Le sens et la pensée entre sociologie de la connaissance et herméneutique.
Karl Mannheim et Martin Heidegger
Université Saint-Louis – Bruxelles
Résumé
Cette contribution propose de mettre en regard la sociologie de la connaissance telle que Mannheim la présente dans son livre Idéologie et utopie et l’ontologie herméneutique de Heidegger, essentiellement dans Etre et temps, mais aussi dans quelques textes plus tardifs. Si Mannheim et Heidegger visent tous deux à un retour à la vie concrète et à l’être « réel » du monde, et si tous deux montrent ainsi que toute pensée est tributaire d’un certain contexte de sens, et donc profondément marquée par des facteurs historiques et sociaux particuliers, ils ne tirent pas les mêmes conséquences de cette idée. Ces différences apparaissent notamment dans leur rapport au concept de sujet et dans leur conception de la vérité. Si chacun met en place une éthique de la responsabilité, attribuant à la pensée un rôle capital, le contenu de cette éthique diverge radicalement dans les deux cas.
Abstract
This paper proposes to compare and to contrast the sociology of knowledge as presented by Mannheim in his book Ideology and Utopia and Heidegger’s hermeneutical ontology, essentially in Being and Time, but also in some other later texts. Although Mannheim and Heidegger both aim at a return to concrete life and to the real « being » of the world, and although they both show that every thought is reliant on a certain context of meaning and is so deeply marked by particular historical and social factors, they do not draw the same consequences from this idea. These divergences especially appear in their understanding and deployment of the concept of subject and in their conception of truth. Each of them elaborates an ethics of responsibility, assigning to thought a crucial role, yet the content of this ethics radically differs in both cases.
Introduction : Du sens, de l’herméneutique et de la sociologie
1« Dans l’idée d’idéologie et d’utopie, c’est […] la question de la réalité qui surgit »1, écrit Karl Mannheim. Dans son ouvrage Idéologie et utopie, Mannheim est en quête de la réalité telle qu’elle se présente, telle qu’elle est effectivement, en quête de l’être tel que le sociologue peut le percevoir et le comprendre. L’être est ainsi appréhendé en tant que « figure historique concrète », comme un « régime de vie s’appliquant concrètement »2. Pour le sociologue, l’être ne peut pas consister en un concept général, formel et abstrait : « Ce qu’est l’effectivité [Wirklichkeit], l’être en général, c’est là un problème de la philosophie, qui, ici, ne doit pas retenir notre attention. »3 Pourtant, c’est bien l’effort du philosophe Heidegger, dans Etre et temps, de s’inscrire en faux contre la métaphysique, qui a toujours considéré l’être comme « le concept le plus général »4, « indéfinissable », et « évident »5. S’il faut repenser l’être et tirer la philosophie de « l’oubli de l’être » où la métaphysique l’a plongée, c’est parce qu’il faut repenser la question du sens, d’une part le sens de ce qui est, des étants, et d’autre part le régime de sens qui sous-tend l’étant dans son ensemble et qui détermine le sens de l’être. Partant, la quête heideggerienne du sens est bien une quête de la réalité telle qu’elle se déploie, tout comme la quête mannheimienne de la réalité dans son effectivité est une quête du sens : « l’être d’un locus socio-historique [eines historisch-sozialen Standortes] se détermine selon un rapport de sens [wird sinnhaft bestimmt] »6, écrit Mannheim.
2Cette convergence de départ entre les conceptions de Mannheim et Heidegger ne peut pas masquer certaines différences essentielles. En effet, si tous deux reconduisent la pensée à son rapport irréductible avec le contexte de sens dominant, les conséquences qu’ils tirent de cette idée divergent, alors même que le but visé de part et d’autre semble converger, à savoir la mise en place d’une éthique de la responsabilité. C’est donc ce double rapport de proximité et de distance entre la sociologie de la connaissance telle que Mannheim la présente dans son livre Idéologie et utopie et l’ontologie herméneutique telle qu’elle est développée par Heidegger essentiellement dans Etre et temps, mais aussi dans des textes plus tardifs, que cette contribution tente de clarifier et d’élucider.
3Ce rapport fait à la fois de proximité et de distance entre les deux conceptions peut aussi être mis en évidence par une référence au contexte historique. Karl Mannheim aurait en effet suivi les cours du jeune Heidegger à Freiburg au semestre d’été 1920. Or, cette période dite des « premiers cours de Freiburg », entre 1919 et 1923, est aussi l’époque où Heidegger commence à développer sa propre version de la phénoménologie, une version qui sera dès lors et jusqu’à la fin de sa vie résolument herméneutique. Ce « tournant herméneutique » de Heidegger se fait l’écho de la « philosophie de la vie » dont Dilthey est, aux yeux de Heidegger, le seul représentant véritablement digne d’intérêt. C’est donc Dilthey qui conduit Heidegger à la voie herméneutique en lui révélant le rôle de la conscience historique. Dès lors, la philosophie ne peut plus se passer d’un retour à la vie « facticielle », sur laquelle elle doit se fonder. Ainsi, dans leur aspiration à retrouver l’être même de la réalité, les conceptions de Mannheim et Heidegger semblent donc se rejoindre. Mais, en même temps, à la même époque, Heidegger prend ses distances avec les néokantiens, notamment avec Heinrich Rickert, et avec Husserl. Il s’écarte peu à peu de toute épistémologie, de toute philosophie de la connaissance, et abandonne conjointement l’exigence husserlienne de scientificité. Il ne va plus s’agir pour lui de fonder une science rigoureuse, mais plutôt de mettre au jour le sens de l’être. C’est là évidemment une divergence notable avec Mannheim, qui cherche quant à lui à établir une sociologie de la connaissance répondant à des critères scientifiques.
4Afin d’élucider le double rapport qui relie les pensées de Mannheim et de Heidegger, on examinera d’abord ce lien eu égard à leur quête commune d’un fondement pour le savoir et pour la philosophie. De cette quête du fondement découle, de part et d’autre, la tentative de mettre en évidence la genèse de l’interprétation, ce qui fera l’objet d’un deuxième point. On étudiera ensuite dans quelle mesure, pour Mannheim et pour Heidegger, la pensée est à la fois voilement et dévoilement, ce qui permettra de préciser dans les deux cas le rapport de la pensée à la vérité. Il sera enfin possible d’étudier la question éthique en tant que telle en soulignant les différences entre les deux conceptions, alors même que toutes deux visent à une éthique de la responsabilité.
La fondation du savoir
5Analysant dans ce livre « non comment la pensée se présente dans les manuels de logique, mais comment elle fonctionne effectivement […] comme outil d’action collective »7, Mannheim entend montrer que la pensée se fonde dans la vie factuelle. Il attribue ainsi à la sociologie de la connaissance la tâche de « comprendre la pensée dans le contexte concret d’une situation socio-historique »8 « en partant du cadre de vie et d’expérience originaire »9. De la sorte, la sociologie de la connaissance met en évidence l’origine socio-historique de tout mode de pensée, et donc de toute épistémologie. Or, Mannheim explique aussi que l’épistémologie est déjà une « science fondamentale [Grundwissenschaft] »10 par rapport aux autres sciences, parce que, par principe, elle vise à les fonder. Mais en même temps, toute épistémologie s’enracine en « une figure historique déterminée du savoir »11 et dépend aussi de « la position d’être [Seinslage] »12 du sujet. C’est pourquoi la sociologie de la connaissance, mettant au jour les fondements de toute pensée dans la vie concrète, fonde l’épistémologie dans « le monde des faits [Tatsachenwelt] »13, dans la factualité.
6Cette recherche du fondement caractérise également le projet de Martin Heidegger dans les années 1920. Il considère en effet que la vie facticielle, la vie concrète, est à l’origine de toute science, comme l’indiquait déjà l’« herméneutique de la facticité », qui faisait l’objet du cours de Freiburg du semestre d’été 1923. L’herméneutique était en ce sens l’auto-interprétation préthéorique et originaire de la vie facticielle. Mais à la fin des années 1920, Heidegger radicalise sa quête du fondement et la déploie finalement en deux étapes complémentaires. Il entend d’abord fonder la possibilité de toute science de l’être dans la compréhension pré-ontologique de tout homme : si une science de l’être est possible, c’est parce que depuis toujours, nous avons déjà une compréhension au moins vague et confuse de ce que signifie être, même si nous n’en avons aucune connaissance ni aucun savoir à proprement parler. Nous comprenons toujours a priori ce que nous disons quand nous disons que quelque chose est et c’est ce qui nous permet d’élaborer une science de l’être. Or, ce rapport compréhensif pré-ontologique à l’être est ce qui constitue notre propre structure d’être, la structure du Dasein, et c’est aussi ce qui nous différencie de tous les autres étants, qui sont, eux, dépourvus de ce rapport compréhensif à l’être. La structure herméneutique (de compréhension) du Dasein est donc la condition de possibilité de toute ontologie et c’est ce que montre l’ontologie fondamentale dans Etre et temps en 1927. Toutefois, suite à l’échec et à l’inachèvement d’Etre et temps, Heidegger ajoute, à l’ontologie fondamentale, un autre pan, celui de la métontologie (1928-1930), qui va lui permettre de compléter sa recherche du fondement. Le préfixe « mét- » ne désigne pas ici une méta-science, mais le virage de l’ontologie fondamentale elle-même (μεταβολή ou Umschlag14), et par là, Heidegger tient à mettre en évidence la continuité de sa démarche depuis Etre et temps. L’ontologie fondamentale et la métontologie constituent à elles deux ce que Heidegger nomme la « métaphysique du Dasein » et qui inclut en soi une dimension ontologico-herméneutique, celle de l’ontologie fondamentale, et une dimension ontique, celle de la métontologie, que Heidegger conçoit aussi comme une « ontique métaphysique [metaphysische Ontik] »15. La métontologie souligne que nous sommes « jetés » au monde, c’est-à-dire plongés dans la facticité et livrés à des facteurs sociaux, historiques, politiques etc. que nous n’avons pas choisis et qui laissent une empreinte profonde sur notre manière de penser. Nous ne pouvons comprendre le sens de l’être que parce que nous nous trouvons originairement en un monde qui se donne à nous et nous résistetout à la fois.
