Benjamin/Foucault : histoire, discontinuité, utopie
Université Saint-Louis, Bruxelles – Centre Prospéro
Résumé
Cet article se propose de montrer qu’un dialogue « à distance » entre Benjamin et Foucault peut être construit à partir d’au moins trois thèmes. Premièrement, leur conception du moment présent, ou plus précisément, du rapport vertical que le présent institue avec le passé, et donc leur intérêt non pas tant pour une histoire des discontinuités, mais pour une vision de l’histoire comme discontinuité, dont la portée est explicitement éthico-politique. Deuxièmement, leur attention pour les – et leur volonté de donner voix aux – opprimés et aux infâmes. Troisièmement, leur vision hétérotopique ou contre-utopique de l’histoire, qui définit l’attitude messianique ou critico-expérimentale de l’historien-philosophe dont ils parlent. Nous soutenons enfin que Benjamin et Foucault ont choisi l’un et l’autre d’écrire l’histoire de façon telle qu’elle puisse produire des effets réels dans le présent, en équipant les lecteurs d’armes en vue de leur lutte contre l’oppression.
Abstract
This paper aims to show that a dialogue “at a distance” between Benjamin and Foucault can be constructed starting from at least three themes. First, their conception of the present moment, or more precisely, of the vertical relation that the present establishes with the past, and therefore their interest not so much in a history of discontinuities, but in a concept of history as discontinuity, whose value is explicitly ethical and political. Second, their attention for – and their willingness to give voice to – the oppressed and the infamous. Third, their heterotopic or counter-utopic way of conceiving of history, which defines the messianic or critico-experimental attitude of the historian-philosopher they talk about. Finally, I argue that both Benjamin and Foucault chose to write history in a way that allows to produce real effects in the present, providing the readers with weapons they can use in their fight against oppression.
Introduction
1Walter Benjamin et Michel Foucault : de quel droit et pour quelles raisons les rapprocher ? Benjamin s’est donné la mort quand Foucault n’avait que quatorze ans et ce dernier, de son côté, n’a jamais cité le nom de Benjamin dans ses nombreux ouvrages, articles, cours, conférences et entretiens1. Cependant, il n’est pas rare que des historiens, comme Patrick Boucheron, et des philosophes, comme Giorgio Agamben, se réclament à la fois de l’un et de l’autre dans leur propre travail. Le point de vue des premiers – celui que nous privilégions ici – se justifie sans doute par le constat que, comme l’affirme Martin Rueff, Benjamin et Foucault ont brandi l’un et l’autre « l’exigence épistémologique de la discontinuité »2. Cependant, nous nous proposons de montrer, d’une part, que cette exigence épistémologique ne se traduit pas seulement (ou même pas exactement), chez Benjamin et Foucault, en « une histoire des discontinuités »3 et, d’autre part, qu’elle n’est pas qu’une exigence épistémologique. Pour ce faire, il est essentiel de sortir du terrain qui a constitué, jusqu’à maintenant, l’un des lieux privilégiés du « rapprochement » Benjamin-Foucault : la méthode archéologique4. C’est plutôt sur la conception de l’histoire comme discontinuité, ou mieux, sur le rapport (vertical) de « choc » que le présent institue avec le passé, chez Benjamin comme chez Foucault, que nous nous concentrons, ainsi que sur la portée proprement éthico-politique que prend, chez les deux auteurs, une « pensée du discontinu »5.
Le présent comme blocage et comme différence
2Dans ses « Thèses » sur le concept d’histoire, Benjamin oppose systématiquement au temps homogène et vide de l’historicisme le temps qualitatif, c’est-à-dire hétérogène et rempli, de l’historiographie matérialiste6. Mais ce qui compte, encore plus que cette simple opposition, c’est la manière dont Benjamin conçoit le présent et son rapport (ou sa « rencontre »7) avec le passé. Dans la thèse XVII, il soutient que « la pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage », et lorsqu’elle s’immobilise, elle communique à son objet (que Benjamin décrit comme « une constellation saturée de tensions ») un choc qui la cristallise en monade. Ces monades, signes « d’un blocage messianique des événements », sont précisément les objets auxquels s’intéresse l’historien matérialiste – un historien qui est en même temps un militant, car ces blocages messianiques constituent aussi des « chance[s] révolutionnaire[s] dans le combat pour le passé opprimé ». L’historien matérialiste est donc appelé à arracher « une époque déterminée au cours homogène de l’histoire », une vie particulière à une époque, un ouvrage particulier à l’œuvre d’une vie8. Pourtant, dans la thèse XVI, Benjamin suggère que ces blocages messianiques ne sont pas seulement des objets historiques, des constellations de tensions appartenant au passé : le présent de l’historien matérialiste, c’est-à-dire du « penseur révolutionnaire »9, est lui aussi « arrêt et blocage du temps »10, lui aussi monade allant à la rencontre d’autres monades, non pas certes pour les « actualiser » ou pour se les « approprier » purement et simplement11, mais pour produire, « à l’instant du danger »12, ce choc qui est censé (re)lancer la lutte de la classe opprimée.
