Du mouvement de l’histoire
Notes pour une lecture de l’essai de Karl Mannheim, Idéologie et Utopie
FRS-FNRS / Lille 3 / Université de Namur
Résumé
Cet article tente de retracer la généalogie de la sociologie de la connaissance. Cette généalogie part du constat dressé par Karl Mannheim que moins d’être une crise scientifique et intellectuelle, le scepticisme possède une origine socio-politique : l’élargissement du débat public. De cette façon, la solution proposée par la théorie de la connaissance développée par la phénoménologie s’avère particulièrement inefficace. Constatant cette carence, on montrera en quoi la sociologie de la connaissance se munit de l’outillage conceptuel du marxisme en vue de résoudre les problèmes auxquels la théorie de la connaissance devait apporter une solution. Par ailleurs, on soulignera que d’après Mannheim, le prolétariat allemand ne forme plus cette masse révolutionnaire, devant faire l’histoire. C’est à l’aune de cet enlisement socio-politique de la société allemande de la fin des années 20 que nous tenterons, dans la dernière partie de notre étude, de cerner la fonction exercée par l’Ailleurs extatique, vis-à-vis de la sociologie de la connaissance.
Abstract
This paper attempts to trace the genealogy of the sociology of knowledge. This genealogy begins with the finding that rather than being a scientific and intellectual crisis, scepticism possesses a socio-political fundament: an enlargement of the public debate. Therefore, the solution proposed by the phenomenological theory of knowledge seems to be particularly inefficient. Noting this deficiency, we will highlight how the sociology of knowledge use the conceptual equipment of Marxism with the purpose to tackle a problem that the theory of knowledge usually tried to resolve. Besides, we will also underline that following Mannheim, the German proletariat does not consist in a revolutionary mass anymore, as it is supposed to build history itself. It is in the light of this socio-political embedded position of the late 1920s German society that we will try, in the last part of our analysis, to define the function of what Mannheim calls ‘ecstatic Elsewhere’ regarding the sociology of knowledge.
1L’essai de Karl Mannheim Idéologie et utopie1 – puisque, comme le précise l’auteur, il s’agit bien d’un essai et non d’un ouvrage de philosophie – ne s’offre pas facilement à la lecture, et ce non pas en raison de son écriture aride, mais plutôt de son absence de systématicité. Si, en première lecture, on pouvait être tenté d’expliquer exclusivement cette situation en invoquant les débuts balbutiants de cette nouvelle discipline qu’est la sociologie de la connaissance, il convient de ne pas se limiter à cette explication au risque d’oblitérer les traits originaux de cette discipline émergente. Tant l’attitude « d’essayiste expérimentateur de la pensée »2 de Mannheim que les nombreuses redites et contradictions de son essai témoignent de l’originalité de la démarche réflexive que l’auteur hongrois tente de mettre en place. Ainsi, notre propos tentera de cerner la cohérence propre de l’ouvrage de Mannheim en tentant d’expliquer quelques contradictions le jalonnant. En effet, une lecture attentive de cet ouvrage ne peut passer sous silence les nombreux contresens qu’il contient. Or, nous faisons le pari que ceux-ci trouvent davantage leur raison dans la situation sociale et intellectuelle de la fin des années 20 que dans un manque de rigueur de la part de l’intellectuel hongrois. En ce sens, en nous référant à cette situation sociale et intellectuelle, nous souhaiterions invalider la lecture voulant qu’en dépit de son rejet de l’idéalisme transcendantal – de tout idéalisme –, Mannheim recourt à la philosophie idéaliste de l’histoire.
2Notre parcours se déclinera en quatre moments. Tout d’abord, on aura à cœur de montrer l’explication tout à fait originale apportée par Mannheim au redoutable problème du scepticisme. Nous verrons, ensuite, comment cette explication rend vaine la solution apportée par la phénoménologie de Edmund Husserl, au scepticisme. Fort de ces derniers raisonnements, on abordera, dans un troisième temps, la manière dont Mannheim mobilise, dans le cadre des problèmes traités par la sociologie de la connaissance, certains schèmes de l’analyse marxiste de l’idéologie. Également, nous verrons en quoi bien que prenant appui sur ces schèmes, Mannheim formule une récusation d’un certain nombre de thèses formulées dans L’idéologie allemande. Enfin, le dernier point de notre étude entendra mieux cerner la fonction particulière exercée par ce que Karl Mannheim nomme l’Ailleurs extatique, en l’interprétant à l’aune de la situation sociale et intellectuelle de l’époque de Mannheim. Cette situation nous sera autant renseignée par certains propos de Mannheim que par sa réinterprétation de certaines thèses fondamentales du marxisme, concernant le rapport du prolétariat à l’idéologie.
3Pour introduire à la problématique qui sera la nôtre, il paraît opportun de revenir sur la critique3 adressée par Karl Popper à l’encontre de la sociologie de la connaissance et plus particulièrement, de sa méthodologie. Popper déplore cette volonté de Mannheim de raisonner avec la contradiction. Il y voit là une mise en demeure de toute discussion rationnelle et la promotion d’un certain mysticisme. Bien que la critique poppérienne de Mannheim n’ait sans doute pas connu un retentissement tel qu’elle obligeait à une contre-argumentation de la part du cercle des partisans de la sociologie de la connaissance, il n’en demeure pas moins que dans sa critique Popper formule une excellente question :
« si l’on tient pour exacte la théorie des idéologies totales, comment les tenants de chacune d’entre elles pourraient-ils ne pas considérer leur groupe comme le seul à être objectif et impartial, même si, pour y parvenir, il leur faut inconsciemment se tromper eux-mêmes, en modifiant leur thèse pour les besoins de la cause? »4
4Toutefois, précise Popper, « la critique encore plus sérieuse »5 – pour reprendre ses mots – que l’on peut adresser à Mannheim c’est de n’avoir pas compris que la méthode scientifique exige un contrôle collectif ; elle requiert, en tant qu’il forme le critère de sa scientificité, le débat public.
5La trame argumentative du philosophe autrichien peut être ainsi ramassée en deux points. D’une part, Karl Popper argue que la sociologie de la connaissance tombe sous les coups des thèses qu’elle développe : « on peut se demander si cette théorie n’est pas tout bonnement l’expression de l’intérêt de la classe du groupe en question »6. D’autre part, Popper entend réfuter la sociologie de la connaissance en faisant valoir, contre elle, un paradigme de l’objectivité scientifique – celui que développe Popper au sein de ses réflexions épistémologiques – pour lequel la contradiction sert de critère à la réfutabilité d’une théorie.
6Si nous avons choisi d’introduire notre propos par l’intermédiaire de la critique poppérienne de Mannheim, c’est qu’elle nous semble être le parfait exemple d’une envie presque irrésistible pour certains de traiter le texte de Mannheim avec une certaine brutalité interprétative. C’est-à-dire de le condamner au motif de son inconsistance logique et systématique. Nous tenons ici à faire remarquer la manière quelque peu fallacieuse par laquelle Popper condamne la sociologie de la connaissance. En effet, l’argumentation qui voudrait invalider la sociologie de la connaissance en retournant contre elle ses propres arguments ne peut fonctionner puisque la contradiction ne forme pas, dans le cas de la sociologie de la connaissance, un critère lui signifiant sa réfutation. Sans crier gare, Popper va donc la juger à l’aune d’un critère – le sien – faisant de la contradiction théorique le ressort décisif de la réfutabilité. Ce n’est donc que depuis l’extérieur que Karl Popper parvient à mettre en exergue la faiblesse logique de la sociologie de la connaissance.
7Toutefois, l’on pourrait également avancer qu’en démontrant la réfutabilité de la sociologie de la connaissance, Popper la fait accéder à la scientificité. Pour rappel, le caractère scientifique d’une théorie ne lui est accordé par l’épistémologie poppérien qu’à l’occasion de sa réfutation. Néanmoins, en souscrivant à ce dernier point, on en vient à nier la fonction dynamique que remplit la contradiction dans le raisonnement qu’entend initier la sociologie de la connaissance. Ce n’est qu’en refusant la fonction vitale remplie par la contradiction à l’intérieur du discours de la sociologie de la connaissance, que Popper parviendrait à la réfuter. Popper reste aveugle quant à la fonction heuristique qu’occupe la contradiction dans le déploiement de la réflexion de Karl Mannheim.
8Enfin, il est également envisageable, sur ce même problème de la contradiction au sein du texte de Mannheim, de formuler l’interrogation suivante : ne peut-on pas se demander si conscient des difficultés théoriques soulevées inévitablement par sa sociologie de la connaissance, Mannheim n’a pas délibérément opté pour un propos non systématique et contradictoire afin que ces difficultés ne minent pas d’entrée de jeu sa démarche théorique ? À cette dernière question importante, la présente étude aimerait apporter une réponse négative en tentant de mieux cerner les fonctions qu’occupent l’idéologie et l’utopie à l’intérieur de la sociologie de la connaissance de Karl Mannheim.
