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Les espaces interstitiels du végétal
Le flamboyant et le sumac au seuil des habitations chez Marie Ndiaye et Olivier Bleys1
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Version PDF originaleRésumé
Cet article s’intéresse à la relation étroite qui s’établit entre les espaces interstitiels et le végétal. Le terrain vague se caractérise par la prolifération des « mauvaises herbes », qui profitent de chaque espace laissé à l’abandon, de chaque craquelure de béton, pour s’implanter. Les chemins, les routes, les passages, les allées sont souvent bordés d’arbres ou d’arbustes, de fossés remplis de fleurs indigènes. Le seuil des habitations se trouve lui aussi matérialisé par les plantes : les pots de fleurs placés au bord des fenêtres ou des portes, les haies, les jardins, l’arbre ombrageant la maison, ou planté au centre de la cour, et ainsi de suite. Deux romans contemporains sont ici analysés : Trois femmes puissantes de Marie NDiaye (Gallimard, 2009) et Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes d’Olivier Bleys (Albin Michel, 2015), à partir d’une approche géopoétique qui met à profit des notions de géographie (la frontière, l’habiter) et de botanique. Ces deux romans présentent un dispositif spatial similaire dans la mesure où l’arbre situé sur le seuil se substitue à l’habitation usuelle. Dans le premier cas, le flamboyant au seuil du récit, au seuil de la maison, semble constituer la véritable demeure de l’homme, demeure dont les frontières habituelles se dissolvent grâce aux indéterminations caractéristiques du réalisme magique. Dans le second, le point de vue privilégié est celui du sumac dépérissant, véritable témoin des transformations de la ville et de ses quartiers périphériques, ses racines retenant les défunts et le passé de manière à résister à la disparition de la mémoire et à la dissolution des lieux. L’analyse des parcours et des frontières met en évidence la tension entre immobilité (de l’arbre) et mouvement (des personnages, des feuilles, de la sève, de la laque…).
Abstract
This article examines the close relationship between the interstitial space and the vegetation it upholds. The wasteland is characterized by the proliferation of weeds (« mauvaises herbes »), which take advantage of every neglected area, and implant themselves in every crack in the concrete. The paths, the roads and the streets are often lined with trees, bushes, or ditches full of native flowers. Houses tresholds’ are also materialized by plants : flowerpots placed on the edge of doors or windows, hegdes and gardens, trees that shade the house, or that are planted in the center of the yard, etc. Two contemporary novels are examined from a geopoetic perspective based on geographic notions (dwelling, boundaries) and botanic notions : Trois femmes puissantes from Marie NDiaye (Gallimard, 2009) and Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes from Olivier Bleys (Albin Michel, 2015). These two novels present similar spatial configurations since, in both cases, the tree placed on the threshold of the house substitutes the usual habitation. In the first case, the flame tree at the treshold of the narrative, at the treshold of the house, seems to be the real residence of the human being, whose usual boundaries seem to vanish thanks to the magical realism’s indeterminations. In the second case, the favored point of view is the one of the declining sumac, true witness of the city’s and the peripheral neighbourhood’s transformations. Its roots hold back the deceased and the past to resist the disappearance of memory and the withering of the places. The analysis of the routes and boundaries shows the tension between immobility (of the tree) and movement (of the characters, the leaves, the sap…)
Table des matières
1Zones, passages, habitations : trois catégories de lieux impliquant des modalités singulières d’occupation du sol, selon que celui-ci est dévolu aux activités industrielles, artisanales, commerciales, résidentielles, ou encore abandonné de tous. Trois catégories qui suggèrent d’emblée des pratiques différentes de l’espace : utiliser, cheminer, habiter. Les deux romans que j’ai choisi d’étudier déclinent chacun à leur manière ces trois catégories. Zones : le roman d’Olivier Bleys intitulé Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes, paru chez Albin Michel en 2015, a pour toile de fond les transformations du « quartier populaire de Shenyang, province de Liaoning, au nord-est de la Chine » (p. 11), un quartier comprenant des entrepôts, des manufactures à l’abandon, des terrains vagues, quelques vieilles maisons insalubres, autrement dit une « zone » qui vient d’être cédée à une compagnie minière ayant découvert un important filon de terbium. Passages : un terme ambigu, évoquant les passages parisiens devenus célèbres sous la plume de Benjamin, mais aussi les chemins, toutes les voies dévolues à la flânerie, à la déambulation, à la marche, tous les « lieux de passage » ; passage a aussi le sens de « frontière » lorsqu’il s’agit d’un « espace naturel ou aménagé, généralement limité, que l’on emprunte pour passer d’un endroit à un autre, pour franchir un obstacle »2. Habitations : Les romans de Bleys et de NDiaye présentent un dispositif spatial similaire dans la mesure où l’arbre situé sur le seuil joue un rôle majeur dans l’histoire et finit par se substituer à l’« habitation » usuelle. Trois femmes puissantes de Marie NDiaye, publié chez Gallimard en 2009 et ayant obtenu le prix Goncourt, comprend plusieurs scènes situées au seuil de la maison ombragée par un flamboyant, une espèce d’arbre tout à fait courante à Dakar, où se déroule le premier récit (le roman en contient trois). Le Discours d’un arbre est celui d’un sumac, un arbre à laque planté au milieu de la cour.
