèse analogue : ce qui se révèle à nous dans l’expérience du saisissement architectural, ce n’est pas une surprise fugace des sens, destinée à se renverser en une appréhension blasée des édifices, mais bien une condition fondamentale de notre être-au-monde – condition en soi inatteignable par la perception sensible, mais rendue sensible dans l’expérience architecturale. Dans le symbolique hégélien, se révèle l’absolue extériorité à soi du purement intérieur, la réversibilité incompréhensible de l’intérieur en extérieur. Dans le ‘pathétique’ gothique selon Worringer, s’exhibe un retour en deçà de la dualité du sujet et du monde, dans l’accès extatique au (réel comme) pur mouvement. Les sensations et sentiments suscités par un certain type d’architecture caractérisent un saisissement – enveloppement et entraînement, arrêt et figement, enfoncement en moi-même – qui apparaît comme une auto-désactivation du sentir44. Dans un dernier moment de cette contribution, j’explorerai l’hypothèse suivante : cette an-esthésie paradoxale, propre à l’expérience du choc architectural, nous renseigne sur ce que veut dire pour nous sentir. Elle fait apparaître visiblement et matériellement, en tant que mode architectural de spatialisation, ce que signifie pour nous être un sujet sensible.
19Deux suggestions peuvent nous guider ici, l’une de Merleau-Ponty, l’autre de Maldiney. Dans Le Visible et l’invisible, Merleau-Ponty écrit, réfléchissant sur l’art et la philosophie : « L’Être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience. »45. C’est-à-dire que l’art trouve contact avec ce que veut dire pour nous être, en faisant apparaître une nouvelle sorte d’être, un être à la fois décroché du premier, et qui en même temps n’est rien d’autre que le premier ; un redoublement poïétique où l’être en vient à s’éprouver soi-même. Dans le cas qui nous intéresse ici – l’articulation de notre être sensible, de la spatialité et de l’architecture – , il s’agirait alors de penser ceci : la création architecturale nous donne ou nous re-donne, dans une certaine constitution sensible et affective de l’espace (le saisissement), notre être sensible comme tel, ou encore ce que signifie pour nous être un sujet sensible et sentant. Maldiney écrit : « L’Art est la vérité du sentir, non le mémorial des impressions. »46 En ce sens l’art comporte nécessairement un moment d’an-esthésie, un moment où nous nous décollons de la pure sensibilité, ce qui ne signifie peut-être pas d’ailleurs que nous en sortons. Faisons alors l’hypothèse suivante : si l’architecture peut nous donner, nous présenter, en ses réalisations et dans l’épreuve que nous en faisons, la vérité du sentir spatial, c’est du fait de ce décollage par rapport à l’impression que produit le moment an-esthétique du saisissement.
20Comment comprendre, maintenant, l’idée selon laquelle les caractères propres à l’expérience architecturale nous découvrent dans le sensible ce que veut dire pour nous être un sujet sentant ?
