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- Volume 11 - 2021 : Varia
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Après Max Weber. Notes sur une « psycho-théologie » de Walter Benjamin1
Résumé
Dans cet article, je souhaite montrer la dimension « psycho-théologique » de la pensée de Walter Benjamin, en identifiant la « coupure théologique » comme la figure dialectique du paradoxe de la coupure irrémédiable, qui n’est pas absence, mais un certain mode de présence, profondément contemporain, du divin. Je voudrais essayer d’identifier ce mode de présence, et ce qu’il est capable d’accomplir. 1) Je vais tout d’abord partir de la figure du démon dans l’article sur Karl Kraus de 1931, qui est un premier moment psycho-théologique où la coupure se phénoménalise dans le langage, plus précisément dans la distinction entre la rime et le nom ; j’appelle ce moment logico-théologique. 2) Je vais ensuite élargir l’enquête à la figure messianique de l’angoisse dans le petit texte sur le Capitalisme comme religion, où la coupure théologique trouve son expression dans le capitalisme contemporain pensé comme culte sans dogme, contant producteur d’angoisse culpabilisée. C’est un moment économico-théologique. 3) Enfin j’interprète quelques thèses sur l’histoire où la figure de la coupure théologique, que marque l’ange ouvert au messianisme, introduit dans une éco-théologie où la coupure touche la terre tout entière coupée comme terre ici-bas et terre dévastée à venir.
J’espère ainsi montrer que la grandeur de la pensée de Benjamin est d’avoir poussé la coupure théologique dans ses retranchements conceptuels les plus extrêmes, ne laissant à la pensée qu’une approche fragmentaire de l’à-venir, comme pratique difficile et funambule de l’écriture et comme pensée de l’événement surgissant du divin.
Abstract
In this paper I want to show the "psycho-theological" dimension of Walter Benjamin's thought, identifying the "theological cut" as the dialectical figure of the paradox of the irremediable cut, which is not absence, but a contemporary mode of presence of the divine. I try to identify this mode of presence, and what it is capable of achieving. 1) I will first start from the figure of the demon in the 1931 article on Karl Kraus, which is a first psycho-theological moment where the cut is phenomenalised in language, more precisely in the distinction between rhyme and name; I call this moment logico-theological. 2) I will then extend the investigation to the messianic figure of anxiety in the text on Capitalism as religion, where the theological cut finds its expression in contemporary capitalism thought of as a cult without dogma, a tale that produces guilt-ridden anxiety. This is an economic-theological moment. 3) Finally, I interpret some theses on history where the figure of the theological cut, with the image of the angel open to messianism, introduces into an eco-theology where the cut touches the whole earth cut as earth here below and devastated earth to come.
I thus hope to show that the greatness of Benjamin's thought is to have pushed the theological cut into its most extreme conceptual entrenchments, leaving thought with only a fragmentary approach to the future, as a difficult and tightrope-walking practice of writing and as a thought of the event emerging from the divine.
Table of content
1J’appelle psycho-théologie une méthode philosophique qui consiste à analyser le pôle le plus radicalement subjectif, les phénomènes psychologiques, dans une configuration qui semble la moins subjectivante, à savoir l’expérience et la connaissance théo-logiques. Au lieu de penser une telle expérience à la façon de la mystique, il s’agit d’envisager les modes de réaction psychologique suscitées par la ou les transcendances, dans leur transcendance préservée, et qui ont à leur tour des conséquences sociales énormes. L’une des plus importantes figures de cette méthode psycho-théologique est Max Weber, qui a décrit les conséquences d’une conception très radicale du divin, le calvinisme puritain où Dieu est si lointain et si a-rationnel qu’il décide de façon absolument arbitraire qui est sauvé et qui ne l’est pas (la thèse de la double prédestination), et a montré comment cela a entraîné une angoisse sotériologique profonde dans les individus livrés à eux-mêmes, sans œuvre ni église pour racheter leur créaturalité ; ils vont donc (conformément d’ailleurs à l’enseignement de Calvin) s’évertuer à chercher des signes de leur élection – les signes les plus évidents, les plus visibles, se trouvant dans l’habileté et l’éthique dans les affaires. Weber reprend à son compte une conception traditionnellement luthérienne, où l’angoisse est provoquée par le « Dieu caché », pour identifier une figure causale fondamentale (mais non pas unique !) du capitalisme. Ce qui est important, ici, c’est que de l’immense, l’infinie transcendance, l’infinie différence qualitative (Kierkegaard/Barth), quelque chose advient, se produit. Mon interprétation de Benjamin part de l’hypothèse suivante : Benjamin, pour des raisons théologiques spécifiques, accentue cette coupure (que l’on appelle ici « coupure théologique ») par rapport à Max Weber ; c’est une coupure irrémédiable, mais qui est, en tant que coupure, ouverture à un certain mode d’avènement historique. L’importance de ce dieu caché (ange ? messie ? j’insisterai sur cette distinction) est cruciale chez Benjamin, pour penser l’avenir du capitalisme. Je souhaite montrer qu’au cœur de son travail il y a la figure psycho-théologique où l’angoisse est l’affect tout à fait crucial, et qu’il différencie de très nombreux plans (profane, prophétique, angélique, messianique…) où une telle figure prend à chaque fois une allure nouvelle. En chacun de ces plans, il y a le paradoxe de la coupure irrémédiable, qui n’est pas absence, mais un certain mode de présence, profondément contemporain, du divin. Je voudrais essayer d’identifier ce mode de présence, et ce qu’il est capable d’accomplir.
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Je vais tout d’abord partir de la figure du démon dans l’article sur Karl Kraus de 1931, qui est un premier moment psycho-théologique où la coupure se phénoménalise dans le langage, plus précisément dans la distinction entre la rime et le nom ; j’appelle ce moment logico-théologique.
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Je vais ensuite élargir l’enquête à la figure messianique de l’angoisse dans le petit texte sur le Capitalisme comme religion, où la coupure théologique trouve son expression dans le capitalisme contemporain pensé comme culte sans dogme, contant producteur d’angoisse culpabilisée. C’est un moment économico-théologique.
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Enfin j’interprète quelques thèses sur l’histoire où la figure de la coupure théologique, que marque l’ange ouvert au messianisme, introduit dans une éco-théologie où la coupure touche la terre tout entière coupée comme terre ici-bas et terre dévastée à venir.
2J’espère ainsi montrer que la grandeur de la pensée de Benjamin est d’avoir poussé la coupure théologique dans ses retranchements conceptuels les plus extrêmes, ne laissant à la pensée qu’une approche fragmentaire de l’à-venir, comme pratique difficile et funambule de l’écriture et comme pensée de l’événement. Mon approche sera aussi fragmentaire, fragments sur des fragments, sondant quelques textes sans prétendre à saisir ce que serait la pensée de Benjamin. Je veux simplement en dégager une dynamique conceptuelle spécifique sur l’ère religieuse/théologique du capitalisme.
1. Notes sur la psycho-théologie de Max Weber
3C’est bien connu, le fondement théologique des analyses de Max Weber réside dans la doctrine calviniste de la double prédestination, aussi caricaturée soit-elle par Weber2. J’aimerais en rappeler certains traits à partir du chapitre XXI du livre III de la dernière édition française, de 1560, de l’Institution, mais en recourant d’abord à quelques traits de la psycho-théologie calviniste telle qu’elle appert dans cette édition. La grande tâche de la psychologie de Calvin est de distinguer radicalement l’âme du corps, à partir de la capacité transcendante de l’âme, dès ses efforts mathématiques et physiques – l’exemple que prend Calvin, au chapitre V du livre I, est celui de la physique, lorsque il s’agit de « savoir mesurer le ciel, mettre les estoilles en conte & en nombre, determiner de la grandeur de chacune, cognoistre quelle distance il y a de l’une à l’autre », etc.3 Cette capacité de transcendance de l’âme humaine, toute humaine, que marquent aussi bien les rêves, sont autant de « signes d’immortalité que Dieu a imprimez en l’homme » qui « ne se peuvent effacer » (p. 10). Mais cette capacité de transcendance est originairement entravée et limitée, « nous qui ne sommes que fange & ordure » et qui avons cependant le discernement du bien et du mal comme signe du « principe », que nous rejoignons en tant qu’âme après la mort : « il n’y a nulle mort, mais […] le tout vole au ciel avec les estoilles » (p. 10). Peut-être faut-il comprendre ici que toute capacité de transcendance psychologique est assujettie in fine à la seule vraie transcendance principielle, et que c’est d’elle que la transcendance trouve ses possibilités. Mais cela implique aussi que l’âme humaine abrite l’étincelle de divinité, comme le chapitre 15 du même premier livre l’enseigne, une « petite lueur », « spirituelle » (p. 68), de sorte que « l’image de Dieu » n’a « point esté du tout aneantie & effacée en luy », grâce à la « restauration » de Jésus Christ, le « second Adam », le grand réparateur ; « quelques reliques demeurent encore imprimées parmy les vices » ; et la « cause » du souci humain de la réputation est « qu’ils entendent qu’ils sont naiz pour vivre justement : enquoy il y a quelque semence de religion enclose » (p. 71). Cette semence n’est pas suffisante pour ouvrir l’être humain à une connaissance de Dieu qui eût été celle d’Adam s’il n’avait pas péché. Mais elle ouvre, comme l’enseignait le chapitre 2, à un « sentiment des vertus de Dieu », dont le premier niveau de connaissance est le suivant : « Plustost la cognoissance que nous avons de luy, doit en premier lieu nous instruire à le craindre & reverer » (p. 3), crainte qui n’est pas épouvante : si l’âme « se tient comme bridée de la crainte qu’elle a de l’offenser ; toutesfois elle ne s’espovante pas de frayer qu’elle ait de son jugement… » (p. 4) ; une telle crainte est en fait confiance. Comme l’écrit encore Calvin : « Voila que c’est de la vraye & pure religion, assavoir la foy conjointe avec une vive crainte de Dieu : en sorte que la crainte comprenne tous foy une reverence volontaire, & tire avec soy un service tel qu’il appartient, & tel que Dieu mesmes l’ordonne en sa loy » (p. 4).
