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Audrey Benoit

Assujettissement et subversion dans le langage. Judith Butler et la critique foucaldienne de la souveraineté

(Volume 8 - 2019 : Michel Foucault et la force des mots)
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Résumé

L’article montre comment la féministe américaine Judith Butler importe, dans le champ du langage, la critique adressée par Foucault en 1976 aux représentations normatives du pouvoir politique, selon le schème juridique d’un pouvoir souverain s’exerçant de haut en bas sur le corps social, comme l’âme gouverne le corps. La critique butlerienne du sexe (Gender Trouble, 1990) est ainsi mise en lumière par l’analyse ultérieure qu’elle propose de la force subversive des mots, qui renouvelle la performativité austinienne, à l’aide de la compréhension althussérienne de l’assujettissement idéologique (Excitable Speech, 1997).

Index de mots-clés : sexe, genre, performativité, souveraineté, assujettissement, interpellation, subversion, Judith Butler, Michel Foucault

Abstract

The article demontrates how the American feminist Judith Butler imports in the field of language the criticism addressed by Foucault in 1976 to the normative representations of political power, according to the legal model of a sovereign authority exerted up and down on society, as the soul governs the body. Butler's criticism of sex (Gender Trouble, 1990) is thus highlighted by her subsequent analysis of the subversive force of words, which renews Austin's performativity, using Althusser's understanding of the ideological subjection (Excitable Speech, 1997).

Index by keyword : sex, gender, performativity, sovereignty, subversion, subjection, interpellation

1En 1990, la perspective nouvelle qu’adopte Judith Butler sur la réalité du sexe, en montrant comment cette dernière est produite par le pouvoir des mots, donne une postérité inédite à Foucault, qui n’a cessé d’envisager, au travers de l’archéologie du savoir ou de la généalogie des pratiques de pouvoir, le rapport des mots et des choses. Sans prétendre nier l’existence concrète du sexe, ni en faire un être de papier, Judith Butler invite, dans Gender Trouble, à l’envisager non plus dans sa matérialité physiologique, organique ou hormonale, mais dans sa matérialité sociale, produite et reproduite par les discours et les pratiques qui lui donnent sa signification. Au travers de cette réflexion singulière sur le rapport entre normes discursives du genre et matérialité corporelle du sexe, Butler déstabilise le présupposé du sens commun selon lequel la réalité sociale précède ce qu’on peut en dire et en connaître. Le sexe n’a pas la matérialité d’une chose physique composant le monde naturel, mais celle d’un élément signifiant de la réalité sociale. Sa politique féministe de déconstruction du sexe passe par la subversion des normes du genre qui s’exercent au travers du pouvoir performatif des mots. Si elle renouvelle les enjeux de la lutte féministe, c’est en ce que sa réflexion signale que, loin d’être de simples relais de la description de choses qui leur préexistent, les mots participent au contraire à en produire les contours. Butler révèle ainsi l’ambivalence du pouvoir des mots dans les rapports de genre, qui peuvent être aussi bien instruments de domination que vecteurs de subversion.

1. L’anti-souverainisme appliqué au langage, ressort de la critique butlerienne du sexe

2Butler défend une thèse constructiviste radicale, qui consiste à soutenir que le sexe est produit par les discours qui le prennent pour objet. Elle cherche ainsi à lier combats féministes et queer dans une même union contre le pouvoir social des normes hétérosexistes du genre. Retournement d’une insulte homophobe, l’usage du terme « queer »1 relève, comme l’explique Elsa Dorlin, d’une stratégie rhétorique d’antiparastase, c'est-à-dire de réappropriation identitaire de l’insulte, pour contrer ses effets de stigmatisation. Les théories « queer » luttent ainsi contre l’homophobie, par une déconstruction de la différence sexuelle de l’homme et de la femme. Il s’agit de défaire2 les catégories d’ « homme » et de « femme », qui fabriquent et naturalisent l’identité sexuelle3. Butler refuse en particulier que le sexe apparaisse comme un fait physique, antérieur à la construction culturelle du genre. Le genre n’est pas un édifice social de normes, reposant sur la base intangible de la réalité physique d’une donnée biologique. Butler dénaturalise le sexe, en montrant qu’il n’est qu’un effet, parmi d’autres, des normes du genre :

[…] le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup4.

3Projeté dans une antériorité naturelle dont on suppose, à tort, qu’elle échappe au discours, le sexe est un ensemble de significations produites de manière performative. Il n’y a pas plus de sexe naturel, qui déterminerait l’essence féminine, que d’acteur derrière l’action ou de sujet qui précèderait l’énonciation. Il n’y a pas de sujet substantiel qui préexiste à ses actes et à ses discours. Mais abandonner la préséance métaphysique du sujet vis-à-vis de ses actes et de ses discours n’implique pas, pour Butler, de renoncer à sa capacité d’agir (agency), qu’elle soit individuelle ou collective. La capacité d’agir peut s’exercer de l’intérieur des pratiques sociales normatives, afin d’assurer la subversion de leur signification.

4Ainsi le travestissement révèle-t-il le rapport d’imitation parodique que nous entretenons tous à l’égard des normes du genre, à des degrés de conscience divers. L’hétérosexualité constitue un modèle socialement fantasmé, qu’il est impossible, pour quiconque, d’incarner tout à fait : « le gai ou la lesbienne est donc à l’hétérosexuel.le non pas ce que la copie est à l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie »5. Itération de copies sans original, la répétition sociale des normes du genre assure leur effectivité, tout en ouvrant la possibilité de leur résister, en y introduisant des variations transgressives. Plutôt que de faire découler le genre d’un prétendu donné corporel du sexe, Butler pense donc que c’est par la répétition performative de discours et de pratiques socialement signifiantes que s’institue tout à la fois l’identité sexuelle et la possibilité de sa subversion.