7C’est là où, selon nous, les projets de Heidegger et Mannheim se rejoignent. Chez Mannheim, le fondement est lié au contexte de sens social et historique au sein duquel vit un individu et à la manière dont celui-ci agit et se comporte au sein de ces structures. Heidegger montre lui aussi que notre pensée s’enracine dans un contexte de sens qui lui préexiste et la marque profondément. Si Heidegger abandonne sa conception d’une « métaphysique du Dasein » dès la fin des années 1920, cette idée d’un contexte de sens originaire demeurera l’une des idées les plus centrales de tout son cheminement philosophique. Il est intéressant de constater que, chez les deux auteurs, la condition de possibilité ontologique (Heidegger) ou épistémologique (Mannheim) est elle-même fondée ontiquement, si bien qu’il y a une sorte de réciprocité entre ce que Mannheim nomme la « couche principielle [prinzipielle Schicht] »16 et le plan « factuel », ou, pour reprendre la terminologie heideggerienne, entre l’ontologie et l’ontique. Pour Heidegger, la « métaphysique du Dasein » (comprenant l’ontologie fondamentale et la métontologie) fonde l’ontologie classique, qui fonde les disciplines ontiques. Pour Mannheim, c’est la sociologie de la connaissance qui doit fonder l’épistémologie, celle-ci fondant les autres sciences.
8Mais ultimement, pour tous deux, c’est la temporalité et l’histoire qui se situent au fondement de toute pensée et qui entraînent par conséquent ses variations, ses transformations, ses métamorphoses, autrement dit qui engendrent ses continuités et ses ruptures. Mannheim écrit : « la pensée n’est jamais son propre but, mais un organon vivant ne cessant de se façonner de nouveau et de prendre de nouvelles formes selon les transformations du cours de l’histoire, une charpente en devenir, dans l’élément de laquelle s’accomplit aussi le nouveau devenir humain »17. Il explique ainsi notamment que le concept d’idéologie ainsi que celui d’utopie ont connu au cours de l’histoire des mutations sémantiques, qui dépendent des forces à l’œuvre. Le savoir prend donc des formes différentes en fonction des époques historiques. Pour Heidegger, dès Etre et temps, c’est la temporalité qui est au fondement de la structure du Dasein. Toutefois, on observe une évolution dans sa conception de la temporalité entre Etre et temps et les textes de la « métaphysique du Dasein ». Dans Etre et temps, le temps était encore le fondement interne à la structure du Dasein, qui rendait possible la compréhension en étirant la structure du Dasein à travers les trois « ekstases » de la temporalité (« l’être-été », le présent et l’avenir). Or, les textes de la métontologie montrent que le temps n’est plus seulement ce qui fonde et en cela redouble la structure de compréhension du Dasein, mais qu’il est plutôt ce qui peut déstabiliser et ébranler le fondement transcendantal qu’était encore le Dasein. La temporalité représente l’oscillation des possibles qui se présentent au Dasein, et ces possibles adviennent de la confrontation du Dasein à une extériorité radicale, celle du monde et des étants, dans leur dimension ontique. Autrement dit, au lieu de seulement rendre possible le Dasein, la temporalité indique l’impossibilité radicale dans laquelle il se trouve : l’impossibilité de se soustraire au monde dans lequel il est jeté, ce monde qui lui fait face et lui résiste. Cette dimension de résistance, c’est-à-dire aussi de retrait, de dissimulation et de voilement devient si importante pour Heidegger qu’elle constitue finalement le cœur même de toute l’histoire de l’être et qu’elle engendre, dès les années 1930, le passage de l’ontologie à la « pensée de l’Ereignis », c’est-à-dire à la pensée de l’événement historial. Heidegger distingue en ce sens l’historicité de l’historialité et la Historie de la Geschichte. La Historie désigne la discipline qui étudie une succession d’épisodes factuels sans éclaircir le contexte de sens qui sous-tend l’ensemble, alors que la Geschichte, elle, ne vise qu’à mettre en lumière ces rapports de sens dont chacun constitue une « époque de l’être » différente. Pour Heidegger, l’histoire doit être considérée dans son historialité, c’est-à-dire dans sa dimension profondément herméneutique, et non dans son historicité. Pour Mannheim, de la même façon, « l’articulation du sens (Sinngliederung) »18 excède le simple ordonnancement chronologique, mais le sens correspond pour lui à un « vécu du temps historique ».
La genèse de l’interprétation
9Puisque la pensée est inextricablement liée à des facteurs historiques et sociaux qui la fondent, alors le savoir ne peut être qu’une interprétation du monde dépendant de ces facteurs. Pour Mannheim, la sociologie de la connaissance doit d’abord « jalonner phénoménologiquement [phänomenologisch] cette solidarité-à-l’être [Seinsverbundenheit], […] la décrire et […] l’analyser selon sa structure »19. En cela, la sociologie de la connaissance pourrait être une phénoménologie et adopter la méthode phénoménologique de description élaborée par Husserl. Elle se limiterait alors à cette analyse de « l’inféodation de la pensée à l’être [Seinsgebundenheit] » et plus particulièrement à l’être social. Mais Mannheim considère que cette autolimitation, cette « rétention [Zurückhaltung] »20 comme il l’appelle, ne serait pas cohérente, dès lors qu’a été mis en évidence que « les locus s’insinuent de facto dans les productions de la pensée »21. Autrement dit, la sociologie de la connaissance ne peut pas se contenter d’une description de la « factualité [Faktizität] »22 de « la "solidarité-à-l’être" du savoir »23, comme si elle ne consistait qu’en une « pure et simple observation factuelle [pure Tatsachenfeststellung] », mais elle doit faire ressortir la « genèse de sens [Sinngenesis] »24 de laquelle participe cette solidarité-à-l’être de la pensée. D’une certaine façon, on pourrait voir ici la preuve qu’en intégrant à sa description des faits la dimension capitale du sens, Mannheim s’éloigne de Husserl et se rapproche de Heidegger. Mais ce n’est pas une herméneutique qu’il entend élaborer, mais bien une épistémologie, une théorie de la connaissance. Le sens, pour lui, n’est appréhendable qu’en termes de connaissance, c’est pourquoi la Wissenssoziologie doit « se transformer en une doctrine épistémologique se proposant précisément de problématiser la pertinence épistémologique du fait de la solidarité-à-l’être »25. A terme, l’objectif que poursuit Mannheim est bien de « construire une théorie adaptée à la situation actuelle portant sur la signification des conditions extra-théoriques du savoir »26.
10Heidegger, lui, emprunte une autre direction. Certes, Mannheim et Heidegger partagent le même diagnostic lorsqu’ils accomplissent une genèse des diverses visions du monde. On peut se rapporter à la conférence de Heidegger datant de 1938 Die Zeit des Weltbildes qui a été traduite par L’époque des « conceptions du monde »27. Tous deux soulignent que c’est la fin du monopole intellectuel de l’Eglise qui a donné lieu à une démultiplication des modes de pensée et surtout à un renversement de la perspective épistémologique : puisque l’unité du monde objectif ne pouvait plus être garantie par la vision de l’Eglise, on a, à l’inverse, cherché à ancrer l’existence objective du monde dans le sujet pensant. Cette conception culmine chez Descartes avec la fondation du savoir dans l’ego cogito. Mais les conclusions que Heidegger et Mannheim tirent de ce diagnostic sont radicalement différentes : alors que Mannheim reprend à son compte l’idée d’une fondation du savoir dans le sujet en l’approfondissant et en la complétant, Heidegger entend rompre totalement avec elle.