4Mais la crainte suprême, c’est bien celle que provoque la très lourde thèse de la double prédestination. Le texte célèbre, au chapitre XXI du livre III, dit :
Nous appelons Predestination le conseil eternel de Dieu par lequel il a determiné ce qu’il vouloit faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition : mais ordonne les uns à vie eternelle, les autres à eternelle damnation. Ainsi selon la fin à laquelle est cree l’homme, nous disons qu’il est predestiné à mort ou à vie (p. 413 – je souligne).
5J’insiste ici sur le verbe « vouloir », constant dans l’œuvre de Calvin, un vouloir absolument transcendant, un vouloir séparé qui manifeste en lui-même la coupure théologique, en tant qu’il est bien efficient et en même temps à jamais inatteignable pour la raison humaine. La conséquence, sur le plan épistémique, ce sont « grandes & hautes questions » dont les fidèles « ne trouvent nulle raison », voire une « obscurité qui les effraye », malgré la douceur savoureuse d’une telle « miséricorde gratuite » (p. 411). L’effroi, c’est celui devant la plus immense coupure théologique qu’implique la double prédestination, dont on n’a que le « résidu » (p. 411), le « restant selon l’élection par grâce » selon la célèbre affirmation de Paul4. Vocabulaire effrayant, ou l’élection n’est qu’un restant, résidu invisible pour la raison humaine ici-bas, que la foi dans sa conviction peut néanmoins « communiquer » quelque peu (p. 412) au moyen de la « parolle » divine. Mais cette parole ne donne pas accès à la causalité séparée de Dieu, causalité efficiente, totale, et en même temps (contre toute la théologie aristotélicienne) radicalement inaccessible à la raison, issu d’un vouloir séparé, cause première dont le « pourquoy » n’est pour nous que : « pource qu’il a voulu » (p. 413), du fait de l’incommensurable hauteur d’une telle volonté. La causalité efficiente et totale (pour parler comme Descartes) provoque donc bien une chaîne causale, celle de toutes les causes et de tous les effets, mais c’est une causalité dont le secret, la première cause, est inaccessible. Mais il y a des signes, comme l’enseigne tel texte du même chapitre : « Davantage nous enseignons, que la vocation des esleuz est comme monstre et tesmoignage de leur eslection. Pareillement que leur justification en est une autre marque et enseigne. [...] Or comme le Seigneur marque ceux qu’il a esleuz, en les appelant et justifiant... » (p. 415). Là est l’apaisement possible, dans la vocation des élus dont il est (mais où ?) des « marques et enseignes », une certaine forme, au beau milieu de la coupure théologique, d’accessibilité. Or c’est précisément cela que prolongent les articles de L’Éthique protestante de 1904-1905, dont je voudrais rappeler très brièvement la teneur psycho-théologique ici5.
6Weber, de façon d’ailleurs très consensuelle, insiste exagérément sur la disparition des intercessions institutionnelles dans les courants puritains calvinistes, et sur l’isolement extrême du croyant devant un Dieu radicalement insondable (Weber parle de la « pathetischen Unmenschlichkeit » de la doctrine calvinise). Du coup, la coupure théologique implique l’exacerbation de la foi intérieure, en somme l’exacerbation de toute une psychologie de l’intériorité, très singularisée, que Weber résume d’ailleurs par un extrait du Puritan and Anglican (1900) d’Edward Dowden : « The deepest community is found not in institutions or corporations or churches, but in the secrets of a solitary heart. » Plus encore, c’est la disparition du « salut ecclésio-sacramentel » tel qu’il s’est perpétué dans le catholicisme qui a accentué la « démagification du monde » (Entzauberung der Welt), c’est-à-dire les façons superstitieuses de rompre la coupure théologique. Non seulement Dieu a décidé de toute éternité qui est sauvé et qui ne l’est pas, non seulement l’être humain n’a aucun moyen d’accéder à ce décret, mais surtout (selon la doctrine luthérienne du Sola gratia radicalisée) il n’a pas davantage de moyens de mériter sa justification. Nulle œuvre ne peut nous justifier, puisqu’elles sont toutes entâchées, celle de Calvin y compris, de la coupure théologique, c’est-à-dire de l’impureté originaire de la créature. Or, l’absence d’utilité salvatrice de la confession « élimine le moyen d’abréagir périodiquement la conscience de culpabilité et sa charge d’affects » ; sa disparition a agi comme « stimulant psychologique » (psychologischer Entwicklungreiz). Le fidèle puritain ne peut plus évacuer la charge d’angoissement que la transcendance produit en lui, parce que la coupure théologique interdit tout apaisement. En apparence, toute la thèse wébérienne donne dans l’anti-psychologisme, puisque le puritanisme calviniste constitue une « éthique protestante » qui n’obéit pas à des satisfactions qui seraient utilitaristes : je ne fais pas mon devoir pour la satisfaction que cela me procure, mais je le fais par obéissance à Dieu. Mais c’est plus complexe : ce que j’appelle « coupure théologique » a eu des conséquences psychologiques, des « effets psychologiques » (psychologischen Wikungen). Le « vécu religieux immédiat », comme l’écrit encore Weber, est bien causée par la coupure théologique, c’est-à-dire par l’édifice théologique où habitent les puritains. Ce vécu est d’abord « angoisse » (Angst), puis « sainteté des œuvres (Werkheiligkeit) érigée en système », œuvres qui en aucun cas ne justifient, mais qui « sont indispensables comme signes de l’élection (als Zeichen der Erwählung) », moyen « non pas d’acheter la béatitude, mais de se libérer de l’angoisse (Angst) pour la béatitude ». La thèse est connue : la thésaurisation capitaliste procure une forme de soulagement psychologique au croyant qui y reconnaît les « marques & enseignes » de son élection, marques bien visibles dans la rigueur et la rationalité non intéressée dans les affaires.
7Voici donc l’édifice psycho-théologique qui ouvre la pensée du XXe siècle. Il implique : i) la coupure théologique, c’est-à-dire l’absentement de Dieu du monde, et pas seulement son éloignement ; ii) la causalité psychologique puis sociale, à partir de la coupure ; iii) une origine partielle mais importante d’un capitalisme éthique qui a été supplanté par la « cage d’acier ». Or, Walter Benjamin a (parfois explicitement) prolongé la psycho-théologie wébérienne au cœur de la cage d’acier, pour y dénicher un autre type de coupure théologique. C’est ce à quoi le reste de cet article est consacré.
1. Le démon de Karl Kraus. Coupures logico-psychologiques et logico-théologiques
8La méthode psycho-théologique va de pair avec la coupure théologique, car elle décrit la réponse psychologique à une scission irrémédiablement commise entre la divinité et l’être humain. Une différence sans Aufhebung, à jamais irréconciliable, et qui – chez Benjamin – trouve de nombreux niveaux d’expressions. J’en distingue pour cette partie deux, qui sont autant de coupures qui parcourent son œuvre de maturité : i) la coupure logico-psychologique, qui décrit la réaction psychologique à l’immanence subie, en soi-même, dans une sorte d’enfermement sans psychanalyse possible ; ii) la coupure logico-théologique, qui affronte plus directement le manque de transcendance, manque qui s’exprime dans la langue comme traductrice du plan psychologique. C’est l’article sur Karl Kraus de 1931 qui sera ma principale archive.
a) La coupure logico-psychologique
9Je ne vais pas m’appesantir sur l’extraordinaire figure de Karl Kraus, mais je partirai de l’exégèse qu’en fait Benjamin, qui dégage une « psychologie » de sa personnalité démoniaque, habitée par la contradiction au point de l’« ambiguïté » (Zweideutigkeit) ; c’est même là le cœur de son caractère démoniaque : « Le démon (Dämon) se manifeste (bekundet… sich) par le biais de l’ambiguïté6 ». Le démon de Karl Kraus, c’est l’être qui le pousse tour à tour à se démasquer et se masquer, à se vêtir des reproches qu’il se fait à lui-même, ou plutôt qu’il sert au public lors de ses grands messes viennoises. C’est l’exhibition de ce que l’on cache ordinairement, socialement, et dont on ne sait si c’est par ironie ou par dévoilement. C’est que le démon, lui, est radicalement invisible, travaillant Kraus de l’intérieur. Il est plus ancien que toute névrose, plus ancien que tout trauma – comme l’écrit Benjamin : « Le fond obscur sur lequel se détache son image n’est pas le monde contemporain, mais le monde préhistorique, celui du démon… (der dunkle Grund, von dem sein Bild sich abhebt, ist nicht die Zeitgenossenschaft, sondern die Vorwelt oder die Welt des Dämons) » (GS II, p. 345 ; trad. p. 243). Kraus est ainsi habité, dans son extravagance même, par un fond nocturne, par une dimension originaire « pré-historique », une instance anté-historique qui parcourt toute sa psychologie quant à elle bien inscrite, en tant qu’empirique, dans l’histoire. Les qualités psychologiques de Kraus (sa vanité, son excentricité, son hypocondrie, son goût pour la polémique…) sont à l’ombre d’une telle préhistoire, c’est-à-dire une psychologie non empirique, chargée des mythes anciens qui parcourent son démon. Cela implique une invisibilité – « un oeil incapable de s’y accomoder ne percevra jamais les contours de cette figure (ein Auge, das sich ihr nicht akkommodieren kann, wird den Umriß dieser Gestalt nie gewahr werden) » (GS II, p. 34 ; trad. p. 243) –, malgré la profusion des signes que la psychologie de Kraus ne cesse de lancer. Car ces signes sont toujours ébruités dans l’ambiguïté, la théâtralité qui oriente sur des fausses pistes, qui constitue l’épiderme sémantique du démon. À ce niveau psychologico-individuel, il est aux confins de la phénoménalité, il est aussi l’ombre même de l’humain empirique, son revers mais en son cœur.