21Première hypothèse qui sera ici esquissée : l’architecture comme articulation d’un dedans et d’un dehors – et, par excellence, le saisissement dans lequel je m’éprouve comme le point même de leur disjonction – reflète ou plutôt re-crée – et donc, crée –, dans le sensible, le moment où la subjectivité finie s’éprouve comme telle, où le sujet sensible se sent et se sait décrocher du sensible dans lequel pourtant il ne cesse de s’inscrire. Toujours dans Le Visible et l’invisible, Merleau-Ponty désigne le moment anthropologique, classiquement désigné comme « miraculeuse promotion de l’être à la conscience »47, bien plutôt comme « la ségrégation du "dedans" et du "dehors" »48. Or ce moment de la naissance du sujet à lui-même n’est pas à comprendre à partir d’une opposition corps/esprit, nature/conscience, mais comme « déhiscence », décrochement de soi par rapport à soi dans la position d’un dehors et d’un dedans, qui s’articulent premièrement dans « la cohésion de l’endroit et de l’envers de mon corps »49. L’incompréhensible scission et réversibilité de l’intérieur en extérieur et de l’extérieur en intérieur, éprouvée à partir de l’aisthesis architecturale dans l’affect du Staunen (le « rêver »), n’est plus alors simplement le premier moment de l’esprit conscient de soi, mais bel et bien le seul mode de présence possible à nous-mêmes : celle du contemplateur de la pyramide ou du labyrinthe, présent à l’esprit en une présence brouillée, inscrite (Merleau-Ponty), en un décrochement qui n’est ni pure adhésion au réel, ni claire contemplation de soi, mais un se voir de biais, avec toujours un point aveugle50. Le saisissement architectural comme disjonction et retournement de l’intérieur/extérieur nous rend sensible ce fait, souligné par Merleau-Ponty, que le sentir ne s’effectue ni en nous ni dans la chose, c’est-à-dire aussi que comme être sentant, nous ne relevons ni de l’extériorité, ni d’un point de vue intérieur sur le monde, mais bien de cette réversibilité mutuelle du contenir et de l’être-contenu. L’épreuve an-esthésiante du figement où je deviens, dans le contact avec l’œuvre architecturale, l’inversion même – purement immatérielle – d’un dehors en un dedans, d’un dedans en un dehors, me donne dans l’affect la déhiscence du sentir.
22Deuxième hypothèse : la version du saisissement architectural découverte ici avec Worringer – l’an-esthésie hypnotique devant une mobilité absolument in-corporelle – me donne elle aussi accès, sous la forme d’une expérience sensible et affective, à un trait essentiel du sentir : n’être pas accompagné de mouvement, mais être lui-même essentiellement mouvement. Chez le dernier Merleau-Ponty, en particulier, on trouve cette idée que la perception est, en tant que perception, mouvement et qu’inversement la motricité (et non le mouvement objectivement visible, le changement de lieu) constitue l’espace même qu’elle tend à percevoir. Renaud Barbaras a souligné cette corrélation intrinsèque d’une motricité essentielle du « sujet » (un terme qui devient dans ce contexte inadéquat si on l’oppose à un objet) ou « dynamisme sans déplacement »51, avec le sentir comme phénoménalisation. Une couleur perçue, ainsi, n’est pas une qualité de l’objet, mais à la fois « une certaine manière d’habiter l’espace, d’organiser le champ »52 et conjointement une certaine intentionnalité motrice en moi. « Wahrnehmen et Sich bewegen émergent l’un de l’autre », écrit Merleau-Ponty53. R. Barbaras a réaffirmé l’importance de cette corrélation en reprenant, dans un article intitulé « L’espace et le mouvement vivant »54, à Jan Patočka l’idée que le mouvement est coïncidence, ou indistinction, du sujet et de l’objet : que l’on parte en effet du mouvement réalisé, renvoyant à la subjectivité qui le met en œuvre, ou que l’on parte, à l’inverse, du sujet même qui a conscience de se mouvoir, c’est dans et par le mouvement que le sujet se sait inscrit dans le réel55. Or le mouvement, s’il est un se-porter-vers, est aussi une retenue de ce se-porter-vers, il reste comme mouvement en excès par rapport à la position qu’il adopte finalement. Mais cette conjonction d’un aller-vers et d’un retrait qui laisse du jeu par rapport à ce vers quoi on va, caractérise tout autant la perception, qui se porte vers son objet mais peut aussi adopter d’autres perspectives. Le mouvement et le sentir ne doivent pas être compris comme étrangers l’un à l’autre mais au contraire comme partageant un même dynamisme fondamental. Ce que Barbaras exprime aussi de la manière suivante : « la perception ne naît que dans le mouvement qui laisse le perçu derrière lui : la perception consiste à passer à autre chose. […] rejoindre le perçu, c’est le saisir comme toujours déjà en retrait sur un mouvement de dépassement : le perçu, c’est le dépassé. »56 Perception et mouvement procèdent d’un seul et même dynamisme du sujet vivant, qui en chaque expérience pose en même temps la négation de cette expérience, son lien intrinsèque à un aller-plus-loin57. Là encore le mouvement ainsi considéré n’est pas un déplacement corporel. L’ivresse hypnotique de la ligne gothique nous donnait précisément et paradoxalement dans une expérience sensorielle et affective cet insensible, ce mouvement incorporel, et ce faisant nous autorisait l’expérience d’un trait essentiel du sentir du sujet fini, qui est d’être un sentir originairement articulé au mouvement.Ce que Worringer décrit comme l’an-esthésie gothique, comme le passage au pur mouvement annihilant la sensation dans son exaspération même, nous donnerait à expérimenter – re-créerait pour nous – le dynamisme originaire du sujet vivant, dont une face est le sentir et l’autre le mouvement58.