5La réflexion butlerienne sur les pratiques de subversion qui se jouent dans le langage est une manière de repenser l’incorporation des normes, à partir de Foucault. Ce dernier refuse la conception répressive du pouvoir : la norme est l’instrument privilégié de l’insertion du pouvoir jusque dans l’intériorité physique et psychique des individus ; elle les transforme au point de participer à la production de leur subjectivité. C’est pourquoi, selon Foucault, la résistance du sujet au pouvoir « n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine »6. Tout rapport de pouvoir offre donc au sujet une possibilité d’y résister, puisqu’il s’agit, pour Foucault, non d’un face à face du sujet et du pouvoir, mais de l’ouverture, dans la relation de pouvoir, des possibilités stratégiques de sa subversion. C’est l’incorporation de la relation de pouvoir, par le sujet qui l’intériorise, qui permet de penser que cette relation porte en elle la possibilité de sa propre subversion.

6Butler suit cette filiation foucaldienne, en lui apportant toutefois certaines inflexions. Elle cherche en effet, au-delà de Foucault, à prendre la mesure de l’ancrage psychanalytique originel du pouvoir des normes dans la vie psychique du sujet qui en sera le produit : « aucun sujet n’émerge sans un attachement passionné à ceux dont il ou elle dépend de manière fondamentale (…). Bien que la dépendance de l’enfant ne soit pas une subordination politique au sens usuel du terme, la formation d’une passion primaire pour la dépendance rend l’enfant vulnérable à la subordination et à l’exploitation »7. L’incorporation des normes qui assujettissent le désir éclaire ainsi le désir de l’assujettissement, et réciproquement. La déstabilisation butlerienne du sujet souverain s’accompagne donc de la réhabilitation d’une vie psychique qui fait éclater l’intériorité du sujet pour envelopper sa vie sociale et politique dans, avec et contre les normes. Cette vie du sujet dans les normes est aussi une vie dans le langage qui le constitue, dévoilant ainsi, dans le même mouvement, la vulnérabilité du sujet et sa capacité d’agir8.

7L’élargissement de la critique féministe à l’analyse discursive des normes dominantes de l’hétérosexualité, suscite de virulentes critiques, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique9. Parmi les critiques adressées aux théories queer, on compte aussi des résistances féministes. Ainsi, en France10, chez Nicole-Claude Mathieu, le queer est rejeté au prétexte que le « genre trouble la classe »11. Cette dernière idée fait l’objet d’un numéro de la revue Agone12, dans lequel la journaliste américaine Barbara Epstein13 explique en quoi le « post-structuralisme » est une impasse pour le féminisme :

La version du poststructuralisme adoptée par les féministes a principalement eu pour effet de saper l’analyse du monde social, en remplaçant les préoccupations sociales par des préoccupations intellectuelles et esthétiques. Bien que n’étant pas motivé par le dessein secret d’anéantir les mouvements progressistes, le postmodernisme a pour effet de déstabiliser les efforts tendant vers une analyse progressiste et décourage l’intérêt pour la réalité sociale14.

8L’étiquette de « poststructuralisme », outre qu’elle est abusivement subsumante, est d’emblée péjorative. Elle durcit l’opposition entre les approches matérialistes de la réalité des rapports sociaux, et les théories queer15, rangées du côté de l’esthétique au prétexte qu’elles s’intéressent aux rapports de genre qui se jouent dans le langage. Le féminisme dit « postmoderne » est ainsi globalement associé au « tournant linguistique », par lequel on prétend désigner l’avènement de lectures exclusivement linguistiques des rapports de pouvoir, abordés sous le seul aspect de leurs effets symboliques. L’analyse des effets de langage tournerait le dos à la réalité des conflits sociaux, évinçant par là les apports matérialistes des sciences sociales.

9Le rejet du féminisme queer de Butler avec l’eau du bain post-structuraliste semble témoigner d’une forme d’obstacle épistémologique, qui se présente à l’esprit lorsqu’on essaie d’envisager que la différence des sexes puisse être discursivement construite, et qu’elle puisse se jouer sur le terrain des mots, plutôt que sur celui des choses. Cet obstacle épistémologique, contre lequel l’idée butlerienne d’une construction discursive du sexe vient buter, jusqu’à être parfois rendue inaudible, reconduit une certaine représentation du langage, toujours conçu comme second par rapport à la réalité première qu’il décrit. Associé à la sphère culturelle et dissocié de la réalité objective des structures sociales, le discours apparaît comme une simple chambre d’écho de la réalité sociale, qui vient la traduire ou en redoubler les effets, sur le plan symbolique et/ou idéologique. Or, pour admettre que le sexe soit un effet des normes discursives du genre, il faut précisément revenir sur ce présupposé selon lequel le langage exprime une réalité qui le précède.

10En 1997, dans Excitable Speech16, Butler analyse le pouvoir performatif des mots, au-delà d’Austin17, mais aussi de Bourdieu. Sa réflexion sur le pouvoir des mots donne corps à la thèse de Gender Trouble, en montrant qu’elle ne fait pas du sexe un simple effet de langage, tendant ainsi à déréaliser la matière des corps et à nier leur existence. Le sexe tient toute sa réalité sociale de la répétition, notamment discursive, des normes de l’hétérosexisme dominant, qui produit performativement la naturalité de la différence de l’homme et de la femme. Le sexe n’est pas pensé par Butler de manière bourdieusienne, comme un effet symbolique qui reflèterait la structure objective d’un rapport social – celui de la domination masculine. Butler récuse en effet le partage trop simple entre vie matérielle et vie culturelle qui distingue la réalité objective des structures sociales, de ses expressions symboliques ou idéologiques. C’est d’ailleurs ce qui l’oppose à Nancy Fraser dans une célèbre controverse, à l’occasion de laquelle Butler défend l’idée que le sexe n’est pas un phénomène « simplement culturel »18. Selon Butler, le sexe est un effet des normes du genre, mais ce n’est pourtant pas n’importe lequel de ces effets. Le sexe, dit-elle, en 1993, dans Bodies that matter, est l’ « effet le plus productif19 » du pouvoir des mots, car c’est un effet de matière. La matérialité du sexe est, selon Butler, produite par le langage.