10En même temps, une dimension phénoménalise une telle contrariété psychologique : le langage, ou plus exactement son langage. Tout d’abord, un langage entièrement nourri par sa psychologie, pris dans sa vanité, ce que Benjamin appelle son « style », mais là encore (en ce plan encore entièrement psychologique, le langage n’étant ici que le reflet du psychologique) lieu d’une grande déchirure psychologique, puisque dans cette vanité c’est la « souffrance », les « blessures », les « faiblesses » qui sont les siennes et qu’il exhibe : sa chair écorchée, c’est sa syntaxe dit Benjamin, « lambeaux muets et filaments de nerfs », dans la vanité même ; dans la vanité même, le martyr. Ici, quelque chose d’étrange advient : il faut s’en tenir à la syntaxe, ne pas rejoindre la signification en tant que telle, pour trouver l’adversaire, une souffrance indéterminée, en lambeaux, des filaments de nerfs sans signification, la souffrance vive, des signes sans sens en somme, mais qui trouvent leur manifestation dans des paradoxes hautement sémantiques, si je puis dire, comme par exemple son (pour le moins paradoxal) antisémitisme qu’évoque Benjamin en passant. Ce style n’est cependant pas pure matérialité informe : « la force de cœur de son style est l’image de lui-même qu’il porte en lui afin de l’exposer sans le moindre ménagement (…ist doch die Herzkraft seines Stils das Bild, wie er es selbst von sich im Innern trägt, um es aufs schonungsloseste zu exponieren) » (GS II, p. 346 ; trad. p. 244). Il convient donc d’ajuster l’assaut du matériau syntaxique sur la forme à partir de ce concept d’image (Bild), et à travers lui l’expression à la fois singulière et essentiellement ambiguë d’un fond démoniaque qui se montre dans les lambeaux nervurés du langage. Une image au fond que lui seul pourrait voir, et encore, en tout cas une image que son langage dissimule, sauf à l’entendre – on le verra – de façon différente, une image absente qu’il revient au grand exorcisme de Benjamin d’apprendre à lire. Plus précisément, ce langage-image est celui d’un mime, mais d’un mime sonore. Le mime d’une langue qui se fait pure image, au risque de la perte de la transcendance du signifié pour une auto-référentialité psychologique : « sa propre voix révèle la richesse démoniaque des personnages qui hantent le conférencier – persona : c’est ce à travers quoi ils résonnent –, et au bout de ses doigts jaillissent les gestes des personnages qui habitent sa voix (die eigene Stimme macht darin die Probe auf den dämonischen Personenreichtum des Vortragenden - persona : das, wohindurch es hallt - und um die Fingerspitzen schießen die Gebärden der Gestalten, welche in seiner Stimme wohnen) » (GS II, p. 347 ; trad. p. 245). L’image-langage est image-geste, langage-geste, creusée à même la psyché de Kraus imitant ses adversaires afin d’en dévoiler la bassesse morale, mais sans certitude (j’y reviens plus bas) d’être compris. Kraus « creuse entre les syllabes, extirpe des paquets de larves qui nichent là, larves de la vénalité et du bavardage, de la bassesse et de la bonhomie, de l’enfantillage et de la rapacité, de la voracité et de la perfidie » (trad. p. 245). Il imite, il mime, mais dans l’ambiguïté, dans l’hésitation de celui qui écoute, mais peut-être aussi dans sa propre hésitation, car nul (pas même lui-même, pris par le démon) ne sait ce qu’il fait vraiment. Ce mime sauvage, cette voix-geste, c’est la coupure du langage avec ses significations ordinaires, c’est la brusque apparition de l’image dialectique au creux de l’ambiguïté.
11C’est un langage livré aux plus anciennes passions, source « originaire » (ursprünglich) (GS II, p. 348 ; trad. p. 247), langage puisé à l’origine de l’histoire. Ce langage primitif est ainsi la marque du lieu de Kraus : « Er steht nämlich an der Schwelle des Weltgerichts », « il se tient sur le seuil du Jugement dernier » (GS II, p. 348 ; trad. p. 247). Le seuil, voilà un concept ici crucial qui désigne le lieu impossible, à la fois ici et là-bas, une psychologie découpée par le seuil, celui qui sépare l’histoire empirique, celle que Kraus vit dans le combat de son journal die Fackel, ses faits divers, ses petites annonces, toutes les petites singularités de l’Öffentlichkeit, et une originarité pré-historique (pour reprendre le vocabulaire constant de Benjamin), où la langue se matérialise et se découpe à son tour. Appelons cette coupure coupure logico-psychologique, qui parcourt logos et psychologie :
De là cette proximité qui se change en son contraire (von daher jene Nähe, die sich überschlägt), ce sens de la répartie instantanée, étrangère à toute contemplation, cette rencontre d’une volonté (Wollen) et d’un savoir (Wissen), qui ne permet à la première qu’une expression (Ausdruck) théorique, au second qu’une expression pratique. Kraus n’est pas un génie de l’histoire (Kraus ist kein historischer Genius). Il ne se tient pas sur le seuil d’une ère nouvelle (er steht nicht an der Schwelle einer neuen Zeit). S’il lui arrive de tourner le dos à a Création, de s’arrêter pour faire entendre une plainte, c’est seulement pour la porter devant le Jugement dernier (Kehrt er der Schöpfung je den Rücken, bricht er ab mit Klagen, so ist es nur, um vor dem Weltgericht anzuklagen) » (GS II, p. 349 ; trad., p. 248).
12Curieux seuil, où Kraus tourne le dos à la création (on retrouvera plus tard cette figure, cette image dialectique), à la signification ordinaire et référentielle, aussi bien qu’à l’ordre profondément injuste qu’elle instaure, au premier chef l’injustice sociale. L’image dialectique emporte tout avec elle ; elle détruit l’injuste signification sociale (au beau milieu du cirque mondain viennois !) au moyen d’une parole-geste, dont la théorie est pleine de pratique, de pragmatique, langage à la fois empêché de toute portée politique, car enfermé dans la psychologie de Kraus, et tourné vers la pratique, vers la portée pratique possible, vers le surmontement de l’ordre injuste. Ce langage déjà messianique semble eschatologique, en tout cas téléologique : les voix diverses qu’il porte ont une fonction de dévoilement et de purification à venir. Nous verrons ce qu’il en est plus loin. Le langage de Kraus, c’est l’avènement possible, malgré le démon, contre lui et en lui, de la justice. C’est un tel avènement par la coupure de la langue, plus concrètement coupure que sa langue instaure entre droit et justice, ce qui est aussi la grande affaire de Benjamin, comme le texte sur la « Critique de la violence » l’atteste assez. En effet, « son propre démon se sent puissamment attiré par l’abîme (von dem Abgrund gezogen fühlt) » (GS II, p. 349) du droit coupé de la justice. Le droit, sacrifiant l’imagination (Phantasie) sur l’autel du concept (Begriff), pétrifie le langage le plus loin possible de l’image dialectique, fige dans le concept juridique les mœurs, le sexe y compris. L’exorcisme de Kraus, c’est aussi (bien paradoxalement !) l’exorcisme auquel se livre le démon lui-même, exorcisme de la langue au sein même de la psychologie de Kraus ! Psychologie solipsiste, dont deux figures phénoménales manifestent les effets :
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« le sexe possédé, démoniaque (Die Besessenheit des dämonischen Sexus) » où le « moi » (Ich) « jouit de lui-même » (sich geniesst) (GS II, p. 350), et où, contrairement à la névrose psychanalytique qui peut s’extérioriser, demeure emprisonné dans l’intériorité psychologique. Le démon enferme, cadenasse, mais par là-même agit la coupure logico-psychologique dont on ne peut espérer aucune rédemption ;
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la blague (Witz), là encore dans une opposition avec Freud. Chez Freud, le Witz peut subvertir la norme et permet ainsi l’expression de la libido sans lever l’interdit du surmoi : il est l’expression libidinale sociale, il est une façon sociale de sortir du social, de pratiquer une subversion libidinale qui entraîne le plaisir sans briser de tabous. De ce point de vue, il est notamment une forme de libération du refoulement au moyen du tiers, et donc de la communication, extériorisation salutaire opérée dans la forme linguistique elle-même (condensations, déplacements, etc.)7. C’est contre Freud que Benjamin décrit le Witz de Kraus : il enferme le mot d’esprit dans l’âme de celui qui l’énonce, condamné à ne pas être compris, vacarme qui voudrait du sens qui mais qui est essentiellement exposé au risque de l’incompréhension de l’audience bourgeoise viennoise. Chez Benjamin, contrairement à Freud, le Witz n’exprime rien, il n’est l’expression de rien, il est coupure stricte, révélateur du drame contemporain dans sa coupure même. Davantage, ce logos est mis en abîme, car Kraus est partie de l’intelligentsia qu’il raille…
13Mais c’est précisément ici que cette coupure ouvre à quelque chose : « …il faut dire un mot à propos de ce sentiment de culpabilité (Schuldgefühl) par lequel la conscience la plus personnelle (das privateste Bewusstsein) rejoint de toute évidence la conscience historique » (GS II, p. 251). La dette que sublime vainement Kraus, celle de sa bourgeoisie de l’intelligence, de sa complicité nécessaire avec la bourgeoisie, est encore un lieu de la coupure logico-psychologique, son langage devant se retrancher dans l’espace psychologique pour renoncer au sens bourgeois, habitant les ruptures de sens, les mots d’esprit incompris, habitant la coupure même, et s’ouvrant ainsi à l’histoire, ou commençant de le faire. Si l’on a bien compris ce qui précède, cela signifie : s’ouvrant ainsi à la Justice. La culpabilité, psychologique et rien que psychologique, trouve une traduction linguistique, et par là-même ouvre peut-être à une praxis possible de la rupture, dans la Justice.