2L’approche géopoétique que j’ai choisi d’adopter me donnera l’occasion de combiner des notions issues de la géographie, comme celles de la frontière et de l’habiter, des savoirs et des réflexions provenant de la botanique, et les théories littéraires du fantastique et de la lecture, ceci dans le but de développer un rapport sensible et intelligent à la Terre. Rappelons tout d’abord que le mot « interstice » vient du latin interstare, qui signifie « se trouver entre ». Très proche du terme « intervalle », il a d’abord été utilisé pour désigner des « espaces de temps » avant d’acquérir un sens purement spatial : « mince espace qui sépare deux choses »3, deux vertèbres par exemple. La notion d’interstice se rapporte donc à l’entre-deux. Ce que je propose d’examiner, c’est la propension du végétal à occuper les entre-deux, autant dans le monde naturel, où les plantes se glissent dans chaque fissure du béton, dans chaque lézarde des murs, que dans la littérature, où les arbres se présentent – parfois – comme des figures de l’entre-deux. Cela m’amènera à convoquer des notions connexes comme celles du seuil et de la frontière. Comme le remarque Marcin Stawiarski dans un article intitulé « Rien que des seuils : réflexion sur l’esthétique de l’interstice dans les œuvres de Gabriel Josipovici », « [l]’idée de l’interstice caractérise plusieurs notions spatio-temporelles : seuil, intervalle, métamorphose ou intermédiarité. »4 À cette liste, on aurait pu ajouter aussi celle de frontière. L’élément commun à toutes ces notions, c’est le fait de se trouver « entre » (interstare). D’abord, je montrerai comment l’arbre situé au seuil de la maison – le sumac chez Bleys, le flamboyant chez NDiaye – devient lui-même un seuil. Ensuite, je déclinerai la question de l’espace interstitiel en fonction des parcours, des cheminements, des passages, en tâchant de saisir le rôle qu’y joue le végétal. Enfin, l’ouverture vers la zone donnera l’occasion de réfléchir aux transformations des territoires, aux friches, à la propension du végétal à occuper chaque interstice laissé vacant.
1. Au seuil du récit, au seuil de la maison : un sumac indestructible
3Le roman d’Olivier Bleys commence avec la description d’un vieux sumac tout rabougri, dont la résine a longtemps été récoltée afin de vernir les meubles, mais qui ne sert plus à rien, raison pour laquelle Wei, le protagoniste, décide de le couper. Ayant déjà résisté à plusieurs tentatives d’abattage, le vieil arbre sera le « témoin » de toute l’histoire à venir. Seul vestige du passé des lieux, de la campagne s’étendant auparavant jusqu’aux limites de la ville étant donné que le quartier est l’un des plus excentrés, le sumac situé dans la cour, « au seuil empierré de la maison des Zhang » (p. 13), est un Rhus verniciflua, mieux connu sous les noms d’arbre à laque, sumac au vernis, sumac d’Extrême-Orient, appelé familièrement par les gens du quartier « l’arbre qui pleure » (p. 12). Sa résine, assez toxique, est utilisée en Chine pour produire la laque depuis plus de 4 500 ans, autant pour les meubles que pour les objets d’art5. Le choix de cette espèce accentue encore son statut de vestige vivant du passé, puisque les traditions culturelles relatives à l’emploi de la laque remontent à la plus haute antiquité chinoise. Par ailleurs, le caractère indestructible du sumac s’explique également par l’attachement de la famille, qui le voit comme un « compagnon, une sentinelle immuable du petit clos que l’arbre avait vu terrasser et paver, de même qu’il avait vu s’élever les murs de l’habitation » (p. 27) :
Tantôt [Wei] s’affermissait dans sa première idée [de couper l’arbre], et les muscles, prêts à agir, durcissaient dans ses bras. Tantôt il compatissait au vieux sumac devenu par son âge et sa condition l’émouvante effigie des Zhang, au point, croyait-on, que la distribution de sa ramure établissait la généalogie de la famille : il était facile d’observer qu’un nouveau rejeton s’élançait du tronc chaque fois qu’on fêtait une naissance, tandis qu’une branche séchait et tombait quand mourait l’un des leurs. Cela surtout l’inclinait à sauver l’arbre. (p. 20)
4Le sumac est donc littéralement un arbre généalogique, poussant et se cassant au rythme des naissances et des décès. Nul besoin ici de passer par la métaphore pour associer l’arbre et la famille. Si l’arbre ne prend pas en charge la narration, comme dans Les mémoires d’un arbre de Carole Zalberg6, ou dans Le journal intime d’un arbre de Didier Van Cauwelaert7, ou encore dans Paroles d’un bouleau jaune, de Michel Lebœuf8, il est néanmoins le lieu de la parole, comme en témoigne le banc installé sous les branches, où s’assoit le grand-oncle Hou-Chi pour raconter sa passion pour les arbres. Cette passion l’a d’ailleurs poussé à écrire un livre intitulé À propos des arbres et à le soumettre au Comité central du parti communiste en 1966, l’année même de la Révolution culturelle de Mao Zedong, qui est également l’année de la naissance de Wei.
Il ne s’agissait pas, comme son titre le suggérait, d’un traité d’horticulture, non plus d’un recueil de poèmes d’inspiration végétale. « À PROPOS DES ARBRES » s’apparentait plutôt à un essai de philosophie, si méritait ce nom la compilation de pensées, de maximes, de notes éparses qui formaient le fond de l’ouvrage. Le grand-oncle y exposait des théories toutes personnelles sur la nature des arbres qu’il avait, déclarait-il, « longuement fréquentés et mûrement étudiés » autour de lui. (p. 23)
5Malheureusement pour Hou-Chi, le livre sera donné à une jeune recrue afin de vérifier si son contenu est conforme à la politique du Parti ; et comme le jeune homme sait à peine lire, il ne va pas plus loin que les premières colonnes avant de le refermer et d’en faire une critique acerbe. À travers la représentation de cet acte de lecture avorté, dont le caractère absurde ouvre la voie au ton ironique qui traversera tout le roman, se profile l’échec de la Révolution culturelle. Afin de garder la tête sur ses épaules, Hou-Chi doit s’engager à abattre le vieil arbre de sa cour9. Mais il n’en fera rien, bien entendu, fidèle en cela à ce qu’il avait écrit, à savoir que « les arbres tenaient le monde, au sens propre ; c’était par leurs racines, étendues loin sous la terre dans toutes les directions, se tressant solidement par la pointe, que la terre adhérait à la roche du sous-sol au lieu de s’émietter dans l’espace ; chaque fois qu’on arrachait un arbre, on déchirait une maille de ce filet où le monde était pris. » (p. 24).