23Ce qui resterait bien sûr à penser au terme de ce parcours, ce sont les zones de recouvrement et de passage de l’anesthésie-indifférence à l’anesthésie-saisissement. Nombreux sont sans doute les édifices ou ensembles d’édifices qui peuvent se prêter, à différents moments ou pour différentes personnes, aussi bien à la première qu’à la seconde – à ces deux pôles de l’aisthesis architecturale qu’il faudrait arriver à penser comme à la fois opposés et unis. L’appel à percevoir et à me laisser saisir en retour lancé par l’œuvre la plus magnifique peut être ignoré, et réciproquement une architecture banale peut parfois devenir, à la faveur d’un instant, le lieu de cet arrêt et de ce décrochage dans lesquels la nature même du sentir me devient sensible. Mais, pour se réapproprier ce qui disparaît dans l’anesthésie du rapport quotidien aux bâtiments et aux villes, y a-t-il une autre possibilité que l’anesthésie plus rare du saisissement qui, dans la dés-orientation la plus radicale, nous rend étonnament à nous-mêmes ?
Voetnoten
1 « Die Architektur bot von jeher den Prototyp eines Kunstwerks, dessen Rezeption in der Zerstreuung und durch das Kollektivum erfolgt » (Benjamin (W.), « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », in Benjamin (W.), GesammelteSchriften, Bd I.2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990, p. 465).
2 Benjamin (W.), « Das Kunstwerk… », p. 466.
3 Heidegger (M.), Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 92006, §15, p. 68; Être et temps, traduction française par Emmanuel Martineau, édition numérique hors commerce (http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf), p. 73.
4 Heidegger (M.), Sein und Zeit, §15, p. 69 ; Être et temps, p. 74-75.
5 Heidegger (M.), Sein und Zeit, §15, p. 68 ; Être et temps, p. 74.
6 Heidegger (M.), Sein und Zeit, §15, p. 71 ; Être et temps, p. 76.
7 Ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’habiter en général : il s’agit ici d’une manière d’habiter.
8 Goetz (B.), Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Lagrasse, Verdier, 2011, p. 144.
9 Lyotard (J.-F.), « Conventus », in (du même) Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 197-208, ici p. 201.
10 Ibidem.
11 Lyotard (J.-F.), « Conventus », p. 203
12 Voir, pour ce qui concerne la questions des atmosphères en architecture et urbanisme, les articles de Jean-Paul Thibaud et de l’architecte Juhani Pallasmaa dans le présent numéro de Phantasia ; on pourra aussi se reporter aux travaux fédérés par le réseau Ambiances (http://www.ambiances.net/home.html).
13 Simmel (G.), « Die Großstädte und das Geistesleben » [1903], in Simmel (G.), Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, Band I, hg. von Rüdiger Kramme, Angela Rammstedt und Otthein Rammstedt [=Simmel (G.), Gesamtausgabe, hg. von Otthein Rammstedt, Band 7], Frankfurt am Main, Suhrkamp, p. 116-131, ici p. 130 ; traduction française par Jean-Louis Vieillard-Baron in Simmel (G.), Les grandes villes et la vie de l’esprit, Paris, Payot, 2013, p. 37-107, ici p. 68 (traduction modifiée).