1. Des origines socio-politiques du scepticisme
9L’un des grands mérites de Karl Mannheim, dans son ouvrage Idéologie et Utopie, en plus de son apport théorique, est d’avoir esquissé une sorte de généalogie historique permettant d’expliquer l’émergence de sa sociologie de la connaissance. La situation historique de laquelle émerge sa sociologie semble, à une nuance près7, comparable à celle vécue par la démocratie athénienne quand se télescopa, à la suite d’un processus d’ascension sociale, la pensée de la noblesse dominante avec celle d’un artisanat plus urbain. De part et d’autre, on se trouve face à une remise en question de la valeur de la pensée, face à une crise intellectuelle et scientifique. Cette crise ne résulte pas, comme pourrait le croire quelqu’un comme Karl Popper, d’un pouvoir politique muselant la liberté de critiquer, mais, au contraire, d’un processus de démocratisation universelle, donc, dans une certaine mesure, d’un enrichissement considérable du débat public. À mesure que s’accroit la liberté de critiquer, notre scepticisme à l’égard de la pensée ne ferait que s’aggraver. Par conséquent, dans le chef de Mannheim, le scepticisme ne constitue pas le résultat d’une défaillance scientifique, mais bien celui d’une transformation sociale – celle qu’effectuent les processus de « démocratisation universelle »8 et de sécularisation. En ce sens, Mannheim retourne l’argumentation poppérienne en montrant en quoi l’instauration du débat public inhérent à la démocratie met en difficulté la science.
10Compte tenu de cette origine socio-politique du scepticisme, il paraît illusoire, d’un point de vue sociologique, voire également politique, de charger l’épistémologie de la tâche de reconstruire une image unifiée du monde partagée par tous. À l’inverse de tout ce qui s’est fait depuis l’épistémologie cartésienne, Karl Mannheim préconise comme remède à ces phases aigües de scepticisme de se concentrer davantage sur « la raison réelle du désaccord sur les problèmes de la pensée »9 plutôt que d’en affiner l’analyse et la rigueur de cette pensée. À la suite de ce développement sur l’origine socio-politique du scepticisme, faut-il conclure au congé définitif de la philosophie et plus précisément, de la théorie de la connaissance ? À cette interrogation, force est de constater que Mannheim répond par l’affirmative – nous allons voir pourquoi dans la suite de notre analyse. Ce qui nous amène à formuler une seconde question : faut-il donc en déduire que la sociologie de la connaissance fait dépendre l’ensemble des énoncés scientifiques et théoriques des conditions matérielles d’existence ?
11Selon Karl Mannheim, l’un des présupposés importants de toute l’épistémologie, depuis Descartes, consiste à croire que l’effacement de l’environnement social et pragmatique s’avère indispensable à l’élaboration d’un savoir scientifique ajusté à la réalité qu’il tentait de connaître au mieux :
« Mais le fait d’ignorer une réalité ne la balaye pas pour autant. Tant que l’abondance des formes dans lesquelles les hommes pensent effectivement n’a pas été observée avec soin et exactitude, on ne peut trancher a priori si une telle oblitération de la situation sociale et du contexte pragmatique est toujours réalisable. De fait, on ne peut guère déterminer de but en blanc si, dans l’intérêt, précisément, d’un savoir objectif et positif, une telle dichotomie est souhaitable. »10
12En ce sens, moins que de rejeter l’épistémologie moderne, il s’agit, du point de vue de Mannheim, de voir si l’on peut conférer une certaine validité à sa présupposition cardinale, c’est-à-dire, pour le dire autrement, l’absence de conséquence vis-à-vis de la vérité objective de l’abstraction de l’individu de son contexte social et pragmatique. Moins que de répondre à cette difficile question, Mannheim se contentera de souligner l’impossibilité de vouloir séparer les hommes de l’environnement dans lequel quotidiennement ils vivent :
« En règle générale, aucune impulsion ne pousse la pensée humaine à la vie contemplative, car pour s’assurer qu’elle se règle en permanence sur la vie du groupe elle exige d’être irriguée souterrainement par la volonté et l’émotion. Tout savoir est savoir collectif (l’idée de l’individu solidaire n’est qu’un cas particulier de l’évolution tardive), pour cette raison justement, il présuppose une communauté de savoir qui est, primairement, une communauté de vécu anticipée dans le subconscient. »11
13Parce qu'absolument rien n’incite la pensée humaine à se défaire, pour un temps, de son ancrage communautaire, il s’avère inenvisageable que le savoir scientifique se construise à partir de l’abstraction de la pensée humaine vis-à-vis de son environnement social.
14Il faut donc bien constater que le congé signifié par Karl Mannheim à l’épistémologie moderne s’effectue à deux niveaux distincts. Le premier niveau se préoccuperait de l’origine du problème qu’entend résoudre cette théorie de la connaissance. À ce niveau, Mannheim démontre que moins que de prendre sa source dans des querelles épistémologiques minant la possibilité d’une vérité valable pour tous, le scepticisme trouverait sa raison d’être dans des transformations sociales et politiques. À un second niveau, Mannheim repère l’absence complète de motif amenant l’homme à vouloir s’abstraire de l’espace social et pratique où majoritairement sa pensée trouve à se déployer. Ainsi, dans le chef de l’intellectuel hongrois, contrairement à ce que présuppose fondamentalement toute la théorie classique de la connaissance, et ce de Descartes à Husserl, il s’avère erroné de croire qu’à distinguer le sujet connaissant de son environnement de vie, on gagnerait un savoir définitivement objectif et scientifique. De ce fait, à l’aide d’arguments d’ordre historique et existentiel, Mannheim rejette la théorie de la connaissance en tant qu’elle serait susceptible de procurer un remède efficace aux crises sceptiques de la pensée humaine.
2. La phénoménologie transcendantale : un faux remède à la crise des sciences européennes
15Le rejet de la présupposition cardinale de l’épistémologie moderne – et par la même occasion, de cette dernière – se dessine lentement au cours d’une généalogie historique des procédés modernes de l’épistémologie, de la psychologie et de la sociologie. Vis-à-vis de cette généalogie, il importe de noter que contrairement aux deux autres disciplines étudiées, la sociologie reçoit peu d’attention, mais assez pour pointer ses mérites et avantages par rapport à ces deux autres sciences humaines. Ainsi, Mannheim montre comment alors qu’elle tente de résoudre de la crise de l’objectivité scientifique – émergeant à la suite de la sécularisation – l’épistémologie en vient à ouvrir la voie à une « psychologie de la pensée »12 et à interférer avec cette dernière. Il semble ici permis d’avancer que cette interférence atteint, du point de vue de Mannheim, son paroxysme, avec la phénoménologie de Edmund Husserl et ce bien que cette dernière n’est jamais explicitement mentionnée. En effet, comment ne pas reconnaître en filigrane la phénoménologie husserlienne lorsqu’on lit :
« En réalité, l’hypothèse est on ne peut plus grossière qui veut que se tienne face au monde un individu muni de toutes ces capacités entières, déjà plus ou moins réglées, et, dans sa quête de vérité, qui construise une image du monde à partir des données sensibles de son vécu. Nous ne saurons non plus adhérer à l’idée selon laquelle il comparerait ensuite son image du monde à celles d’autres individus, lesquels de leur côté auraient forgé la leur dans la même indépendance, l’image du monde véridique venant ensuite en pleine lumière pour être adoptée comme par délibération après échange de vues. Il est bien plus juste de dire que le savoir est d’entrée de jeu un processus coopératif de groupe, dans lequel chacun déploie son savoir dans le cadre d’un destin commun, d’un agir commun et dans le dépassement de difficulté communes (chacun, néanmoins, y participant diversement). »13
16L’âpreté de cette dernière critique à l’encontre de la phénoménologie husserlienne s’exacerbe davantage à la lecture d’un autre passage de l’ouvrage Idéologie et Utopie dans lequel Mannheim, dénonçant les travers d’un formalisme poussé à l’extrême, pointe comment la phénoménologie ne fait que reconduire et accentuer ce même formalisme qu’elle prétend pourtant dénoncer :
« Pour rendre plus précisément observables les séquences formelles du vécu, il peut être nécessaire, de fait, de dissocier leurs constituants concrets et les valeurs. Croire qu’un tel filtrage méthodique pourrait véritablement suppléer la richesse du vécu amènerait à fétichiser la science. »14
17En ce sens, si la théorie de la connaissance défendue par la phénoménologie entend bien apporter une solution durable aux crises sceptiques que peuvent connaître, au gré de leur histoire, les sociétés humaines, l’investigation extrêmement approfondie que cette discipline suggère depuis cette certitude immédiate qu’est le sujet connaissance lui fait perdre de vue ce pourquoi elles mènent leur recherche, la résolution de la crise intellectuelle : « Plus les hommes progressaient dans l’analyse, plus l’objectif s’effaçait à l’horizon, si bien qu’aujourd’hui le chercheur peut dire avec Nietzsche : "j’ai oublié mes raisons". »15 Plus le phénoménologue décortique les corrélations noético-noématiques, plus il s’enfonce dans l’analyse de leur processus de constitution, plus il perd de vue ce pour quoi il s’était engagé dans une telle investigation.
18Mannheim va donc développer, en quelque sorte, une position diamétralement opposée à celle défendue par Husserl à l’intérieur de la Krisis16. Assurément, si Mannheim partage le diagnostic posé par Husserl concernant la crise que traversent, à son époque, les sciences européennes, il s’avère extrêmement dubitatif à l’égard de la solution avancée par son confère allemand. En effet, en relisant les paragraphes introductifs de la Krisis, force est de constater que Husserl et Mannheim s’accordent pour dire que la science de leur temps souffre d’un formalisme exacerbé qui, certes, a rendu possible un certain nombre d’avancées scientifiques, mais qui, simultanément, a vidé la science de la signification qu’elle pouvait recouvrir pour le quotidien des hommes – « Dans la détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire »17. Autrement dit, la rationalité telle que les sciences du début du XXème siècle la déploient sort de son rôle essentiel de guide pour les décisions que les hommes doivent prendre quotidiennement.