6Lieu de la parole et objet du discours, le sumac possède également une dimension mythique : « peut-être, fabulait Hou-Chi, le soleil juste éclos avait-il roulé dans ses branches, au commencement des temps » (p. 27). Une curieuse aventure nous est racontée, concernant le père et la mère de Wei, Bao et Fang. Ceux-ci sont morts au pied d’un tilleul, mordus par un serpent alors qu’ils dormaient, — avaient conclu les enquêteurs —, vraisemblablement par une « vipère des bambous ou cobra noir ou bungare annelé » (p. 30). Ce tilleul, dont « l’ombre était dense et profuse, par la vertu disait-on d’une source cachée qu’il était seul à boire » (p. 28), est un arbre vénérable que les gens viennent visiter de loin. Pas d’arbre de la connaissance ici, ni de pomme, mais un tilleul (dont les fleurs bues en décoction - faut-il le rappeler - aident au sommeil), et un serpent qui empêche le couple de quitter le jardin vivant. Autrement dit, une inversion complète du mythe édénique. Seulement, l’histoire ne s’arrête pas là : Wei se démène par tous les diables pour faire sortir les corps de la morgue où ils ont été emmenés par les policiers, dans un état de décomposition avancée en raison du poison, et réussit non sans mal à convaincre les autorités de les enterrer chez lui10.
Creuser la tombe aussi posa problème. Les premiers coups de pioche avaient mis au jour des racines puissamment entrelacées, agrippant la terre telles les mailles d’un filet, sans relâcher le moindre grain. Comment ouvrir là-dedans un trou suffisamment grand pour y loger les corps? Pas le choix, Wei avait fait de la place en tranchant des racines qui gênaient. Puis ce sont les bras et les jambes de ses parents qu’il avait brisés méthodiquement, seul moyen d’imprimer aux corps les contorsions utiles. […] Cependant, ni l’arbre ni l’esprit des morts n’avaient paru tenir rigueur de ces mauvais traitements. […] Depuis douze ans, Fang et Bao Zhang gisaient paisiblement entre les racines du sumac, comme l’enseignaient une petite stèle d’ardoise plaquée au tronc et, piquant un tas de cendres, des tiges d’encens qu’on brûlait en bouquets début avril, fête des morts et pétarades funéraires. (p. 41)
7Doit-on en conclure que les membres des morts se sont intégrés au système racinaire au point de remplacer les racines coupées? On a en effet l’impression que les os s’entrelacent de manière très étroite avec la matière végétale, comme si la mort avait naturellement sa place au pied de l’arbre. Comme le rappelle Anne Hébert en exergue de son roman Héloïse : « Le monde est en ordre / Les morts dessous / Les vivants dessus »11. Ici, c’est l’arbre qui fait le lien entre les deux, il constitue un espace interstitiel qui fait figure de seuil. « Le seuil c’est, peut-être, la mort » écrit Edmond Jabès dans son Livre des Ressemblances12. De son côté, Alain Corbin rappelle certaines coutumes liées aux arbres funéraires placés dans les cimetières dans son essai La douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours, et énumère les auteurs – français surtout – ayant célébré les arbres plantés sur les tombeaux : Ronsard, Malherbe, Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, Sand, Hugo13. Une citation de Gil Pidoux, auteur suisse contemporain, fait écho au texte de Bleys : « Les morts remontent dans la sève. Les morts affluent sous l’écorce. Leurs doigts s’agitent au bout des branches. Leurs yeux brillent dans les nœuds. La résine de leur sang chante sous les brindilles. »14 De fait, Wei surprend parfois « un éclat aigu à travers les branches » et se demande si son père lui fait un signe (p. 45).
8C’est dans le chapitre consacré au « passeur du chtonien à l’ouranien » que Corbin évoque ces rites funéraires. Ce rôle de passeur lié à la dimension cosmique de l’arbre se trouve également illustré dans l’ancien idéogramme chinois : « trois traits s’enfoncent dans la terre, trois traits s’élancent vers le ciel » (p. 17). En plus d’offrir une représentation stylisée de l’arbre, le signe accentue la verticalité et souligne la symétrie entre les racines qui se prolongent loin en-dessous du sol et les branches qui s’allongent vers le ciel. La présence de ce caractère non alphabétique – le seul dans tout le roman – laisse entrevoir un autre rapport entre les mots et les choses, basé sur la ressemblance et non sur l’arbitraire du signe, en plus de placer le lecteur au contact d’une écriture qu’il apprend à déchiffrer. La figure de l’arbre se construit donc à l’aide d’interprétants multiples15 : noms savant et vernaculaire, discours, livre, mythe, idéogramme, autant d’éléments qui ont pour effet d’augmenter la charge de significations avant même que le récit des tribulations de Wei débute véritablement. À cet égard, le roman de NDiaye se situe à l’exact opposé, de même que sur le plan spatial d’ailleurs, puisque ce n’est pas vers le sol, vers les racines, vers la mort que le regard se dirige, mais bien vers le haut, vers la frondaison, là où nichent les oiseaux.
2. Au seuil du réel : un flamboyant jaune
9Le récit de Marie NDiaye débute lui aussi sur le seuil de la maison. Norah n’a pas vu son père depuis plusieurs années et quand elle arrive chez lui, elle a du mal à le reconnaître tellement il a changé :
Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton […]. Il était là, nimbé de brillance froide, tombé sans doute sur le seuil de sa maison arrogante depuis la branche de quelque flamboyant dont le jardin était planté car, se dit Norah, elle s’était approchée de la maison en fixant du regard la porte d’entrée à travers la grille et ne l’avait pas vue s’ouvrir pour livrer passage à son père […] (p. 11).