b) La coupure logico-théologique
14Benjamin, dans un geste héritier à la fois des néokantismes et de la phénoménologie husserlienne, met en crise la psychologie. C’est la figure du démon qui le permet :
Le pouvoir du démon s’arrête aux frontières de ce royaume. Son humanité interlope, sa sous-humanité sont alors surmontées par une authentique inhumanité. Kraus l’a donné à entendre en écrivant : « Chez moi, une grande aptitude à la psychologie s’associe à une aptitude encore plus grande à faire abstraction de tout constat psychologique ». Ce qu’il revendique, c’est l’inhumanité de l’acteur : son caractère anthropophage (Die Macht des Dämons endet an diesem Reiche. Sein Zwischen- oder Untermenschliches wird von einem wahrhaft Unmenschlichen überwunden. Kraus hat es in den Worten angedeutet : ‘‘In mir verbindet sich eine große Fähigkeit zur Psychologie mit der größeren, über einen psychologischen Bestand hinwegzusehen.’’ Es ist das Unmenschliche des Schauspielers, das er mit diesen Worten für sich in Anspruch nimmt : das Menschenfresserische) (GS II, p. 358 ; trad., p. 260).
15Benjamin interprète la psychologie de Kraus comme celle d’un acteur (on sait le succès des lectures publiques de Kraus dans la Vienne de l’après-guerre), un acteur dont l’humanité est dévorée par son rôle, mais aussi et surtout l’acteur qui dévore le personnage qu’il incarne. Une inhumanité qui ne rejoint pas Dieu, comme chez Husserl, mais qui réduit Kraus à la simple créaturalité – deux exemples sont donnés par Benjamin, le sourire et le fredonnement de Kraus lors de ses lectures publiques, qu’il compare au lac de cratère entouré des « ravins et des décombres les plus monstrueux », sourire et fredonnement qui ont un « charme inquiétant » (quälende Reiz), mais jamais transcendant – c’est la créaturalité inhumaine, incomprise par la foule d’hypocrites qui se pressent par mode à ces lectures. C’est une contre-transcendance. L’image dialectique provisoire qui parvient à dire cette créaturalité en tant que coupure, c’est les dos des enluminures de la Wiener Genesis : « Chez les saints des Adorations, les esclaves de Gethsémani, les témoins de l’entrée du Christ à Jérusalem, ces dos s’échelonnent en terrasses de nuques, d’épaules humaines qui, réellement condensées en gradins escarpées, conduisent moins au ciel que vers le bas, sur et même sous cette terre (zu Terrassen menschlicher Nacken, menschlicher Schultern, die, wirklich zu steilen Stufen geballt, weniger in den Himmel als abwärts, auf und selbst unter die Erde führen) » (GS II, p. 351 ; trad. p. 249-250). Sous cette terre, c’est-à-dire avant même toute possibilité de rencontre entre la terre et le ciel, avant toute promesse de transcendance. Les dos d’une telle image dialectique ne sont pas tant des aspirations au Ciel que leur impossibilité même ; ils ne peuvent figurer que l’ascension dérisoire (les terrasses, les gradins escarpées…) qui conduit sous la terre. Contre-échelle de Jacob que ces dos balancés, affaissés, images dialectiques, ô combien, de la coupure théologique, ou plutôt, théo-logique. Car ces dos, c’est le langage de Kraus : « le langage s’est débarrassé de tout élément hiératique. Il n’est medium ni de prophétie, ni de seigneurie (seine Sprache hat alle hieratischen Momente von sich getan. Weder ist sie Medium der Seherschaft noch der Herrschaft) (GS II, p. 359, trad. légèrement modifiée, p. 262) ». Nul « Wortleib », dit Benjamin, dans la langue de Kraus, nulle incarnation de la transcendance dans le verbe : de ce point de vue, le messianisme est bien attente. Mais (si l’on peut parler déjà de messianisme ici, ce n’est pas certain du tout) il faut radicaliser la coupure. Mais aussi, le langage encore porte la trace de quelque chose du sacré immémorial, et cela se manifeste dans une distinction fondamentale que fait Benjamin dans ce même texte sur Kraus, entre le nom et la rime8.
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La rime. Je comprends la rime comme l’espoir d’une transcendance : Le mot qui ne dément jamais l’origine » et qui, comme la béatitude a son origine à la fin des temps, a la sienne à la fin du vers. La rime : deux amours portant le démon en terre. Elle est tombée à l’origine, parce qu’elle est venue au monde comme hybride d’esprit et de sexe. Son glaive et son écu – le concept et la faute – lui ont échappé pour se changer en emblèmes sous le pied de l’ange qui l’a tuée (« Ein Wort, das nie am Ursprung lügt » und diesen seinen Ursprung wie die Seligkeit am Ende der Tage, so am Ende der Zeile hat. Der Reim – das sind zwei Putten, die den Dämon zu Grabe tragen. Er fiel am Ursprung, weil er als Zwitter aus Geist und Sexus in die Weh kam. Sein Schwert und Schild – Begriff und Schuld – sind ihm entsunken, um zu Emblemen unterm Fuß des Engels zu werden, der ihn erschlagen hat) (GS II, p. 360 ; trad. p. 263).
16L’espoir de la rime, c’est l’espoir d’un chemin qui prend sa source dans l’origine et qui vise la fin des temps, mais dans la duplicité même de la rime, duplicité de l’ange qui terrasse le démon qui enfermait Kraus dans sa psychologie. La rime est l’espoir de l’ouvert, en inscrivant la fin des temps à l’origine : car la seconde rime n’existe que par la première, elle n’aboutit au chant que par le vers précédent ; la fin est dans l’origine. La rime est ainsi lieu de transcendance, d’extériorité, non pas comme telle, mais depuis l’origine à laquelle la rime puise, non pas fin de vers, mais ouverture disons angélique à l’origine. Mais la rime – elle aussi ! – est duplice ; peut-être en appelle-t-elle à l’origine, mais tout aussi bien à la duplicité des deux vers au moins qu’elle implique toujours, la rime unifiant la duplicité mais la duplicité la rendant à son tour possible. C’est la monstruosité de la langue. Begriff und Schuld, le concept et la faute, l’impotence du concept et la culpabilité de la créature, semblent abolis sous les pieds de l’ange – il y a en tout cas cette promesse d’immédiateté du langage, de rédemption par cette immédiateté inscrite dans l’origine. Mais la rime contient également une forte teneur démonique, un démon continue de la hanter, parce que dans sa duplicité elle unit le sexe et l’esprit9, union où néanmoins chacun s’unit à l’autre, sans domination de l’un sur l’autre, ce qui est tout autant noirceur que promesse : l’inhumain démoniaque est peut-être, par la rime puisant à l’origine, purifié par la figure hermaphrodite, qui reste cependant inhumaine. On a l’impression d’assister, dans ce texte de Benjamin, à une tentative d’exorcisme. La figure de la rime, c’est le processus d’un tel exorcisme : c’est la répétition d’un son qui n’est pas le même.
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Le nom. Or, quelque chose vient briser un tel exorcisme, une telle promesse salvatrice, pour en ouvrir une autre : le nom, qui n’est pas du tout le mot d’une phrase, qui se comprend dans son contexte (multiple) d’énonciation, mais qui est le mot selon telle phrase de Kraus que cite Benjamin : « Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin (je näher man ein Wort ansieht, desto ferner sieht es zurück) » (GS II, p. 362). Il faut donc accéder à une nouvelle coupure, entre la rime et le nom. Le nom, c’est la citation d’un mot. Kraus cite, et écrit dans Die Fackel afin d’être cité, non pas pour ajouter au « verbiage » du journalisme (« …im tiefsten Bodensatze der Journale »…, GS II, p. 363), mais pour détruire le langage contextuel. C’est ce qu’indique clairement le cinquième essai intitulé « Der zitierbare Gestus » de « Was ist das epische Theater » de 1939, où l’on peut lire, à propos de Brecht : « Citer un texte, cela veut dire : l’arracher à son contexte (seinen Zusammenhang unterbrechen) » (GS II, p. 536)10. Et Benjamin de citer Brecht sur la citation des gestes : « Gesten zitierbar zu machen ». Le langage-geste, ici le geste de l’acteur qui « cite sur scène son propre geste » – et Benjamin d’évoquer tel passage de Das Massnahme où les accusateurs imitent les gestes de leur accusé. Ainsi, c’est le langage qui cite le langage de Brecht qui cite les gestes de ses personnages qui citent des gestes. La distanciation de la citation est totale, et c’est elle qui fait espérer dans le rôle de la citation. Elle est geste, langage geste qui accomplit la coupure. Voyons comment.