19Toutefois, à l’instar de Mannheim, Husserl ne se limite pas à constater la crise dans laquelle s’embourbent les sciences de son époque, il tente d’en expliquer la source et les raisons. Dans l’ouvrage qu’il consacre à la crise des sciences européennes, Husserl prend ainsi en considération la problématique délicate de l’histoire, et ce parce qu’elle s’avère, pour lui, inhérente à la transmission des idéalités à travers les générations. Aux yeux de Husserl, la valeur du savoir est hautement liée à sa capacité à pouvoir être transmis aux générations suivantes. L’omni-temporalité des idéalités ne possède de valeur que si ces idéalités se risquent à l’histoire, à la possibilité de leur transmission. Or, l’une des conséquences les plus fâcheuses de cette transmission des idéalités consiste en une réduction de celles-ci à des signes purement formels que la science manierait en faisant bon marché des actes créateurs à l’origine des idéalités. Toutefois, la phénoménologie transcendantale s’avère, d’après son fondateur, être en mesure de ressaisir ces actes créateurs et ainsi mettre fin à toute utilisation strictement formelle de l’idéalité. En vertu de cette capacité propre à la phénoménologie transcendantale, celle-ci serait en mesure de combattre avec toute la vigueur nécessaire le formalisme – la crise de sens – minant la science du début du XXème siècle.
20Vis-à-vis de cette perspective transcendantale, Karl Mannheim va vouloir s’inscrire en faux. Premièrement, comme on l’a déjà fait remarquer ci-dessus, au-delà du fait qu’elle renouerait avec le formalisme qu’elle combattait, la phénoménologie s’abimant de plus en plus dans l’analyse des vécus constituants, perdrait de vue ce pourquoi elle étudie ces mêmes vécus. Ainsi, moins que de contribuer à sortir les sciences de la crise formaliste et sceptique, la phénoménologie – la philosophie en général – contribuerait plutôt à aggraver cette crise. Deuxièmement, compte tenu de l’importance de l’inconscient dans l’économie de l’ouvrage de Mannheim, on peut supposer qu’aux yeux de l’intellectuel hongrois, Husserl n’aurait pas bien mesuré l’ampleur de la blessure narcissique que la psychanalyse inflige à l’homme avec sa découverte de l’inconscient18 – découverte renforçant ainsi considérablement la défiance à l’égard de la pensée et de ses produits. Troisièmement, bien que Mannheim reconnaisse l’apport de l’analyse psychogénétique du sens – sous laquelle il classe de manière quelque peu erronée la phénoménologie –, il regrette, de cette psychogenèse, son exclusive application à l’individu. Plus précisément, il déplore le peu d’attention de cette psychogenèse à l’environnement dans lequel l’individu s’inscrit irrémédiablement. Assurément, la sociologie de la connaissance doit faire ici office de correctif ; elle rectifie « les prémisses fallacieuses »19 de l’épistémologie et de la psychologie moderne en soulignant « la genèse induite par les structures de la vie des groupes »20.
21Prenant en compte ce que la phénoménologie tendrait à négliger – l’inconscient et l’environnement social et pragmatique de l’individu –, on ne s’étonnera guère de l’apparition sous la plume de Mannheim du terme d’« inconscient collectif » ; terme qui apparaît pour la première fois lors de la conclusion de la généalogie de la psychologie et de l’épistémologie :
« Une fois que l’on aura compris que la pensée est en très grande partie fondée dans l’agir collectif, alors on devra reconnaître la puissance de l’inconscient collectif. Quand la méditation sociologique du savoir prend toute son ampleur, on n’élude plus la mise au jour progressive des fondements irrationnels du savoir rationnel. »21
22Bien que Mannheim semble ici opérer une certaine identification entre l’inconscient et l’irrationnel, cela ne signifie en aucun cas que les bases irrationnelles ou inconscientes du savoir soient définitivement refusées à l’élucidation sociologique. En effet, Mannheim mentionne bien l’idée « d’un contrôle de l’inconscient »22.
23La mise en lumière des différents points de carence de la phénoménologie – compris ici comme une combinaison entre l’épistémologie et la psychologie – ne prend pas fin avec ces trois dernières remarques. Mannheim a à cœur de souligner la manière dont l’État s’empare de la prérogative principale de l’Église. La psychologie et l’épistémologie – la phénoménologie – auraient négligé qu’il ne revient plus à l’Église, mais bien à l’État de proposer une exclusive interprétation ou vision du monde. Par conséquent, l’État va adopter une image du monde capable de servir et donner une signification au projet de société qu’elle propose. À la suite du délitement de l’image unitaire du monde occasionné par la sécularisation, les différents mouvements politiques, en vue de reconstituer une image du monde qui leur est propre, vont intégrer dans leur discours des éléments rationnels et scientifiques : à la fragmentation de l’image religieuse du monde succède la dissémination des perspectives politiques sur le monde. Toutefois, cette interférence entre savoir scientifique et politique ne va pas sans poser quelques problèmes, notamment une certaine rigidité d’esprit et des méthodes scientifiques face à l’expérience sans cesse nouvelle. En effet, admettre la mise en échec des méthodes c’est remettre en cause une image du monde qui était potentiellement mobilisé par des mouvements politiques. Malgré cette rigidité, qui ne va sans rappeler celle de l’épistémologie et de la psychologie que Mannheim pointait, le conflit politique, que va initier ces différentes images du monde, va permette de mettre en lumière deux points cruciaux pour l’essai de Mannheim : d’une part, l’inféodation de toute pensée à un mode d’être spécifique et d’autre part, les motivations collectives inconscientes soumettant la pensée à certaines orientations.
24De cette combinaison entre une sécularisation entérinant toute possibilité d’une représentation unifiée du monde et les motivations collectives inconscientes sous-tendant le savoir on déboucherait, d’après Mannheim, sur une crise intellectuelle dont la phénoménologie n’aurait pas bien mesuré la gravité. C’est à la suite de cette démonstration de l’inefficience de la phénoménologie à résoudre cette crise épistémologique du début du XXème siècle que vont intervenir les deux notions phares de l’ouvrage – puisqu’elles en forment le titre – : l’idéologie et l’utopie. Comme Mannheim le précise dès les premières pages, ces deux notions avec l’inconscient collectif font partie d’un même écheveau : « ce livre [Idéologie et Utopie] se propose de retracer selon leurs deux orientations les phases les plus significatives de l’histoire de l’idéologie et de l’utopie, quand s’est imposé la découverte du rôle de l’inconscient »23. Comme nous tenterons de le montrer dans la quatrième partie, cet accent mis sur la fonction de l’inconscient au sein de l’idéologie et de l’utopie permet de mieux cerner la manière dont Mannheim entend effectuer un décalage par rapport à la lecture marxienne de l’idéologie. Toutefois, notre objectif ne sera pas d’éclaircir la façon dont Mannheim lit les considérations marxiennes autour de l’idéologie ni de valider ou d’invalider sa lecture, mais plutôt de jauger l’écart que l’approche du sociologue hongrois instaure vis-à-vis de ces considérations marxiennes.
3. Le report de la résolution de la crise des sciences européennes
25Après avoir étudié la provenance socio-politique de la crise des sciences du début du XXème siècle, nous avons exposé, par la suite, les motifs pour lesquels, aux yeux de Karl Mannheim, les solutions proposées par la phénoménologie transcendantale s’avéraient inaptes à apporter une solution convaincante à cette crise. Ainsi, nous avons pu identifier une série d’éléments justifiant la distance qu’entendait prendre Mannheim vis-à-vis de la démarche transcendantale de la phénoménologie. Cependant, après avoir mis en exergue les insuffisances de cette démarche, on pourrait, de manière assez légitime, supposer qu’avec sa sociologie de la connaissance, Mannheim se propose de remédier à ces insuffisances.
26Toutefois, préalablement à l’étude plus approfondie des notions d’idéologie et d’utopie, il importe de voir si la sociologie de la connaissance avance une ou des solution(s) à la crise intellectuelle. Or, Mannheim le précise explicitement à plusieurs reprises, son enquête diffère le moment où elle formulera sa solution à la crise de son époque :
« Ce qui semble rendre la vie même tout simplement insupportable – l’inconscient a été détecté et pourtant la vie continue – est, au plan historique, la précondition d’une conscience de soi critique dans la science. »24
27Et Mannheim de poursuivre une dizaine de pages plus loin :
« Conscients de la conjoncture critique de la pensée, mais ne doutant pas de nos chances de la résoudre, nous produisons un livre qui dans un premier temps s’abstient de toutes solutions prématurées. On verrouillerait la problématique si, dans notre situation, on voulait s’en remettre précipitamment à quelques certitudes partielles s’affichant aujourd’hui comme un absolu ; et la vue serait barrée sur des phénomènes que justement seule leur fermentation permet d’entrevoir. Il s’agit tout d’abord de laisser la crise s’approfondir, s’étendre, de mettre en question ce qui déjà vacille, […]. »25
28Les motifs théoriques avancés ici semblent être avant tout d’ordre historique et méthodologique. Ce qui est vitalement insupportable doit être vécu jusqu’au bout afin qu’une auto-élucidation de la conscience réelle puisse avoir lieu historiquement. Ainsi, ne faut-il pas tenter de recouvrer un fondement apodictique sur lequel l’investigation scientifique et objective pourrait prendre appui. Cela reviendrait à refermer peut-être définitivement la perspective historique à partir de laquelle la sociologie de la connaissance tient sa chance de parvenir à sa pleine maturité :
« Dans le moment historique où toutes choses deviennent soudain transparentes et où justement l’histoire dévoile les éléments de son plan et ses structures, il s’agit, pensant en savant, que nous soyons à la hauteur de la situation, car il n’est pas exclu que bientôt et même très bientôt c’en soit fini de cette transparence et que le monde se fige en une image une et unique. »26
29Au bout du compte, s’il convient de laisser s’aggraver la crise et ainsi le relativisme et le scepticisme qui vont avec, c’est, avant tout, en vue de faire éclater le paradigme statique de la vérité au profit d’un paradigme génétique de celle-ci. Le relativisme ne s’avère compréhensible et néfaste qu’à partir d’une conception immobile – absolue – de la vérité.