11Butler touche, en ce point, aux limites de ce que la performativité austinienne permet de penser à propos du pouvoir des mots. En soutenant que les mots ont le pouvoir de produire la matérialité du sexe, elle va en effet au-delà de l’usage pragmatique de la notion de performativité : elle fait du sexe plus et autre chose qu’un effet du langage sur les déterminations de l’action. Si Butler tient tant à penser ces modalités de production discursive du sexe, c’est qu’en foucaldienne, elle ne veut pas envisager le pouvoir sous la forme classique de la domination d’un souverain sur la matière muette d’un corps social qui lui ferait face. Elle souhaite envisager la dispersion capillaire du pouvoir des mots et le caractère absolu de son emprise sur la vie des corps, qui lui confère par là même sa réversibilité, ouvrant l’horizon de multiples stratégies individuelles ou collectives de résistance subversive. Le pouvoir des mots est tel qu’il est possible de s’en ressaisir pour le retourner contre lui-même. C’est pourquoi Butler ne peut s’en tenir à la performativité austinienne, à laquelle elle reproche notamment de reconduire une conception souverainiste du pouvoir des mots :

Disséminé à travers des domaines disparates et concurrents de l’appareil d’État et dans la société civile sous des formes tout aussi diffuses, le pouvoir ne peut être simplement ou définitivement rapporté à un sujet singulier qui en serait le « porte-parole », à un représentant souverain de l’État. Dans la mesure où l’on accepte la description de Foucault, selon laquelle les relations de pouvoir contemporaines émanent d’une pluralité de sites possibles, on doit en conclure que le pouvoir n’est plus contraint par les paramètres de la souveraineté. Le fait qu’il soit difficile de décrire le pouvoir comme un dispositif souverain n’interdit cependant en aucune manière de l’imaginer ou de se le représenter précisément de cette manière ; au contraire, la disparition historique de l’organisation souveraine du pouvoir semble occasionner le fantasme de son retour – un retour dont je soutiens qu’il a lieu dans le langage, à travers la figure du performatif. L’accent mis sur le performatif opère la résurrection fantasmatique du pouvoir souverain dans le langage : le langage devient ainsi le site déplacé de la politique et ce déplacement apparaît mu par le désir de retrouver une cartographie du pouvoir plus simple et plus rassurante, dans laquelle le postulat de la souveraineté serait préservé20.

12Les spectres de la souveraineté politique hantent, selon Butler, la catégorie de performativité. On peut entendre ici l’écho du célèbre cours du 14 janvier 197621, où Foucault propose une critique en règle du modèle de compréhension du pouvoir imposé par les coordonnées conceptuelles de la souveraineté. Foucault ne s’attaque pas à la souveraineté comme forme d’organisation sociale et politique, par une banale critique du pouvoir d’État, mais à un mode de représentation du pouvoir politique. La souveraineté  est la grille d’analyse privilégiée par les discours philosophiques et juridiques pour penser le pouvoir politique. Or Foucault critique la fonction régalienne que la théorie politique, avant lui, a donné au souverain – peuple ou monarque –, toujours pensé comme l’âme régnant par en haut sur le corps social. À l’image du sceptre, qui concentre le pouvoir dans un objet que le souverain peut (dé)-tenir entre ses mains, il préfère celle d’une dispersion capillaire du pouvoir dans le corps social, dont l’aspect circulatoire étend l’emprise jusqu’à la régulation de la vie des corps individuels. Au travers de cette critique du concept de souveraineté, Foucault élabore ainsi une compréhension alternative de la subjectivité, toujours déjà prise dans son rapport au pouvoir.

En d’autres termes, plutôt que de se demander comment le souverain apparaît en haut, chercher à savoir comment sont progressivement, réellement, matériellement constitués les sujets à partir de la multiplicité des corps, des forces, des énergies, des matières, des désirs, des pensées ; saisir l’instance matérielle de l’assujettissement en tant que constitution des sujets. Cela serait, si vous voulez, exactement le contraire de ce que Hobbes avait voulu faire dans le Léviathan, et, je crois, les juristes, lorsqu’ils formulent le problème de savoir comment, à partir de la multiplicité des individus et des volontés, peut se former une volonté ou un corps uniques, mais animés par une âme qui serait la souveraineté. […] Le pouvoir, je crois, doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou, plutôt, comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne ; il n’est jamais localisé ici où là, il n’est jamais entre les mains de certains, il n’est jamais approprié comme une richesse ou un bien. […] Il ne faut donc pas, je crois, concevoir l’individu comme une sorte de noyau élémentaire, atome primitif, matière multiple et muette sur laquelle viendrait s’appliquer, contre laquelle viendrait frapper le pouvoir, qui soumettrait les individus ou les briserait. En fait, ce qui fait qu’un corps, des gestes, des discours, des désirs sont identifiés et constitués comme individus, c’est précisément cela l’un des effets premiers du pouvoir, c’est-à-dire que l’individu n’est pas le vis-à-vis du pouvoir, il en est, je crois, l’un des effets premiers. L’individu est un effet du pouvoir et il est en même temps, dans la mesure même où il est un effet, un relais : le pouvoir transite par l’individu qui l’a constitué22.