14 La vie dans la grande ville est ainsi à la fois – c’est toute la subtilité de l’analyse de Simmel que de faire voir cette dualité paradoxale – une oppression de, et un encouragement à « deux formes de l’individualisme » (à prendre ici au sens quasiment étymologique : le fait de se cultiver soi-même comme individualité), « l’indépendance individuelle [l’unité, le fait d’être Un et d’avoir sa consistance en soi, non par ses rapports aux autres ; M.G.-S.] et l’élaboration de la différence personnelle [le fait d’être cet Un et pas un autre, l’unicité ; M.G.-S.] » (Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 130-131 ; Les grandes villes…, p.69).
15 Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 122 ; Les grandes villes…, p. 52 (traduction modifiée).
16 Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 126 ; Les grandes villes…, p. 61.
17 Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 122 ; Les grandes villes…, p. 53 (traduction modifiée).
18 « […] l’activité de notre âme répond pourtant presque à chaque impression que produit sur nous un autre être humain par une sensation (Empfindung) déterminée d’une certaine manière, sensation dont l’inconscience, la fugacité et la mobilité ne semblent dépassées par notre âme que dans une indifférence » (Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 123 ; Les grandes villes…, p. 54, traduction modifiée).
19 Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 122 ; Les grandes villes…, p. 53.
20 Simmel (G.), « Die Großstädte… », p. 123 ; Les grandes villes, p. 55.
21 « […] au plan physique, l’hyperexcitation des nerfs entraîne d’une part une hyperesthésie, l’accroissement maladif de l’impact de chaque impression, et de l’autre une anesthésie, une diminution tout aussi maladive de la sensibilité » (Simmel (G.), « Über Kunstausstellungen », in Simmel (G.), Jenseits der Schönheit. Schriften zur Ästhetik und Kunstphilosophie, ausgewählt von Ingo Meyer, Frankfurt am Main, Suhrkamp, [1890], 2008, p. 9-16, ici p. 13 (traduction française : M.G.-S.).
22 Goetz (B.), Théorie des maisons, p. 24-25. Il faut dire ici seulement en passant, faute de pouvoir traiter dans cet article la question du passage d’un mode d’an-esthésie architecturale à l’autre, qu’il serait sans doute trop simple de rabattre le couple formé par les deux modes ici examinés sur d’autres couples, comme « habitation et surprise », ou même « bien d’usage et œuvre d’art ». « Il faut aller voir de plus près, pour découvrir peut-être que toute habitation n’est pas synonyme de routine. […] Habiter peut devenir parfois la chose la plus étrange qui soit […] » (Goetz (B.), Théorie des maisons, p. 25-26).
23 Ainsi Henri Maldiney remarque que « l’étonnement que l’architecte doit susciter », « n’est pas un étonnement devant une réussite qui offre satisfaction à la curiosité. Il ne faut pas détourner l’étonnement vers des tours de prestidigitation mais ménager d’abord un espace de réceptivité est la chose la plus importante » (entretien avec C. Younès et M. Mangematin, in Maison – Mégapole – Architectures, philosophies en œuvre, édité par Younès (C.), Paris, les Editions de la Passion, p. 11-19, ici p. 15), c’est-à-dire, comme il le dit ailleurs, un espace pour le proprement « hors d’attente », pour la rencontre non pas avec un objet mais avec ce qui est pour nous le réel même.
24 Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik I, Werke in 20 Bänden, Bd. 13, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, p. 408 ; Cours d’esthétique, traduction française par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, vol. I, Paris, Aubier, 1995, p. 421-422 (traduction modifiée).
25 Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik II, Werke in 20 Bänden, Bd. 14, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, p. 283 ; Cours d’esthétique, traduction française par Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, vol. II, Paris, Aubier, 1996, p. 271.
26 Voir Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik II, p. 282-283 ; Cours d’esthétique II, p. 270-271.
27 Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik II, p. 287 ; Cours d’esthétique II, p. 275 (traduction modifiée).