10La focalisation interne, constante tout du long sauf dans le dernier paragraphe intitulé « contrepoint », nous fait voir le père à travers les yeux de sa fille, à travers sa rancœur, son aversion envers cet homme qui a abandonné sa famille en France alors qu’elle-même n’avait que huit ans, et qui a emmené avec lui le plus jeune des enfants, Sony, séparant de manière cruelle le petit frère de ses deux grandes sœurs. Norah, devenue avocate, a été appelée pour défendre son frère, accusé d’avoir tué la jeune femme de son père. L’énigme relative à la tragédie restera entière puisqu’on ne saura jamais avec certitude lequel des deux, le père ou le fils, jaloux de l’autre, l’a mise à mort. Cela dit, l’énigme principale concerne la métamorphose du père de Norah en oiseau. La seule certitude que nous avons, c’est qu’il passe la nuit dans le flamboyant jaune, ainsi que la jeune femme le découvre le premier soir :
elle sortit sur le seuil de la maison, ses pieds nus sur le ciment tiède foulant les fleurs invisibles tombées du grand flamboyant vers lequel elle osa enfin lever les yeux dans le vain espoir de n’y rien discerner, de ne pas découvrir dans l’entrelacs des branches noires la tache claire, la froide luminescence du corps recroquevillé de son père […] Elle le regarda un long moment osciller très faiblement au-dessus d’elle, ne pouvant distinguer son visage mais reconnaissant, agrippées à la plus grosse branche, les vieilles tongs de plastique. (p. 41)
11À cause de la noirceur, les traits ne peuvent pas être distingués, mais cela n’empêche pas Norah de « voir » son père comme s’il était un oiseau – depuis le tout début, comme on l’a remarqué avec la première citation. L’univers de la fiction est celui du réalisme magique, et nous comprenons, en tant que lecteur, que c’est le regard de Norah qui déréalise son père – et Sony aussi, dans une moindre mesure, puisque chaque fois qu’elle pense à lui, elle voit le « démon assis sur son ventre ». Nous entrons dans le jeu de ce regard biaisé, à la limite du réel, par une appréhension de l’autre qui fonctionne par projection16 et qui semble découler à la fois du ressentiment qu’elle a envers lui et du choc provoqué par le vieillissement, responsable d’un grand nombre de changements physiques. L’ambiguïté est maintenue jusqu’au dernier paragraphe, à l’aide notamment du modalisateur « peut-être » qui ponctue tous les passages où il est question du père. Ce « père-oiseau » semble s’inscrire tout naturellement dans la lignée des personnages ndiayens se transformant en oiseaux, ainsi que le fait remarquer Shirley Jordan :
Assez souvent, l’auto-interrogation qu’il [le fantastique] provoque chez le lecteur est générée par l’occurrence dans le texte d’un trouble entre l’humain et l’animal. L’élément du fantastique le plus persistant dans Trois femmes puissantes concerne la présence inquiétante et inexplicable d’oiseaux. […] Norah, Fanta et Khady Demba se changent entièrement en oiseaux, une métamorphose utilisée ailleurs par NDiaye et dans laquelle elle semble voir de multiples interprétations possibles. Dans le ‘contrepoint’ de son histoire Norah se niche dans le flamboyant avec son oiseau de père et arrive ainsi à passer avec lui quelques moments relativement privilégiés17.
12À lire les critiques, cette métamorphose en oiseau semble être un fait avéré. Or, quand on relit le texte pour relever les indices de cette transformation pour le moins étrange, quand on passe d’un régime de lecture axé sur la progression à un autre axé sur la compréhension, afin de comprendre comme l’effet fantastique a pu se produire18, on constate que tous les indices de l’étrange se rapportent, non pas à l’oiseau19, dont l’espèce n’est d’ailleurs jamais nommée, mais au flamboyant. Ce sont d’abord les sensations olfactives qui mettent le père en rapport avec l’arbre, puisque son odeur recèle « un relent de moisi. Odeur provenant de la floraison abondante, épuisée du gros flamboyant jaune qui poussait ses branches au-dessus du toit plat de la maison » (p. 13). Plus loin, « [e]lle fut certaine alors que la douce senteur fétide qu’elle avait remarquée sur le seuil venait à la fois du flamboyant et du corps de son père car l’homme tout entier baignait dans la lente corruption des fleurs jaune orangé » (p. 20). En plus de l’odeur, qui imprègne le récit du début à la fin, l’homme sème des pétales un peu partout dans la maison : « De petites fleurs jaunes de flamboyant voletèrent de ses épaules ou de sa nuque sur le carrelage » (p. 19). Quant à Norah, ce sont ses vêtements qui établissent d’emblée un rapport avec l’arbre : « Elle portait une robe vert tilleul, sans manches, semée de petites fleurs jaunes assez semblables à celles qui jonchaient le seuil tombées du flamboyant, et des sandales plates du même vert doux. » (p. 14) Le texte procède ainsi, par petites touches poétiques et sensibles, à un rapprochement entre l’être humain et le végétal : les images olfactives unissent le corps paternel et le flamboyant, les pétales s’échappent avec des mouvements légers identiques, qu’il s’agisse des épaules d’un homme ou des branches d’un arbre, les images visuelles accentuent les couleurs vert et jaune, créant un jeu d’échos entre les vêtements de la fille et les feuilles du flamboyant. Imprégnés de son odeur, revêtus de ses couleurs, couverts de ses fleurs, les êtres humains se fondent ainsi dans la matière végétale.
13À la fin Norah semble avoir rejoint son père sur les branches, en silence, au-delà des mots, au-delà de la raison, dans un espace qui n’obéit plus aux lois du réel. L’arbre constitue le seuil d’un autre monde, il ouvre un espace interstitiel où le réel et l’imaginaire se côtoient. D’ailleurs, à bien y penser, n’est-ce pas lui qui induit la transformation du père, puis de la fille ? Dès le premier soir, Norah est frappée par le silence qui règne dans la maison, troublé seulement par le bruit des couverts et des pas du serviteur, « peut-être aussi le bruissement sur la toiture de tôle des plus hautes branches du flamboyant – appelait-il son père, se demanda-t-elle vaguement, l’appelait-il pour la nuit, cet arbre solitaire? » (p. 24) Le silence tendu, obsédant, entourant la mort de sa femme et les raisons de l’emprisonnement de Sony, laisse place à la fin à une atmosphère paisible, au silence végétal. Les deux personnages habitent désormais l’arbre, en lieu et place de toute autre habitation. En oiseaux, peut-être, ils habitent le monde.