30À l’instar de la phénoménologie, mais seulement avec un objectif différent, la sociologie de la connaissance veut également expérimenter jusqu’au bout le scepticisme et le relativisme. En effet, si la phénoménologie entend retrouver à la fin de cette expérience radicale, une assise indubitable à partir de laquelle on reconstruirait un rapport authentique à la transcendance d’une vérité omni-temporelle, la sociologie de la connaissance entend remédier au relativisme en espérant qu’à le vivre si radicalement et intensément, on en vienne à transformer notre manière de considérer la vérité, à laisser tomber une conception – pour le dire vite – platonicienne de la vérité au profit d’un concept dynamique de vérité. On ne conçoit plus la vérité comme attendant d’être découverte par les hommes, mais plutôt comme devant être élaborée collectivement par eux.
31Force est de constater que pour les besoins de la cause sociologique défendue par Mannheim, aucune solution à la crise épistémologique ne saurait être avancée par sa sociologie de la connaissance. En effet, envisager une telle solution occlurait la perspective historique à partir de laquelle la sociologie de la connaissance pourrait émerger. Pour que la sociologie de la connaissance puisse déployer toute son efficace, il s’avère indispensable qu’à la conception absolue de la vérité se substitue une conception génétique de la vérité. En passant à cette nouvelle conception de la vérité, le scepticisme et le relativisme perdraient ainsi toute signification. Ce qui n’indiquerait pas pour autant la résolution de la crise intellectuelle, mais plutôt le fait qu’enfin l’on s’aperçoive de la provenance socio-politique de cette crise. Celle-ci émanerait de cette transformation qu’est le processus de démocratisation qui provoqua l’élargissement considérable du débat public, ou pour le dire autrement, la multiplication conséquente des points de vue en concurrence à l’intérieur de l’espace public.
32Compte de tenu de cette dernière situation, on ne s’étonnera point de l’emploi, par Mannheim, des concepts d’idéologie et d’utopie. Toutefois, il importera de relever, dans la suite de notre propos, les directions que prend l’analyse, selon que Mannheim analyse l’idéologie ou l’utopie. À cette occasion, il s’avère opportun de nous pencher sur ce qui distingue l’approche marxiste de l’idéologie de celle élaborée par Mannheim. L’analyse qui va suivre prend appui sur le texte que Max Horkheimer consacre à l’ouvrage de Mannheim
4. La mise à jour du concept marxiste d’idéologie
33Sans doute faut-il voir dans ces derniers développements autour de la vérité, le germe des deux décisions ontiques préalables au concept d’idéologie axiologiquement neutre. C’est par ailleurs en insistant sur ce point que nous souhaiterions mettre en relief le fait que selon que Mannheim analyse l’idéologie ou l’utopie, sa démarche diffère sensiblement. Aussi, nous souhaiterions, comme annoncé, nous arrêter sur ce qui distingue l’approche marxiste de l’idéologie de celle de Mannheim.
34De façon indéniable, Karl Marx apparaît comme étant une des sources majeures d’inspiration de la sociologie de la connaissance puisqu’il est le premier à relier les représentations au mode de production des conditions matérielles d’existence d’une classe qui en serait la productrice27. En effet, dès le début de son essai, Mannheim précise également qu’il sera question de la pensée dans son fonctionnement effectif, la pensée en tant qu’elle trouve son critère de validation dans la praxis politique. Clairement, il entend revenir sur l’origine de ces pensées qui guident l’action et qui soutiennent les décisions que le quotidien des hommes réclame d’arrêter. De plus, l’idéologie reste assimilée, dans la conception qu’en donne Mannheim, à un groupe – une classe – de dominants. Aussi, d’une certaine manière, il est permis d’avancer que les thèses de la sociologie de la connaissance découlent d’une prise en compte de « la nécessité technique » que devient le travail coopératif au moment où s’impose la grande industrie – thème que l’on trouve développé au sein du Capital. En effet, Mannheim, dans son éloge de la sociologie vis-à-vis de la psychologie et de l’épistémologie, remarque que, contrairement à ces deux sciences, la sociologie s’avère, quant à elle, capable de considérer, dans toute son intelligibilité, le travail coopératif qu’exige une usine de deux mille hommes. L’épistémologie et la psychologie ont oublié de considérer le réseau qui, à la suite de la division du travail, organise l’exercice collectif de la production. En ce sens, dans le chef de Mannheim, il s’agit bien de vouloir reprendre, à l’aide de l’outillage conceptuel légué par Marx, les problèmes à la résolution desquels l’épistémologie et la psychologie devaient conduire. Or, ces problèmes n’étaient absolument pas ceux de Marx, comme le fait remarquer Max Horkheimer :
« Dans le contexte de la sociologie du savoir, le concept moderne d’idéologie est mis au service d’une tâche en contradiction avec la théorie d’où elle provient. Marx voulait transformer la philosophie en science positive et en praxis, la sociologie du savoir poursuit un but philosophique. Le problème de la vérité absolue, quant à sa forme et à son contenu, la tourmente ; elle voit sa mission dans son élucidation. »28
35En effet, nous l’avons vu ci-dessus, c’est à l’occasion de la crise épistémologique vécue par les sciences de son époque que Mannheim mobilise le concept d’idéologie – et celui d’utopie. Ce concept d’idéologie ne fait son entrée dans le domaine de la théorie de la connaissance qu’à la suite d’une démocratisation universelle, d’une mise en conflit d’une multiplicité de points de vue. En ce sens, pour Karl Mannheim, la division du travail ainsi que ce qui lui offre une assise solide, à savoir la coopération, ne doivent pas uniquement être mobilisés dans le cadre d’une généalogie historique du capitalisme. Il convient également de cerner la manière dont la division du travail et la coopération entre les travailleurs altèrent notre façon de concevoir la vérité.
36La distance avec le marxisme s’agrandit d’autant plus que Mannheim ne poursuit pas tout à fait, sur le plan d’une théorie de la connaissance, les mêmes objectifs que Marx. En effet, si, du côté de Marx, il s’agissait de combattre l’idéologie en dénonçant l’illusoire indépendance des idées et de la conscience vis-à-vis de la réalité matérielle, en vue d’une démystification de la conscience réelle de l’homme, du côté de Mannheim, la sociologie de la connaissance n’entend pas mener ce combat à son terme. Alors que Marx ne cesse de vouloir identifier l’idéologie au motif de l’avilissement et de l’aliénation de la masse prolétaire par la classe dominante, Mannheim met en exergue l’aspect positif et vital de certaines chimères ou autres représentations erronées ou hypostasiées :
« L’inféodation au social d’une manière de voir, d’un arsenal de catégories implique que ce mode de pensée peut mordre plus efficacement sur certaines régions ontiques. […]. Mais un tel rapport vital-social ne signifie pas seulement des moyens, il signifie aussi des œillères vitales. Pour certains locus, il y a des extensions de la perception qui, d’elles-mêmes, ne sont pas possibles. […]. On dirait que c’est là le sens même de l’existence : dans sa progression continue, elle cherche à dépasser les particularismes et les œillères qu’elle crée dans un locus en s’aidant des locus opposés. »29
37« Des œillères vitales », ce terme particulièrement peu anodin semble caractériser, dans l’espace d’une recherche neutralisée axiologiquement, l’idéologie. Il n’est pas aisé de comprendre ce qui amène Mannheim à qualifier de telle expression, le concept d’idéologie au sein d’une recherche ayant mis entre parenthèses toute espèce de valeur. Toutefois, en nous rapportant à deux autres points de l’analyse de Mannheim, on peut avancer quelques motifs expliquant le choix de cette expression pour qualifier l’idéologie. Pour ce faire, il nous faut continuer à explorer la façon dont Mannheim prend ses distances vis-à-vis de Marx.
38Aux yeux de Mannheim, en dépit de ce que nous venons de développer, Marx forme l’étape cruciale dans « la constitution du concept moderne, total, d’idéologie, à partir du mouvement socio-historique ». C’est à lui que reviendrait la paternité de ce que Mannheim appelle « le concept total d’idéologie ». Ce dernier concept entend signifier que la lutte entre les différentes classes sociales ne relève plus d’intérêts à défendre, mais bien d’une vision particulière du monde à défendre ou à combattre. En ce sens, d’après Mannheim, Marx aurait élargi le champ concerné par l’idéologie ; celui-ci ne se bornerait plus aux idées, fonction de l’intérêt, mais à la structuration de la conscience, fonction des conditions matérielles d’existence. Ce qui n’est pas dire que l’idéologie n’a plus rien à voir avec l’intérêt, mais plutôt, à faire valoir que bien plus que quelques idées particulières c’est l’ensemble de la conscience et de ses activités qui s’avèrent relever de l’idéologie. Toutefois, si Marx parvient à l’élaboration d’un concept totalisant de l’idéologie, l’utilisation de celui-ci se trouve exclusivement dans les mains du prolétariat dont Marx nous dit, dans L’idéologie allemande, qu’il ne constitue pas une classe particulière. En effet, parce que dénudé d’intérêt particulier, le prolétariat constitue davantage une masse. L’idéologie, dans le chef de Marx, n’est applicable qu’à la classe dominante ou les classes défendant un intérêt particulier et cherchant, pour ce faire, à occuper une position dominante.