3À la fin de sa vie, dans un article consacré à Was ist Aufklärung ?, Foucault soutient que ce texte de Kant concerne la « pure actualité », c’est-à-dire qu’« il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur », mais qu’il est en quête d’une différence : « quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier ? »13. Foucault définit alors la « modernité » (ou, du moins, celle dont il veut se réclamer) non pas comme une époque ou une période de l’histoire, comme un âge du monde auquel on appartiendrait, pas non plus comme le signe ou l’aurore d’un accomplissement, mais comme une « attitude »14. En commentant cet article, Judith Revel fait très justement remarquer qu’ici Foucault semble vouloir se débarrasser d’une méthode d’analyse qui consiste à bâtir des périodisations, à circonscrire des « âges » ou des « blocs » épistémiques avec leurs caractéristiques spécifiques – une méthode qu’il avait lui-même utilisée dans ses études archéologiques15. Dans Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les mots et les choses, et jusqu’à L’archéologie du savoir16, Foucault avait pratiqué une histoire des discontinuités qui visait à définir les caractéristiques de différentes épistémès (préclassique, classique, moderne) en signalant les écarts qui les séparent. Cela donnait lieu « à une scansion des discontinuités dans l’histoire, à une succession des périodisations – distinctes l’une de l’autre et grâce à cela définies en elles-mêmes »17. Or, dans son article américain sur Kant, Foucault indique très clairement qu’il ne s’agit plus, comme dans ses enquêtes archéologiques, de retracer une histoire des discontinuités en assumant en quelque sorte un point de vue de nulle part, ou en tout cas en évitant de thématiser explicitement son propre présent. Au contraire, le présent depuis lequel l’historien-philosophe parle revêt désormais, aux yeux de Foucault, une place fondamentale : il s’agit non seulement de mettre en exergue le caractère situé du regard de l’historien-philosophe, mais aussi et surtout d’interroger la différence qui sépare le présent du passé, et donc de donner à son propre présent l’autorité d’interpeller le passé en choisissant dans ce dernier les éléments qu’il est stratégiquement important de mobiliser aujourd’hui.
4Chez Benjamin tout comme chez Foucault, on ne trouve donc pas exactement une histoire des discontinuités, écrite de manière prétendument objective depuis un point de vue qui se voudrait universel, mais une histoire comme discontinuité, écrite à partir de cette discontinuité première et radicale qui est constituée par l’« aujourd’hui » ou l’« à-présent » de l’historien-philosophe18. C’est cela, affirme Patrick Boucheron, prendre l’histoire à rebrousse-poil : « non pas envisager le passé comme un point fixe que l’on s’efforce de connaître en se rapprochant de lui à tâtons, mais se persuader qu’il n’y a d’histoire que depuis l’actualité du présent »19.
5D’une part, d’après Benjamin, la génération présente est appelée à se constituer sa propre histoire, à utiliser sa (faible) force messianique pour rédimer le passé et ouvrir ainsi à un futur radicalement nouveau20. En effet, l’objectif de Benjamin dans les « Thèses » est moins de soutenir que l’historien matérialiste doit écrire l’histoire des opprimés de manière discontinue, que de montrer que le point de vue des opprimés sur l’histoire est lui-même essentiellement discontinu, car la seule continuité à travers l’histoire a été celle de la domination21. C’est le point de vue messianique ou « utopique », si l’on accepte de donner à ce terme un sens radicalement différent de celui, traditionnel, de telos de l’histoire, à savoir de la réalisation – à la fin de l’histoire – d’un état qui ne peut en réalité se situer qu’hors de toute histoire22. D’autre part, chez Foucault, le véritable philosophe « moderne » est caractérisé par une attitude qu’il appelle « historico-critique » : son point de vue est celui d’une « ontologie critique de nous-mêmes » qui, loin de n’être qu’une exigence épistémologique, possède une portée à la fois éthique et politique. Il s’agit d’un êthos consistant à analyser ce que nous sommes en tant qu’êtres déterminés, en grande partie, par l’histoire, mais aussi et par là même à mettre à l’épreuve les limites que l’histoire nous impose pour entreprendre un travail expérimental – créatif, inventif, inaugural – de nous-mêmes sur nous-mêmes « en tant qu’êtres libres »23.
6C’est le présent conçu soit comme blocage messianique (« modèle du temps messianique » qui « résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité »24), soit comme différence radicale appelant à une attitude historico-critique, qui permet de penser l’histoire comme discontinuité et d’ouvrir ainsi aux individus la possibilité d’une action libre, créative, révolutionnaire25. En effet, ce n’est que dans le moment présent qu’on peut agir librement – les Stoïciens le savaient bien26. Benjamin et Foucault reprennent cette maxime ancienne non pas pour se débarrasser de l’histoire, mais pour souligner l’importance du travail que l’historien-philosophe (et militant) accomplit dans le moment présent. Ce dernier est alors pensé comme un événement introduisant une césure au cœur de l’histoire, une inversion dans les rapports de force27.
7Chez Benjamin, cette inversion est corrélative à une attitude que l’on pourrait définir comme messianique – une attitude qui est éthique parce qu’elle requiert du courage face au danger tout en témoignant d’une prise de responsabilité vis-à-vis des opprimés d’autrefois, et qui est politique parce qu’elle fonde la possibilité de résister aux fascismes28 aussi bien que celle de la révolution de la classe ouvrière29. Une telle révolution, aux yeux de Benjamin (qui prend ici clairement ses distances de Marx), n’est pas censée « accomplir » l’histoire, car elle ne peut « rédimer » le passé qu’en interrompant l’évolution historique plutôt qu’en la complétant ; c’est pourquoi elle ne tombe pas dans « l’illusion d’une liberté absolue »30, ni dans celle d’une libération définitive. Chez Foucault, cette inversion est corrélative à une attitude critique et expérimentale – une attitude qui est éthique parce qu’elle suppose le courage de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons, et qui est politique parce qu’elle ouvre l’espace pour ce que Foucault appelle des « pratiques de liberté », en les opposant au mythe d’une libération ultime31.
8Que le présent soit conçu comme blocage ou comme différence, en lien avec une attitude messianique ou avec une attitude critico-expérimentale, il constitue en tout cas le véritable « moteur » de l’histoire pour Benjamin ainsi que pour Foucault. En effet, c’est l’aujourd’hui ou l’à-présent qui introduit la discontinuité dans l’histoire, qui ne cesse à vrai dire de l’introduire à tout moment. L’historien-philosophe qui « habite » ce présent n’étudie donc pas, depuis une position neutre, l’histoire des discontinuités passées ; il établit au contraire avec les événements (ou les « monades ») du passé un rapport de choc, c’est à dire de pouvoir – un rapport stratégique. Le geste de l’historien-philosophe dans le présent est donc éthico-politique avant même qu’épistémologique : il vise à briser toute illusion de continuité et à contester toute référence à l’universel afin d’équiper les individus d’armes pour la lutte.