11Mannheim montre en effet que le sujet ne peut plus être une entité statique et neutre, et qu’il ne peut plus non plus être considéré à partir de ses vécus psychiques, comme un individu autarcique et isolé. Pour Mannheim, le mérite de la sociologie consiste précisément à avoir mis en valeur que la genèse du sens ne peut pas être purement individuelle, mais qu’elle doit être collective, induite par les structures de la vie des groupes sociaux : « le savoir est d’entrée de jeu un processus coopératif de groupe, dans lequel chacun déploie son savoir dans le cadre d’un destin commun, d’un agir commun et dans le dépassement de difficultés communes (chacun, néanmoins, y participant diversement) »28. Toute perception et toute expérience vécue, y compris le savoir, sont enracinées « dans la texture sociale [in der sozialen Textur] »29 et la pensée est de « nature sociale ». Le sujet du savoir n’est donc pas un individu isolé, mais un groupe social, une collectivité de sujets.
12Pour Heidegger, il y va de tout autre chose. Il ne suffit pas, pour lui, de discerner le poids du groupe social vis-à-vis de l’individu, mais il faut plutôt mettre au jour les structures de sens qui rendent possible l’existence et de l’individu et du groupe social. Heidegger ne vise donc pas à montrer que l’individu ne peut se comprendre isolément du groupe social dont il fait partie, mais plutôt que l’être humain ne peut se comprendre indépendamment des structures de sens au sein desquelles il existe. Si c’est le Dasein qui fournit les conditions de possibilité de toute ontologie, il est important de noter que le Dasein n’est pas un sujet collectif, parce qu’il n’est pas du tout un sujet. Le Dasein est une structure de sens et rien d’autre. Il est Erschlossenheit, « ouverture compréhensive », c’est-à-dire la structure de compréhension originaire depuis laquelle tout être humain existe et pense, cette structure qui, nous l’avons vu, nous caractérise en propre. Le Dasein n’est pas un sujet, ni individuel, ni collectif, mais il est plutôt le lieu originaire en lequel une certaine compréhension du sens est possible, et ce lieu originaire est toujours déjà « au monde ». Si le Dasein est « être-au-monde », cela ne veut pas dire que l’être humain se tiendrait à l’intérieur d’un monde comme un poisson dans son bocal, mais plutôt qu’il ne peut pas se comprendre indépendamment du monde en lequel il existe. C’est cet aspect que Heidegger souligne avec la métontologie lorsqu’il ajoute une dimension ontique au fondement de toute ontologie. Toutefois, Heidegger doit bien reconnaître qu’une certaine ambiguïté demeure sur le statut du Dasein dans Etre et temps. De plus, l’Erschlossenheit est associée au « pouvoir-être » (Seinkönnen) du Dasein, à la compréhension (Verstehen) conçue comme projet de possibilités (Entwurf), mais elle n’inclut que secondairement, avec la Befindlichkeit (la « disposition affective »), la dimension de l’être-jeté, c’est-à-dire de la facticité, de la résistance du monde, du retrait et donc du non-pouvoir du Dasein, de son impuissance. Après Etre et temps, Heidegger renonce au terme d’Erschlossenheit, qui semble encore trop tributaire d’une conception du sujet, alors que l’objectif était au contraire d’emblée de rompre avec le sujet, et le remplace par celui de Lichtung, que l’on peut traduire par « clairière », pour mettre en évidence la dimension spatiale, ou par « éclaircie ». La Lichtung désigne cette sphère du sens à partir de laquelle nous existons et pouvons penser, cette sphère du sens dans laquelle nous sommes jetés mais que nous contribuons aussi à moduler et à façonner par notre attitude au monde. Nous ne pouvons nous penser indépendamment de cette structure de sens, c’est en elle que nous avons notre séjour propre, elle est la mesure de notre existence. Par conséquent, il n’est plus possible de nous concevoir comme des « sujets » au sens d’entités autonomes. Bref : pour Mannheim, l’abandon de toute conception autarcique du sujet engendre le passage à l’idée d’une collectivité de sujets faisant partie d’un groupe social. Pour Heidegger, la non autonomie du sujet implique le renoncement à tout sujet comme tel et fait place à la conception d’un contexte de sens variant selon les époques de l’être qui donne à tout être humain la possibilité de son existence.
13On remarque toutefois que tous deux utilisent un vocabulaire spatial pour désigner la provenance du sens. Plus précisément, ils recourent au concept de « situation », voire de lieu ou de « locus (Standort) ». Mannheim évoque un « savoir situationnel [situationsgebundenes Wissen] », une « pensée situationnelle [situationgebundenes Denken] »30 et entend réaliser un « diagnostic sociologique de la situation [soziologische Situationsdiagnose] »31. Par exemple l’étude de la « situation humaine », du milieu propre à une famille telle ou telle, doit prendre en compte les représentations que s’en font chacun des membres de cette famille et les normes internes à cette famille qui règlent les comportements de chacun des protagonistes32. Ainsi, le « diagnostic de la situation », pour Mannheim, est étroitement lié à l’élucidation critique de « notre orientation dans le quotidien [Orientierung im Alltag] »33. Sur ce point, Mannheim s’oppose diamétralement à la conception heideggerienne du « on », du Man. Dans Etre et temps, Heidegger considère que le quotidien représente un mode de compréhension impropre. Si l’homme est effectivement de prime abord et le plus souvent plongé dans le « on », il a à s’en extraire afin de se comprendre lui-même depuis son Dasein propre. Le savoir ne peut donc pas se fonder sur une analyse de la quotidienneté, car, au quotidien, nous fuyons notre propre être en nous absorbant dans la préoccupation auprès des choses. Autrement dit, nous préférons nous perdre dans l’affairement et l’agitation plutôt que revenir à nous-mêmes pour nous comprendre depuis le contexte de sens en lequel notre existence est profondément enracinée. Mannheim, au contraire, affirme que le savoir véritable doit se développer en partant de la quotidienneté. Dans l’exemple évoqué ci-dessus, l’étude de la situation de la famille doit inclure l’ensemble des points de vue. Le « savoir situationnel » ne vise pas tant à une objectivité externe qu’à une prise en compte de toutes les perspectives internes au phénomène. Certes, on peut entendre là une certaine tonalité phénoménologico-herméneutique, que Mannheim, sans doute, ne nierait pas : tout phénomène n’est compréhensible que par celui à qui il se donne. Mais c’est surtout la composante anthropologique et sociologique qui ressort ici de la conception de Mannheim. Que le savoir soit ancré dans des structures sociales et historiques, cela signifie principalement, pour Mannheim, que ce ne sont pas des individus qui pensent, mais « des hommes dans des groupes déterminés »34 et que, de la sorte, « tout individu est prédéterminé »35 par le groupe social dont il fait partie. On constate ainsi une catégorisation du savoir selon l’appartenance sociale de l’individu : si Mannheim, il est vrai, emploie peu le terme de « classes », il note cependant que la multiplicité des « styles de pensée »36 dépend de l’appartenance de l’individu à une « couche » sociale « supérieure », « dominante », ou « inférieure », « subalterne »37. Les « images du monde [Weltbilder] »38 sont donc transmises aux hommes en fonction des couches sociales auxquelles ils appartiennent, en fonction de leur situation sociale.
14Heidegger, quant à lui, emploie dès 1923, dans son cours sur l’« herméneutique de la facticité », l’expression de « situation herméneutique » : le sens émerge et advient depuis une « situation herméneutique », il n’est pas constitué en un « vécu subjectif », ce qui correspondait plutôt à la conception de Husserl. Dès lors, pour Heidegger, une interprétation digne de ce nom doit commencer par éclaircir sa propre « situation herméneutique ». Toute « situation herméneutique » contient trois moments : « l’acquis préalable » (Vorhabe), « la vue préalable » (Vorsicht) et « la saisie préalable » (Vorgriff). Interpréter implique d’abord d’avoir déjà saisi, implicitement, le domaine de significativité plus global au sein duquel s’inscrit ce qui est à interpréter. L’« acquis préalable » désigne en ce sens le domaine de significativité, l’arrière-plan global que j’ai déjà acquis lorsque j’explicite un étant en particulier. Par exemple, lorsque je me tiens dans un théâtre pour y voir une pièce, je peux m’attendre à y trouver une scène, des rideaux, des projecteurs, des sièges pour le public. Je sais qu’on n’applaudit normalement pas pendant la représentation mais seulement à la fin, je sais qu’il peut y avoir un entracte. Je sais aussi que j’ai la possibilité de me procurer à boire pendant l’entracte, que je peux déposer mes affaires au vestiaire etc. Tout ce qui va se passer dans ce théâtre, je peux l’interpréter sur la base de ce domaine de significativité que j’ai déjà acquis (Vorhabe). Mais à partir de cette structure d’ensemble, je peux encore envisager l’étant selon plusieurs possibilités. Un même objet ou un même événement est ainsi vu de manière différente selon le domaine de significativité dans lequel il s’inscrit. Par exemple, une cuillère en argent est comprise différemment si elle est l’élément d’un service de table ou si elle est présentée comme pièce de collection dans un musée d’orfèvrerie. Une guerre n’est pas comprise de la même façon par le général qui a gagné la bataille que par la mère qui y a perdu son fils. Telle est « la vue préalable » (Vorsicht). Enfin peut se déployer la « saisie préalable », qui désigne la compréhension proprement dite de ce qu’on cherche à interpréter : on projette sur ce qu’on interprète certaines présuppositions, certains concepts afin de le saisir, de le circonscrire, c’est-à-dire d’anticiper sa compréhension. Toute interprétation se fonde sur une telle « situation herméneutique », qui désigne l’horizon de sens à partir duquel on interprète. Ce contexte de sens, on le voit, n’est pas uniquement social et il ne veut pas dire que c’est le groupe qui déterminerait l’individu.