13Selon ce modèle d’analyse hérité de la philosophie moderne, le pouvoir, concentré dans l’instance souveraine, s’exerce nécessairement sur la société de haut en bas, comme à la verticale. Ainsi conçu, le pouvoir ne peut être interrogé qu’au travers de questions juridiques – qui peut détenir légitimement le pouvoir ? quels sont les fondements légaux de l’obligation faite aux sujets d’obéir ? – dans le circuit analytique fermé du droit du souverain à gouverner et de l’obligation des sujets qu’il fonde juridiquement. Le pouvoir est envisagé en termes de droit, ce qui occulte le fait de la domination réelle qu’il exerce.

14L’objectif déclaré de Foucault, dans le cours de 1976, est de faire passer le « fait de la domination »23 de l’ombre à la lumière. Mais il ne s’agit pas de promouvoir, contre la domination de l’État, la société comme pôle d’émancipation libertaire, lieu de déprise de l’emprise du pouvoir. De même que Foucault ne fait pas de la force vitale le noyau ontologique à partir duquel la liberté de l’individu se dresse contre le pouvoir, il n’oppose pas non plus la résistance sociale au pouvoir d’État. Il contourne les distinctions usuelles, qui opposent la société à l’État, la vie au pouvoir, ou encore la liberté à la domination. En-deçà de ces couples d’opposition, la réflexion de Foucault se situe au niveau fondamental, voire transcendantal, des conditions conceptuelles de l’analyse du pouvoir ; elle indique précisément l’effet du concept de souveraineté sur notre représentation du pouvoir politique, qui interdit d’interroger le fait de la domination en cantonnant la théorie politique au questionnement juridique.

15La critique foucaldienne de la souveraineté a donc une portée épistémologique : elle interroge la manière dont nous pensons le politique. Dès lors, se pose la question suivante : comment faut-il penser le pouvoir politique pour se donner les moyens de lui résister ? La conception de la résistance elle-même doit tout d’abord être arrachée aux coordonnées conceptuelles du référentiel de la souveraineté. Concevoir la résistance en vis-à-vis d’un pouvoir, contre lequel se dresserait la liberté de sujets qui lui seraient simplement soumis, reconduit en effet l’analyse souverainiste du pouvoir politique. C’est pourquoi Foucault estime qu’on ne résiste pas au pouvoir en lui opposant la liberté ; comme il l’indique en 1977, la « résistance […] n’est pas […] antérieure au pouvoir qu’elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine »24. Les luttes sont enchevêtrées à des relations de pouvoir qui les inclinent et les déterminent ; elles ne sont pas extérieures au pouvoir, elles sont du même ordre – celui de la tactique et de la stratégie. Pour résister il faut connaître les positions de l’ennemi et comprendre ses mouvements. En contrepoint de sa critique de la souveraineté, Foucault envisage, positivement, de « saisir l’instance matérielle de l’assujettissement en tant que constitution des sujets ». Le concept d’assujettissement, avec la dimension de subjectivation25 qu’il comporte, est donc le contre-modèle que Foucault oppose à celui de la souveraineté, pour penser le pouvoir.

2. Subversions de la performativité

16Butler se ressaisit de ce contre-modèle de l’assujettissement, dans le cadre de sa réflexion critique sur la performativité, pour dénoncer la cartographie qu’impose la conception souverainiste du pouvoir au domaine de l’analyse du langage. L’idée austinienne d’un pouvoir performatif des mots reproduirait une conception juridique et verticale du pouvoir, descendant du souverain vers le corps social. Le modèle politique du pouvoir absolu, unique et central, s’exerçant par en haut sur la société, comme l’âme gouvernerait le corps, se trouverait ainsi entièrement réinvesti dans l’analyse des pouvoirs du langage. Or, dans la continuité de l’analyse foucaldienne de 1976, Butler n’envisage pas le pouvoir au travers de la souveraineté, mais de l’assujettissement, car elle souhaite faire apparaître le langage comme vecteur de résistance au pouvoir et mettre en évidence sa force de subversion. C’est donc la plasticité du langage et ses capacités créatrices qui l’intéressent, bien plus que sa fonction de relais d’une autorité politique qui s’exercerait, unilatéralement, en son travers.

17Bourdieu s’était, lui-aussi, appuyé sur une critique de la performativité austinienne, pour proposer une genèse matérialiste du pouvoir des mots. Mais Butler, qui refuse de penser la constitution sociale du sexe au travers de la notion bourdieusienne de pouvoir symbolique, va opérer une critique de la critique de Bourdieu. Bourdieu reprochait à Austin d’avoir cru découvrir, dans la substance même des mots, le principe de leur efficace. Or le pouvoir des mots n’est rien d’autre que le pouvoir des institutions qui s’exprime à travers l’orateur. Bourdieu cherche ainsi à mettre en évidence la genèse du pouvoir des mots : c’est d’un rapport social que la performativité tire sa force d’effectivité. À l’image du roi dont le skeptron rappelle la source divine de son autorité, le locuteur n’est jamais que le porte-parole d’un pouvoir institutionnel qui s’exprime à travers lui. Bourdieu cherche ainsi, au-delà des mots eux-mêmes, dans le contexte des rapports sociaux, le principe du pouvoir qu’ils exercent.