Les opprimés et les infâmes
9Dans la thèse XVII, Benjamin parle du (et appelle au) « combat pour le passé opprimé »32. Ce combat, comme il le précise dans la thèse VII, ne peut être mené que par l’historien matérialiste qui, à la différence de l’historicisite, ne s’identifie pas aux vainqueurs, ne se présente pas comme l’héritier « de tous les vainqueurs du passé » pour s’aménager une place dans « ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre »33, mais se place résolument du côté des vaincus. Le combat pour le passé opprimé est donc, en même temps et surtout, un combat pour les individus opprimés, pour ceux qui l’ont été autrefois et pour ceux qui le sont encore : « Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même », précise Benjamin dans la thèse XII34. Mais qui sont exactement les opprimés, les vaincus auxquels Benjamin se réfère ? Ce sont sans doute, du moins si l’on songe aux deux ou trois derniers siècles, les membres de la classe ouvrière35. Ce sont aussi, plus en général, tous les membres des classes dominées au cours de l’histoire de l’humanité36 : ces hommes et femmes sans nom – infimes et infâmes – que l’histoire a le plus souvent oubliés, et que l’historien matérialiste est appelé à « sauver », en se présentant (et en donnant littéralement corps) à ce « rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre » dont Benjamin parle dans la thèse II37.
10Une attention similaire pour les vaincus du passé, dont les voix ne peuvent être retrouvées qu’enfouies dans les archives, se retrouve bien entendu chez Foucault. Les hommes et les femmes cités dans les lettres de cachet au XVIIIe siècle38, Pierre Rivière et Herculine Barbin au XIXe siècle39, ce ne sont que les exemples les plus connus d’hommes et de femmes « infâmes » dont Foucault a essayé de faire entendre à nouveau la voix40. Son fameux texte de 1977, « La vie des hommes infâmes », fruit d’une recherche conduite à la Bibliothèque nationale sur les archives de l’enfermement, de la police, des placets au roi et des lettres de cachet aux XVIIe et XVIIIe siècles, devait servir d’introduction à une anthologie de fragments et de brèves notes décrivant la vie d’un individu « en une poignée de mots », décrétant ainsi sa folie ou sa « dangerosité » et, en même temps, les fixant pour toujours (comme des attributs essentiels) au récit de son existence malheureuse. Il devait s’agir d’une « biographie perpétuelle de l’infamie », une sorte d’« anti-Plutarque »41, recueillant des textes comme par exemple celui-ci :
Mathurin Milan, mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707 : « Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d’avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois »42.
11En publiant ces fragments d’archives, Foucault souhaitait que « du choc de ces mots et de ces vies naisse pour nous encore un certain effet mêlé de beauté et d’effroi »43. Une telle opération éditoriale ne relevait pourtant pas de cette « muette contemplation esthétisante » ou, pire encore, de cet « irrationalisme esthétisant » dont Carlo Ginzburg a accusé Foucault44. Certes, Foucault n’a pas fait œuvre d’historien « pur » comme Carlo Ginzburg l’aurait souhaité : il n’a pas fait de Pierre Rivière ou d’Herculine Barbin des Menocchio et, de ce point de vue, il n’a pas réellement contribué à l’essor de la « micro-histoire » grâce à laquelle « les persécutés et les vaincus, que l’historiographie liquidait comme des marginaux mais qu’elle passait, le plus souvent, entièrement en silence, se trouvaient [désormais] placés au centre de la recherche »45. Mais si Foucault n’a pas écrit d’ouvrage reconstituant la vie, les actions et les pensées de ces hommes et femmes infâmes, ce n’est nullement parce qu’il n’était intéressé qu’au geste et aux critères de l’exclusion, plutôt qu’aux exclus eux-mêmes46. C’est que son objectif était profondément différent de celui de Carlo Ginzburg qui, en écrivant Le fromage et les vers, se proposait de surmonter l’obstacle constitué par le fait que « les voix des persécutés nous parviennent (quand elles nous parviennent) à travers le filtre des questions posées par les inquisiteurs, transcrites par leurs notaires »47, et de reconstruire de manière historiquement rigoureuse « un fragment de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la “culture des classes subalternes” »48. Or, l’objectif de Foucault était moins historique que politique. Ce qu’il fait avec les mémoires de Pierre Rivière et d’Herculine Barbin, ce qu’il fait avec les lettres de cachet, c’est une opération au fond analogue à celle qui avait donné naissance, en 1971, au Groupe d’information sur les prisons : il s’agit de donner voix aux vaincus et aux infâmes d’autrefois tout comme il s’agissait de donner voix aux détenus – vaincus et infâmes d’aujourd’hui. Donner voix, car l’historien-philosophe (et militant) ne doit pas superposer ou substituer sa voix à la leur, mais jouer le rôle de caisse de résonance afin de transmettre ces voix infimes à l’extérieur – à l’extérieur de la prison, à l’extérieur de l’archive.