La pensée entre voilement et dévoilement et le problème de la vérité
15Au-delà des différences qui ont été pointées jusqu’à présent, on constate que, pour Mannheim comme pour Heidegger, la pensée se déploie comme un jeu, ou plutôt comme du jeu, c’est-à-dire comme l’espacement, l’articulation entre voilement et dévoilement. Dans une certaine mesure, les deux auteurs emploient une terminologie similaire, même si, là encore, des divergences vont se faire jour.
16Chez Mannheim, la problématique du voilement / dévoilement concerne d’abord le rôle de l’inconscient dans le processus de la connaissance. Selon lui, ce sont dans les luttes politiques que les hommes ont compris pour la première fois que des motivations collectives inconscientes gouvernent les orientations de la pensée. Or, le débat politique ne consiste pas uniquement en une argumentation théorique, mais il vise à produire des effets sur le plan de la pratique. Dans ce but, la controverse politique « arrache les masques », « dévoile [enthüllt]les motifs inconscients »39, et il se met en place un conflit entre les différentes visions du monde : chacun des adversaires aspire à dénoncer les véritables ressorts de la pensée de l’autre pour imposer sa propre vision. La théorie devient une arme au service de la pratique.
17Pour Mannheim, ce sont ces « motifs inconscients » qui, dans l’histoire, ont engendré la création d’utopies et d’idéologies, ces deux représentations de la réalité non congruentes avec la situation actuelle de la société. Dans le cas de l’idéologie, l’inconscient collectif de certains groupes dominants voile « l’état réel de la société »40, il lui fait écran. A l’inverse, dans le cas de l’utopie, c’est pour certains groupes dominés que l’inconscient collectif « occulte certains pans de la réalité », mais dans le but de modifier celle-ci. L’idéologie a donc un effet stabilisateur, mais aussi paralysant, en légitimant une certaine perception, une certaine interprétation de la réalité, tandis que l’utopie a un effet dynamique en se faisant « consigne d’action [Anweisung zum Handeln] »41 pour transformer l’ordre établi. Mais dans les deux cas, l’inconscient aboutit à une vision en décalage avec la réalité telle qu’elle est.
18Le « dévoilement de l’inconscient [die Enthüllung des Unbewussten] »42 a donc permis de dénoncer une « image du monde » fausse produite par l’adversaire politique. Mais aujourd’hui, nous dit Mannheim, on sait que toute interprétation, toute vision du monde est traversée par des motifs inconscients. Par conséquent, cette arme du « dévoilement de l’inconscient » est aux mains de tous les groupes de la société, elle n’est plus l’apanage d’une couche sociale dominante par opposition à une couche subalterne. C’est pourquoi elle engendre aussi un écroulement de la confiance placée dans la pensée en général et aboutit à un certain scepticisme et à une tendance à l’irrationalisme43. Pourtant, Mannheim, quant à lui, ne partage pas cette conclusion. Si, manifestement, toute pensée comprend en elle de nombreuses zones d’ombre, cette constatation ne marque pas selon lui l’échec de la pensée à atteindre le réel, mais elle pose plutôt la question de savoir ce qu’est le réel et ce qu’est la pensée du réel. Or, pour Mannheim, toute pensée du réel est interprétation, et toute interprétation est par essence idéologie. Puisque toute pensée est enracinée en un locus, alors il faut développer une « version générale du concept total d’idéologie [allgemeine Fassung des totalen Ideologiebegriffes]»44. C’est non seulement la conscience de l’adversaire qui est tributaire de facteurs sociaux et traversée par des mobiles inconscients, ce qui correspondrait à une spécification du concept total d’idéologie, mais tout locus comme tel : « On en vient à une version générale du concept total d’idéologie quand on a le courage de considérer comme idéologique non seulement les locus adverses, mais, de principe, tous les locus, le sien propre aussi. »45 « Dans tous les partis et à toutes les époques, la pensée humaine est idéologique. »46
19Mannheim explique ainsi l’émergence du concept total d’idéologie en trois étapes : premièrement, la philosophie de la conscience a abouti à l’idée que le monde n’existe comme monde que rapporté à un sujet, un sujet dont l’activité conscientielle joue un rôle décisif sur la constitution de l’image du monde. Deuxièmement, le concept total de l’idéologie a subi une historicisation notamment dans la pensée de Hegel : l’image du monde se transforme dans le devenir historique, la conscience n’est donc plus une entité statique, abstraite et supra-temporelle, mais l’« esprit d’un peuple ». Troisièmement, c’est l’idée de « conscience de classe » qui a finalement amené à la conception moderne et totale de l’idéologie. La conscience est par nature historique et sociale et tout savoir est donc par essence une idéologie. La pensée est par conséquent toujours au moins partiellement voilement et on ne peut donc plus viser à démasquer la position de l’adversaire comme idéologique quand on sait que la sienne l’est tout autant. Mais cette conception ne mène pas à un relativisme, mais plutôt à un « relationisme » : tout savoir historique est transitif, dépendant d’un locus et ne peut jamais se formuler à l’instar du paradigme 2 X 2 = 4. La sociologie de la connaissance se fonde donc sur la « thèse d’une structure par essence relationnelle de la connaissance humaine »47. Tout énoncé est le signe d’une relation, de la relation du sujet au monde dans lequel il vit.
20Pourtant, Mannheim reste attaché à l’exigence de vérité. L’enracinement de la pensée dans un lieu déterminé n’est pas en tant que tel source d’erreur. Mais si le terme d’idéologie n’est plus synonyme de mensonge48, et si tout savoir est voilement autant que dévoilement, on ne doit pas accepter cette dissimulation, ces zones d’ombre de la pensée, mais il faut tenter de lever le voile, d’éliminer le voilement. La vérité est certes « incluse dans les transformations de l’histoire »49, c’est-à-dire non fixée a priori et universellement pour toutes les époques, mais « on doit bien se demander quel locus a le plus de chances d’approcher au mieux la vérité »50. Pour Mannheim, la vérité se formule donc selon des critères d’adéquation à l’état actuel de la société. Il affirme en effet que « par delà les points aveugles, il y a de fausses structures de conscience »51, et, plus précisément, que « dans le même espace socio-historique, il peut y avoir de fausses structures de conscience différemment loties, celles qui, en pensée outrepassent l’être "contemporain" et celles qui n’y atteignent pas encore, l’occultant dans l’un et l’autre cas »52. La fausseté correspond donc à une conscience obsolète et anachronique, qui dissimule la réalité au lieu de la dévoiler, qui se fonde sur un rapport à soi inauthentique d’auto-illusion volontaire ou qui n’est pas capable de discerner et d’évaluer sa position dans le mouvement socio-historique53. La vérité, pour Mannheim, réside donc bien dans le dévoilement de la réalité, un dévoilement écartant tout voilement : « la vérité de la conscience tient à ce que jamais elle ne rate sa prise »54, affirme-t-il. Mais ce sont précisément cette certitude constitutive de la vérité, ce critère d’exactitude, cette exigence de contrôle et cette prétention à la transparence qui nous semblent problématiques. Si toute conscience est traversée par des motifs inconscients qui d’emblée lui échappent et marquée par des facteurs historiques et sociaux qui ne dépendent pas d’elle, n’y a-t-il pas contradiction à affirmer que la pensée doit être capable de prendre conscience de ces motifs inconscients et de dominer ces facteurs sociaux ? Dès lors, cette conception ne cache-t-elle pas, au fond, une sorte d’idéologie de la vérité ?
21Le caractère problématique de cette approche apparaît si l’on s’appuie sur la conception heideggerienne de la vérité. Pour Heidegger, tout apparaître est à la fois voilement et dévoilement. Dans Etre et temps, Heidegger développe une conception de la vérité qui demeure encore relativement proche de celle de Mannheim. Comme chez Mannheim, on peut en effet voir chez Heidegger un relationnisme par opposition à tout relativisme. Heidegger écrit ainsi :« "Il n’y a" de vérité que dans la mesure où et aussi longtemps que le Dasein est. »55 Cette phrase a fait l’objet de nombreux malentendus : elle ne signifie pas que la vérité est purement subjective et donc relative, mais plutôt, comme chez Mannheim, qu’on ne peut parler de vérité que sur le fond d’un rapport entre l’homme et son monde. Or, ce rapport entre l’homme et son monde est ce que Heidegger tentait de nommer avec la structure compréhensive du Dasein : autrement dit, effectivement, il n’y a pas de vérité s’il n’y a pas de Dasein. Heidegger prend l’exemple des lois de Newton. Avant d’être formulées par Newton, ces lois n’étaient ni vraies, ni fausses. Seulement, elles ne pouvaient pas nous dévoiler l’étant, ce qui ne signifie pas que l’étant, lui, n’était pas, ce qui ne signifie pas que ce que disent les lois n’étaient pas. Mais c’est seulement avec les lois de Newton que le monde tel qu’il est selon ces lois nous a été rendu accessible, c’est-à-dire que le monde a été dé-couvert comme l’étant qu’il était déjà auparavant mais qui comme tel ne nous était pas accessible. La vérité consiste donc bien, pour l’être humain, en un processus de dévoilement des voilements initiaux.