18Mais la performativité, revue et corrigée par l’approche de Bourdieu, ne permet pas, selon Butler, d’envisager le pouvoir des mots de produire la réalité sociale des choses. L’objectif de Butler est en effet de ne pas en rester au partage de la vie matérielle et de la vie culturelle, afin de parvenir à penser le pouvoir des mots de produire la matérialité du sexe et des rapports hétérosexistes qui lui sont associés26. Certes, les mots ont, chez Bourdieu, le pouvoir symbolique de renforcer subjectivement, chez les acteurs sociaux, la perception de l’ordre social existant comme allant de soi, et de favoriser ainsi sa reproduction27. Mais, en tant que vecteurs d’un pouvoir institutionnel qui les précède, les mots reflètent néanmoins, chez Bourdieu, la réalité objective d’un rapport de domination, institué en dehors du langage. La réalité sociale objective, pour Bourdieu, n’est donc pas celle que les mots produisent, mais celle qui, en deçà des mots, leur permet de produire des effets. C’est pourquoi Butler estime que Bourdieu a sous-estimé la « possibilité qu’une puissance d’agir [agency] surgisse »28 depuis le langage lui-même, pour retourner son pouvoir, et y instituer de nouveaux rapports sociaux. L’histoire du terme queer est exemplaire de cette capacité de réversibilité du pouvoir performatif. Réappropriée, cette insulte – qui signifie, en anglais, « louche », ou « de travers » – retourne la force de l’oppression hétérosexiste en pouvoir d’affirmation d’une identité collective, constituée dans la résistance à l’homophobie.

19Butler estime que Bourdieu n’a pas su penser le pouvoir des mots de produire de l’autorité en l’absence d’autorisation29. Le problème est double : il faut pouvoir penser le pouvoir subversif des mots – c'est-à-dire leur capacité à se ressaisir du pouvoir performatif, pour le retourner contre lui-même –, mais il faut également penser la constitution sociale de la position de locuteur autorisé, de l’intérieur du langage. C’est en effet l’autorisation sociale reconnue au locuteur qui donne aux mots qu’il prononce leur pouvoir. Or pour Bourdieu, cette autorisation est conférée au locuteur par la structure d’un rapport social, extérieur au langage lui-même. Butler reproche à Bourdieu d’ancrer les conditions sociales d’énonciation dans un espace échappant au discours, venant le déterminer de l’extérieur, ce qui a pour conséquence logique d’interdire de penser le langage comme force de subversion. Butler veut au contraire saisir, sous son concept de performativité, le mode de constitution des positions sociales, dans un espace d’énonciation qui relève du langage, tout en débordant ses usages strictement verbaux, puisqu’il inclut, par exemple, des pratiques corporelles et vestimentaires.

20Pour ce faire, elle donne une coloration althussérienne à l’assujettissement foucaldien30, qui lui permet d’ancrer l’aspect pragmatique du pouvoir des mots – dans le cadre de stratégies langagières efficaces de retournement subversif –, dans une réflexion plus matérialiste sur les pratiques d’assujettissement, qui constituent originairement les individus comme sujets sociaux de langage. La performativité d’Austin est en effet impuissante à rendre compte de cette production sociale du sujet de langage lui-même qu’Althusser met en évidence, par les mécanismes de l’ « interpellation ». Lorsque Butler déclare, au début de Excitable Speech, que l’autorité du locuteur relève de l’ « interpellation par des formes dominantes du pouvoir social »31, c’est dans la filiation d’Althusser qu’elle s’inscrit explicitement, par la reprise de son concept d’interpellation32. L’interpellation désigne, chez Althusser33, la manière dont les sujets sont toujours déjà constitués, avant même de prendre la parole, par des mécanismes idéologiques de reconnaissance institutionnelle, qui assignent aux individus leur place dans le monde social, en les convertissant en sujets. Althusser pense cette constitution originaire du sujet par le pouvoir, à partir du modèle, devenu fameux, d’une scène d’interpellation policière. Lorsqu’un agent de police interpelle quelqu'un, l’individu se retourne, car il se reconnaît comme celui à qui l’on s’adresse. Le mouvement corporel de volte-face modélise la conversion qu’opère l’interpellation : un individu est converti en sujet, par un appareil idéologique policier, qui lui signifie son assujettissement, et constitue ainsi sa subjectivité. La reconnaissance institutionnelle qui s’exerce, au travers de ce qu’Althusser appelle des « appareils idéologiques d’État »34, constitue donc la subjectivité de l’individu de toute pièce, en lui signifiant sa place dans le monde.

21En faisant de la production des sujets de langage par le langage de l’idéologie la toile de fond althussérienne de sa promotion pragmatique, d’inspiration austinienne, de l’efficacité subversive du langage, Butler donne une postérité singulière à la critique foucaldienne de la souveraineté. Elle montre comment le langage fait advenir le corps à son existence sociale :

Le langage ne fortifie pas le corps en le faisant venir à l’être ou en l’alimentant au sens littéral ; l’existence sociale du corps est d’abord rendue possible par son interpellation à l’intérieur des termes du langage. Pour le comprendre, il nous faut imaginer une scène impossible, celle d’un corps qui n’a pas encore été socialement défini, un corps auquel, à rigoureusement parler, nous n’avons pas accès, et qui néanmoins devient accessible à l’occasion d’une adresse, d’un appel, d’une interpellation qui ne le “découvre” pas, mais qui, fondamentalement, le constitue35.