12Certes, Foucault voulait pousser le lecteur à s’interroger sur les raisons qui ont fait qu’il a été soudain « si important dans une société comme la nôtre que soient “étouffés” (comme on étouffe un cri, un feu ou un animal) un moine scandaleux ou un usurier fantastique et inconséquent »49. Mais il se proposait aussi et surtout de donner voix à ces vies qui « appartiennent à ces milliards d’existences qui sont destinées à passer sans trace »50, à ces individus qui ont réellement vécu mais qui n’existent plus, pour nous, que « par les quelques mots terribles qui étaient destinés à les rendre indignes, pour toujours, de la mémoire des hommes »51. Comment ces existences et ces individus absolument anonymes ont-ils pu (au moins en partie) parvenir jusqu’à nous ? D’une part, c’est évidemment grâce au hasard. Mais c’est aussi, d’autre part, que ces vies obscures ont rencontré le pouvoir qui, en les écrasant, a jeté en même temps un « faisceau de lumière » sur elles et les a ainsi arrachées à la nuit où elles seraient sans doute restées pour toujours52. Donner voix à l’infime, à l’infâme, donner voix aux individus anonymes et opprimés, c’est donc par le même geste dévoiler l’exercice du pouvoir, non pas dans l’abstrait, mais dans son fonctionnement concret et ordinaire. Au lieu d’une micro-histoire, on trouve bien, chez Foucault, une microphysique du pouvoir.
13« Rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire »53 : cette vérité qui, d’après Benjamin, donne toute sa valeur au travail du chroniqueur, et que Carlo Ginzburg cite avec approbation à la fin de l’Avant-propos du Fromage et les vers54, acquiert par conséquent, chez Foucault, un sens très spécifique. Si rien n’est perdu pour l’histoire, c’est que le pouvoir – une certaine forme historiquement déterminée de pouvoir – est toujours à l’œuvre, et que le choc produit par la rencontre avec elle inscrit et fige des existences dans des archives. Il s’agit alors de montrer que des vies réelles ont été écrasées, qu’elles ne cessent de l’être à tout moment, afin de susciter dans le lecteur ce sentiment de l’intolérable qui peut le pousser à l’action, à la lutte, à la résistance. Quand, en 1971, on demandait à Foucault ses « opinions personnelles sur le problème que crée l’existence des prisons », il répondait ne pas savoir, ne vouloir que « recueillir des documents, les diffuser et éventuellement les provoquer », et il concluait : « Simplement, je perçois l’intolérable »55.
14Aux yeux de Foucault, l’historien-philosophe n’a donc sans doute pas pour tâche, comme chez Benjamin, de « sauver » le passé ou de lui faire « justice »56 : installé au cœur du présent, il utilise le passé, des morceaux choisis du passé, pour mettre en lumière le caractère intolérable d’un pouvoir qui, dans ses différentes formes, s’exerce depuis des siècles sur la trame minuscule des vies des individus les plus ordinaires. Produire une réaction chez son lecteur, non pas pour déclencher la révolution et réaliser une société sans classes, comme espérait le faire Benjamin57, mais pour susciter des luttes ponctuelles et des résistances spécifiques, voilà ce que visait Foucault58. Et malgré les différences entre les perspectives de Benjamin et de Foucault soient, sur ce point, indéniables, il conviendrait sans doute de ne pas les exagérer, comme nous allons le montrer dans ce qui suit.
Utopie, hétérotopie, contre-utopie
15Chez Benjamin, le messianisme est ce qui bloque le flux continu de la narration historiciste, ce qui fait rupture et brise l’illusion des Grands Récits. C’est donc le nom qu’il donne au pouvoir qu’a l’histoire – ou mieux, qu’ont les hommes et les femmes qui la font – de contester de l’intérieur ses propres déterminations et d’aménager une place pour le travail difficile de la liberté. C’est pourquoi l’utopie d’une société sans classes constitue, aux yeux de Benjamin, non pas l’accomplissementde l’histoire, mais son principe immanent de mouvement59. L’utopie, chez Benjamin, est ce qui rompt et bloque, non pas ce qui se réalise ou s’accomplit une fois pour toutes à la fin (et hors) du temps historique. Au lieu de jouer le rôle d’un telos, d’un pôle d’attraction situé dans un futur qui en réalité ne cesse de s’éloigner à mesure qu’on est supposé s’en rapprocher60, l’utopie est conçue par Benjamin comme le moteur immanent de l’histoire, et c’est bien au cœur du présent qu’elle surgit en prenant la forme d’un principe de lutte (toujours à recommencer) contre la domination61.
16Chez Foucault aussi on trouve l’idée d’un jeu immanent et toujours à recommencer avec les déterminations historiques qui nous constituent à chaque moment donné. On n’est jamais totalement et absolument libres, il n’y a pas de dehors de l’histoire : tout ce qui se donne, objets et sujets, sont constitués dans et par l’histoire62. Pourtant, comme nous l’avons déjà montré, on n’est pas non plus entièrement déterminé par l’histoire : le présent n’est pas pour Foucault un moment qui, selon une conception horizontale et continue du temps historique, serait situé entre le passé et le futur, mais le lieu d’institution d’un rapport vertical au passé permettant de l’utiliser stratégiquement dans des pratiques de liberté à mettre à l’œuvre aujourd’hui. Benjamin défend une conception analogue du moment présent : non pas transition ou « passage »63, mais blocage et lieu d’émergence de cette force messianique qui, grâce au choc provoqué par la rencontre avec les monades du passé, peut produire les conditions propices pour une action révolutionnaire64. Pour Benjamin tout comme pour Foucault, par conséquent, le moment présent est le moment utopique : l’utopie, c’est ici et maintenant qu’elle peut et doit surgir, et le travail de l’historien-philosophe est un travail proprement utopique.