22Mais cette conception de la vérité comme levée du voile va évoluer et Heidegger n’aura de cesse d’effectuer son autocritique à cet égard. A partir des années 1930, il va de plus en plus insister sur le voilement intrinsèque à tout dévoilement.
De quelque manière que l’étant puisse être interprété, que ce soit comme esprit au sens du spiritualisme, comme matière et force au sens du matérialisme, comme devenir et vie, comme représentation, comme volonté, comme substance, comme sujet, comme energeia, comme éternel retour de l’identique, à chaque fois l’étant apparaît comme étant dans la lumière de l’être [jedesmal erscheint das Seiende als Seiendes im Lichte des Seins]. Partout où la métaphysique représente [vorstellt] l’étant, l’être s’est éclairci [gelichtet]. L’être est advenu en une non-occultation (ἀλήθεια) [Sein ist in einer Unverborgenheit (alètheia) angekommen]56.
23Et il ajoute, quelques lignes plus tard : « L’être n’est point pensé dans son déploiement dé-voilant [in seinem entbergenden Wesen], c’est-à-dire dans sa vérité. »57 Autrement dit, toute interprétation correspond à une phénoménalisation : l’étant se montre et apparaît comme substance, sujet, volonté, représentation etc. Toute phénoménalisation est en même temps un dévoilement, puisque l’étant nous est dévoilé d’une certaine façon, sur la base d’un rapport de sens initial.
24Mais il s’agit précisément de penser « le déploiement dé-voilant » de l’être, c’est-à-dire de penser comment advient le dé-voilement à partir du voilement originaire. On ne peut dé-voiler que ce qui est de prime abord voilé. Or, on sait que préalablement à toute compréhension et à toute interprétation se trouve une structure sous-jacente au sein de laquelle l’homme existe et à partir de laquelle nous avons accès au monde. Cette structure, nous l’avons vu, c’est la Lichtung, que Heidegger, dans Etre et temps, concevait encore comme Erschlossenheit. La Lichtung est « éclaircie » parce qu’elle nous éclaire le monde sous un certain jour, parce qu’elle nous accorde un certain dévoilement du monde « dans la lumière de l’être » – l’être ne signifie rien d’autre ici que le contexte de sens. Mais par là même, l’éclaircie laisse nécessairement dans l’ombre d’autres possibilités, d’autres dimensions qui ne nous sont pas accessibles. L’éclaircie n’éclaire que de manière partielle et sélective. Dès lors, la dissimulation est inhérente à toute découverte, le voilement fait partie constitutive du dévoilement, tous deux sont emmêlés l’un à l’autre et il n’est pas aisé de les démêler. Dans la conception de Heidegger, le voilement n’est certainement pas uniquement le fait d’un sujet, il n’est pas dû essentiellement à des motifs inconscients ni à l’influence du groupe social. Mais il fait partie de tout mode de dévoilement, qui est toujours en même temps, cooriginairement, un mode de voilement. Tel est le relationnisme radicalisé de Heidegger : la vérité n’apparaît que sur le fond d’un rapport entre l’homme et son monde, rapport qui est essentiellement historial, dépendant d’un contexte de sens historial. Certains aspects qui m’étaient occultés autrefois m’apparaissent aujourd’hui, mais, à l’inverse, certaines dimensions qui étaient autrefois accessibles me sont aujourd’hui cachées. En ce sens, l’histoire ne doit pas être comprise comme une évolution linéaire qui partirait de l’obscurantisme le plus profond pour aboutir à un progrès absolu : tout progrès s’accompagne d’un renoncement à d’autres dimensions.
25Prenons un exemple. Les avancées de la technique nous ont permis d’avoir recours à la nature comme une ressource disponible pouvant assurer notre survie, mais en même temps, il est clair aujourd’hui que l’exploitation à l’excès de cette même nature risque d’aboutir non seulement à l’épuisement de la nature, mais aussi à la destruction de l’espèce humaine elle-même. Le contexte de sensqui prédomine ici est l’idée que ce qui est doit être utile, rentable, efficace, qu’on doit pouvoir en tirer le plus grand profit et que ce bénéfice doit lui-même toujours s’accroître. Certes, peu à peu, d’autres contextes de sens, d’autres modalités de notre rapport au monde et à la nature émergent ou émergent à nouveau, mais le contexte de l’utilité est toujours celui qui régit le fonctionnement de la société, de la politique, de l’économie et du monde en général. En ce sens, toute interprétation a tendance à en recouvrir d’autres, et Heidegger montre très bien que ce contexte de sens précis qui sous-tend notre rapport actuel au monde est plus que tout autre enclin à refouler dans l’ombre et le non-être toute autre modalité de rapport au monde, puisque, par définition, la recherche du plus utile et du plus rentable doit évincer ce qui est moins utile et moins rentable et donc nécessairement ce qui se fonde sur un autre contexte de sens. Ce figement sur une interprétation unique de la nature empêche de la voir tout autrement, par exemple comme ce qui devrait engendrer de notre part une attitude d’émerveillement – et rien d’autre. Ainsi, pour Heidegger, la connaissance ne peut pas être le critère ultime et unique de la pensée, car elle n’est elle-même qu’une façon parmi d’autres de se rapporter au monde. Le sens de l’étant ne se réduit pas à un sens connaissable. Il existe aussi un sens de l’étant qui nous touche et nous concerne précisément parce que nous ne pouvons pas le comprendre ni le connaître, mais qu’il nous heurte, nous stupéfie ou nous attire. Quand nous contemplons une œuvre d’art, celle-ci fait sens pour nous, nous nous sentons concernés, troublés ou bouleversés, mais ce sens dépasse le registre de la connaissance. Il peut en être de même lorsque nous admirons un paysage.
26Toute éclaircie, cette structure à partir de laquelle le sens advient, n’est donc qu’un clair-obscur, qu’un demi-jour, qu’une pénombre mal éclairée. En réalité, nos définitions de la vérité elles-mêmes s’enracinent dans le voilement-dévoilement de l’éclaircie, elles ne sont donc jamais absolues, mais dépendent toujours d’un certain contexte de significativité. Ainsi, il serait trop simple de considérer le voilement comme fausseté, inexactitude, erreur, en l’opposant diamétralement à LA vérité. Et il serait trop facile de séparer entre d’un côté le vrai, le correct, le « positif », et de l’autre le faux, l’incorrect, le « négatif ». C’est parce que la Lichtung ou la « vérité de l’être » se déploie comme coappartenance entre dévoilement et voilement que Heidegger préfère employer le mot grec alètheia (composé du préfixe privatif -a et d’un radical qui désigne ce qui est caché) ou le terme de dé-voilement, qui tous deux mettent l’accent sur l’occultation et la dissimulation. Dans son texte de 1964, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, Heidegger décide finalement de renoncer définitivement à utiliser le terme de « vérité », y compris celui de « vérité de l’être », pour ne plus conserver que celui d’éclaircie et de dé-voilement.
Une totalité en devenir ou un reste irréductible ? Une éthique de la responsabilité
27A ces deux conceptions de la vérité correspondent également deux conceptions de l’éthique. Si tous deux entendent élaborer une « éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik) »58, celle-ci prend pourtant une tournure différente dans les deux cas59.