39Or, c’est là encore un point de l’analyse marxiste que Mannheim va contester en raison de l’évolution de la société et de l’histoire des idées :
« Pendant un temps, il sembla que l’aspect de l’idéologie fût le privilège exclusif du prolétariat en lutte. L’esprit public ne garda pas longtemps en mémoire les origines historiques du terme non sans quelque bon droit puisqu’il fallut attendre le marxisme pour que ce mode de pensée fût méthodiquement consolidé. […]. On ne saurait donc s’étonner que l’idée d’idéologie ait d’abord été rattachée au système marxiste prolétarien et carrément confondue avec lui. Mais cette phase de l’évolution des idées et de la société est déjà dépassée. Ce n’est plus l’apanage de penseurs socialistes que d’examiner ce qui est bourgeois sous l’aspect de son coefficient idéologique : cette méthode, tous les camps l’utilisent, ce qui nous amène à une nouvelle phase. »30
40L’idéologie est devenue une arme théorique dont la classe dominante a su s’emparer pour la retourner contre le prolétariat qui la pointait, par le passé, contre elle. Par conséquent, c’est la définition marxienne de l’idéologie qui se trouve ici contrebalancer. Il ne s’avère plus possible d’envisager un dehors de l’idéologie – tel le prolétariat chez Marx. Le concept d’idéologie cesse d’être un concept exclusif du prolétariat. Toutefois, à regarder de près les définitions de l’idéologie et de l’utopie par Mannheim, l’idéologie est encore un concept réservé exclusivement à la caractérisation de la pensée des groupes dominants. En ce sens, Mannheim, malgré sa critique de Marx, semble vouloir maintenir la définition marxienne de l’idéologie.
41Cependant, cela l’oblige, en contrepartie, à définir l’utopie comme une sorte de voilement partielle de la réalité sociale. L’utopie – plus exactement, l’utopique31 – forme un concept employable seulement par la classe dominante, vis-à-vis des groupes opprimés. Ce concept d’utopique sert à indiquer le fait que la pensée de groupes opprimés oblitère la situation authentique dans laquelle la société se trouve, et ce en vue de pouvoir s’activer plus efficacement à sa destruction ou sa transformation :
« La notion de l’Utopique, c’est toujours la couche dominante qui en décide, celle qui se trouve en coïncidence non problématique avec la réalité existante ; la notion de l’idéologique, c’est toujours la classe montante qui la détermine, celle dont les rapports existentiels avec la réalité ontique donnée sont tendus. »32
42L’utopique, à l’instar de l’idéologique, ne forme qu’une espèce particulière du genre de l’idéologie totale. Suivant qu’elle soit appliquée par la classe dominante ou par la classe assujettie, la critique de l’idéologie s’énoncera en des termes relevant soit de l’utopique, soit de l’idéologique. Dans le cas présent, l’utopie doit s’entendre en son acception figurative et péjorative.
43Dès le moment où l’idéologie, sous la forme de l’Utopique, intègre l’arsenal conceptuel des classes dominantes, l’idée d’un point de vue socio-historique exempte d’idéologie devient inenvisageable. Par conséquent, la conception marxienne du prolétariat tend à disparaître. En effet, Marx n’a jamais assimilé le prolétariat à une classe, mais à une masse, et ce parce que son intérêt s’identifiait, comparativement aux classes non dominantes, presque à l’intérêt commun. Or, en proposant une conception de l’idéologie n’épargnant aucune frange de la société, le prolétariat intègre lui aussi la logique de la lutte des classes. Lui aussi tend maintenant à faire passer son intérêt particulier pour l’intérêt universel.
5. L’Ailleurs extatique : Un retour singulier à la philosophie idéaliste de l’histoire
44À l’entame de ces développements autour de la position mannheimienne à l’égard de la conception marxiste de l’idéologie, nous avions mentionné que notre enquête était redevable d’un article rédigé par Max Horkheimer au sujet du concept d’idéologie élaboré par Karl Mannheim. Cet article, on peut en résumer le propos comme suit : bien que critique vis-à-vis des thèses de l’idéalisme allemand, Karl Mannheim resterait proche d’un certain hégélianisme du point de vue de la philosophie de l’histoire sous-tendant son projet sociologique. Assurément, Horkheimer s’appuie ici sur la partie de l’ouvrage de l’intellectuel hongrois intitulée « De deux décisions ontiques typiques que l’on pourra trouver en amont du concept d’idéologie axiologiquement neutre ». Son analyse tente de mettre ainsi en tension l’extension sans borne de l’idéologie avec l’affirmation, par Mannheim, d’une intelligibilité supra-temporelle, d’un sens transcendant l’histoire humaine, mais orientant cette dernière. En effet, Mannheim l’exprime explicitement dès l’exposition, dans le cadre d’une recherche axiologiquement neutre, de son concept d’idéologie, il s’agit de porter l’attention, au détriment d’une détermination absolue de la vérité, sur la genèse d’une vérité possible. Or, à l’origine de cette neutralité axiologique se trouve bien une vision du monde qui, selon nous, se donne déjà à lire dans une citation évoquée ci-dessus :
« On dirait que c’est là le sens même de l’existence : dans sa progression continue, elle cherche à dépasser les particularismes et les œillères qu’elle crée dans un locus en s’aidant des locus opposés. »33
45Mais le véritable coup de force réalisé par Mannheim va être d’établir une correspondance entre cette progression de l’existence et celle de l’histoire et du social :
« La transitivité de tous les éléments du sens est devenue si évidente que l’on pourra bientôt en parler comme d’une topique de la sagesse populaire. Ce qui était encore le savoir ésotérique de quelques initiés, une méthode peut aujourd’hui le mettre en lumière ; sous certaines conditions, le sociologisme et l’historisme, peuvent devenir un outil de satellisation du quotidien et de l’histoire, aux mains de ceux pour qui la réalité a son siège hors de l’histoire, dans l’élément de l’extase. »34
46Karl Mannheim met ici en garde contre une certaine utilisation de la sociologie par les partisans d’une vision mystique de la vérité. Or, quelques lignes, plus loin, force est de constater la nécessité de cette vérité extatique :
« On concédera, certes, que l’être-homme est quelque chose de plus qu’une quelconque étape particulière de l’être historique et social, que cet Ailleurs extatique, d’une manière ou d’une autre, existe comme quelque chose qui, régulièrement, donne aussi en quelque sorte le branle même dans la dimension de l’histoire et du social ; on concédera que, régulièrement, l’histoire s’en détache ; mais pour cette raison même, on verra dans l’histoire elle-même non pas seulement l’élément que l’on ne peut caractériser par sa négativité, mais aussi la scène essentielle d’un devenir essentiel. De l’entité "homme" le devenir s’empare aussi, devenir que l’on peut appréhender à travers le jeu des transformations de normes, des mises en forme et des œuvres, dans le jeu des transformations des institutions et des volitions collectives, dans le jeu de transformations des options et des locus partant desquels le sujet socio-historique se voit lui-même et voit son histoire. […] même dans l’extase où le soi se découvre à soi, on devait s’approprier ce que nous sommes en dernier ressort dans la seule forme adéquate, même dans ce cas l’objet ineffable que vise l’homme de l’extase n’en est pas moins nécessairement d’une manière ou d’une autre en rapport avec la dimension historique et sociale dont le destin est aussi, d’une manière ou d’une autre, le sien. »35
47Pris en eux-mêmes, ces derniers passages s’avèrent difficilement compréhensibles. Assurément, on ne peut s’empêcher d’éprouver un certain étonnement à leur lecture tant on a dû mal à saisir leur fonction dans le cadre d’une sociologie de la connaissance. Difficile également de ne pas voir dans ces dernières lignes, à l’instar de Max Horkheimer, une contradiction évidente avec une sociologie de la connaissance faisant des jugements une fonction du locus socio-historique. Comment une telle sociologie peut-elle donner caution – s’accorder – à l’idée d’un « Ailleurs extatique » mettant en mouvement l’histoire et le social, à une philosophie de l’histoire faisant de l’histoire et du social le lieu de progression d’une vérité atemporelle ? Cela ne forme-t-il pas une contradiction de proclamer simultanément l’extension sans limites de l’idéologie et l’idée d’une vérité omni-temporelle et transcendante à l’histoire et au social, mais s’effectuant en leur sein ? Aux yeux de Horkheimer, à cette question, on ne peut répondre que par l’affirmative en disant que, chez Mannheim, un certain marxisme se trouve doublé par une philosophie hégélienne de l’histoire. Ainsi, pour le théoricien de l’École de Francfort, Mannheim tendrait à confondre le rapport de l’homme à la nature – la vérité scientifique sur des objets intramondains – et le rapport de l’être à la vérité. Faisant l’économie, pour le dire autrement, de la distinction entre l’ontique et l’ontologique, Mannheim aurait été, malgré lui, contraint d’affirmer que la sociologie de la connaissance souscrit à une vision du monde plaçant une vérité omni-temporelle en moteur de l’histoire et du social.