17On pourrait cependant se demander si, pour éviter tout malentendu et toute ambiguïté, il ne conviendrait pas d’utiliser un autre terme au lieu de celui d’utopie. Dans sa célèbre conférence de 1967 au Cercle d’études architecturales, « Des espaces autres », Foucault définit les utopies comme des « emplacements sans lieu réel » qui « entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée »65. Lieux hors de tous lieux, les utopies sont aussi traditionnellement conçues comme étant hors du temps historique. Pourtant, Foucault soutient qu’il existe dans toute société et à tout moment donné des « lieux réels », des « lieux effectifs », qui sont « des sortes de contre-emplacements », des lieux hors de tous lieux mais parfaitement localisables – des lieux autres, donc, mais inscrits dans l’immanence de la société et au cœur même de l’histoire66. C’est ce que Foucault appelle des « hétérotopies », qui ont ceci de particulier qu’elles opèrent une « contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons »67. Or, si l’on accepte d’appliquer ce que Foucault dit à propos de l’espace aux considérations que nous développons ici sur l’histoire68, on est forcé de constater que le blocage messianique dont parle Benjamin, c’est-à-dire le présent en tant que modèle du temps messianique et donc lieu et moment utopique par excellence, semble bien s’apparenter à une hétérotopie : sa force de contestation des déterminations historiques, en effet, ne vient pas d’ailleurs, du dehors de l’histoire, mais émerge dans son immanence69.
18On est donc tenté de conclure que Benjamin et Foucault ont l’un et l’autre une conception hétérotopique de l’histoire et du moment présent, ou peut-être, en nous inspirant de la définition foucaldienne des « contre-conduites »70, qu’ils ont une vision contre-utopique de l’histoire et du moment présent : tout comme la notion de contre-conduite a l’avantage de garder le sens actif du mot conduite afin d’indiquer, non pas les « grandes boutées externes du pastorat catholique et chrétien », mais bien plutôt les « formes d’attaque et de contre-attaque qui ont pu se produire dans le champ même du pastorat » et qui avaient pour objectif une autre conduite71, la notion de contre-utopie a l’avantage de garder la référence active au mot utopie, tout en signalant qu’il s’agit d’en altérer la signification, pour ainsi dire, « de l’intérieur ». En ce sens, une conception contre-utopique n’est pas une conception anti-utopique : elle conteste la notion traditionnelle d’utopie, certes, elle opère par rapport à celle-ci un passage à la limite, mais elle ne s’en débarrasse pas totalement car elle n’existe que dans le mouvement toujours réitéré de distanciation à l’égard de la logique proprement utopique.
19L’attitude hétérotopique ou contre-utopique qui caractérise l’historien-philosophe (et militant) chez Benjamin tout comme chez Foucault met donc en œuvre une contestation, crée un espace de liberté au sein même de l’histoire, grâce au rapport vertical – immanent et stratégique – que le moment présent établit avec le passé.
Comment on écrit l’histoire72
20Dans cet article, nous avons montré qu’un dialogue – qui n’a pourtant jamais eu lieu – entre Benjamin et Foucault peut être construit à partir de leur conception du moment présent, et donc de l’histoire comme discontinuité, de leur attention pour les opprimés et les infâmes, de leur vision hétérotopique ou contre-utopique de l’histoire qui définit l’êthos, l’attitude messianique ou critico-expérimentale de l’historien-philosophe dont ils parlent. Ce rapprochement ne vise bien entendu pas à nier les différences qui existent entre leurs conceptions de la révolution ou de la tâche de l’intellectuel, ni à cacher le fait que deux des sources principales de la conception benjaminienne de l’histoire – le romantisme allemand et le messianisme juif – sont totalement étrangères à celle de Foucault. Il vise cependant à signaler la possibilité réelle de les faire travailler ensemble, aujourd’hui, même au prix d’un certain nombre d’infidélités envers l’un ou l’autre.
21Ce qui, à un niveau très général, caractérise la démarche de Benjamin aussi bien que de Foucault, c’est leur conscience aiguë du fait que l’histoire n’est rien si l’on ne la met pas en récit : ainsi, le problème de la continuité ou de la discontinuité n’est pas un problème ontologique, mais une question d’écriture, et donc de choix éthico-politique73. Tout dépend du rapport qu’on établit avec l’histoire, de la manière dont on choisit de l’écrire. Les vainqueurs, soutient Benjamin, l’écrivent de manière continue ; les vaincus, en revanche, et l’historien matérialiste qui assume leur point de vue, ne peuvent l’écrire que de manière discontinue74 – et cette écriture, qui brosse l’histoire « à rebrousse-poil »75, est un acte éthico-politique avant même qu’épistémologique76. Une critique analogue à celle que formule Benjamin contre l’historiographie traditionnelle à partir de la dualité vainqueurs/vaincus est élaborée par Foucault vers la moitié des années 1970, avant qu’il n’introduise la notion de gouvernementalité et décide de mettre ainsi de côté le « paradigme guerrier »77. Dans son cours au Collège de France de 1976, « Il faut défendre la société », Foucault inscrit ses propres recherches dans le cadre de ce qu’il appelle un « discours historique et politique » qui « prétend à la vérité […] à partir d’un rapport de force, pour le développement même de ce rapport de force »78. Ce discours s’oppose terme à terme au discours juridico-philosophique de la souveraineté, à savoir au discours du philosophe-législateur – c’est un discours qui « coupe la tête du roi », comme l’affirme Foucault79. En effet, celui qui tient ce discours (l’historien-philosophe et militant), mais aussi celui à qui ce discours donne voix, est un sujet « guerroyant » qui veut « fonder une vérité liée à un rapport de force » en renversant « les valeurs, les équilibres, les polarités traditionnelles de l’intelligibilité »80. Un tel discours doit par conséquent découvrir, « sous les formes du juste tel qu’il est institué, de l’ordonné tel qu’il est imposé, de l’institutionnel tel qu’il est admis, le passé oublié des luttes réelles, des victoires effectives, des défaites qui ont été peut-être masquées, mais qui restent profondément inscrites »81. Et Foucault de distinguer soigneusement ce discours de celui de la dialectique (hégélienne ou marxiste, peu importe), qui à ses yeux désamorce la lutte en la codifiant dans la logique de la contradiction et qui, en même temps, « assure la constitution, à travers l’histoire, d’un sujet universel, d’une vérité réconciliée, d’un droit où toutes les particularités auraient enfin leur place ordonnée »82. Brosser l’histoire à rebrousse-poil, c’est-à-dire sortir du discours « pacifié » de l’historiographie traditionnelle pour écrire l’histoire du point de vue hasardeux des luttes et des rapports de force qui en ont constitué – et qui en constituent toujours – la trame réelle, voilà donc un objectif commun à Benjamin et à Foucault.