28Toutefois, les deux conceptions reposent d’abord sur une idée commune, à savoir que la théorie et la praxis vont de pair. Pour Mannheim, la pensée est un « outil d’action collective »60 et elle est toujours liée à des conflits d’intérêts. Qu’il s’agisse d’une vision du monde mise en œuvre dans une perspective pragmatique, ou d’une théorie qui reflète involontairement les rapports sociaux dans lesquels elle est prise : praxis et théorie doivent être comprises comme une unité. A la fois, la pensée « s’enracine dans l’agir »61, et à la fois, elle est elle-même agir, notamment quand elle se fait utopie et aspire à changer le monde : « la pensée n’est pas contemplation, mais résonance active, transformation »62. Pour Heidegger, non seulement la pensée est agir, mais : « la pensée agit en tant qu’elle pense. Cet agir est probablement le plus simple en même temps que le plus haut, parce qu’il concerne la relation de l’être à l’homme. »63 La pensée agit précisément parce qu’elle médite le monde, c’est-à-dire parce qu’elle met en question ce qui nous apparaît, sonde les fondements et s’interroge sur le contexte de sens dominant, à savoir sur « la relation de l’être à l’homme » comme le dit Heidegger. En cela, la pensée est le mode d’agir le plus haut, car elle ne demeure pas passivement ancrée dans le contexte de sens dominant : toute action qui ne fait que s’inscrire docilement dans le sens dominant n’est pas une action véritable. Lorsque l’agir ne consiste qu’en une production d’effets, en un accroissement du bénéfice, il demeure tributaire de ce sens qui s’est infiltré en lui et dont il ne peut plus se libérer. On pourrait dire, en reprenant la terminologie de Mannheim, qu’un tel agir est seulement idéologique et n’a pas la force de devenir utopique, pour transformer réellement les rapports de sens existants. Pour Mannheim également, l’agir doit être singulier et le résultat d’une décision personnelle : « L’agir ne s’amorce que là où commence la marge de manœuvre pas encore rationalisée, où des situations non régulées contraignent de prendre une décision. »64 « Car la soumission à une loi générale est un accomplissement que l’on ne peut pas encore désigner par praxis. »65 Ainsi, le véritable agir doit engendrer une déstabilisation de l’ordre établi, et cette déstabilisation est le rôle de la « pensée » par opposition à la « métaphysique » pour Heidegger et le rôle de l’ « utopie » à la différence de l’« idéologie » pour Mannheim. On peut en effet mettre en parallèle les deux couples de concepts dans la mesure où la « métaphysique » pour Heidegger, comme l’« idéologie » pour Mannheim, reflète un rapport de sens qui s’est figé sur lui-même et ne tolère pas d’autre sens possible, tandis que la « pensée » pour Heidegger, comme l’« utopie » pour Mannheim, doit rompre avec ces figements et remettre en mouvement l’oscillation originaire du sens.
29C’est à partir du lien entre praxis et théorie que se déploie l’éthique qui, dans les deux cas, ne peut pas être une morale simpliste. Si l’idéologie n’est pas un mensonge, comme le souligne Mannheim, on ne peut pas simplement opposer la « valeur » du bien à la « valeur » du mal. Mannheim explique que la morale elle-même dépend souvent de facteurs historiques et sociaux. Heidegger va plus loin encore puisque pour lui, la morale peut même s’avérer extrêmement dangereuse dès lors qu’elle nous dispense de penser en nous dictant des règles que nous n’avons plus qu’à suivre, en nous imposant des lois auxquelles nous n’avons plus qu’à obéir et en nous prescrivant des normes auxquelles nous n’avons plus qu’à nous conformer. Lorsqu’elle nous prive ainsi de la pensée et nous incite à agir dans l’aveuglement, sans nous interroger sur le caractère juste ou non des principes que nous appliquons, la morale relève de ce que Heidegger, dans Etre et temps, appelait encore l’Uneigentlichkeit, l’impropriété, et non l’inauthenticité. En effet, ce que Heidegger, de manière encore problématique il est vrai, tentait de penser avec l’Eigentlichkeit et l’Uneigentlichkeit dans Etre et temps n’est pas une attitude bonne ou mauvaise, qui reflèterait, de manière authentique, la personnalité profonde d’un individu ou se révélerait plutôt comme une forme de mensonge, de fausseté de cet individu agissant de manière inauthentique. Mais il s’agit d’une compréhension de soi propre ou impropre, sachant qu’une compréhension de soi propre peut être inauthentique et une compréhension de soi impropre peut être authentique. Si tout Dasein est d’ores et déjà plongé dans le « on », dans la « facticité », uneigentlich est le Dasein qui se comprend depuis cette échéance dans le « on », alors que le Dasein qui ne fait pas dépendre sa compréhension de soi du « on », c’est-à-dire qui ne se comprend pas depuis l’image que projettent de lui les autres, depuis ce qu’on lui dit de faire, par exemple en lui imposant une morale, et depuis sa préoccupation avec les choses, mais depuis son soi propre, ce Dasein existe dans la propriété.
Le Dasein facticiel peut se comprendre en premier lieu à partir de l’étant intramondain venant à la rencontre [aus dem begegnenden innerweltlichen Seienden her], il peut déterminer son existence, non pas d’abord à partir de soi-même, mais la laisser déterminer à partir des choses et des circonstances ainsi que par les autres. Tel est le comprendre [das Verstehen] que nous appelons le comprendre impropre [das uneigentliche Verstehen] ; il a déjà été défini, mais il s’éclaire maintenant à partir du concept principiel du comprendre. « Impropre » ne veut pas dire ici que le comprendre dont il s’agit n’est pas un comprendre véritable [kein wirkliches Verstehen], mais cela signifie un comprendre au sein duquel le Dasein existant ne se comprend pas en premier lieu à partir de sa possibilité la plus propre qu’il aurait lui-même saisie [aus der eigensten selbstergriffenen Möglichkeit].66
30Il n’en demeure pas moins que l’éthique de la responsabilité est comprise en un sens très différent de part et d’autre. Pour Mannheim, cette responsabilité incombe principalement à l’intelligentsia. Si tout savoir est le résultat d’un locus particulier, le but ultime de la sociologie de la connaissance est d’établir la synthèse de tous ces points de vue afin d’élaborer une épistémologie. Il lui faut pour cela « aboutir […] à un nouveau genre de contrôle de facteurs jusqu’à maintenant incontrôlables »67 et soumettre ses convictions à l’autocritique afin d’atteindre une transparence de la pensée à soi-même. Certes Mannheim sait que cette totalité ne peut pas être définitivement achevée, et qu’elle désigne plutôt une « intention tournée vers le tout »68, accueillant en elle les perspectives partielles mais complémentaires en aspirant à les dépasser, et n’ayant pas pour fin une conclusion située hors du temps, mais une « extension maximale de notre horizon »69 à l’époque et dans la situation qui sont les nôtres. Il s’agit donc d’une « totalité en devenir [werdende Ganzheit] »70, qui exige une réactualisation permanente, « une synthèse dynamique, à reprendre à neuf par intermittence »71 et qui offre sur le tout « la vue la plus globalisante que l’on puisse atteindre dans la durée »72. Or, selon Mannheim, seule l’intelligentsia est à même de réaliser et de vouloir cette synthèse. Cette intellectualité est « socialement désancrée [sozial freischwebend]», « sans attache ferme [nicht eindeutig festgelegt] »73 ; parce qu’elle surplombe les classes et ne se constitue en une couche unifiée que par le lien fédérateur de la culture, elle peut regrouper en elle toutes les forces sociales. Cependant, outre le caractère en soi problématique de cette conception de l’intelligentsia, on peut voir une contradiction entre l’affirmation selon laquelle l’intellectualité n’a pas, en tant que telle, d’attache sociale claire, et l’idée selon laquelle, « pour pouvoir travailler en sociologue, il faut être partie prenante du procès social »74. L’intelligentsia est-elle vraiment partie prenante du procès social s’il lui faut, pour réaliser la synthèse, s’extraire de son milieu particulier ? Bref, l’éthique de Mannheim consiste à reconnaître et maîtriser les énergies irrationnelles sociales, politiques et historiques à l’origine de la rationalité afin de réaliser une synthèse réitérée, mais cette éthique ne concerne, semble-t-il, que la couche de l’intellectualité. Or, alors que l’épistémologie fondée par la sociologie de la connaissance doit prendre en compte le caractère situationnel, c’est-à-dire déterminé historiquement et socialement, de tout savoir, en même temps la vérité du savoir ne peut être atteinte que par la couche la plus désancrée socialement, ce qui paraît pour le moins paradoxal.
31En tous les cas, selon Heidegger, si toute interprétation est ancrée dans le monde, alors d’une part l’éthique doit prendre en compte jusqu’au bout l’enracinement dans cet espace de sens préalable et d’autre part elle doit reconnaître qu’elle ne sera jamais en mesure de maîtriser toutes les zones d’ombre, même provisoirement. Pour Heidegger, la pensée ne peut jamais être transparente, et elle doit signaler la dissimulation et le voilement qui inévitablement perdurent en elle, sans s’ériger en vérité absolue. Certes, Mannheim précise ne pas viser à éliminer totalement la « frange d’irrationnel » de la connaissance, mais loin de reconnaître ici l’impossibilité de la pensée à maîtriser ces zones opaques, il tient en fait à les préserver parce que c’est dans le domaine de l’irrationnel que la volonté et la décision personnelle peuvent intervenir. Or, ce rôle accordé à la décision et à la volonté est problématique, car il ne laisse aucune place à ce qui nous échappe irrémédiablement, ce qui ne se laisse jamais saisir et jamais contrôler. Ainsi, pour Heidegger, l’éthique ne peut pas être normative, elle ne peut pas consister en une liste de préceptes et de lois à laquelle tout être humain, à toutes les époques et en tout lieu, aurait à se conformer. C’est pourquoi Heidegger récuse d’ailleurs le terme d’éthique et préfère celui d’ethos : reprenant l’un des sens du mot grec ethos comme « demeure, séjour », Heidegger entend penser avec l’ethos une forme de séjour qui rende justice à la singularité des phénomènes et des étants. En cela, il nous invite à ne pas hypostasier ou absolutiser nos propres convictions, mais au contraire à toujours laisser ouverte la possibilité d’une autre compréhension, une autre compréhension (et non une autre connaissance) dont nous ne devons pas chercher à acquérir la maîtrise. Dans toute pensée subsiste un reste, un résidu opaque qui est aussi « la chance du possible »75, la chance de l’altérité et de la pluralité. C’est pourquoi tenter de supprimer l’occultation irréductible et constitutive de tout dévoilement et de tout apparaître, tenter d’épuiser ce reste, peut s’avérer dangereux. Comme Heidegger l’écrit très clairement dans Die Zeit des Weltbildes :
La méditation est le courage de faire de la vérité de ses propres présuppositions et de l’espace de ses propres objectifs ce qui est le plus digne d’être mis en question [der Mut, die Wahrheit der eigenen Voraussetzungen und den Raum der eigenen Ziele zum Fragwürdigsten zu machen].76
32Il ne faut pas être dupes de la morale, selon une formule célèbre de Levinas, mais il ne faut pas non plus être dupes de nos propres « visions du monde », qui demeurent toujours au moins partiellement tributaires d’un certain contexte de sens. Notre responsabilité consiste à assumer la tâche de la pensée et en même temps à demeurer dans l’humilité, en nous rappelant que la façon dont nous nous rapportons au monde n’est qu’une forme d’accès au monde qui ne peut pas prétendre à l’exclusivité.