22Cette « scène impossible […] d’un corps qui n’a pas encore été socialement défini » rappelle les limites qu’Althusser donne à sa propre image, la saynette du passant et du policier laissant suggérer, à tort, que le moment de l’interpellation comporte un avant et un après. Or il n’est rien – du corps ou de l’individualité – qui précède la constitution sociale des sujets par l’interpellation idéologique. Le moment de l’interjection policière et celui de la volte-face du passant, dissociés pour les besoins de la mise en scène, coïncident en réalité, explique Althusser, sur le mode du toujours déjà. L’individu, avant même de naître, est toujours déjà interpellé idéologiquement, c'est-à-dire constitué socialement comme sujet. Pour Butler, qui se situe ici dans le prolongement de cette analyse, la performativité ne doit donc pas être reconduite à l’acte d’un sujet habilité par l’institution, mais à l’ensemble des multiples interpellations sociales qui ont, depuis toujours, constitué discursivement la possibilité même de l’existence sociale du corps du sujet, et donc de sa vulnérabilité :

Sommes-nous vulnérables parce que les termes du langage nous constituent ? Si nous sommes formés dans le langage, alors le pouvoir formateur du langage précède et conditionne toute décision que nous pourrions prendre à son sujet – nous sommes, pour ainsi dire, insultés dès le départ par son pouvoir primitif36.

23Le langage investit le corps pour le modeler de l’intérieur. Ainsi l’insulte se répercute-t-elle en lui sous la forme d’une doxa incorporée, « les mots pénétrant les membres, façonnant les gestes et ployant l’échine »37. En retour, une « trace mnésique du corps »38 se communique au mot blessant, renforçant la portée de sa violence physique performative. Le cas de l’insulte est paradigmatique : littéralement « être insulté », to be called a name [recevoir un nom], renvoie en effet à la puissance primitive du langage d’interpeller le sujet pour lui signifier qui il est. Constitué par la force des interpellations qui se jouent dans la vie sociale du langage, le corps reste pourtant doté d’une agency, qu’il faut comprendre comme une capacité de reformulation performative. Le pouvoir qui l’a constitué peut être re-signifié, en étant répété sous la forme subversive d’une contestation politique de son emprise. Le maintien de la capacité d’agir, nécessaire pour penser, au-delà de l’assujettissement foucaldien, la performativité subversive du pouvoir des mots, maintient Butler dans la filiation pragmatique austinienne, en dépit de l’horizon althussérien qui est le sien, lorsqu’elle analyse la constitution originaire du sujet social par le langage. Loin d’être, comme chez Bourdieu, un simple relais des rapports sociaux, instrument de leur expression symbolique ou idéologique, le langage n’est pas seulement le lieu originaire de notre assujettissement, c’est aussi le milieu dans lequel il nous faut apprendre à vivre et à survivre. Reprenant une formule de Toni Morrison, Butler déclare que le langage est ce que nous faisons et que « c’est peut-être là la mesure de nos vies »39.

24Lorsqu’elle l’applique au langage, Butler prend toute la mesure de la critique que Foucault propose, en 1976, du prisme singulier par lequel le concept de souveraineté restreint la compréhension du pouvoir à ses termes exclusivement juridiques. Le geste fort par lequel Foucault choisit de « couper la tête du roi »40 jusque dans la théorie politique, n’est pas simplement symbolique. Il fonde la possibilité de penser le pouvoir autrement, au travers des « instance[s] matérielle[s] de l’assujettissement ». Butler se saisit de cette possibilité pour tâcher de dissiper les ombres de la souveraineté qui planent, d’Austin à Bourdieu, sur les analyses du pouvoir performatif des mots. La compréhension souverainiste du pouvoir masque en effet la force subversive du langage, dont la réversibilité s’exerce de l’intérieur des pratiques multiples par lesquelles l’identité d’un individu lui est socialement signifiée. Butler donne ainsi à penser que le pouvoir du langage performatif va peut-être même au-delà de la force agissante des mots ; il englobe la discursivité inhérente aux pratiques sociales signifiantes – corporelles, sexuelles, vestimentaires, ou encore institutionnelles –, qui assignent et ré-assignent inlassablement les individus à leur identité. Mais l’interpellation originaire du sujet par le langage, qui forme et constitue l’existence sociale de son corps, n’interdit pas à ce dernier d’en transformer les modalités, selon l’horizon ouvert d’une politique pragmatique de la subversion discursive, que Butler appelle de ses vœux en 1997.

Bibliographie

Sources primaires

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Notes

1 « Quand le terme réapparaît à la fin des années 1980 et au début des années 1990, c’est dans le cadre d’une stratégie de lutte devenue classique depuis les années 1960-1970, ce qu’on appelle l’antiparastase (qui consiste à retourner le contenu infamant d’une insulte en la revendiquant), stratégie qui a notamment été adoptée par le mouvement du Black Power avec le terme negro, par les mouvements lesbiens féministes – par exemple, le groupe des Gouines rouges en France –, ou encore par les mouvements de prostituées et le terme de whore (“pute”) », Dorlin Elsa, « Le Queer est un matérialisme », in Collectif, Femmes, genre, féminisme, Éditions Syllepse, Les cahiers de critique communiste, 2007, p. 47-48.

2 Voir Butler Judith, Undoing Gender, New York, Routledge, 2004, tr. fr. Cervulle M. et Marelli J. [postface], Défaire le genre [2006], Paris, Amsterdam, 2016.

3 Cynthia Kraus critique ainsi, du point de vue de la science biologique, le « réalisme naïf » qui confère une stricte naturalité à la bicatégorisation par sexe : « loin de découvrir la différence sexuelle, la pratique scientifique la fabrique en sexuant le biologique de façon dichotomique et selon les oppositions traditionnelles de genre » (« La bicatégorisation par sexe “à l’épreuve de la science”. Le cas des recherches en biologie sur la détermination du sexe chez les Humains », in Gardey D. et Löwy I. (dir.), L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000, p. 187-213, p. 213).

4 Butler Judith, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990, tr. fr. Kraus C., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005, p. 69.

5 Butler Judith, Trouble dans le genre, op. cit., p. 107.

6 Foucault Michel, « Non au sexe roi » (entretien avec B.-H. Lévy), Le Nouvel Observateur, n°644, 12-21 mars 1977, p. 92-130, repris in Dits et Écrits, vol. 2, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, [texte n°200], p. 267.