22Dans un entretien réalisé à la fin de 1978, en décrivant sa propre façon d’aborder la recherche historico-philosophique et son propre rapport à l’écriture, Foucault affirme que le problème de la vérité de ce qu’il dit ne se pose pas dans les termes auxquels les sciences en général, et les sciences humaines en particulier, nous ont habitués : il se pose en effet en termes de « fiction »83. Déjà en janvier 1977, Foucault avait affirmé n’avoir « jamais rien écrit que des fictions », et cependant ne pas vouloir, par là, se placer hors de la vérité, car d’après lui « il y a possibilité de faire travailler la fiction dans la vérité, d’induire des effets de vérité avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours de vérité suscite, fabrique quelque chose qui n’existe pas encore, donc “fictionne” »84. Or, en 1978, Foucault est encore plus clair : la vérité de ses livres, dit-il, il ne faudrait pas la chercher dans les thèses qu’ils avancent, mais dans les effets qu’ont l’écriture et la lecture de ces livres sur leur auteur et sur les lecteurs. Ainsi, par exemple, Histoire de la folie n’a pas été écrite pour satisfaire les historiens professionnels, mais pour « faire moi-même », et pour inviter « les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés »85.
23C’est donc des effets de transformation qu’un livre est capable d’induire, plus que de son « contenu objectif » de vérité, que Foucault se soucie86 : l’essentiel se trouve pour lui dans l’« expérience » qu’un livre permet de faire, non seulement à son auteur, mais aussi aux lecteurs. Cette expérience, comme d’ailleurs toute expérience, « n’est ni vraie ni fausse » : elle est, précisément, une « fiction », mais une fiction, précise Foucault, qui « autorise une altération, une transformation du rapport que nous avons à nous-même et au monde où, jusque-là, nous nous reconnaissions sans problèmes »87. Pour éclairer davantage ce point, on pourrait se référer aussi à un entretien de 1979, où Foucault affirme pratiquer « une sorte de fiction historique » et savoir très bien que, d’une certaine manière, ce qu’il a écrit – par exemple – sur la folie « n’est pas vrai ». Cependant, dit-il, « mon livre a eu un effet sur la manière dont les gens perçoivent la folie », et donc « mon livre et la thèse que j’y développe ont une vérité dans la réalité d’aujourd’hui ». Et il poursuit : « J’essaie de provoquer une interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire passée. Si je réussis, cette interférence produira de réels effets sur notre histoire présente. Mon espoir est que mes livres prennent leur vérité une fois écrits – et non avant »88.
24Cette démarche est proche de celle de Benjamin qui – même s’il n’utilise jamais le mot de fiction et s’il n’aurait sans doute pas accepté de présenter les choses exactement de cette façon –, dans la thèse VI soutient que « [f]aire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées” », mais « s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger »89. Pour lui aussi ce qui compte avant tout, ce sont les effets de ses « Thèses », véritable machine de guerre dont l’objectif est de faire gagner la lutte pour la libération à la classe ouvrière90. Benjamin et Foucault écrivent donc l’un et l’autre pour produire des effets dans le réel et équiper les lecteurs d’armes dans la lutte contre l’oppression91. L’écriture de l’histoire est pour eux une manière de déclencher des conséquences éthiques (de modification de soi) et politiques (de transformation de la société) dans le présent, et de restituer ainsi à l’histoire sa dimension et sa puissance de « subversion »92.
Notes
1 Quand, lors d’un entretien réalisé en 1977, on évoque explicitement l’opposition benjaminienne entre vainqueurs etvaincus en lui demandant quel genre d’histoire il écrit, Foucault répond qu’il aimerait bien « écrire l’histoire des vaincus », mais il mentionne tout de suite deux difficultés cruciales à ce propos et, en tout cas, il ne reprend pas le nom de Benjamin. Voir Foucault (M.), « La torture, c’est la raison », in Dits et écrits II, 1976-1988, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 390-398, ici p. 390-391.
2 Rueff (M.), « De Benjamin à Foucault : allumer la mèche », Critique, vol. 72, n° 835, 2016, p. 1030-1048, ici p. 1032.
3 Ibid., p. 1030.
4 Outre l’article de Martin Rueff, voir Aronowitz (S.), « History as Disruption. On Benjamin and Foucault », Humanities and Society, vol. 2, n° 2, 1979, p. 125-147 et Sagnol (M.), « La méthode archéologique de Walter Benjamin », Les Temps Modernes, vol. 40, n° 444, 1983, p. 143-165.
5 Voir Revel (J.), Foucault, une pensée du discontinu, Paris, Fayard, 2010.
6 Voir Benjamin (W.), « Sur le concept d’histoire » (dorénavant abrégé CH), trad. fr. Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, in Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 427-443, ici thèses XIII, XIV et XVII, p. 439 et 441. Voir également CH, appendice B, p. 443 et Benjamin (W.), « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », trad. fr. Rainer Rochlitz, in Œuvres, III, p. 170-225, ici p. 175-176.
7 CH, thèse XVI, p. 441.
8 CH, thèse XVII, p. 441. Sur la notion de messianisme, et plus spécifiquement sur l’articulation inédite qu’opère Benjamin entre la perspective messianique juive et l’historicité révolutionnaire marxiste, voir Löwy (M.), « Temps messianique et historicité révolutionnaire chez Walter Benjamin », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 117, 2013, p. 106-118.