48S’il s’avère compliqué de remettre en cause la lecture critique de Horkheimer, on peut toutefois essayer de comprendre cette référence à une vérité éternelle, à cet Ailleurs extatique autrement qu’à l’aune d’une confusion entre l’ontique et l’ontologique. Notre intention ne consistera à fortement nuancer cette lecture critique et, ainsi de comprendre pourquoi Mannheim mobilise cette référence. Ainsi, dans notre optique, il s’agira d’expliquer cette référence à l’aune de la situation intellectuelle et sociale dans les années 20. En effet, dans les dernières pages que Mannheim consacre à la conscience utopique, il dresse le constat d’un affaissement de l’utopie (et de l’idéologie) dont découle une certaine inertie sociale dans son pays :
« La réduction progressive du politique à l’économie, la dénégation délibérée du passé et du temps historique, la marginalisation délibérée de "tout idéal de culture" – cela ne doit-il pas être interprété comme un effacement de la dimension utopique dans toutes ses formes, même au cœur de l’action politique ? Cherche ici un pli démiurgique de la conscience pour qui toutes les idées sont déconsidérées, toutes les utopies décomposées. Le "goût sec" qui s’annonce ainsi, on y adhère largement comme à une transformation de l’utopie en science, comme à une destruction des idéologies mensongères qui ne coïncident pas avec notre réalité ontique. Pour, dans ce sens, vivre parfaitement en coïncidence avec la réalité ainsi advenue, sans la moindre transcendance à l’être (sous la figure de l’utopie ou celle de l’idéologie), il faut sans doute une âpreté dont notre génération ne peut guère avoir idée, ou bien la naïveté et la candeur d’une génération nouvelle venue dans ce monde. […] Mais serions-nous véritablement si près du but que l’inertie puisse s’unir à l’authenticité [le principe de congruence à l’être] ? Qui ne le voit : dans cette inertie sans cesse accrue, l’activité politique, l’exertion de la science, le sel inappréciable de la vie ternissent de plus en plus. »36
49Toutefois, il importe de préciser que cette situation critique ne concerne pas uniquement la vivacité de l’action politique et du déploiement de la science. Si d’une part, Mannheim distingue l’utopie de l’idéologie en la définissant en tant que consigne d’action il faut également souligner, d’autre part, que l’utopie en son effacement même ne concerne pas, comme c’est le cas avec l’idéologie, certaines couches sociales mais bien l’homme tout entier. En effet, dans le paragraphe conclusif du chapitre sur la conscience utopique, Mannheim écrit : « l’homme, donc, quand s’effacent les diverses figures de l’utopie, perd la volonté d’histoire et par là la perspective sur elle »37. Ainsi, du point de vue de Mannheim, la disparition progressive de l’utopie, en plus de provoquer une crise socio-politique et intellectuelle que traverse l’Allemagne des années vingt, engendre une paralysie de l’histoire puisque l’agir de l’homme se trouve, en quelque sorte, dépourvu de toute orientation.
50Face à cette situation autant alarmante que déconcertante, Mannheim ne se décourage pas et tente de cerner au sein de son époque les indices d’une remobilisation de l’élément utopique au sein de l’action politique. Ainsi, Mannheim envisage que le salut de son époque surgira d’une confrontation révolutionnaire entre le monde advenu de l’objectivité scientifique et « les couches non encore installées du communisme et du socialisme »38 ; ce sont ces couches qui ont entre leurs mains « le destin de la transcendance de l’être »39. Ces couches sociales dans lesquelles action, vision du monde et utopie forment une alliance forte doivent venir menacer les couches sociales intégrées à ce monde advenu de la science objective de telle sorte qu’elles en viendraient à raviver le feu des contre-utopies des couches sociales intégrées à ce monde fraîchement apparu. Pour le dire plus succinctement et directement, il s’agit pour ces couches sociales d’engager le processus révolutionnaire. Ainsi, bien que l’effacement de l’utopie concerne l’homme tout entier – et non pas uniquement certaines couches sociales –, Mannheim confie malgré tout au prolétariat la mission de réanimer « la veine utopique ». La radicalité de cette solution formulée par Mannheim tient surtout à la gravité de la menace qui pèse sur ce qui reste de vivacité révolutionnaire, aux dires de Mannheim, dans le prolétariat allemand du début du XXème siècle :
« Si, grâce à une évolution pacifique, on parvient à une forme ultérieure de l’industrialisme en elle-même plus heureuse, suffisamment plastique, et si on parvient à garantir au bas de l’échelle sociale un bien-être relatif, alors, chez ces couches sociales aussi, interviendra la transformation avérée pour les couches qui ont réussi leur intégration. […] Mais si on parvient à la phase ultérieure de l’industrialisme que par la révolution, alors sur tous les pôles, les éléments utopiques et idéologiques s’embraseront à nouveau. »40
51Sans doute déjà plus ou moins conscient de la précarité du pari de la révolution prolétarienne, Mannheim anticipe ici le triste destin qui attend le prolétariat dans sa lutte pour l’émancipation. Entre la révolution et le bien-être relatif, le prolétariat a penché, sous le poids de l’idée linéaire de progrès, vers la seconde branche de l’alternative. Les couches socialistes et communistes non intégrées échoueront à mettre en péril les contre-utopies de la conscience conservatrice. Toutefois, aux yeux de Mannheim, ce n’est pas tant l’idée linéaire de progrès qui est à mettre en cause dans l’échec de la dimension utopique de la pensée socialiste mais le fait que l’arme théorique de la pensée socialiste – le dévoilement de l’idéologie de ses adversaires libéraux et conservateurs – s’est retournée contre elle :
« La pensée socialiste, jusqu’à aujourd’hui, a démasqué les utopies de l’adversaire comme autant d’idéologies, et certes sans retourner contre elle-même cette problématique du conditionné, sans braquer cette méthode de relativisation ontique de l’hypostase qu’elle est à elle-même et sa valeur absolue. Il n’en est pas moins inévitable que, là aussi, la veine utopique se tarisse, à mesure que cette expérience du conditionné embrasse plus de régions de la conscience. Nous allons vers la complète autodestruction de la veine utopie (complète, du moins, dans le politique). […]. Dans cette phase tardive qui est aussi le faîte de l’évolution, c’est aussi, à proportion de la disparition de l’utopie, la vue panoptique qui disparaît. »41
52Les deux dernières citations évoquées donnent, pensons-nous, une bonne illustration de la situation de la conscience utopique autour de la fin des années 20. Clairement, on assiste à un amenuisement de l’utopie. Toutefois, la référence à l’utopie continue, comme on l’a suggéré ci-dessus, à se manifester, mais sous une modalité plus péjorative. En effet, le qualitatif « Utopique » trouve une certaine résonnance auprès des couches sociales dominantes afin de disqualifier les pensées des couches ascendantes. Mais, comme le montre clairement Karl Mannheim, aux figures chiliastique, libérale, conservatrice et socialiste de la conscience utopique ne succèdent, semble-t-il, aucune figure. Par conséquent, l’homme, en tant qu’il est capable d’ébranler la marche de l’histoire, tend à s’effacer. Ce tarissement de la veine utopique provient, ainsi que le stipule Mannheim, de l’impossibilité à dégager une pensée inconditionnée du point de vue socio-historique. Parce qu’il a braqué contre lui sa propre arme théorique, le prolétariat se trouve maintenant dans l’incapacité de remobiliser cet élément utopique qui, autrefois, lui conférait sa force.
53On s’en souvient, pour Marx, le prolétariat possédait, pour ainsi dire, deux atouts. Premièrement, « pour la masse des hommes, c’est-à-dire le prolétariat, ces représentations théoriques [les Idées pures] n’existent pas, donc n’ont pas besoin d’être supprimées »42 ; autrement dit, il était exempt de toute idéologie. Deuxièmement, le prolétariat, en vertu de son absence d’intérêt particulier à soutenir, était à même de figurer « la masse entière de la société en face de la seule classe dominante »43. Ce deuxième atout va être également fortement ébranlé. Parce qu’il jouit maintenant d’un « bien-être relatif », le prolétariat possède, désormais, un intérêt propre à défendre. D’une certaine façon, la bourgeoisie a su prévenir la phase du développement du capitalisme où le prolétariat allait devenir, comme Marx l’espérait, « une masse totalement "privée de propriété" »44. De cette façon, on empêche que soit remplie l’une des deux conditions pratiques nécessaires à l’existence d’une classe révolutionnaire et, par suite, d’idées révolutionnaires. En ce sens, si, comme Marx le stipulait, la « révolution est la force motrice de l’histoire, de la religion, de la philosophie et de toute autre théorie », l’absence d’une classe et d’idées révolutionnaires les pétrifie sur place.
54Immobilisant l’histoire et toutes les théories possibles, l’absence de classe révolutionnaire réduit à néant également la possibilité de mettre fin à la conception idéaliste de l’histoire voulant expliquer la pratique par l’idée :
« L’"imagination", la "représentation" que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes. »45
55Aux yeux de Marx, ce n’est pas en mettant en doute la justesse de ces représentations que l’on parviendrait à mettre un terme à cette vision idéaliste de l’histoire mais bien en enclenchant le processus révolutionnaire :
« La véritable solution pratique de cette phraséologie, l’élimination de ces représentations dans la conscience des hommes ne sera réalisée, répétons-le, que par une transformation des circonstances et non par des déductions théoriques. »46
56Or, puisque la classe révolutionnaire s’avère désormais manquante, la transformation de ces circonstances favorables à l’établissement à toute cette phraséologie reste, pour l’instant, lettre morte. Par conséquent, la phraséologie continue à déterminer, de façon fondamentale, les pratiques des hommes. Et une conception idéaliste de l’histoire – la philosophie hégélienne de l’histoire – se perpétue. Compte tenu de l’affaissement de la vitalité révolutionnaire du prolétariat, Mannheim n’aurait d’autre choix que de réfléchir l’histoire en des termes pouvant être assimilés à la philosophie hégélienne de l’histoire.