28 Rappelons aussi que Kant, au §26 de la Critique de la faculté de juger (« De l’évaluation de la grandeur des choses de la nature qui est requise pour l’idée du sublime »), prend d’une part l’exemple des pyramides, pour souligner qu’elles n’éveillent le sentiment du sublime que vues à une juste distance ; et d’autre part, l’exemple de la basilique Saint-Pierre de Rome, à propos de laquelle « l’accablement (Bestürzung) ou l’espèce d’embarras » du visiteur qui y pénètre est élucidée comme une chute de l’imagination sur elle-même dans son impuissance à « présenter l’Idée d’un tout » (Kritik der Urteilskraft, in Kant’s gesammelte Schriften, Ak V, p. 252).
29 Deutsches Wörterbuch, hg. von Jakob und Wilhelm Grimm, Leipzig 1854-1961, article « staunen » (Bd. 17), en ligne, http://woerterbuchnetz.de/DWB/?sigle=DWB&mode=Vernetzung&lemid=GS41742#XGS41742, consulté le 10 octobre 2016.
30 Ainsi dans le passage suivant d’une lettre de Mendelssohn à Abbt (9 mars 1761) dont fait état le Deutsches Wörterbuch des frères Grimm (ici dans sa graphie originale) : « wenn ich etwas erhabenes lese, so fühle ich ein angenehmes staunen (verzeihen sie mir dieses schweizerische wort!) in meinem gemüthe, das mich einzuhalten, und mich gleichsam recht zu besinnen nöthigt. das staunen ist eine wirkung der neuheit oder des unerwarteten, das ... die aufmerksamkeit fesselt, dasz sie hier stehen bleibt » (voir le lien donné dans la note précédente).
31 C’est le sublime que Baldine Saint Girons a, de manière plus générale, caractérisé comme un « saisissement [qui] s’accompagne d’un dessaisissement » (Saint Girons (B.), Le sublime de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005, p. 181).
32 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik [1911], in Worringer (W.), Schriften, hg. von Hannes Böhringer, Helga Grebing und Beate Söntgen, Bd. I, München, Fink, 2004, p. 151-299, ici p. 164 ; traduction française par Daniel Decourdemanche sous le titre L’Art gothique, Paris, Gallimard, p. 8. Sur l’histoire de l’art conçue et pratiquée par Worringer, on pourra consulter : Galland-Szymkowiak (M.), « Wilhelm Worringer », in Dictionnaire des historiens de l’art allemands, édité par Michel Espagne et Bénédicte Savoy, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 372-382.
33 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 193 ; L’Art gothique, p. 47.
34 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 204; L’Art gothique, p. 59.
35 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 219 ; L’Art gothique, p. 80 (traduction modifiée).
36 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 219; L’Art gothique, p. 79.
37 Ibid.
38 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 219 ; L’Art gothique, p. 80.
39 L’Einfühlung caractérise le stade suivant, celui où l’on passe du « chaos du réel » au « cosmos du naturel » : sujet et objet bien séparés, nature structurée par des lois, conscience d’un rapport d’identité entre l’être humain et le monde (voirFormprobleme der Gotik, p. 206 ; L’Art gothique, p. 65).
40 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 219 ; L’Art gothique, p. 79-80.
41 Il n’est pas indifférent que les deux auteurs évoquent à ce propos la figure architecturale du labyrinthe. Dans le débordement par la sensation (qu’il s’effectue par la massivité écrasante ou le tournoiement vertigineux), dans la dés-orientation sensible, s’ouvre une ré-orientation radicale à partir de ce qui sous-tend toute sensibilité humaine possible. Le labyrinthe est le lieu d’un mouvement dans lequel la conscience d’un but déterminé du mouvement, et ce mouvement en lui-même, ont perdu la jonction qu’ils entretiennent si naturellement dans la circulation quotidienne ; c’est, aussi, le lieu d’un mouvement qui aboutit, peut-être, à la découverte d’un centre, situé au-delà de tout mouvement et donnant son sens à ce dernier. Le labyrinthe, en tant que l’une des figures du saisissement architectural, met en œuvre une dés-orientation qui nous renvoie à l’origine de toute orientation possible : à un mouvement qui est absence de déplacement réel.