9 Benjamin (W.), « Thèse XVIIa », trad. fr. Michael Löwy, in Löwy (M.), Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’éclat, 20182, p. 179-180, ici p. 179.
10 CH, thèse XVI, p. 440.
11 Il ne s’agit jamais, ni pour Benjamin, ni pour Foucault, de rendre le passé « contemporain », mais bien au contraire de se battre contre le mythe d’une « permanence » ou d’un « retour » du passé dans le présent. Voir Rueff (M.), « De Benjamin à Foucault : allumer la mèche », p. 1034-1041.
12 CH, thèse VI, p. 431.
13 Foucault (M.), « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits II, 1976-1988, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1381-1397, ici p. 1383.
14 Ibid., p. 1387.
15 Revel (J.), Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Paris, Vrin, 2015, p. 37-38.
16 Voir Foucault (M.), Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961; Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963 ; Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966 ; L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
17 Revel (J.), Foucault avec Merleau-Ponty, p. 37.
18 Voir CH, appendice A, p. 443 : « [L’historien matérialiste] saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme “à-présent”, dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique. »
19 Boucheron (P.), Faire profession d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 20162, p. 25.
20 Voir CH, thèse II, p. 429.
21 Voir Löwy (M.), Walter Benjamin, p. 158.
22 Voir Mosès (S.), L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, 2006, p. 32 : « L’utopie, qui ne peut plus désormais être pensée comme la croyance en l’avènement nécessaire de l’idéal au terme mythique de l’histoire, resurgit – à travers la catégorie de Rédemption – comme la modalité de son avènement possible à chaque instant du temps. Dans ce modèle d’un temps aléatoire, ouvert à tout moment à l’irruption imprévisible du nouveau, la réalisation imminente de l’idéal redevient pensable, comme l’une des possibilités offertes par l’insondable complexité des processus historiques. »
23 Foucault (M.), « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 1393-1394.
24 CH, thèse XVIII, p. 442.
25 Voir CH, thèse XIV, p. 439.
26 Voir par exemple Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, II, 14 et VIII, 36, éd. Mario Meunier, Paris, Flammarion, 1992, p. 43-44 et 120-121.
27 Voir Foucault (M.), « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Dits et écrits II, p. 1004-1024, ici p. 1016.
28 Voir CH, thèses VI, VIII et X, p. 431, 433 et 435.
29 Voir CH, thèse XII, p. 437-438.
30 Voir Löwy (M.), Walter Benjamin, p. 24, 196.
31 Sur la méfiance de Foucault à l’égard du « thème général de la libération », qui risquerait de « renvoyer à l’idée qu’il existe une nature ou un fond humain qui s’est trouvé, à la suite d’un certain nombre de processus historiques, économiques et sociaux, masqué, aliéné ou emprisonné dans des mécanismes, et par des mécanismes de répression », et sur la différence qu’il établit entre « processus de libération » et « pratiques de liberté », en soutenant que la libération, quoiqu’elle existe et soit parfois cruciale, « ouvre un champ pour de nouveaux rapports de pouvoir, qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté », voir Foucault (M.), « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », in Dits et écrits II, p. 1527-1548, ici p. 1528-1530.
32 CH, thèse XVII, p. 441.
33 CH, thèse VII, p. 432.
34 CH, thèse XII, p. 437.
35 Voir CH, thèse XII, p. 438.
36 Voir Benjamin (W.), « Paralipomènes et variantes de Sur le concept d’histoire », in Écrits français, éd. Jean-Maurice Monnoyer, Paris, Gallimard, 1991, p. 446 : « Le sujet écrivant l’histoire est de droit cette part même de l’humanité, dont la solidarité embrasse l’ensemble des opprimés. »
37 CH, thèse II, p. 428. Voir également CH, thèse VI, p. 431.
38 Farge (A.) et Foucault (M.), Le désordre des familles. Lettres de cacher des Archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982.
39 Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1973 et Herculine Barbin dite Alexina B., présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1978.
40 Voir Foucault (M.), « La torture, c’est la raison », p. 390 : « [J]’aimerais bien écrire l’histoire des vaincus. C’est un beau rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole à ceux qui n’ont pu la prendre jusqu’à présent, à ceux qui ont été contraints au silence par l’histoire, par la violence de l’histoire, par tous les systèmes de domination et d’exploitation. »
41 Foucault (M.), La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, éd. Bernard E. Harcourt, Paris, Seuil-Gallimard, 2013, p. 134.
42 Foucault (M.), « La vie des hommes infâmes », in Dits et écrits II, p. 237-253, ici p. 237.
43 Ibid., p. 239.
44 Ginzburg (C.), Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, trad. fr. Manique Aymard, Paris, Aubier, 20142, p. 17.
45 Ibid., p. XXVII.
46 Ibid., p. 16.
47 Ibid., p. XXVII.
48 Ibid., p. 10.
49 Foucault (M.), « La vie des hommes infâmes », p. 238.
50 Ibid., p. 240.
51 Ibid., p. 243.
52 Ibid., p. 240-241.
53 CH, thèse III, p. 429.
54 Voir Ginzburg (C.), Le fromage et les vers, p. 29.
55 Foucault (M.), « Je perçois l’intolérable », in Dits et écrits I, 1954-1975, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1071-1073, ici p. 1073.