Conclusion : Temporalité, utopie, imagination
33En guise de partie conclusive, revenons sur les conceptions de la temporalité et de l’imagination qui ressortent des deux approches. Mannheim et Heidegger développent tous deux une conception dynamique de l’histoire comme le théâtre de l’affrontement entre des forces sans cesse en mouvement. Pourtant, s’ils entendent penser l’évolution et les métamorphoses de l’histoire, ils procèdent pour cela différemment. Pour Mannheim, le changement est possible grâce à l’utopie comme représentation d’une conscience « qui ne coïncide pas avec l’"être" qui l’entoure »77. Mais seule « l’orientation "transcendante à la réalité" qui, passant à l’agir, fait imploser en même temps, partiellement ou entièrement, le régime d’être qui règne alors »78 est une utopie. Ce qui distingue l’utopie de l’idéologie est que l’utopie est une « vérité prématurée »79 selon l’expression de Lamartine, alors que l’idéologie demeure empêtrée dans un passé suranné. Autrement dit, l’utopie qui intéresse Mannheim est celle qui doit par définition advenir et se réaliser et ce par le biais de la volonté humaine. Dans la conception de Mannheim, la temporalité est donc celle d’un sujet collectif : l’avenir est lié à la « volonté d’histoire [Willen zur Geschichte] »80 et il est pour cette raison contrôlable et maîtrisable.
34Pour Heidegger, la temporalité est plutôt le cadre qui livre à l’être humain la possibilité de son existence et de sa pensée, un cadre au sein duquel celui-ci peut agir et qu’il peut contribuer à transformer, mais jamais la seule volonté subjective, même collective, ne peut provoquer une mutation de l’histoire. C’est le concept même de volonté et de vouloir que Heidegger, à partir des années 1940, entend laisser derrière lui : pour lui, la volonté, par définition, s’agrippe fermement à un objet qui est défini et déterminé par avance, si bien qu’aucune nouveauté réelle, aucun à-venir véritable, ne peut surgir de la volonté. En ce sens, toute volonté est « volonté de puissance », prisonnière de sa propre surenchère, condamnée à un éternel retour du même. Elle ne laisse être aucune extériorité ni aucune altérité. Or, pour Heidegger, toute déstabilisation et tout ébranlement du rapport de sens dominant ne peuvent advenir que de façon non prévisible et non programmable, en échappant à tout horizon d’attente, si bien qu’on ne peut pas non plus les prédire ni les prévoir dans une utopie. Le concept d’utopie est donc récusé : l’utopie, pour Heidegger, est synonyme d’une temporalité de la répétition, qui, comme dirait Schelling, « n’est pas capable de s’opposer à son passé [sich seiner Vergangenheit nicht entgegenzusetzen fähig ist] »81, et en ce sens, l’utopie ne serait pas fondamentalement différente de l’idéologie. Ainsi, si la République de Platon est une utopie, alors il faudrait aussi dire de l’être qu’il est une utopie. Mais Heidegger préfère envisager la République comme « le τόπος[…] de l’essence de la polis [τόποςdes Wesens der πόλις]» et l’être comme « pour tout étant le τόπος[der τόποςfür alles Seiende] »82.
35L’histoire est donc une histoire ouverte sur l’inconnu, l’inanticipable, l’« im-possible ». Sur ce point, la conception de Heidegger est plus proche de celle de Derrida que de Mannheim. L’événement est l’im-possible même, ce qui, s’il advient, surmonte sa propre impossibilité, mais ne se laisse jamais prévoir à l’avance. Cette temporalité de l’ouverture est aussi une temporalité de la rupture, de la discontinuité83. L’im-possible dit l’à-venir, alors que l’utopie appartient à une forme de présent futur. Pourtant, non utopique, l’im-possible est « la figure même du réel »84, comme l’écrit Derrida. Il n’est pas une chimère, mais ce qui « donne au contraire son mouvement même […] à l’action »85, la force dynamique du réel. L’im-possible derridien a une dimension éthique, que l’on retrouve également dans l’ethos heideggerien. L’im-possible est toujours une injonction, mais comme tel, il est non l’idéal, mais le « point de fuite »86 du présent, ce qui vient habiter le présent en lui donnant sa dynamique. Ce point de fuite ne peut pas être saisi, mais il faut le localiser, lui donner un lieu, et il est en même temps lui-même le topos du réel. On rejoint ici la conception heideggerienne. Le concept d’utopie, chez Heidegger comme chez Derrida, est donc récusé, parce qu’il reste ancré dans une « métaphysique de la présence » qui ne parvient pas à penser une temporalité libérée d’un passé dont elle hérite pourtant et ouverte sur l’à-venir.
36De plus, si l’utopie est une « représentation », même imaginaire, de la réalité, alors, par définition, elle demeure tributaire du contexte de sens dominant, puisqu’elle le re-présente, ce qui ne peut lui permettre de penser le changement. En ce sens, c’est non seulement l’idéologie, mais aussi l’utopie qui correspondrait à la fonction reproductrice de l’imagination. Dans sa conférence L’époque des « conceptions du monde » (Die Zeit des Weltbildes), Heidegger montre que les concepts mêmes de Weltbild et de représentation sont caractéristiques du rapport de sens qui sous-tend toute la modernité. Dans l’idée de Weltbild, c’est le monde lui-même qui est une représentation, autrement dit un objet que le sujet tient devant soi, face à soi.Un tel rapport au monde se fonde sur une dissymétrie totale au profit du sujet. Une « image du monde » est ici synonyme d’une interprétation figée de l’étant sur un sens univoque, une interprétation qui ne tolère, à la racine, aucune altérité du sens ni aucune pluralité. On retrouve ici la recherche, caractéristique de la modernité, de l’objectivité et de l’univocité, qui a pour but de rendre ses objets connaissables, c’est-à-dire maîtrisables et par la suite utiles et efficaces. Pour Heidegger, Mannheim retomberait précisément dans la critique qu’il déploie : si toute pensée est enracinée dans un locus particulier, alors la sociologie de la connaissance est elle aussi ancrée dans un locus. Mannheim ne le nie pas, mais il n’en tire pas la conclusion, qui, selon Heidegger, s’impose, à savoir qu’il faut demeurer vigilant et ne pas tomber dans l’illusion de pouvoir dépasser ce voilement irréductible. Mais Mannheim était conscient de sa divergence avec Heidegger et il avait sans doute raison lorsqu’il écrivait, dans une conférence de 1928 « De la concurrence et de sa signification dans le domaine de l’esprit », à propos du « phénoménologue Heidegger » : « très probablement, comme philosophe, il s’inscrirait en faux contre la théorie sociologique ici exposée »87.
37Pour Heidegger, on ne peut donc pas recourir aux termes de « vision du monde » ou d’« image du monde » pour penser le déploiement de l’histoire dans son ensemble, comme le fait Mannheim, car ces deux termes correspondent déjà à une certaine interprétation et se fondent sur un rapport de sens particulier. Pour exprimer les différents moments du sens dans l’histoire, Heidegger préfère utiliser le mot « époque », qui fait référence au terme grec d’epochè et suggère en cela un retrait, c’est-à-dire une dissimulation, un voilement : les « époques de l’être » ne signifient rien d’autre que les différents « voilements-dévoilements du sens ». Gianni Vattimo, dans « L’utopie dispersée »88, souligne lui aussi le caractère problématique du concept d’utopie, qui continue de supposer une unité, et même une totalité, alors que, comme le dit Adorno dans les Minima Moralia, « le tout est le non-vrai [das Ganze ist das Unwahre] »89. La question, dès lors, qui se pose est de savoir si l’on peut penser une utopie post-métaphysique. Dans cette conception, l’imagination serait libérée de son rôle de reproduction d’un contexte de sens existant et pourrait déployer toute sa force disruptrice. Au lieu de reproduire les catégories existantes en produisant des « images du monde », l’imagination serait en mesure d’accueillir en elle un autre type d’images, qui seraient comme les traces d’une altérité indépassable. Peut-être peut-on, en s’appuyant sur la conception de Derrida, paradoxalement il est vrai, tenter de penser l’im-possible au lieu de l’utopie, c’est-à-dire penser l’im-possible comme lieu de l’utopie. Il s’agirait alors d’une utopie « sous le signe de la multiplicité »90, sous le signe de l’oscillation du sens, et sous le signe de l’altérité, comme trace d’une autre histoire, d’un autre espace-temps.