7 Butler Judith, The psychic life of power. Theories in subjection, Stanford, Stanfort University Press, 1997, tr. fr. Matthieussent B. La vie psychique du pouvoir. L'assujettissement en théories, Paris, Leo Scheer, 2002, p. 29.

8 Les travaux de Butler sur la subversion des normes, par la capacité d’agir, nourrissent des approches postcoloniales récentes comme celles de Saba Mahmood. Celle-ci souligne toutefois la nécessité de se défaire d’un langage universel des normes, qui présupposerait qu’une « norme » désigne toujours la même chose, quelle que soit la formation discursive – c'est-à-dire la configuration anthropologique, sociale et culturelle – à laquelle elle appartient. S. Mahmood estime par ailleurs qu’il ne faut pas limiter la compréhension de l’agencéité à la résistance aux normes, toute action de transformation du monde ne s’exerçant pas nécessairement contre les normes (voir Mahmood Saba, Politics of Piety. The Islamic Revival and the Feminist Subject, Princeton, Princeton University Press, 2005, tr. fr., Marzouki N., Politique de la piété, Paris, La Découverte, 2009.

9 Voir sur ce point l’analyse de Vidal Jérôme « « À propos du féminisme. Judith Butler en France : Trouble dans la réception », Mouvements, n° 47-48, 2006/5, p. 229-239.

10 Pour une lecture de la réception « manquée » de Gender Trouble en France voir Dish Lisa Jane, « ‘French theory’ goes to France. Trouble dans le genre and ‘materialist’ feminism – a conversation manqué », in Carver T. et Chambers S., Judith Butler’s Precarious Politics. Critical Encounters, London / New York, Routledge, 2008, p. 47-61. Pour un état des lieux de la réception controversée de l’ouvrage de 1990 et des différents courants féministes qui se revendiquent de Butler, en Allemagne, voir Purtschert Patricia, « Des réactions troublantes : la réception de Trouble dans le genre de Judith Butler dans le monde germanophone », Sociétés contemporaines, n°71, 2008/3, p. 29-47.

11 Mathieu Nicole-Claude, « Dérives du genre/stabilité des sexes », in Dion M. (dir.), Madonna. Érotisme et pouvoir. Paris, Kimé, 1994, [p. 54-69], p. 67. Elle déclare préférer « clarifier l’économie politique du genre que le “troubler” à l’économie » (Ibidem).

12 Revue Agone, Quand le genre trouble la classe, n° 43, 2010.

13 Epstein Barbara. « Pourquoi le poststructuralisme est une impasse pour le féminisme » (Ibid., p. 85-107).

14 Rédaction d’Agone, « Ce que le tournant postmoderne a fait au féminisme » (Ibid., p. 7-23), p. 4.

15 Voir Cervulle Maxime, « Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme » in Cahiers du genre, 2016/3, HS n°4, p. 29-52.

16 Butler Judith, Excitable speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997, tr. fr. Nordmann C. et Vidal J., Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif [2004], Paris, Amsterdam, 2017. Sur la fonction politique générale du performatif chez Butler : Zivi Karen, « Rights and the politics of performativity », in Carver T. et Chambers S., Judith Butler’s Precarious Politics, op. cit., p. 157-169.

17 Austin John L., How to Do Things with Words, Oxford University Press, 1962, trad. fr. Lane G. , Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1971.

18 Voir Butler Judith, « Merely cultural » in Social Text, 52-53, Queer Transexions of Race, Nation, and Gender, Fall/Winter, 1997 et la réponse que lui adresse Fraser Nancy, « Heterosexism, Misrecognition and Capitalism: A Response to Judith Butler » (Ibidem). Pour une analyse de cette controverse, voir Benoit Audrey, « L’espace public à l’épreuve de la critique féministe », Philonsorbonne, 8 | 2014, p. 119-129 [en ligne].

19 Butler Judith, Bodies that Matter: on the Discursive Limits of “Sex”, New York Routledge, 1993, tr. fr. Nordmann C., Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris, Amsterdam, 2009, p. 16.

20 Butler Judith, Le pouvoir des mots, op.cit., p. 125-126.

21 Foucault Michel, « Corso del 14 gennaio 1976 » (« Cours du 14 janvier 1976 »), in Fontana A. et Pasquino P. (dir.), Microfisica del potere : interventi politici, op. cit., p. 179-194, repris in Dits et Écrits, vol. 2, Paris, Gallimard, Quarto, 2001 [texte n°194], p. 175-189. Sur l’héritage de la conception foucaldienne de la souveraineté et du pouvoir chez Butler, voir la mise au point de Loizidou Elena, « Butler and life. Law, sovereignty, power », in Carver T. et Chambers S., Judith Butler’s Precarious Politics, op. cit., p. 145-156.

22 Foucault Michel, « Cours du 14 janvier 1976 », in Dits et écrits, vol. 2, op. cit., p. 179-180 [nous soulignons].

23 Ibid., p. 177.

24 Foucault Michel, « Non au sexe roi », Le Nouvel Observateur, n°644, mars 1977, repris in Dits et Écrits, vol. 2, op. cit., [texte n°200], p. 267.

25 La subjectivation désigne, chez le dernier Foucault, les techniques d’élaboration du rapport à soi. Mais elle peut également servir à désigner, dans des textes antérieurs, la manière dont le sujet est constitué, en étant pris pour objet de discours scientifiques, de pratiques disciplinaires ou, par la suite, de techniques de gouvernementalité. L’usage extensif du concept foucaldien de « subjectivation » semble autorisé par Foucault lui-même, lorsqu’il jette, en 1982, un regard rétrospectif sur son œuvre et se sert de ce concept pour articuler ses différents moments, des enquêtes archéologiques sur l’objectivation du sujet par les discours qui le visent, aux recherches plus récentes sur les modalités par lesquelles l’homme se reconnaît comme sujet de sexualité (« Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, vol. 2, op. cit., [texte n°306] p. 1041-1062).