14Un autre phénomène étrange mérite également qu’on s’y arrête, un phénomène qui relève quant à lui de l’illusion lecturale20. La progression très délicate, qui procède par petites touches, par un jeu de coïncidences poétiques, grâce à des notations subtiles se rapportant à l’odeur du flamboyant, aux couleurs verte et jaune de la robe, grâce aussi à la projection et aux effets d’ombre et de lumière, finit par créer une image floue dans l’esprit du lecteur, une image marquée par l’indétermination. Si l’on en croit la réception critique, où l’accent est mis sur la métamorphose en animal, cela n’a pas empêché la figure de l’oiseau de se construire dans l’esprit des lecteurs21. Mais pourquoi ceux-ci n’ont-ils gardé que l’image de l’oiseau? Pourquoi pas celle du flamboyant, qui n’est évoqué dans aucun article? Sans doute parce le registre animal nous est plus proche que le registre végétal. Comme l’explique bien Francis Hallé dans son Éloge de la plante, « l’animal nous fascine : il attire et retient le regard, il focalise l’attention, il suscite des sentiments divers »22, alors que nous sommes indifférents aux plantes, quand nous n’avons pas du mépris pour elles, ainsi que le montrent bien les métaphores botaniques – « végéter », « se planter », être réduit à l’état de « légume » sur un lit d’hôpital, demeurer dans un « état végétatif », autant d’états où l’humanité se trouve réduite à presque rien. Les nombreux exemples donnés par Hallé montrent bien que de manière générale, le végétal demeure invisible à nos yeux en raison de son altérité, beaucoup plus grande que celle de l’animal. Cette altérité radicale se trouve-t-elle à l’origine de cette « invisibilité » du flamboyant dans la réception critique ? Ce qui apparaît évident, c’est qu’une illusion d’ordre lectural se crée au cours de la lecture première du texte chez certains lecteurs, pour qui la figure de l’oiseau, demeurant au stade du surgissement dans le texte, éclipse complètement celle de l’arbre, où vient pourtant se cristalliser l’étrangeté du récit23. Autrement dit, l’oiseau fait écran à l’arbre, relégué à l’arrière-plan.
3. Passages et limites végétales
15Le flamboyant jaune ne pousse que sous les tropiques, dans les îles et en Afrique ; il est associé étroitement au pays natal du père, un pays qui demeure en creux, qui n’est pas nommé, mais que l’on peut inférer à partir des toponymes disséminés dans le récit : la prison de Reubeuss se trouve à Dakar, le quartier de Grand-Yoff est l’une des communes du Grand Dakar, le village de Dara Salam, où le père a créé un village de vacances, se trouve près d’un Parc national longeant le fleuve Sénégal, Le Soleil est le nom d’un journal sénégalais. La cartographie du récit révèle en outre de multiples trajets entre la France et le Sénégal : parcours de Norah seule, en compagnie de sa sœur quand elle était jeune, de son conjoint avec leurs deux filles (sa fille à lui et sa fille à elle), aller-retour de son père, etc. Et si l’on observe les deux autres récits qui composent le roman, on s’aperçoit que ce qui les relie, ce sont moins les personnages (à part Khady Demba, qui apparaît dans deux récits), que les lieux, ou plus exactement les trajets entre deux pays : la France et le Sénégal. Les trois textes composent un ensemble de variations sur un trajet, un aller-retour constant entre ces deux pays. L’effet d’exotisme reste malgré tout très discret, dans la mesure où les toponymes n’évoquent rien pour le lecteur ne connaissant pas le Sénégal et ne possédant pas les repères suffisants pour ancrer l’histoire dans sa propre carte du monde24. L’une des seules marques de l’exotisme concerne l’espèce végétale choisie, le flamboyant jaune, associé indubitablement aux pays chauds situés dans l’hémisphère sud. En cela, le récit de NDiaye se situe à l’exact opposé de celui de Bleys, dont la situation géographique est donnée dès la première page, et qui accumule les précisions relatives à la région, à ses composantes végétales, historiques, culturelles. Ceci a certainement pour effet de créer un effet d’exotisme, car les lecteurs francophones de Bleys vivent majoritairement très loin de la Chine. Le flamboyant jaune et le sumac à laque ont beau être des espèces indigènes pour les Sénégalais et les Chinois, ils apparaissent néanmoins aux yeux des lecteurs comme des espèces exotiques, qu’ils n’ont sans doute pour la plupart jamais rencontrées. En ce sens, les arbres pavent la voie à l’imagination, ce sont des marqueurs d’étrangeté, une étrangeté liée cette fois à la différence géographique et culturelle. Là encore, ils jouent le rôle d’entre-deux dans la mesure où ils jalonnent la distance qui sépare les lecteurs des régions abordées dans la fiction.
16Comme on le voit, l’arbre constitue dans ces deux récits un lieu de passage entre les vivants et les morts, entre le réel et l’irréel, mais qu’en est-il dans le monde réel ? Quel rapport entretient-il avec la frontière, le seuil, l’entre-deux ? On pourrait certes s’intéresser aux pratiques funéraires, et approfondir la réflexion sur le sujet, mais il semble plus intéressant d’observer que l’arbre possède une fonction plus répandue, consistant à limiter les espaces, autant dans les aménagements urbains que dans le domaine de la voirie ou de l’architecture de paysage. Les érables, les tilleuls et les frênes ponctuent de manière régulière les rues et les carrefours ; les platanes, les ormes et les peupliers, souvent placés face à face, encadrent les routes ; les chênes et les châtaigniers forment des voûtes ombragées pour les chemins creux en entrelaçant leurs branches. Comme le rappelle Véronique Mure, botaniste et ingénieure en agronomie tropicale, « [o]n reconnait alors aux alignements un rôle technique de stabilisation et d’assainissement de la chaussée et l’avantage de délimiter espace privé et espace public. »25 Précisons que ce genre de limite constitue une « démarcation », le troisième stade de la frontière selon le géographe Claude Raffestin. Trois étapes peuvent en effet être distinguées dans l’établissement de la frontière : la définition, établie par l’entremise des échanges langagiers, des traités, des négociations, se situant donc sur un plan verboconceptuel ; la délimitation, prenant forme grâce aux dessins sur la carte, grâce à la représentation symbolique ; la démarcation, matérialisée par des bornes, des marques, des murs, des barbelés, concernant cette fois le plan physique26. Étant donné que Raffestin s’intéresse davantage aux frontières géopolitiques qu’à la frontière entre espace public et espace privé, il ne mentionne pas le rôle du végétal dans l’établissement de la frontière. Or, il semble bien que la démarcation entre espace public (de la voirie) et espace privé (les champs, les maisons et leurs enclos) fasse appel en première instance au végétal.