56 Voir CH, thèse V, p. 430 : « [C]’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle. »
57 Voir Löwy (M.), Walter Benjamin, p. 112, 124-125. Dans l’entretien « La torture, c’est la raison » (p. 391), en émettant ses réserves sur la notion de lutte des classes, Foucault formule une critique (implicite) de Benjamin ainsi que de ses propres hypothèses telles qu’il les avait formulées dans son cours au Collège de France de 1976, « Il faut défendre la société » : « [P]eut-on décrire l’histoire comme un processus de guerre ? [C]omme une succession de victoires et de défaites ? C’est un problème important dont le marxisme n’est toujours pas venu complètement à bout. Quand on parle de lutte des classes, qu’entend-on par lutte ? […] Les processus de domination ne sont-ils pas plus complexes, plus compliqués que la guerre ? […] [L]’internement et l’incarcération ne sont pas des mesures autoritaires, venues d’en haut, […] les gens les ressentaient eux-mêmes comme nécessaires, les gens entre eux, même dans les familles plus pauvres, même particulièrement dans les groupes les plus défavorisés, les plus misérables. »
58 Voir Foucault (M.), « La philosophie analytique de la politique », in Dits et écrits II, p. 534-551, ici p. 542-546.
59 Voir Benjamin (W.), « Thèse XVIIa », p. 180 : « (La société sans classes n’est pas le but final du progrès dans l’histoire mais plutôt son interruption mille fois échouée, mais finalement accomplie.) »
60 Voir la critique de Benjamin à l’idée d’un progrès « illimité » et « irrésistible » de l’espèce humaine à travers l’histoire : CH, thèse XIII, p. 438-439. Sur les paradoxes d’une utopie définie comme « idéal asymptotique », voir également Mosès (S.), L’Ange de l’Histoire, p. 17-18.
61 Voir Mosès (S.), L’Ange de l’Histoire, p. 46.
62 Pour la critique foucaldienne de la démarche historiciste, qui « part de l’universel et le passe en quelque sorte à la râpe de l’histoire », car elle consiste à s’appuyer sur les universaux comme « grille d’intelligibilité obligatoire » et à étudier « comment l’histoire ou les module, ou les modifie, ou établit finalement leur non-validité », voir Foucault (M.), Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, éd. Michel Senellart, Paris, Seuil-Gallimard, 2004, p. 5.
63 CH, thèse XVI, p. 440.
64 Voir CH, thèse XVII, p. 441.
65 Foucault (M.), « Des espaces autres », in Dits et écrits II, p. 1571-1581, ici p. 1574.
66 Ibid., p. 1574-1575.
67 Ibid., p. 1575.
68 On remarquera que Foucault lui-même, en évoquant au début de son texte le structuralisme comme preuve qu’à la différence du XIXe siècle on vit désormais dans « l’époque de l’espace », précise qu’« il ne s’agit pas par là de nier le temps ; c’est une certaine manière de traiter ce qu’on appelle le temps et ce qu’on appelle l’histoire » ; ibid., p. 1571.
69 Voir Mosès (S.), L’Ange de l’Histoire, p. 25.
70 Foucault (M.), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, éd. Michel Senellart, Paris, Seuil-Gallimard, 2004, p. 205.
71 Ibid., p. 197-198.
72 Voir Veyne (P.), Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Seuil, 1971.
73 Voir Mosès (S.), L’Ange de l’Histoire, p. 201 : « [C]e que nous appelons histoire s’engendre dans l’écriture de l’histoire ; écrire l’histoire n’est pas retrouver le passé, c’est le créer à partir de notre propre présent. » Voir également ibid., p. 139, 205-206.
74 Voir Benjamin (W.), « Paralipomènes et variantes de Sur le concept d’histoire », p. 450 : « (Aporie fondamentale : “L’histoire des opprimés est un discontinuum.” – “La tâche de l’histoire consiste à s’emparer de la tradition des opprimés.”) “Le continuum de l’histoire est celui des oppresseurs. Tandis que la représentation du continuum aboutit au nivellement, celle du discontinuum est à la base de toute tradition authentique.” – <La conscience de la discontinuité historique est le propre des classes révolutionnaires au moment de leur action. […]> » Voir également CH, thèse XV, p. 440.
75 CH, thèse VII, p. 433.
76 Voir Mosès (S.), L’Ange de l’Histoire, p. 212-214.
77 Voir Foucault (M.), Sécurité, territoire, population, p. 111. Sur la critique par Foucault du « paradigme guerrier » après 1976, voir supra, note 57.
78 Foucault (M.), « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1975-1976, éd. Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Seuil-Gallimard, 1997, p. 46. Nous remercions un relecteur anonyme d’avoir attiré notre attention sur l’importance de ce cours pour nos objectifs.
79 Ibid., p. 51.
80 Ibid., p. 46.
81 Ibid., p. 48.
82 Ibid., p. 50.
83 Foucault (M.), « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits II, p. 860-914, ici p. 863.
84 Foucault (M.), « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », in Dits et écrits II, p. 228-236, ici p. 236.
85 Foucault (M.), « Entretien avec Michel Foucault », p. 863.
86 En cela, la démarche de Foucault s’oppose à celle des historiens « de profession » qui pourtant se sont toujours réclamés de lui, comme par exemple Paul Veyne et Patrick Boucheron. Voir Boucheron (P.), Faire profession d’historien, p. 29.
87 Foucault (M.), « Entretien avec Michel Foucault », p. 864-865.
88 Foucault (M.), « Foucault étudie la raison d’État », in Dits et écrits II, p. 801-805, ici p. 805.
89 CH, thèse VI, p. 431.
90 Voir CH, thèse XII, p. 437.
91 Voir Foucault (M.), « Dialogue sur le pouvoir », in Dits et écrits II, p. 464-477, ici p. 476-477 : « [J]e voudrais écrire des livres bombes, c’est-à-dire de livres qui soient utiles précisément au moment où quelqu’un les écrit ou les lit. » Voir également Löwy (M.), Walter Benjamin, p. 52 : « [S]ans une interprétation correcte de l’histoire, il est difficile, sinon impossible, de lutter efficacement contre le fascisme. »
92 Löwy (M.), Walter Benjamin, p. 88.