26 Sur la dimension polémique du matérialisme de Butler, voir Rooney Ellen, « What Can the Matter Be ? », American Literary History, vol. 8, n°4, 1996, p. 745-758 ; et Jagger Gill, « The New Materialism and Sexual Difference », Signs, vol. 40, n°2, 2015, p. 321-342.

27 Bourdieu décrit la violence symbolique que la culture exerce, au travers des arts, de la littérature, ou du langage, comme le reflet d’une domination de classe qui la précède et qui existe en dehors d’elle. La culture est en effet l’instrument de légitimation d’un rapport de domination politique, ancré dans les structures sociales. Le « pouvoir symbolique » des mots a donc pour Bourdieu un fondement objectif, dans un rapport de domination de classe, qui lui est à la fois antérieur et extérieur. Les mots ne sont cependant pas seulement les reflets des structures sociales ; ils ont aussi un pouvoir de constitution des rapports sociaux qu’ils nomment. Le pouvoir symbolique est en effet démiurgique : c’est un pouvoir « quasi-magique » de « constituer le donné par l’énonciation » (Bourdieu Pierre, « Le pouvoir symbolique », Annales de la Revue « Économies sociétés, civilisations », n°3, mai/juin 1977, p. 410). Mais ce pouvoir de constitution n’est envisagé par Bourdieu que sur son versant subjectif, au travers de la « croyance [des acteurs sociaux] dans la légitimité des mots » (Ibidem). Cela correspond à la fameuse référence à Pascal sous l’égide duquel se place Bourdieu : l’habitude de s’agenouiller et de remuer les lèvres, lors de la prière, joue un rôle central, dans l’incorporation subjective de la croyance (Pascal Blaise, Pensées [Laf. 944 ; Sel. 767]). Ce dispositif subjectif de croyance assure en effet la reproduction de l’ordre social existant, à partir d’un « consensus préréflexif, immédiat, sur le sens du monde comme “monde du sens commun” » (Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes [1997], Paris, Seuil, 2003, p. 249). Voir sur ce point Ambroise Bruno, « Le pouvoir symbolique est-il un pouvoir symbolique ? Remarques sur les contradictions du pouvoir symbolique selon P. Bourdieu » in Philosophie, 2012/4, n°115, p. 75-91.

28 Butler Judith, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 228.

29 Ce prolongement critique que Butler propose de la pensée de Bourdieu ouvre à de nouvelles lectures transversales de la performativité. Voir, par exemple, Benatouïl Thomas, « Comment faire de la liberté avec des mots ? Critiques et usages de la parole chez Diogène le cynique », in Cassin B. et Lévy C. (dir.), Genèses de l’acte de parole dans le monde grec, romain et médiéval, Turnhout, Brepols, 2011, p. 161-183.

30 Voir sur ce point Le Blanc Guillaume, « Être assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, 2004/6, n°36, Paris, PUF, p. 45-62.

31 Butler Judith, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 228 [nous soulignons].

32 Un tel héritage est clairement souligné par Davis Noela, « Subjected Subjects ? On Judith Butler’s Paradox of Interpellation », Hypatia, vol. 27, n°4, 2012, p. 881-897. Pour surmonter ce que Butler désigne comme le « paradoxe » de l’interpellation althussérienne, l’auteure souligne le fait que le caractère toujours déjà présent de l’élément idéologique chez Althusser permet de penser les sujets, dans leur pluralité, comme principes de leurs propres assujettissements, en convoquant notamment le modèle foucaldien du panoptique, pour penser l’interpellation comme matérialisation performative de la circulation du pouvoir et de sa résistance, que le sujet constitue et par laquelle il se constitue.

33 Althusser Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in La pensée n°151, juin 1970, repris dans Althusser, Positions (1964-1975), Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 67-125.

34 Les « appareils idéologiques d’État » sont distingués par Althusser des « appareils répressifs d’État » : tandis que les seconds – l’administration, la police, les prisons – « fonctionnent [massivement] à la violence », les premiers – l’appareil idéologique scolaire, familial, religieux ou syndical – « fonctionnent [plutôt] à l’idéologie » (Ibid., p. 83-84). Étant donné ce critère de distinction, les appareils idéologiques d’État peuvent désigner indifféremment, chez Althusser, des institutions publiques ou privées.

35 Butler Judith, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 25-26.

36 Ibid., p. 21-22 [nous soulignons].

37 Ibid., p. 231.

38 Ibidem.

39 Ibid., p. 29.

40 Voir notamment Foucault, Histoire de la sexualité, 1, La volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, 1994, p. 117.

Pour citer cet article

Audrey Benoit, «Assujettissement et subversion dans le langage. Judith Butler et la critique foucaldienne de la souveraineté», Phantasia [En ligne], Volume 8 - 2019 : Michel Foucault et la force des mots, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1003.

A propos de : Audrey Benoit

Centre d’Histoire des Philosophies Modernes de la Sorbonne, Université Paris 1

Audrey Benoit est ancienne élève de l’ENS Ulm (A/L 2007), agrégée et docteure en philosophie. Elle a publié plusieurs articles et un livre, à paraître en octobre prochain, intitulé Trouble dans la matière. Pour une épistémologie matérialiste du sexe (Éditions de la Sorbonne, 2019). Ses recherches portent sur la philosophie politique et sociale française contemporaine, la pensée féministe et les études de genre.