17Le nom ne se donne même pas à lui-même son propre contexte, car il n’en a plus. La rime implique une communauté de mots, des résonances, des associations, des synthèses ; le nom, lui, est « solitaire et inexpressif (einsam und ausdruckslos) » (GS II, p. 363). Le nom est destruction, coupure destructrice dans le sens contextuel. Rime et nom œuvrent différemment, l’un ouvrant l’espace de l’origine à l’avenir quasi messianique, l’autre brisant la quotidienneté de la parole. Le nom détruit, et purifie, ce que la citation fait à son tour plus profondément, langage sur le langage, préservation de quelque chose au milieu de la dévastation du monde moderne, déploiement de la justice (citer, c’est rendre justice à des mots). Ainsi, Benjamin peut-il écrire : » En elle se reflète le langage des anges, dans lequel tous les mots, tirés du contexte idyllique du sens, sont transformés en épigraphes du Livre de la Création (es spiegelt sich in ihm die Engelsprache, in welcher alle Worte, aus dem idyllischen Zusammenhang des Sinnes aufgestört, zu Motti in dem Buch der Schöpfung geworden sind) » (GS II, p. 363, trad. p. 268). Dans la citation, dans la reproduction d’un discours qui avait du sens, viendrait un peu résonner le langage des anges, son étrangeté, son inhabitualité, son apparente acontextualité, l’énigme de sa profération (on sait comment le Bible est un ouvrage qui se cite lui-même, comment le Christ lui-même parle essentiellement par citations des Psaumes). La citation donne leur lieu commun à la rime et à la phrase, mais pour les inscrire dans l’étrange. Mais ce n’est qu’un « reflet » en miroir (Benjamin utilise le verbe « spiegeln »), le langage des anges y est reflété, mais pas davantage. C’est un débat avec la coupure théologique. Dans la citation, dans la pratique qu’en fait Kraus, il y a tout à la fois la justice et l’étrangeté, l’étrangèreté de ce dont on n’a pas le contexte mais qu’on cherche indéfiniment, infiniment, à reconstituer. La coupure n’est pas qu’un interdit ; elle est aussi l’espoir, dans la déchirure, de voir le droit se transformer en Justice. Mais l’ange n’est pas là. Il fut promis, mais n’advient que comme reflet. La citation demeure bien la prison langagière du langage, alors même que seule elle donne l’espoir du salut de l’ange. Le salut est là, dans la langue, mais n’advient pas.
3. De l’économico-théologie à l’éco-théologie : la coupure théologique
a) Psycho-théologie du capitalisme : l’angoisse
18Pourquoi Benjamin se risque-t-il à co-cheminer, certes pour le dépasser, avec le démon de Karl Kraus ? Parce qu’il puise dans la catastrophe qu’il ressent dans son monde, le monde de la technique, le monde des créateurs inventifs, où la matière est transformée continûment au nom de l’humanisme. L’inhumanité de Kraus, elle, est destructrice, ravageuse, purificatrice (« ...verzehrend und reinigend », GS II, p. 366) – Kraus allant jusqu’à détruire sa propre œuvre. De ce point de vue, Kraus ne subit pas seulement la coupure, il accomplit la coupure au cœur du capitalisme technologique. Car ce capitalisme est un niveau supérieur de coupure, coupure théologique qui est aussi, on va le voir, coupure psycho-théologique, comme cela apparaît dans les textes théologico-politiques de Benjamin, principalement les quelques paragraphes qui constituent le texte écrit en 1921 sur « le capitalisme comme religion ». Le dispositif psycho-théologique y est très clairement affirmé. Tout d’abord, dans le prolongement de Max Weber, mais en le radicalisant, Benjamin souligne que « le capitalisme sert essentiellement à l’apaisement des mêmes soucis, souffrances et inquiétudes auxquels lesdites religions apportaient jadis une réponse (der Kapitalismus dient essentiell der Befriedigung derselben Sorgen, Qualen, Unruhen, auf die ehemals die so genannten Religionen Antwort gaben)11 » (GS VI, p. 100). « Sorgen, Qualen, Unruhen », c’est un vocabulaire très luthérien. Comme je l’indiquais en première partie, Max Weber voyait l’une des causes probables du développement occidental du capitalisme moderne dans la façon dont les protestants puritains ont contourné l’obstacle du Dieu caché et inaccessible en cherchant des signes terrestres de leur élection, le business étant la marque éthique la plus visible, donc la plus accessible à une telle reconnaissance. C’est l’angoisse du salut, selon Weber, qui poussa ces puritains à chercher ces signes, et ainsi à capitaliser. Ici, Benjamin souligne que le capitalisme n’apaise pas l’angoisse, mais remplace l’angoisse religieuse au sein d’une nouvelle religion. Le capitalisme est donc un dispositif psycho-théologique à part entière, et non pas une réponse à un dispositif psycho-théologique religieux. Il faut entendre dispositif au sens fort – je parlerais plus volontiers d’un « cadre normatif contraignant », totalisant, pénétrant les moindres recoins de la conscience jusqu’à l’angoisser. Mais comment le capitalisme s’y prend-il ? a-t-il besoin d’un Dieu ? quel Dieu ?
19Certes le capitalisme apaise l’angoisse. Mais c’est une angoisse qu’il a d’abord créée. En effet, le capitalisme est essentiellement culpabilisant, comme le souligne Benjamin à propos de la troisième caractéristique religieuse du capitalisme :
Une conscience monstrueusement coupable qui ne sait pas expier se saisit du culte, non pas afin d’expier en lui cette culpabilité mais d’en faire une culpabilité universelle, d’en saturer la conscience et, enfin et surtout, d’inclure Dieu lui-même dans cette culpabilité pour qu’en fin de compte lui-même ait intérêt à l’expiation. […] Il tient à l’essence même de ce mouvement religieux qu’est le capitalisme de persévérer jusqu’à la fin, jusqu’à la complète et définitive culpabilisation de Dieu, jusqu’à ce que soit atteint un état universel de désespoir tout juste encore espéré. (Ein ungeheures Schuldbewußtsein das sich nicht zu entsühnen weiß, greift zum Kultus, um in ihm diese Schuld nicht zu sühnen, sondern universal zu machen, dem Bewußtsein sie einzuhämmern und endlich und vor allem den Gott selbst in diese Schuld einzubegreifen, um endlich ihn selbst an der Entsühnung zu interessieren. (…) Es liegt im Wesen dieser religiösen Bewegung, welche der Kapitalismus ist, das Aushalten bis ans Ende, bis an die endliche völlige Verschuldung Gottes, den erreichten Weltzustand der Verzweiflung auf die gerade noch gehofft wird).
20Benjamin décrit souvent cette « conscience endettée » (traduction peut-être plus souhaitable pour « Schuldbewußtsein » dans ce contexte), par exemple dans l’exemple du « souci » (Sorge) que provoque l’endettement moral du capitalisme : « Les soucis (Sorgen) : une maladie de l’esprit (Geisteskrankheit) propre à l’époque capitaliste. Absence d’issue spirituelle (non pas matérielle) dans la pauvreté, moines gyrovagues-mendiants (Vaganten-Bettel-Mönchtum). Un état à ce point sans issue est culpabilisant (ein Zustand der so ausweglos ist, ist verschuldend). Les ‘‘soucis’’ sont l’index (Index) de cette conscience coupable (Schuldbewußtsein) propre à l’absence d’issue. Les ‘‘soucis’’ apparaissent dans la peur (Angst) de l’absence d’issue, non pas individuelle-matérielle, mais à l’échelle de la collectivité (gemeinschaftsmäßiger) » (GS VI, p. 102 ; trad. p. 62). On voit bien le rapport pour le moins complexe au matérialisme de Benjamin ici : la pauvreté enferme l’âme, elle la ferme à tout horizon spirituel, à toute transcendance quelle qu’elle soit. La pauvreté est Sorge, c’est-à-dire coupure, ce que dans un autre texte de 1933, « expérience et pauvreté », Benjamin décrit comme une pauvreté d’expérience au cœur du monde industrialisé et technologisé à l’extrême. Ici, dans une veine assurément nietzschéenne, le capitalisme est essentiellement dette (Schuld), endettement, endettement spirituel, puisque la course au succès est pure immanence, sans transcendance ni origine, sui generis, ouroboros où l’être humain est par essence insolvable tout en s’efforçant de ne pas l’être. Cette immanence coupée de la transcendance, c’est une foi, comme l’enseigne le texte du fragment sur le « capitalisme comme religion ». Une foi angoissée. Car non seulement le fonctionnement des échanges constitue autant de mystères pour les individus, mais surtout cette réponse psychologique est une angoisse généralisée, celle du travailleur précaire qui voudrait consommer davantage qu’il ne le peut, celle du capitaliste qui craint la concurrence, mais aussi bien celle du petit actionnaire qui suit avec anxiété les cours de la Bourse. D’un point de vue plus concret, l’endettement de l’ensemble des individus capitalistes, riches comme pauvres, crée une culpabilité constitutive devant le dieu-argent (si je puis dire…), et le sentiment qu’il faut constamment expier, par des pratiques cultuelles/capitalistes, cette dette que nous avons tous, expiation pourtant impossible puisque toute praxis capitaliste endette toujours plus.
21Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est que Dieu lui-même est angoissé, pris dans les filets du grand angoissement. La coupure théologique est tout entière ici, parce Dieu n’est plus du tout une entité transcendante, c’est un Dieu entièrement feuerbachien, entièrement plongé dans l’immanence12. Dieu n’est donc pas mort, mais c’est un Dieu coupé de la divinité, un Dieu entièrement séparé de la divinité, un Dieu immanent, plus qu’immanent, produit par l’activité humaine pour les régenter à son tour. La cage d’acier est totale, parce qu’elle est un Dieu et ses parties, un dispositif de croyances, de fétiches, de culte, de liturgie, mais (pour reprendre l’intuition d’Agamben dans son commentaire de ce passage13) une foi sans objet, une foi qui s’autogénère, qui ne cesse, dans une création continuée inversée, de produire son Dieu qui à son tour la produit. Coupé de toute transcendance, un tel Dieu est libre, fluide, garant de la perpétuation de l’angoisse de la dette. Il n’y a ici nulle place pour la destruction, pour la purification ; d’une certaine façon, contre Marx et contre l’École de Francfort, le capitalisme ne contient en lui aucune contradiction, il a l’harmonie divine pour lui, coupée de toute transcendance, imrompable, imbrisable. Chaque angoissé renvoie à chaque angoissé, jusqu’à Dieu lui-même, chaque croyance renvoie à chaque croyance ; c’est un système herméneutique clos. Là est l’absence absolue d’espoir dans le capitalisme : la croyance ne peut pas aller au-delà de ce dieu, son horizon endetté ne peut s’échapper vers aucune transcendance. Ou plutôt, la transcendance est au-dedans, dans le système lui-même, noyée en lui, calfeutrée, confinée.
b) Messianisme
22C’est précisément le rôle du messianisme de déchirer la coupure : briser cette totalité, briser Dieu, idole ou pas, peu importe, l’ouvrir à de la transcendance, à un point d’où une critique du capitalisme, jusqu’à sa destruction, est possible. À la religion du capitalisme (mais je dirais même à toutes les religions) doit répondre le messianisme. C’est parce que le capitalisme est une religion, voire un Dieu, c’est pour cela qu’il faut du messianisme. Mais le messianisme ne viendra pas si aisément résoudre, tel un angelus ex machina, la coupure théologique. Le « fragment théologico-politique », nommé tel par Adorno et daté par Scholem de 1920/21, témoigne de cette immense difficulté, en analysant le bonheur terrestre, profane : « l’ordre du profane doit se redresser en s’appuyant sur l’idée de bonheur (die Ordnung des Profanen hat sich aufzurichten an der Idee des Glücks) » (GS II, p. 203). La psycho-théologie est ici accentuée sur le plan messianique. Le bonheur profane est très difficile à comprendre : s’agit-il de celui, utilitariste et marxiste, qui inscrit l’être humain dans le mouvement du progrès ? ou bien d’un bonheur qui rapprocherait de la félicité messianique ? Benjamin oppose, dans ces lignes célèbres, la flèche du bonheur universel des hommes (bonheur profane) à la flèche de l’intensité messianique ; les directions sont divergentes, voire opposées (« …entgegengesetzt gerichtetem Wege »). Cela fait penser à l’harmonie préétablie leibnizienne, où les deux plans co-cheminent sans jamais se confondre – deux bonheur radicalement coupés l’un de l’autre. Et c’est cette séparation qui est cruciale – lisons la très curieuse expression : « …so auch die profane Ordnung des Profanen das Kommen des messianischen Reiches (ainsi l’ordre profane du profane peut lui aussi favoriser l’avènement du Royaume messianique) » : le caractère profane du profane, sa « dunamis » dit encore Benjamin, sa force de profanité pour ainsi dire, doit rester profane pour espérer rencontrer, d’une façon mystérieuse, la flèche messianique. La deuxième thèse sur l’histoire approfondit un tel bonheur profane, mais en simplifiant la dialectique si complexe du fragment de 1920/21, lorsqu’elle souligne que « la représentation du bonheur est inséparable de celle de la rédemption (…in der Vorstellung des Glücks unveräusserlich die der Erlösung mit) » (GS I, p. 693). Le propos peut être compris de façon wébérienne, puisque chez Weber c’est la recherche des signes de l’élection, et donc de l’Erlösung, qui a pu motiver certaines communautés puritaines à démontrer de l’habileté dans les affaires. Chez Weber, cette motivation est liée à l’infinie distance du Dieu calviniste qui – s’absentant du monde des hommes – provoque une réaction psycho-théologique d’ampleur civilisationnelle. Dans la deuxième thèse, Benjamin inscrit le bonheur utilitariste dans une dimension d’existence plus large, où il est vécu ici-bas comme l’acte de baigner dans un temps, comme la façon dont chacun inscrit ses aspirations par rapport au passé, par rapport à l'histoire à laquelle il appartient. Il y a bien ici une téléologie de Benjamin : le bonheur profane est partie de la direction que nos actions prennent depuis le passé, vers la rédemption-salut, tout cela étant immanent à notre monde. Plus largement, il en va ainsi de l’histoire. Elle inscrit dans chaque individu une « faible force messianique » (eine schwache messianische Kraft) qui est le courage de la responsabilité devant le passé, et surtout la façon dont le présent endosse le passé, le fait vivre en présence, tel le jugement dernier porté sur le passé. De ce point de vue, l’immanence est traversée par le messie à-venir, ou plus exactement se promettant à chaque instant du présent puisé dans la vive résurgence du passé. Ainsi le présent est-il le Kairos indéfiniment ouvert au messie, un messie promis dans l’immanence du présent gros du passé, ce que Benjamin manifeste par l’image dialectique du passage furtif (« das wahre Bild der Vergangenheit huscht vorbei ») dans la cinquième thèse : le messie est toujours présent dans l’éclair (dialectique !) du présent, mais il faut en saisir l’image (Bild), ni trop tôt ni trop tard, bref faire véritablement et pleinement présence, présance. N’est-ce pas là ce qu’on pourrait appeler une immanence dialectique, une manière d’instaurer la coupure théologique et en même temps de la rendre dépassable dans le kairos messianique ? Un tel espoir n’est-il pas espoir dans la coupure ?
23Gérard Raulet y a insisté14, il ne faut surtout pas comprendre le messianisme comme une téléologie. Le fragment « théologico-politique » est du moins de ce côté-là. Les deux plans sont coupés, séparés, et à chacun appartient un bonheur distinct. Dans cette séparation, il y a une promesse (non téléologique) du messie, non pas comme but de la vie terrestre, mais plutôt comme « avènement », « advenue » (das Kommen), c’est-à-dire promesse de la disparition/chute/naufrage (« Untergang »). Le bonheur terrestre est ainsi habité de l’angoisse sourde de sa chute, de son interruption, qui serait en quelque sorte le clinamen qui rendrait possible, ici-bas, l’avènement du Messie. Mais il faut (comme Raulet y insiste) un rythme, une intensité, quelque chose d’à la fois global et soudain, non pas une linéarité téléologique, mais bien plutôt une intensité brisable, un rythme syncopé, quelque chose qui dans la séparation vibre d’unité. Comme l’écrit Raulet : « La dialectique de leur composition ne doit pas à cet égard être mécomprise et inscrite sur l’axe temporel. La seule façon pour le bonheur profane d’accéder à l’axe messianique est de s’effondrer, de quitter l’axe profane horizontal en s’abolissant. » Ainsi, c’est par une approche psycho-théologique qu’il est possible de penser un ébranlement du temps, une transformation du temps téléologique progressiste (mais aussi bien marxiste…) en un temps messianique où l’origine n’est pas le commencement temporel ni la fin téléologique, mais le lieu même de cette brisure possible, le présent, la présance même du messie comme possibilité insigne puisée au fond des âges. D’ailleurs, la quatorzième thèse (placée sous l’égide de Kraus) atteste cette primauté de la présance, dans la saturation de « présance » à l’œuvre dans l’histoire messianique. Et, comme Louis Carré y a insisté15, c’est la citation qui a presque rendu possible, avec Robespierre, une telle présance :
L’histoire est l’objet (Gegenstand) d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé de présance (…sondern die von Jetztzeit erfüllte bildet). Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé de présence (eine mit Jetztzeit geladene Vergangenheit), qu’il arrachait (heraussprengte) au continuum de l’histoire. (…) La Révolution française citait (zitierte) l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois (GS I, p. 701 ; trad. mod. p. 439).