17De la même façon, les limites entre propriétés sont souvent matérialisées par des haies, qui cumulent des fonctions similaires. Dans les régions de bocage, les haies servaient à retenir le sol, à protéger le blé, l’avoine ou le maïs des vents forts, en plus de séparer les champs et de marquer ainsi les limites de la propriété. Dans son récit intitulé L’homme des haies, Jean-Loup Trassard évoque cette tradition ancestrale dans certaines régions, comme la Bretagne et la Normandie, et tous les gestes qui s’y rapportent27. La haie qui sépare les maisons joue le même rôle, sur un plan privé cette fois : les arbustes, ou les arbres, font office de démarcation, ce sont de véritables frontières séparant les habitations.
18Comme Kenneth White aime à le rappeler au sujet du mot limes (qui est à l’origine de limite) : « En latin, limes ne signifie pas seulement “frontière” (d’un empire, par exemple) mais aussi un simple chemin de terre entre deux champs »28 : c’est un espace où l’on peut circuler, une zone-frontière plutôt qu’une ligne fermée.
19Quand on observe les habitations elles-mêmes, on s’aperçoit que là encore, le végétal s’impose pour démarquer l’espace privé et l’espace public : le jardin qui jouxte la maison, ou la pelouse qui l’entoure, font office de zone tampon entre le privé et le public. Les pots de géraniums ou de lierres rampants, de pensées ou d’impatiens ont pris possession des bords de fenêtre, des balcons, des marches d’escaliers, des paliers, de tous les seuils de la maison. À quoi répond cette habitude? Faut-il y voir une fonction purement décorative? Ces pots de fleurs ne servent-ils pas aussi à marquer une transition entre l’espace privé (de l’habitation) et l’espace public (de la rue, du village) ? Peut-être servent-ils aussi à faire la jonction, étant donné que la frontière sert autant à séparer des espaces différents qu’à les unir29. En ce sens, ils atténuent peut-être la distance entre le dehors et le dedans. Dans un article sur les jardins à l’époque romaine, Hélène Eristov et Florence Monier indiquent que « [d]u construit au cultivé, du fictif au réel, l’entre-deux est souvent matérialisé par une barrière ou un lattis qui à la fois signale le passage et l’interdit, puisque la clôture a d’abord pour fonction de protéger »30. Ces clôtures étaient décorées de motifs végétaux, donnant ainsi l’illusion de prendre racine dans le sol.
4. Les zones en friche, les herbes folles
20Les terrains vagues, les zones abandonnées sont très vite envahis par les « mauvaises herbes » qui profitent de chaque espace laissé à l’abandon, de chaque craquelure de béton, pour s’implanter. Cette propension du végétal à envahir les espaces de statut provisoire et incertain est bien connue des urbanistes modernes qui travaillent sur la friche : « Situés à l’opposé des espaces figés par les fonctions et les formes de propriété de la ville moderne, les délaissés urbains, les friches et les terrains vagues conservent justement “le vague”, l’indéfini, l’indéterminé, l’ouverture dans la ville. »31 Certaines espèces se spécialisent dans la colonisation des terrains vacants, des zones, ou encore des fissures de béton, les graines s’y déposent, germent, se déploient, puis d’autres espèces apparaissent plus tard, au fur et à mesure de la végétalisation de la zone. Même dans les rues bien aménagées, il suffit parfois d’une mince ouverture entre le macadam et le béton pour qu’une rose trémière réussisse à se faufiler, pour qu’un liseron se mette à grimper le long du mur. Cet aspect assez négligé des villes retient de plus en plus l’attention32, il suffit de penser à l’initiative « Sauvages de ma rue », un observatoire participatif visant à identifier les plantes en milieu urbain33, au MOOC proposé par Tela Botanica sur les « Herbes folles »34 ou encore aux colloques organisés ces dernières années35. Finie l’époque où l’on se dépêchait d’arracher les pissenlits poussant entre deux pavés, ou d’inonder d’herbicide les trottoirs pour faire place nette, on peut dire que désormais la plante a de plus en plus droit de cité36. Elle apparaît même comme salvatrice. C’est le cas dans certains romans, comme Ruines-de-Rome de Pierre Senges, puisque le narrateur compte sur cette tendance à la prolifération des plantes pour assouvir son désir : soumettre la ville au pouvoir des plantes, utiliser chaque interstice pour planter une graine, laisser germer les herbes afin qu’elles envahissent le tissu urbain37. On peut aussi penser à l’Encyclopédie poétique et raisonnées des herbes de Denise Le Dantec38, où les herbes des fossés et des terrains vagues ont autant d’importance que les herbes fourragères ou médicinales. C’est dire que les herbes folles, ou les vagabondes39, ont commencé à s’implanter dans les zones en friche de la littérature.
5. Conclusion
21Qu’il se trouve dans les zones, dans les passages ou auprès des habitations, le végétal semble dévolu à occuper les espaces interstitiels. Vue isolément, la feuille ne présente pas d’interstice ; ce sont les espaces entre les feuilles innombrables, entre les fleurs, qui forment des intervalles irréguliers, bougeant au gré du vent. Ce sont les effets produits par le feuillage, notamment au sommet des arbres, qui nous font voir le ciel à travers des interstices. Dans les deux romans analysés, l’arbre ombrageant la maison ne joue pas un simple rôle de transition entre le dedans et le dehors, il s’agit véritablement d’une figure de l’entre-deux qui ouvre une brèche entre les vivants et les morts, entre le réel et l’irréel. Le sumac dépérissant, témoin des transformations de la ville et de ses quartiers périphériques, survit grâce à ses racines plongeant au plus profond du sol. Sorte d’autel servant à commémorer les ancêtres enterrés à son pied, il incarne la frontière entre les morts et les vivants, il constitue littéralement le seuil de la mort, en plus d’être un symbole de résistance face à la dissolution des lieux et à la disparition de la mémoire. Quant au flamboyant, il possède un pouvoir d’attraction incommensurable. C’est entre ses branches que l’étrangeté du récit vient se cristalliser, au point que l’arbre devient la véritable demeure des protagonistes. La relation tendue entre un père et sa fille trouve un aboutissement inattendu dans leur proximité sur l’arbre, un rapprochement qui passe par la métamorphose et qui empêche du même coup le sens de se fixer. Le texte résiste, l’interprétation achoppe, il ne reste que cette figure d’oiseau entraperçue à travers les branches, par les interstices, une figure qui ne prend jamais forme véritablement, qui reste au stade de l’illusion. Ce qui subsiste, c’est le plaisir de l’indétermination, comme dans la lecture du récit fantastique. Et la fascination pour ces plantes qui ornent en silence les lieux de passage, qui se faufilent dans le moindre espace laissé vacant, des plantes demeurant invisibles pour la plupart d’entre nous.