57Ces derniers développements autour de la situation du prolétariat à l’aube des années 20 avaient été entamés en vue de pouvoir fournir une explication au choix quelque peu surprenant de Mannheim de placer en guise de force motrice de l’histoire et du social, un Ailleurs extatique. On a vu, avec la lecture critique de Max Horkheimer, en quoi ce choix entrait en contradiction avec sa sociologie de la connaissance. Ici, nous avons tenté d’exposer les motivations de ce choix en nous référant d’une part, à l’affaiblissement de la dimension utopique au sein de la société allemande et d’autre part, à l’impuissance du prolétariat à redynamiser cette dimension. Cette impuissance, nous avons tenté de l’expliquer de deux manières. Premièrement, la critique de l’idéologie, l’arme théorique du prolétariat s’est retournée contre lui. Ce qui rend désormais beaucoup plus ardue la critique de l’idéologie puisque plus aucune frange de la société ne peut se prétendre en dehors de l’idéologie. L’abolition de ce que Marx appelait l’idéologie de la classe dominante se voit, pour l’instant, remise à plus tard. Deuxièmement, nous avons essayé d’indiquer la façon dont le prolétariat cesse d’être une classe révolutionnaire. Enfin, compte tenu de cette nouvelle situation du prolétariat, nous avons souligné l’immobilisation de l’histoire, et ce puisque la révolution constitue, d’après Marx, son moteur.
58C’est à l’aune de ces divers éléments qu’il faut comprendre, la mobilisation référence à cet Ailleurs extatique. En effet, ne faut-il pas que Mannheim suppose un dehors de l’histoire et du social afin de justifier la recherche d’une vérité au sein d’une société où n’importe quel jugement peut être expliqué par les conditions socio-historiques de sa production ? Toutefois, une telle question ne peut se formuler qu’en faisant l’économie de la conception génétique de la vérité développée à l’encontre d’une conception substantielle de la vérité – dans le chef de Mannheim, la vérité ne s’apparente plus à une entité déjà produite que l’homme aurait à découvrir. Par contre, une autre question reste quant à elle, légitimement formulable : ne s’avère-t-il pas nécessaire de poser un tel dehors dès lors que la dimension utopique de la société s’amenuise à un point tel que plus aucune perspective panoptique sur l’histoire ne peut être envisagée ? Car, Karl Mannheim le dit bien, l’utopie – à l’inverse de ce qu’il appelle l’utopique – concerne, avant tout, le point de vue que l’homme peut prendre sur l’histoire ainsi que sa capacité à faire l’histoire. L’Ailleurs extatique assure-t-il ces deux fonctionnalités humaines ? Doit-il être envisagé en tant que supplétif à l’utopie ? Rien n’est moins sûr à la lecture de ce qu’affirme Mannheim à propos de l’Ailleurs extatique :
« En considérant la dimension de l’histoire du point de vue d’un Ailleurs extatique, on s’exposait nécessairement au risque, à cause justement de ce mépris pour l’histoire, de ne rien pouvoir en tirer d’essentiel. […]. À y regarder de plus près, on observe pourtant que dans la conscience résolue à satelliser la dimension historique, il se passe bien quelque chose. Le fait déjà que dans l’histoire tout instant ou tout élément de sens possède un indice de valeur – […] – le fait, autrement dit, que ni le train de l’histoire ni les réseaux de sens ne sont réversibles indique que l’histoire n’est pas muette ou absurde. L’histoire des idées, on peut et on doit la pratiquer de telle sorte que, dans la succession et dans la coexistence des unités élémentaires, on voit plus que du hasard et que, explorant la totalité en devenir dans l’histoire, on cherche à appréhender peu à peu leur indice et leur signification. »47
59Envisager l’histoire exclusivement à l’aune de l’Ailleurs extatique reviendrait à penser que de l’histoire, on ne peut tirer aucune leçon. Toutefois, le mépris vis-à-vis de l’histoire auquel s’adonnerait une considération de l’histoire depuis l’élément extatique ne signifie pas, pour autant, l’absence de rapport entre l’Ailleurs extatique et la dimension socio-historique. Quand bien même l’histoire tiendrait son sens de cet Ailleurs extatique, il reste que c’est à même l’histoire que ce sens se dessine : « le sens de l’histoire et de la vie est contenu dans leur devenir, leur flux. Les romantiques et Hegel avaient les premiers rencontrés cette idée, qu’il faut pourtant, depuis, toujours et encore redécouvrir »48. Sans doute, est-ce en ce sens qu’il faut comprendre l’insistance de Mannheim à affirmer la relation entre la vérité visée par l’homme dans l’extase et la dimension socio-historique. Également, il réaffirmait cette position au cœur de son propos autour de l’Ailleurs extatique : « on verra dans l’histoire elle-même non pas seulement l’élément que l’on ne peut caractériser par sa négativité, mais aussi la scène d’un devenir essentiel »49. La vérité orientant l’histoire ne constitue pas un élément extatique et anhistorique – une omni-temporalité – puisqu’elle trouve son siège dans l’histoire en tant que celle-ci figure « la scène » de celle-là.
60Par ailleurs, Mannheim ne notait-il pas au moment d’aborder son parcours descriptif fouillé des différentes figures de la conscience utopique, en une référence explicite au livre célèbre de Thomas Münzer :
« Rien de plus faux ici que de vouloir saisir ce qui advient ici du point de vue de l’"histoire des idées" : ce ne sont pas des "idées" qui poussèrent ces hommes à la révolution, ce sont des énergies extatiques et orgiastiques qui déclenchèrent la véritable éruption. Les éléments du champ de conscience transcendant à l’être qui s’éveillèrent ici à des fonctions utopiques-militantes n’étaient pas des "idées", et c’est les dénaturer inconsciemment – en se plaçant du point de vue de l’Utopique – que de tenir ce qui advient pour l’ouvrage des idées. […]. Ce n’était pas des idées qui menèrent les hommes de la Guerre des paysans à l’action, au sabordage de l’être. Ce sont des profondeurs d’âme d’ancrage autrement plus vital, plus souterraines, qui déclenchèrent ici l’irruption. »50
61La sortie de l’inertie socio-politique ne saurait passer par l’élaboration de nouvelles idées susceptibles d’orienter l’agir politique. Seules « des énergies » d’ordre irrationnelles présentent la capacité de stimuler les hommes à l’action révolutionnaire. L’utopie chiliastique n’ambitionnait nullement la réalisation d’objectifs particuliers ; la révolution ne constitue pas, dans l’optique des chiliastes, « le moyen inévitable d’atteindre des objectifs rationnellement définis »51. D’une certaine manière, l’importance accordée par les chiliastes à la vie quotidienne les amène à développer une méfiance vis-à-vis de toute élaboration strictement rationnelle :
« Plus encore, en un certain sens, ce qui n’a de justesse et de validité que de manière simplement rationnelle parce que émancipé de l’espace-temps se prête mieux encore à passer dans cette "extériorité", à devenir ce point d’au-delà de tout événement que pouvaient proposer les projections du désir pleines de profusions de sens dans l’ici-bas. »52
62Moins que de relever d’une réflexion rationnelle, l’Ailleurs extatique s’apparente au type de projection décrite ci-dessus. Partant une situation où aucune frange de la société ne peut se revendiquer représentante de l’intérêt général, parce que vierge de toute idéologie, la projection d’un endroit où l’individu se désancrerait de son positionnement social n’a rien de surprenant. Le retranchement de l’ancrage social renvoie à ce désir ardent que l’on ressent, une fois que l’on s’aperçoit de l’empire sans limites de l’idéologie. L’Ailleurs extatique forme donc moins une utopie rationnelle à la crise socio-politique de l’Allemagne que le désir suscité par cette situation : un dehors de l’idéologie totale. Bien qu’irrésistiblement pris dans le flux de l’histoire, l’homme ne peut s’empêcher de désirer – de rêver – de s’en extraire. Ce désir ne gagne-t-il pas en intensité, une fois le prolétariat – couche sociale jusqu’il y a peu, immunisée de l’idéologie – tombant sous les coups de sa propre arme théorique ?
63Bien qu’il mette l’histoire en branle, cet Ailleurs extatique ne figure pas, pour autant, l’objectif ultime de la sociologie de la connaissance. Plutôt, faut-il comprendre cet Ailleurs extatique comme ce qui motive l’homme – comme ce qui anime sa volonté – à reconnaître les fondements ontiques de son existence et à élargir l’optique depuis laquelle il considère cette dernière. En effet, comme nous le mettions en exergue ci-dessus, dans le chef de Mannheim, le sens de l’existence n’équivaut qu’à constant dépassement de son propre point de vue socio-historique par l’intermédiaire d’autres points de vue. Ce mouvement permanent d’autodépassement ne peut recouvrir une quelconque valeur qu’à la condition d’être, un tant soit peu, occasionné. Or, Mannheim l’avait précisé, aucune impulsion ne conduit l’homme à la vie contemplative. Et l’extension du spectre de l’idéologie l’y conduit moins encore. Convoquer ce désir d’un Ailleurs extatique apparaît, aux yeux de Mannheim, comme l’unique remède envisageable à la crise théorico-pratique que subit la société de son temps. Il n’est donc pas anodin que, pour parler de l’homme qui vit dans l’intention d’une vision panoptique, Mannheim dise de celui qu’il a connu « l’éveil » ou « le tournant de l’éveil »53.