24Ainsi, au sein même de la coupure, y a-t-il non seulement un lieu pour l’advenue d’une présance, mais aussi le moyen de faire advenir une telle présance, en tout cas de l’accueillir activement, pratiquement, en pratiquant la citation dont l’essai sur Kraus faisait un si grand cas. La citation de Rome, largement prise dans l’intercession de Rousseau, eût pu permettre à la Révolution non pas de s’inscrire dans une continuité, mais d’espérer dans la rupture, de pratiquer la rupture décontextualisante où le langage ne se fût pas produit dans le progrès, mais où il eût eu la force de la rupture, de la déchirure pour laisser naître la présance à elle-même. La citation eût pu ouvrir le système clos du progrès, enfermé sans la coupure théologique, et inscrire la praxis dans l’horizon de la présance, c'est-à-dire la destruction grosse de passé du progrès. Le « saut du tigre dans le passé », c’est la citation notamment qui le permet, cet usage destructeur et purificateur de la langue qui pourrait ouvrir la présance à elle-même, et l’histoire à la présence. Elle le pourrait, mais ça n’a pas encore eu lieu. Elle le pourrait à tout instant, dans chaque présance qui advient, mais elle ne l’a encore jamais accompli. Kraus et Robespierre ont cité, mais ont échoué à faire advenir le temps de la présance, c'est-à-dire la Révolution. C'est encore et toujours la coupure théologique qui à la fois enferme les individus dans l’immanence de la foi capitaliste, et en même temps pourrait laisser advenir les conditions mêmes de sa déchirure.
c) Éco-théologie
25Je voudrais ici proposer une porte d’entrée possible pour penser un tel messianisme. Pour cela, revenons un instant au célèbre Angelus novus (1920) de Klee16. La neuvième thèse l’interprète fameusement. Il est l’image dialectique par excellence : « Cette tempête le pousse (treibt) irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos (der er den Rücken kehrt), tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel » (GS I, p. 698 ; trad. p. 434). Nous retrouvons le dos, de ceux que le texte sur Kraus décrivait dans les enluminures, ou encore de celui de Kraus. Ici, c’est le dos que l’ange oppose au progrès. Mais il s’y oppose vainement, car ses ailes sont déjà emportées. Si l’on suit la ligne interprétative qu'on a suivie jusque-là, il semble que cet ange est entièrement plongé dans l’immanence de l’histoire profane, excepté le vent qui souffle du paradis. Mais, et c'est fondamental, si un tel vent le pousse vers l’avenir, ce n’est pas de l’avenir messianique qu’il s’agit, mais de l’avenir tout profane du progrès. Autrement dit, le seul signe de transcendance qu’est le vent pousse l’ange vers d’autant plus d’immanence, loin d’un surplomb transcendant qui promettrait le messie. Tel est ce dos, semblable aux dos des saints de l'Adoration du Wiener Genesus, qui loin d’ouvrir son lieu au messie s’enfoncent un peu plus dans l’immanence des ruines. D’ailleurs, ce sont ces ruines du passé qui montent jusqu’au ciel – là est le cœur dialectique de l’image (Bild) : le céleste est ruine terrestre, le céleste est enfermé ici-bas. Cependant, c’est bien de ce regard tourné vers le passé que peut émerger la rupture messianique, dont la citation est une figure dialectique paradigmatique : à la fois présence du passé cité et rupture décontextualisante radicale. Je voudrais indiquer une figure possible d’une telle rupture.
26Retournons à l’aquarelle de Klee. Cet ange qui lutte contre le vent, dans le milieu terrestre inhospitalier pour lui, visiblement chargé de tous les livres et de toutes les mémoires, dos à l’avenir vers lequel pourtant il s’élève, cet ange sourit et effraie, il fixe un point de la terre dont pourtant il s’éloigne, tout en lui est plein d’éloignement et effrayant, et en même temps il y a un lien, une promesse de lien, dans son impossible même, avec la terre ; lui-même, heureux, n’est-il pas aussi plein d’effroi, levant les ailes comme un prévenu lève les bras devant la police ? Cet ange est peut-être le lieu-même de la coupure théologique, il n’est pas Dieu, il n’est pas davantage un intercesseur, il est lui-même l’intercession impossible, l’impossible promesse. Mais n’est-ce pas, au fond, la dévastation de la Terre qu’il regarde ainsi, effrayé ? ne serait-ce pas ainsi qu’il faut comprendre l’insistance du fragment théologico-politique, sur la « messianischen Natur » ? C’est ce que permet de penser notamment la méditation du dixième « Panorama impérial » de 1923. Benjamin ouvre sa réflexion avec les objets d’usage : « Des choses la chaleur se retire (aus den Dingen schwindet die Wärme). Les objets d’usage quotidien rejettent l’homme, avec douceur mais ténacité (die Gegenstände des täglichen Gebrauchs stoßen den Menschen sacht aber beharrlich von sich ab). Il a en somme à fournir, jour après jour, un travail immense pour surmonter les résistances secrètes (der geheimen Widerstände) – et non pas seulement explicites – qui s’opposent (entgegensetzen) à lui17 ». L’objet d’usage est désormais technicisé à l’extrême, technologisé, de telles sortes qu’il oppose à l’homme un nouveau type de résistance, une résistance secrète, incorporelle, sans la chaleur du frottement des outils encore non technologiques. Cela implique de sa part un travail plus éreintant encore, soit parce qu’il est occupé par la maintenance des machines qui travaillent le monde à sa place, soit parce qu’il est en quelque sorte dévitalisé par ce monde de machines. Machines qui d’un côté assouplissent la peine du travailleur, d’un autre rendent plus problématique encore la fonction de ses tâches et les façons pour lui de s’y rapporter. L’objet d’usage s’est retiré du champ du perceptible, il a privé l'homme de ses capacités d’évaluation. Les exemples que prend Benjamin (le contrôleur, le fonctionnaire tout autant que l'artisan ou le vendeur) sont des paradigmes : pris dans l'appareil bureaucratique monstrueux et froid, ou dans les exigences incompréhensibles du marché, chacun a affaire à cette « matière récalcitrante » (…einer aufsässigen Materie…), dangereuse. C’est toute la nature qui est en fait victime de ce nouveau règne de l'invisible qui est aussi bien le règne des machines. En effet, c’est bien la Terre elle-même qui est « vouée à la dégénérescence des choses au moyen de laquelle, suivant le déclin humain, ils la châtient ». L’angoisse ne prend plus seulement les êtres humains et Dieu, mais la Terre elle-même, châtiée par le monde machinique du capitalisme, qui retire leur chaleur, leur concrétude aux choses. Ainsi, l’amoncellement de ruines jusqu’au ciel que l’ange contemple, c’est aussi l’amoncellement des détritus de l’âge de la technique18.
27Car – comme l’attestera la onzième thèse – le progrès c’est aussi le positivisme de la dévastation de la nature : « Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat (Die Arbeit, wie sie nunmehr verstanden wird, läuft auf die Ausbeutung der Natur hinaus, welche man mit naiver Genugtuung der Ausbeutung des Proletariats gegenüber stellt) » (GS I, p. 699). Faisant l’éloge de Fourier, contre les divers marxismes positivistes voyant dans la technique le salut du prolétaire, Benjamin fait de la nature une dette invisible, là où réside la catastrophe des catastrophes, au cœur du bonheur même de la satisfaction capitaliste – au cœur du bonheur utilitariste. Si l’on revient au quatorzième « Kaiserpanorama », l’origine se situe là, dans « les plus anciens usages des peuples » (aus den ältesten Gebräuchen der Völker), tout autant que dans ce que donne la terre, dont la temporalité est singulièrement messianique, terre qui nous donne un « tout que nous recevons pour toujours, et à jamais », don auquel il y eut une réponse, la libation. Une telle origine ne doit pas être pensée comme un commencement chronologique, mais plutôt comme un appel éthique, une interruption de la dévastation technologique, une possibilité dans l’impossibilité capitaliste, puisque le capitalisme est par essence une telle dévastation. De même que l’ange porte dans son regard tous les « ancêtres asservis » (thèse 12), de même il porte aussi la terre immémorialement asservie, mais qui, du jour au lendemain (et voilà tout le sens du messianisme benjaminien), peut s’effondrer, du jour au lendemain peut demander des comptes, rendre la vie impossible. L’éco-théologie est le lieu d’une telle interruption, d’une telle brisure, au sein même de la coupure théologique. Le tremblement de la terre, voici le clinamen constamment présant qui peut à tout moment faire entrer dans la présence, qui peut anéantir dans une purification la catastrophe et marquer la présance du messie, présance qui n’a besoin d’aucune transcendance pour garantir son immanence, mais messie essentiellement immanent, essentiellement intégré au sein de la coupure théologique, messianisme sans Dieu, qui n’a besoin d’aucun Dieu puisque c’est le sol même de l’immanence, l’immanence dans l’immanence, l’hyper-immanence en somme, qui se fait jour ainsi et qui emporte tout avec lui. La Révolution de la terre, peut-être, qui n’interdit pas aux êtres humains d’avoir une volonté révolutionnaire, mais – au contraire – engage cette volonté par son fait brut, brutal, par son avènement sans cause ni raisons, dont pourtant la trace se retrouve jusqu’au fond des âges. Ainsi est-ce bien dans ce monde-là, de ce monde-là, qu’est non seulement l’ange, mais le messie lui-même.
Conclusions. Dialogue avec Heidegger
28J’ai indiqué l’importance de Max Weber pour comprendre la figure de la coupure théologique propre à Benjamin : chez Weber, une telle coupure a des conséquences psycho-théologiques dans la mesure où la subjectivité capitaliste est grandement tributaire de la transcendantisation jusqu’à l’absence du Dieu chrétien en régime calviniste. Ici, Trop de transcendance conduit à l’immanentisation des conditions, dans la mesure où de la transcendance il ne reste que les signes que les fidèles, à partir du texte calviniste et de la tradition, identifient dans l’éthique visible des affaires. Signes du salut, et seulement signes, c’est-à-dire traces immanentes et incertaines, mais rassurantes, qui permettent d’évacuer l’énergie d’une angoisse insupportable, causée par la très lourde thèse de la prédestination. Chez Benjamin, les données du problème sont singulièrement transformées au moyen de l’usage multiples de l’image dialectique : du Dieu transcendant, il ne reste plus rien, pas même un messie qui serait à la fois homme et Dieu, mais l’homme benjaminien est enfermé dans la coupure, même lorsque l’ange lui apparaît :
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Tout d’abord, la coupure logico-psychologique, avec l’exemple de Kraus, montre combien la quête même de la brisure, de l’instant messianique qu’un exorcisme psychologique voudrait rendre possible, ne peut aboutir autrement qu’en multiplication des affects psychologiques inextériorisables, que la langue peut, en sortant du sens commun, parvenir à faire rugir, mais avec au fond la certitude qu’elle ne sera pas comprise, l’acteur-Kraus restant enfermé en lui-même, avec son démon.