22Depuis quelque temps, je traque les sumacs, tout en sachant très bien qu’au Québec il n’y a pas d’arbre à laque. Les souvenirs des flamboyants rouges d’Égypte me reviennent avec insistance, et je regrette de ne pas être allée à Dakar quand j’en ai eu l’occasion, j’aurais sans doute pu en voir des jaunes. Les effets de lecture varient selon chaque individu : le sumac à laque et le flamboyant jaune circulent grâce aux livres, ce sont eux qui me poussent à voyager entre les arbres, entre les pays, emportée par une insatiable curiosité d’ordre végétal, certes, et un goût du voyage assez prononcé, mais aussi pour le plaisir de capter les mystérieuses correspondances entre le végétal et l’humain, entre les livres, les herbes et les arbres de tous les coins du monde.
Bibliographie
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Notes
1 Je tiens à remercier mes assistants de recherche, Jean-Pascal Bilodeau, Marine Bochaton et Noémie Dubé, qui ont contribué à la recherche documentaire, à l’analyse, à la réflexion et à la révision de cet article. Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
2 « Centre national de ressources textuelles et lexicales » [En ligne] disponible sur www.cnrtl.fr, consulté le 18 octobre 2018.
3 « Centre national de ressources textuelles et lexicales » [En ligne] disponible sur www.cnrtl.fr, consulté le 18 octobre 2018.
4 Marcin Stawiarski, « Rien que des seuils : réflexion sur l’esthétique de l’interstice dans les œuvres de Gabriel Josipovici », Conserveries mémorielles, n°7 [En ligne] disponible sur http://cm.revues.org/451 consulté le 29 octobre 2018.
5 Cieslik Véronique, « Les laques du Japon », Revue Cantate, [En ligne] disponible sur http://www.jbnoe.fr/IMG/pdf/Veronique_Cieslik_-Les_laques_du_Japon.pdf, consulté le 29 octobre 2018.
6 Zalberg Carole, Les mémoires d’un arbre, Paris, Le cherche midi, 2002.
7 Van Cauwelaert Didier, Le journal intime d’un arbre, Paris, Éditions Michel Lafon, 2011.
8 Leboeuf Michel, Paroles d’un bouleau jaune, Montréal, Multimondes, 2018.
9 Il s’engage « à piétiner n’importe quelle pousse qui surgirait entre les pavés de Shenyang [car] rien n’offensait plus la vue du Révolutionnaire que ces tiges rabougries rompant le bel alignement des pierres dans les rues. Rien n’aigrissait plus son humeur que l’invasion des mauvaises herbes, fertiles et vénéneuses comme sont les mauvaises gens. » (p. 26)
10 Les difficultés sont nombreuses. D’abord, il habite dans un « trou perdu » - « la rue Ziqiang… Elle n’est pas sur les cartes? » ; ensuite, la crémation a remplacé l’enterrement, a décrété Mao ; enfin, le terrain ne lui appartient pas, il en est seulement locataire. Le cadeau d’un grand téléviseur permet de contourner les obstacles.
11 Hébert Anne, Héloïse, Paris, Seuil, 1980.
12 Jabès Edmont, L’Ineffaçable. L’Inaperçu. Le Livre des Ressemblances, III, Paris, Gallimard, 1980, p. 13, cité dans Stawiarski M., 2010, « Rien que des seuils : réflexion sur l’esthétique de l’interstice dans les œuvres de Gabriel Josipovici », Conserveries mémorielles, n°7 [En ligne] disponible sur : http://cm.revues.org/451, consulté le 29 octobre 2018.
13 Corbin Alain, La douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 2013, p. 50-53.
14 Pidoux Gil, Lieu de l’arbre, cité dans Bourdu Robert, Histoires de France racontées par les arbres, Paris, Édition Eugen Ulmer, 1999, p. 64.
15 Au sujet de la notion d’interprétant, voir les Écrits sur le signe de Charles Sanders Peirce (trad. Gérard Deledalle), Paris, Seuil, 1978.
16 « Hors d’atteinte, imprenable, l’oiseau semble souvent l’avatar d’un personnage tel qu’il apparaît dans l’esprit d’un autre, c’est-à-dire une projection – par exemple, le « père-oiseau » dans le premier récit de Trois femmes puissantes, qui sera rejoint dans son arbre par sa fille à la fin du récit, dans un moment qui semble être d’apaisement et d’acceptation […] », Sheringham Michael, « Ambivalences de l’animalité chez Marie NDiaye », in Bengsch Daniel et Ruhe Cornelia (dir.), Une femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, op. cit., p. 64.
17 Shirley Jordan, « La puissance de Khady Demba » in Bengsch Daniel et Ruhe Cornelia (dir.), Une femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, op. cit., p. 275, je souligne.
18 Voir mon essai Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique, Québec, PUQ, 2007 [1998].
19 À part peut-être « les ongles longs et jaunes de ses pieds sortant des mêmes tongs marron » (p. 73-74), qui évoquent les serres d’un oiseau.
20 Au sujet des illusions lecturales, voir l’essai de Bertrand Gervais, À l’écoute de la lecture, Québec, Nota Bene, 2006 [1993].
21 Les expressions utilisées par les critiques le montrent bien (« père-oiseau », dans l’article déjà cité de Michael Sheringham, « oiseau de père » dans celui de Shirley Jordan). La forte présence de l’animalité dans les autres récits de NDiaye, comme La sorcière par exemple, joue sans doute un rôle dans la prépondérance de la figure animale dans l’interprétation.