64Mu par ce désir d’un Ailleurs extatique, l’individu est ainsi amené à investir un processus – que l’on pourrait se risquer à qualifier de dialectique – de dépassement progressif des différents locus socio-historiques, à commencer par le sien. Cependant, Mannheim ne peut concéder à cet individu prenant conscience de l’aspect régional de son optique sur l’existence la tâche de poser hors du temps historique la totalisation des locus socio-historiques. Cela reviendrait à affirmer qu’ultimement la sociologie de la connaissance en visant cette totalité entendrait poser une vérité apodictique et transhistorique, alors qu’elle s’est précisément formée par le biais d’une critique et négation d’une telle vérité. Si tel était le but ultime de la sociologie de la connaissance, elle condamnerait le moment historique lui permettant son émergence. En effet, la totalité qu’exalte la sociologie de la connaissance ne consiste pas en un objectif, mais plutôt en un mouvement, en une intention orientée vers le tout :
« "Totalité" signifie l’intention tournée vers le tout accueillant en soi des points de vue régionaux et recommençant toujours à les torpiller, s’élargissant pas à pas dans le processus naturel de la connaissance, se donnant pour but non pas quelques conclusions valides hors le temps, mais autant qu’il nous est possible, une extension maximale de notre horizon. »54
65Ce qui importe, dans cette dernière citation, c’est le nécessaire inachèvement de ce processus de synthétisation des perspectives régionales ; celui-ci ne vise qu’à élargir notre propre perspective. Il s’agira toujours, pour un individu, d’amplifier son point de vue socio-historique à l’aide d’autres dont il faudra, tôt ou tard, relativiser la portée.
66En reliant l’Ailleurs révélé dans l’extase à cette « Totalité », on saisit la manière tout à fait particulière avec laquelle la sociologie de la connaissance s’allie à une philosophie idéaliste de l’histoire. Ce n’est qu’une fois vivant dans cette « intention tournée vers le tout que le sens de son existence sera révélé à l’homme, c’est-à-dire, chercher à dépasser les particularismes instaurés par cette même existence. Cet Ailleurs constitue donc l’objet qui viendrait satisfaire le désir – l’intention dirigée vers la totalité synthétique des points de vue régionaux – motivant l’homme à vouloir surpasser ces particularismes allant de pair avec son existence socialement et historiquement située ; cette intention – ce désir – confère à l’histoire une direction. Le mouvement de l’histoire correspond à la genèse au sein de l’histoire, de la vérité. Il ne se trouve pas orienté par une vérité absolue et omni-temporelle qu’il aurait à dévoiler progressivement, parce qu’elle lui préexisterait. Son sens, l’histoire ne cesse de le fomenter en sein. Si, comme le précise Horkheimer, la sociologie de la connaissance continue à procéder d’un but philosophique, le problème qui la tourmente ne s’avère pas être celui de la vérité absolue, comme le prétend à tort ce membre de l’École de Francfort.
67À l’égard de la sociologie de la connaissance, cet Ailleurs forme ce que cette sociologue ne cessera jamais de ne pas atteindre sans pour autant renoncer à tenter de l’approcher. Cette activité propre à la sociologie de la connaissance mise en branle par cet Ailleurs extatique désiré correspond ainsi au mouvement de l’histoire elle-même. Malgré l’assurance de l’échec de son intention, le sociologue de la connaissance fait preuve d’une sorte d’abnégation sans faille ; une abnégation vouée à ne jamais être récompensée par de quelques conclusions atemporelles, mais qui fait le mouvement de l’histoire et donne, à l’homme, l’envie de prendre une vision panoptique sur celle-ci. Le sociologue de la connaissance vit de cette intention d’un élargissement sans cesse plus grand de son optique ; il se nourrit du désir d’être sans attache socio-historique. C’est en ce sens que, pour conclure, l’on peut dire qu’en portant notre attention sur l’Ailleurs extatique et sa fonction précise dans l’économie de l’ouvrage de Mannheim, on aperçoit que la sociologie de la connaissance, le sens de l’existence et de l’histoire prennent part à une même destinée. L’Ailleurs extatique apparaît comme les soudant les uns aux autres. Le désir de cet Ailleurs doit relancer le mouvement de l’histoire ainsi que rappeler l’existence humaine à son sens. Enfin, si la sociologie de la connaissance n’entend pas, comme on l’a mis en relief, apporter une solution définitive à la crise théorico-pratique, il reste que, pour être mise en pratique, cette sociologie capitalise fortement sur ce désir d’un topos auquel seule une expérience extatique peut ouvrir un accès.
Notes
1 Mannheim (K.), Idéologie et Utopie, traduction française par J.-L., Evrad, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006.
2 Ibid., p. 42.
3 Popper (K.), La société ouverte et ses ennemis, t. II : Hegel et Marx, traduction française par J. Bernard et P. Monod, Paris, Seuil, 1979.
4 Ibid., p. 148.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 En effet, la démocratie athénienne a principalement connu un processus de démocratisation, c’est-à-dire un élargissement de l’assiette des personnes participant au débat public. Or, à ce processus de démocratisation, s’ajoute à l’époque de Mannheim, ce qu’il appelle « une mobilité sociale horizontale », « c’est-à-dire les déplacements d’un lieu ou d’un pays à un autre et sans modification de statut social ». Cependant, que cette mobilité donne à connaitre d’autres modes de pensée ne leur confère pourtant pas le statut de vérité ; tout au plus, forme-t-elle « de pittoresques singularités, des erreurs, des équivoques et des hérésies ». Ce n’est qu’une fois la mobilité horizontale doublée par le processus de démocratisation que l’on assistera à un véritable ébranlement de la confiance conférée par les hommes à leur propre pensée. La découverte freudienne de l’inconscient ne fera qu’accentuer cet ébranlement.
8 Mannheim (K.), op.cit., p. 7.
9 Mannheim (K.), op.cit., p. 8.
10 Ibid., p. 3.
11 Ibid., p. 25. Nous soulignons.
12 Mannheim (K.), op.cit., p. 13.
13 Mannheim (K.), op.cit., p. 23.
14 Ibid., p. 15.
15 Mannheim (K.), op.cit., p.16.
16 Husserl (E.), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduction française par G. Granel, Paris, Gallimard, 1976.
17 Ibid., p. 10.
18 Husserl, dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, écrit : « C’est une véritable absurdité de parler d’un contenu "inconscient" qui ne deviendrait conscient qu’après coup. La conscience est nécessairement être conscient en toute ses phases ». Cf. Husserl (E.), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Presse Universitaire de France, 1964, p. 160.
19 Mannheim (K.), op.cit., p. 22.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 25.
22 Ibid., p. 20.
23 Mannheim (K.), op.cit., p. 33. Je souligne.
24 Ibid., p. 38.
25 Ibid., p. 47.
26 Mannheim (K.), op.cit., p. 71.
27 À cet effet, il n’est pas inutile de rappeler que Marx stipule qu’un des objectifs du matérialisme historique est « … d’expliquer par elle (la société) l’ensemble des diverses productions théoriques et formes de conscience, telles que la religion, la philosophie, la morale, etc. ; » (Cf. Marx (K.), L’idéologie allemande, traduction française par H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle, Paris, Les Éditions sociales, 2012, p. 38).
28 Horkheimer (M.), Théorie critique. Essais, Paris, Payot, Paris, p. 38.
29 Mannheim (K.), op.cit., p. 68.
30 Mannheim (K.), op.cit., p. 63.
31 Ibid. p. 167. Nous verrons ci-dessous en quoi l’utopique et l’utopie ne recouvre pas, chez Mannheim, une seule et même réalité. Michaël Löwy résume parfaitement l’ambiguïté des termes « idéologie » et « utopie » sous la plume de Mannheim : « Mannheim lui-même reconnaît, au sujet du concept d’idéologie, qui forme avec celui d’utopie la charpente théorique du livre, un certain "glissement du concept", produit d’une pensée non linéaire pleine de "contradictions non encore dépassées". Cela se traduit notamment par l’attribution de deux significations distinctes au terme lui-même : d’une part, l’"idéologie totale", ou l’idéologie tout court, le style de pensée rattaché à une position sociale ; d’autre part, cette perspective globale ("idéologie") comporterait deux formes : l’utopie, c’est-à-dire les représentations ayant une fonction subversive, et... l’idéologie, favorable à la reproduction de l’ordre établi. L’idéologie serait donc un cas particulier de l’idéologie. .... Cette imprécision terminologique rend assez confuse toute discussion du concept » (Cf. Löwy (M.), « Mannheim et le marxisme : Idéologie et utopie » in Actuel Marx, 2008/1, n°43, p. 44).
32 Mannheim (K.), op.cit., p. 167.
33 Op.cit.
34 Mannheim (K.), op.cit., p. 75-76.
35 Ibid., p. 76.
36 Mannheim (K.), op.cit., p. 208.
37 Ibid., p. 213.
38 Mannheim (K.), op.cit., p. 209.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 204.
42 Marx (K.), L’idéologie allemande, traduction française par H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle, Paris, Les Éditions sociales, 2012, p. 41.
43 Ibid., p. 46.
44 Ibid., note 1, p. 33.
45 Ibid., p. 40.
46 Ibid., p. 41.
47 Mannheim (K.), op.cit., p. 77.
48 Ibid., p. 21.
49 Op.cit.
50 Ibid., p. 175. Nous soulignons
51 Ibid., p. 178.
52 Ibid., p. 179.
53 Mannheim (K.), op.cit., p. 87.
54 Ibid. Nous soulignons.