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Le nom, la citation, ces manifestations logico-psychologiques ont pourtant bien l’ambition de rompre la coupure théologique, comprise plus spécifiquement comme coupure logico-théologique. En effet, ils ouvrent la possibilité même d’une lutte du démon et de l’ange, avec l’espoir déjà messianique d’une véritable brisure linguistique au sein du monde, que la citation rend singulièrement concrète. Encore faut-il savoir citer, et surtout au bon moment, lorsque l’histoire s’ouvre en deux et que la présance messianique s’annonce. Coupure théologique, il y a plus que jamais dans cette figure logico-théologique.
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En quel monde l’espoir de déchirer la coupure est-il permis ? le nôtre, le monde capitaliste de l’endettement général des consciences, où Dieu lui-même est emprisonné. Le capitalisme est une cage d’acier, un système, où même la plus haute transcendance est rabattue sur l’immanence. C’est une figure psycho-théologique, l’angoisse causée par la transcendance destituée, elle-même angoissée, dieu sans divinité, transcendance sans transcendance (là où chez Weber, c’est parce que la transcendance est hyper-transcendance qu’elle projette l’homme dans l’immanence des affaires).
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Et pourtant, une telle immanentisation de la foi capitaliste n’anéantit pas tout messie, bien au contraire. D’une certaine façon, c’est dans l’immanence radicalisée du divin dans l’époque du capitalisme que le messianisme joue son rôle : citation de l’histoire, rupture du progrès et de la linéarité, advenue soudaine d’une déchirure.
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Or, et sans ôter aux individus leur rôle, la révolte de la Terre est à chaque seconde possible, comme coupure éco-théologique, qu’il faut entendre comme déchirure de l’histoire des hommes, et ouverture à la décision humaine.
29Benjamin n’est ni le premier ni le seul à penser ce que j’ai appelé ici, et dans quelques autres travaux, la figure psycho-théologique, qui parcourt en fait l’ensemble de l’histoire de la pensée occidentale, ni la coupure théologique. Son contemporain Heidegger a médité, dans un horizon de pensée tout à la fois proche et lointain, la situation du divin à l’époque technologique, à partir d’une interprétation commencée au début des années 1930 avec le poème de Hölderlin. Dans un cours de 1934/35, Heidegger peut écrire : « La fuite des dieux (die Flucht die Götter) doit d’abord faire l’objet d’une expérience (Erfahrung), cette expérience doit d’abord heurter (stossen) le Dasein dans cette tonalité fondamentale (Grundstimmung) selon lequel un peuple historique en son entier ressent et endure la détresse (Not) de son absence de dieux et de son déchirement (Zerrissenheit) » (GA 39, p. 80 – trad. J. Hervier et F. Fédier). La figure psycho-théologique passe ici dans les Stimmungen, que Hölderlin chantait dans son poème « Germanie », le deuil sacré du poète empêché de l’invocation des dieux, dieux de jadis enfuis, dont le mode de présence réside précisément dans la fuite. D’une telle coupure théologique, le poète se trouve placé dans une immense détresse, dans un vouloir contrarié, voulant appeler mais ne pouvant le faire, réduit donc à vouloir ne pas vouloir, à appeler dans le renoncement même de l’appel : il tient bon dans et devant la coupure théologique, dans la souffrance – le deuil – de cette coupure, et c’est ce deuil même qui est sacré, voire le sacré : il manifeste la disparition du divin à l’époque finale de la métaphysique, et l’attitude de souffrance, d’ouverture à une telle disparition chez le poète – ouverture à la distance inaltérable, au retrait irréductible, au voilement insoutenable des dieux enfuis qui constitue pourtant la proximité théologique de l’humain et du divin. Mais chez Heidegger, une positivité fondamentale parcourt un tel lieu : phénoménologique, la coupure théologique possède un mode d’apparaître, et une forme d’adéquation entre le renoncement humain et la fuite des dieux vient au jour, dans la rencontre historiale du divin et de la technique. Le divin, chez Heidegger, apparaît, et ce mode d’apparaître, pour fuyant qu’il est, n’en est pas pour autant une privation. Aussi souffrante soit la subjectivité poétique chez Heidegger, elle peut espérer dans la bonne tonalité face au divin. Chez Benjamin, la coupure théologique est plus radicale, car non phénoménologique : Karl Kraus agonise en son démon, loin de toute espérance quant à la possibilité d’une adéquation avec le messie. Cela ne signifie pas que le messie est à jamais absent : au contraire, il est présent plus que jamais, mais à l’insu de tous. Nuls poètes, nuls héros pour l’entendre. Voilà peut-être le commencement de la signification de l’utopie révolutionnaire.
Notes
1 Je remercie Vivien Giet pour m’avoir initié à Benjamin, et Salomé Frémineur pour ses nombreux conseils sur la question du langage chez Benjamin.
2 Sur cette caricature, voir Dermange (F.), « Pourquoi l’anticalvinisme de Weber ? », Klêsis, n°48, (2020), p. 101-121.
3 Calvin (J.), Institution de la religion chrestienne, Genève, Jean Crespin, 1560, p. 10. J’analyse, dans une perspective un peu différente, les mêmes passages de l’Institution dans « Max Weber et l’idéaltype de secte. Élements de psycho-théologie », Klêsis, n° 48, 2020.
4 Rom. 11, 5-6 : Οὕτως οὖν καὶ ἐν τῷ νῦν καιρῷ λεῖμμα κατ’ ἐκλογὴν χάριτος γέγονεν. / Εἰ δὲ χάριτι, οὐκέτι ἐξ ἔργων: ἐπεὶ ἡ χάρις οὐκέτι γίνεται χάρις (« de même donc aussi dans le moment présent il existe un reste selon l’élection par grâce. / Or si c’est par grâce ce n’est plus par les œuvres ; autrement la grâce n’est plus une grâce »).
5 Sur la psychologie dans L’Éthique protestante, voir surtout Grossein (J.-P.), « Présentation », in Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2003, p. I-LXV. J’utilise à chaque fois sa traduction.
6 Benjamin (W.), GS II, p. 346 ; trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz & P. Rusch, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 244.
7 Voir bien sûr Freud (S.), Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch-Verlag, 1986.
8 Sur le langage comme interruption dans l’ensemble de l’œuvre de Benjamin, et sur le rôle de la citation, voir Frémineur (S.), « Sur la possibilité d’une écriture de l’interruption chez Benjamin », Phantasia, vol. 7, (2018).
9 Sur cette figure hermaphrodite, je renvoie à l’article d’Eva Geulen, « Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin », Tumultes, vol. 23, n°2, (2004), notamment p. 12 sq.
10 Louis Carré cite et commente ce passage dans « L’art de citer selon Benjamin. Politique et métaphysique de l’histoire dans les Thèses de 1940 », Phantasia, vol. 7, (2018), où l’auteur étend le rôle de la citation aux « thèses » sur l’histoire.
11 Le Capitalisme comme religion, trad. Frédéric Joly, Paris, Payot, 2019, p. 57.
12 Cf. Landauer (G.), Aufruf zum Sozialismus (1911), une source explicite de Benjamin citée par Michael Löwy, « Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber », Raisons politiques, no23, (2006/3), p. 203-219 : « Fritz Mauthner (Wörterbuch der Philosophie) a montré que le mot ‘‘Dieu’’ (Gott) est originairement identique avec ‘‘Idole’’ (Götze), et que les deux veulent dire ‘‘le fondu’’ [ou ‘‘le coulé’’] (Gegossene). Dieu est un artefact fait par les humains, qui gagne une vie, attire vers lui les vies des humains, et finalement devient plus puissant que l’humanité. Le seul coulé (Gegossene), le seul idole (Götze), le seul Dieu (Gott), auquel les êtres humains ont donné vie, c’est l’argent (Geld). (…) Qui est-ce qui ne voit pas, qui ne voit pas encore aujourd’hui, que l’argent, que le Dieu n’est pas autre chose qu’un esprit issu des êtres humains, un esprit devenu une chose (Ding) vivante, un monstre (Unding), et qu’il est le sens (Sinn) devenu fou (Unsinn) de notre vie ? »
13 Agamben (G.), « Le capitalisme comme religion », in Création et anarchie, Rivages, 2017, p.113-131 : « De même que, selon Benjamin, le capitalisme est une religion dans laquelle le culte s’est émancipé de tout objet et la culpabilité de tout péché, donc de toute rédemption possible, de même, du point de vue de la foi, le capitalisme n’a pas d’objet : il croit au pur fait de croire, au pur crédit, ou à l’argent. Ainsi, le capitalisme est une religion dans laquelle la foi – le crédit – s’est substituée à Dieu. Autrement dit, puisque la forme pure du crédit est l’argent, c’est une religion dont le Dieu et l’argent. »
14 Raulet (G.), « Mythe et théologie politique », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 27, (2010), p. 23-48.
15 Carré (L.), « L’art de citer selon Benjamin. Politique et métaphysique de l’histoire dans les Thèses de 1940 », art. cit.
16 Je renvoie à Papaïs (X.), « L’ange de l’histoire », MAG Philo, n°27, (2011), pour l’interprétation benjaminiennne de l’aquarelle.
17 Trad. F. Joly, Le Capitalisme comme religion, op. cit., p. 77.
18 On trouve une telle lecture du passage de la neuvième thèse sur les ruines dans Löwy (M.), « Walter Benjamin, précurseur de l’écosocialisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°130, (2016), p. 33-39.
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