42 Worringer (W.), Formprobleme derGotik, p. 201 ; L’Art gothique, p. 57 (traduction modifiée).
43 Voir Galland-Szymkowiak (M.), « Worringer » (ci-dessus note 30).
44 Si les deux cas qui ont été envisagés ici correspondent à une intensification de la sensation, il serait certainement possible aussi de prendre en compte un choc architectural reposant au contraire sur un dénuement intentionnel. Chris Smith, pour qui « the most forceful of architecture is not that which generates perceptions but rather that which flees them », a souligné comment le Mémorial des Martyrs de la Déportation (Georges-Henri Pingusson, pointe est de l’Île de la Cité, Paris, 1961-62) nous confronte à une sorte de « privation sensorielle » dans le dénuement du béton et l’effacement des bruits de la rue, faisant naître un sentiment d’ « extase endeuillée (mournful ekstasis) » (Smith (C.), « An Architecture below Perception », in : Perception in Architecture. Here and now, edited by Claudia Perran et Miriam Mlecek, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015, p. 30-37, ici p. 34 et 36).
45 Merleau-Ponty (M.), Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 251.
46 Maldiney (H.), L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’Act, 1993, p. 33.
47 Merleau-Ponty (M.), Le Visible et l’invisible, p. 157-158.
48 Merleau-Ponty (M.), Le Visible et l’invisible, p. 158.
49 Merleau-Ponty (M.), Le Visible et l’invisible, p. 157.
50 Merleau-Ponty (M.) écrit : « […] l’invisible de la vision, l’inconscient de la conscience (son punctum caecum central, cette cécité qui la fait conscience i.e. saisie indirecte et renversée de toutes choses), c’est l’autre côté ou l’envers […] de l’Être sensible […] » (Le Visible et l’invisible, p. 308-309).
51 Barbaras (R.), « Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty », in Merleau-Ponty. Phénoménologie et expériences, édité par Marc Richir et Étienne Tassin, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 27-42, ici 34.
52 Barbaras (R.), « Motricité et pénoménalité », p. 38.
53 Merleau-Ponty (M.), Le Visible et l’invisible, p. 308.
54 Barbaras (R.), « L’espace et le mouvement vivant », Alter. Revue de phénoménologie, 1996 (4) : Espace et imagination, p. 11-29.
55 Sur le mouvement chez Patočka, voir l’ouvrage de Duicu (D.) : Phénoménologie du mouvement. Patočka et l’héritage de la physique aristotélicienne, Paris, Hermann, 2014. Sur la corrélation entre le sentir, l’espace et un tel mouvement irréductible, envisagée à partir de la pensée d’Erwin Straus, voir dans le présent numéro de Phantasia la contribution d’Anne Boissière.
56 Barbaras (R.), « L’espace et le mouvement vivant », p. 24-25.
57 « La dualité phénoménale de la perception et du mouvement, de la perception comme spectacle sensible et du mouvement comme déplacement corporel, renvoie au dynamisme originaire du vivant, à l’unité primordiale d’un donné et de sa propre négation […] » (Barbaras (R.), « L’espace et le mouvement vivant », p. 25).
58 Sous une tout autre perspective, l’expérience contemporaine, faite chaque jour par des millions d’urbains, de la vision de la ville depuis une automobile en mouvement, expérience qui nous fait accéder à un type bien particulier de sensation de défilement constant fragmentant les édifices en « vues » (voir Ingersoll (R.), Sprawltown. Looking for the City on Its Edges, Princeton Architectural Press, 2006), pourrait-elle être envisagée comme l’expérience empirique d’un sentir indissociable du mouvement ? Outre le fait que le mouvement est ici un déplacement effectif, la difficulté principale ici tient à la médiation de la machine (sans laquelle de manière générale il n’y a pas d’expérience de l’échelle urbaine comme telle, dans ce qui la différencie de l’échelle des édifices) : il faut penser ce mouvement comme étant et n’étant pas mouvement du sujet « lui-même », comme produit et non produit par lui.