22 Hallé Francis, Éloge de la plante : pour une nouvelle biologie, Paris, Seuil, 1999, p. 18.
23 Plusieurs études portent sur la question de l’étrangeté et du réalisme magique dans l’œuvre de Marie NDiaye, mais aucune ne la met en relation avec le végétal. Voir Rabaté Dominique, « Où est ma famille ? : la violente étrangeté de Marie NDiaye », in Blanckeman Bruno, Mura-Brunel Alice et Damabre Marc (dir.), Le roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 541-549 ; Asibong Andrew et Jordan Shirley (dir.), Marie NDiaye : l’étrangeté à l’œuvre, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2009 ; Mercier Andrée, « La Sorcière de Marie NDiaye : du réalisme magique au banal invraisemblable », [En ligne] www.revue-analyses.org, vol. 4, n°2, printemps-été 2009 ; Besand Vanessa, « L’art de l’étrange chez Marie NDiaye : enjeux artistiques et sociaux d’une écriture singulière (La sorcière et Mon cœur à l’étroit) », in Bengsch Daniel et Ruhe Cornelia (dir.), Une femme puissante. L’œuvre de Marie NDiaye, op. cit., p. 109-123.
24 L’exotisme est ici envisagé comme un effet de lecture, tenant compte à la fois de l’ancrage culturel et géographique du lecteur et des indices spatiaux donnés par le texte. Cette réflexion s’appuie sur la définition élaborée par Victor Segalen dans son Essai sur l’exotisme (Montpellier, Fata Morgana, 1978). Voir à ce sujet le 2e chapitre de mon essai Vers une appproche géopoétique. Lectures de Kenneth White, Victor Segalen et J.M.G. Le Clézio (Québec, PUQ, 2015), ou encore mon article intitulé « Notes de traduction et sensation d'exotisme dans La trilogie de Naguib Mahfouz », Revue de littérature comparée, n°3, juillet-septembre 1997, p. 341-365.
25 « Dire et redire l’histoire des alignements d’arbres en France » [En ligne] disponible sur https://www.botanique-jardins-paysages.com/dire-et-redire-lhistoire-des-alignements-en-france/, consulté le 2 novembre 2018.
26 Raffestin Claude, « Éléments pour une théorie de la frontière », Diogène, vol. 34, no134, 1986, p. 10.
27 Trassard Jean-Loup, L’homme des haies, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2012.
28 White Kenneth, Limites et marges, Paris, Mercure de France, 2000, p. 8.
29 Voir à ce sujet mon article sur « L’altérité des frontières », dans Chartier Daniel, Vidar Holm Helge, Savoie Chantal et Vibe Skagen Margery (dir.), Frontières, Montréal, Imaginaire Nord, UQAM et Bergen, Département des langues étrangères, Université de Bergen, coll. « Isberg », 2017, p. 11-28.
30 Eristov Hélène et Monier Florence, « Interstices et transitions. Le végétal dans l’entre-deux », Archéopages, Vol. 11, n°37, avril 2013, [En ligne] disponible sur http://journals.openedition.org/archeopages/339, consulté le 29 octobre 2018.
31 Petcou Constantin et Petrescu Doina, « Au-rez-de-chaussée de la ville », Multitudes, n°20, 2005, p. 78 (p. 75-87).
32 Voir l’article de Saint-Laurent Diane, « Approches biogéographiques de la nature en ville : parcs, espaces verts et friches », Cahiers de géographie du Québec, vol. 44, n°122, 2000, p. 147-166.
33 « Sauvages de ma rue » [En ligne] disponible sur http://www.vigienature.fr/fr/flore/sauvages-de-ma-rue, consulté le 18 octobre 2018.
34 « Plateforme Tela Formation » [En ligne] disponible sur https://mooc.tela-botanica.org/, consulté le 18 octobre 2018.
35 Par exemple, le colloque international « Réenchanter le sauvage urbain », organisé en juin 2019 par l’Atelier d’écopoétique de Perpignan.
36 La place du végétal en milieu urbain a connu plusieurs stades, comme l’expliquent Lotfi Mehdi, Christiane Weber, Francesca Di Pietro et Wissal Selmi dans « Évolution de la place du végétal dans la ville, de l’espace vert à la trame verte », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Vol. 12, n°2, septembre 2012, [En ligne] disponible sur http:// vertigo.revues.org/12670, consulté le 18 octobre 2018.
37 Senges Pierre, Ruines-de-Rome, Paris, Gallimard, 2002.
38 Le Dantec Denise, Encyclopédie poétique et raisonnées des herbes, Paris, Bartillat, 2004 ; Le Dantec Denise, L'homme et les herbes, Rennes, Apogée, 2010.
39 Clément Gilles, Éloge des vagabondes, Paris, Robert Laffont, 2014.
Pour citer cet article
A propos de : Rachel Bouvet
Université du Québec à Montréal
Professeure titulaire au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, Rachel Bouvet mène des recherches sur l’espace, le fantastique, l’exotisme, la géopoétique, le végétal et les théories de la lecture. Elle a publié trois essais : Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique (PUQ, 2007 [1998]), Pages de sable. Essai sur l'imaginaire du désert (XYZ, 2006), Vers une approche géopoétique. Lectures de K. White, V. Segalen et J.-M.G. Le Clézio (PUQ, 2015), et deux récits : Le vent des rives (Mémoire d’encrier, 2014), Tisser les voix (Mémoire d’encrier, 2019). Elle a codirigé plusieurs ouvrages : L’espace en toutes lettres (Nota Bene, 2003), Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs (L’Harmattan, 2006), Théories et pratiques de la lecture littéraire (PUQ, 2007), La carte. Point de vue sur le monde (Mémoire d’encrier, 2008), Le nouveau territoire. L’exploration géopoétique de l’espace (Cahiers Figura, 2008), Topographies romanesques (PUR/PUQ, 2011), Amin Maalouf : une œuvre à revisiter (PUQ, 2014), Ville et géopoétique (L’Harmattan, 2016), Géopoétique des confins (PUR, 2018), Littérature et géographie (PUQ, 2018). Membre de Figura, le Centre de recherche sur le Texte et l’Imaginaire, elle dirige actuellement La Traversée-Atelier de géopoétique (qu’elle a cofondé en 2004), ainsi que le Groupe de recherche L’imaginaire botanique et la sensibilité écologique.