Notes
1 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, Frankfurt am Main, Klostermann, 1985, p. 86. Traduction française Jean-Luc Evard, Idéologie et utopie, Paris, Edition de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 81.
2 Ibid., p. 170. Traduction française p. 160.
3 Id.
4 Heidegger (M.), Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1957, p. 3. Traduction française Emmanuel Martineau, Etre et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 25. Traduction modifiée.
5 Heidegger (M.), Sein und Zeit, p. 4. Traduction française p. 26.
6 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 252. Traduction française p. 239.
7 Ibid., p. 3. Traduction française p. 1.
8 Ibid, p. 4. Traduction française p. 2.
9 Ibid., p. 95. Traduction française p. 91.
10 Ibid. p. 247. Traduction française p. 234.
11 Id.
12 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 54. Traduction françaisep. 50. Traduction modifiée.
13 Ibid., p. 246. Traduction française p. 234.
14 Heidegger (M.), Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Gesamtausgabe, vol. 26, édité par Klaus Held, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1978, p. 199.
15 Ibid., p. 201.
16 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 248. Traduction française p. 236. Traduction modifiée.
17 Ibid., p. 49 sq. Traduction française p. 46. Traduction modifiée.
18 Ibid., p. 183. Traduction française p. 172.
19 Ibid., p. 229. Traduction française p.217.
20 Ibid., p. 245. Traduction française p.232.
21 Ibid., p. 245. Traduction française p.233.
22 Ibid., p. 244. Traduction française p.232.
23 Ibid., p. 227. Traduction française p.215.
24 Ibid., p. 246. Traduction française p. 233.
25 Ibid. p. 229. Traduction française p. 217.
26 Ibid., p. 227. Traduction française p. 215. Traduction modifiée.
27 Heidegger (M.), Die Zeit des Weltbildes(1938), in Gesamtausgabe, vol. 5 : Holzwege, édité par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1977, p. 75-113. Traduction française Wolfgang Brokmeier, L’époque des « conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 99-146.
28 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie,p. 27. Traduction française p. 23.
29 Ibid., p. 30. Traduction française p. 26.
30 Ibid.,p. 44. Traduction française p. 40.
31 Ibid., p. 45. Traduction française p. 41. Traduction modifiée.
32 Voir ibid., p. 40. Traduction française p. 35.
33 Ibid., p. 41. Traduction française p.37. Traduction modifiée.
34 Ibid., p. 5. Traduction française p. 2. Traduction légèrement modifiée.
35 Ibid., p. 5. Traduction française p. 3.
36 Ibid., p. 9. Traduction française p. 7.
37 Id.
38 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 129. Traduction française p. 123.
39 Ibid., p. 36. Traduction française p. 32.
40 Id.
41 Id.
42 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 37. Traduction française p. 33.
43 Voir ibid., p. 37 sq. Traduction française p.33.
44 Ibid., p. 70. Traduction française p. 65 (en italique dans l’original).
45 Ibid., p. 70. Traduction française p. 65. Traduction modifiée.
46 Ibid., p. 70. Traduction française p. 65.
47 Ibid., p. 257 sq. Traduction française p. 244.
48 Voir ibid., p. 229. Traduction française p. 217.
49 Ibid., p. 250. Traduction française p. 237. Traduction modifiée.
50 Ibid., p. 72. Traduction française p. 67.
51 Ibid., p. 85. Traduction française p. 80.
52 Id.
53 Voir Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 84 sq. Traduction française p. 79 sq.
54 Ibid., p. 86. Traduction française p. 81.
55 Heidegger (M.), Sein und Zeit,p. 226. Traduction française p. 182.
56 Heidegger (M.), Einleitung zu : « Was ist Metaphysik ? », in Gesamtausgabe, vol. 9 : Wegmarken, édité par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1976, p. 366. Traduction française Roger Munier, Le retour au fondement de la métaphysique,in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 24. Traduction modifiée.
57 Id. Traduction modifiée.
58 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 167. Traduction française p. 157.
59 Sur l’éthique de la responsabilité chez Heidegger, nous nous permettons de renvoyer à notre propre ouvrage L’Ethos de l’im-possible. Dans le sillage de Heidegger et Schelling, Paris, Hermann, 2017, en particulier au chapitre III : « L’ethos ou de la responsabilité de l’être humain », p. 177-273. Il est vrai, comme nous l’expliquons ici, que cette conception, bien que déjà en germes dans Etre et temps, demeure problématique dans cette œuvre et ne parvient à maturité que dans la pensée tardive de Heidegger.
60 Ibid., p. 3. Traduction française p. 1.
61 Ibid, p. 6. Traduction française p. 4.
62 Ibid., p. 149. Traduction française p. 141.
63 Heidegger (M.), Brief über den Humanismus, in Gesamtausgabe, vol. 9 : Wegmarken, édité par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1976, p. 313. Traduction française Roger Munier, Lettre sur l’humanisme, in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 68. Traduction légèrement modifiée.
64 Mannheim (M.), Ideologie und Utopie, p. 100. Traduction française p. 96.
65 Ibid., p. 100. Traduction française p. 96. Traduction modifiée.
66 Heidegger (M.), Die Grundprobleme der Phänomenologie, Gesamtausgabe, vol. 24, édité par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1975, p. 395. Traduction française Jean-François Courtine, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985,p. 335. Traduction modifiée.
67 Mannheim (M.), Ideologie und Utopie, p. 6. Traduction française p. 4.
68 Ibid., p. 93. Traduction française p.87.
69 Id.
70 Ibid., p. 132. Traduction française p. 125.
71 Ibid., p. 132. Traduction française p. 126.
72 Ibid., p. 132. Traduction française p. 126. Traduction modifiée.
73 Ibid., p. 135. Traduction française p. 128.
74 Ibid., p. 42. Traduction française p. 37.
75 Derrida (J.), « Une certaine possibilité impossible de dire l'événement », in Dire l'événement, est-ce possible ?, édité par Jacques Derrida, Gad Sousana, Alexis Nouss, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 79-112, ici p.101.
76 Heidegger (M.),Die Zeit des Weltbildes(1938), in Gesamtausgabe, vol. 5 : Holzwege, édité par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1977, p. 75. Traduction française Wolfgang Brokmeier, L’époque des « conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 99. Traduction modifiée.
77 Mannheim (K.), Ideologie und Utopie, p. 169. Traduction française p.159. Traduction modifiée.
78 Ibid., p. 169. Traduction française p. 159. Traduction modifiée.
79 Ibid., p. 177 (en français dans le texte). Traduction française p. 167.
80 Ibid., p. 225. Traduction française p. 213.
81 Schelling (F. W. J.), Die Weltalter. Fragmente. In den Urfassungen von 1811 und 1813, édité par Manfred Schröter, München, 1946, p. 11. Traduction française Pascal David, Les âges du monde. Fragments dans les premières versions de 1811 et 1813, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 22.
82 Heidegger (M.), Parmenides, Gesamtausgabe, vol. 54, édité par Manfred S. Frings, Frankfurt am Main, Klostermann, 1982, p. 141. Traduction française Thomas Piel, Parménide, Paris, Gallimard, 2011, p. 156.
83 Voir Laoureux (S.), « L’impossible plutôt que l’utopie. La structure temporelle aporétique de l’ "à venir" dans la pensée de Derrida », Klesis – Revue philosophique : Imagination et performativité, n°28,2013, p. 57-80, ici p. 50.
84 Derrida (J.), Papier Machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses, Paris, Galilée, 2001, p. 360 sq.
85 Id.
86 Badiou (A.), « Derrida ou l’inscription de l’inexistant », in Derrida, la tradition de la philosophie, édité par Marc Crépon, Frédéric Worms, Paris, Galilée, 2008, p. 176.
87 Mannheim (K.), « De la concurrence et de sa signification dans le domaine de l’esprit », in Autour de Mannheim : Sociologie du savoir, interprétations, détournements, déplacements, L’Homme et la Société. Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales,n°140-141,Paris, Montréal, L’Harmattan, 2001,p. 63.
88 Vattimo (G.), « L’utopie dispersée », Diogène, vol. 209, n°1, 2005, p. 18-23.
89 Adorno (T. W.), Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben, in Gesammelte Schriften, vol. 4, éd. par Rolf Tiedemann, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998, p. 55. Traduction française Eliane Kaufholz, Jean-René Ladmiral, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1980, p. 47.
90 Vattimo (G.), « L’utopie dispersée », p. 10.