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Anne Bardet

Dire l’exil avec Josep Solanes, une approche phénoménologique des vécus du temps et de l’espace dans l’expérience de l’exil

(Volume 12 - 2022 : Varia)
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Résumé

Josep Solanes (1909-1991), psychiatre et philosophe catalan exilé hors de son pays (d’abord en France, puis au Venezuela) à la fin de la guerre civile espagnole, réfléchit au phénomène de l’exil pendant plus de cinquante ans. Mêlant les registres conceptuel et autobiographique, il en vient à défendre la thèse selon laquelle la condition d’exilé serait paradigmatique de la nature humaine — que l’homme se définirait essentiellement par sa capacité au dépaysement, voire au déracinement. L’approche anthropologique de l’exil à laquelle il se livre se double en outre d’une approche historicisée, ou circonstanciée de ce phénomène : dans En tierra ajena, Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », Solanes développe en effet une réflexion sur ce qu’il appelle « les noms de l’exil », se montrant particulièrement attentif aux mots choisis par les exilés pour dire leur expérience de l’exil. Cet article se propose de montrer que la manière dont Solanes place la question du langage au cœur de sa réflexion sur l’exil lui permet d’explorer l’idée que l’exil est indissociable d’un phénomène d’altération de l’espace et du temps — qu’il revient à l’exilé, à la fois expulsé hors de son espace et arraché à sa temporalité propre, d’inventer via la langue un nouveau rapport à l’espace et au temps.

Index de mots-clés : Solanes – phénoménologie – exil – langage – discontinuité – desespacio (dé-spatialisation) – destiempo (dé-temporalisation)

Abstract

Josep Solanes (1909-1991), a Catalan psychiatrist and philosopher exiled far from his country (first in France, then in Venezuela) at the end of the Spanish Civil War, explores the phenomenon of exile for over fifty years. Mixing conceptual and autobiographical registers, he comes to defend the thesis that the exilic condition is paradigmatic of human nature – that man is defined essentially by his capacity for displacement, even uprooting. His anthropological approach of exile is also coupled with a historicised or circumstantial approach to this phenomenon: in En tierra ajena, Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », Solanes develops a thinking about what he calls "the names of exile", paying particular attention to the words chosen by men in exile to describe their experience. This article proposes to highlight that the way in which Solanes places the question of language at the heart of his reflection on exile allows him to explore the idea that exile is inseparable from a phenomenon of alteration of space and time – that the exiled, both expelled from his space and temporality, must invent a new relationship to space and time through language.

Index by keyword : Solanes – phenomenology – exile, language – discontinuity – desespacio (de-spatialization) – destiempo (de-temporalization)

Résumer l’expérience de l’exil serait l’appauvrir. Portés cependant à en tenter l’opération, nous dirons que l’exil fait découvrir, non pas discursivement mais expérientiellement, d’une façon vécue, les frontières entre l’individuel et le collectif, le normal et le pathologique, le profane et le sacré1.

En 1939, Josep Solanes prend le chemin de l’exil pour fuir la dictature franquiste qui s’installe alors en Espagne. Depuis cette date, et jusqu’à sa mort en 1991, il ne cesse de s’interroger sur le phénomène de l’exil. Son œuvre reste très ignorée du public, y compris dans le monde hispanophone. Pourtant, sa pensée de l’exil est particulièrement riche, et le texte qu’il intitule En tierra ajena, Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy »2 propose une remarquable phénoménologie de l’exil.

La démarche de Solanes s’inscrit très clairement dans un paradigme phénoménologique, tant par le présupposé de base sur lequel il bâtit son étude (celui d’une continuité spatio-temporelle au sens où la définit Husserl) que par la manière dont il met constamment en avant l’expérience vécue et ce qui relève de ce qu’il appelle les vivances de l’exil [las vivencias del exilio]. Ainsi, Solanes insiste sur l’irréductibilité de chaque expérience de l’exil et n’hésite pas à avoir fréquemment recours à un registre autobiographique. Mais en même temps qu’il conçoit l’exil comme un phénomène toujours déjà singulier, qui s’élabore dans l’intimité de l’expérience de chacun et reste foncièrement incommunicable, Solanes cherche les traits saillants et caractéristiques de toute expérience de l’exil. En d’autres termes, il s’intéresse à l’universalité du phénomène de l’exil, et va jusqu’à défendre la thèse selon laquelle la condition d’exilé serait le paradigme de la nature humaine — un paradigme éminemment problématique dans la mesure où le modèle repose précisément sur l’exclusion, et la « nature » en question sur l’arrachement davantage que sur une quelconque appartenance. Il se livre ainsi à une approche anthropologique de l’exil, qui participe de l’idée selon laquelle l’homme, ce « migrant substantiel »3 se définirait essentiellement par sa capacité au dépaysement, voire au déracinement4. L’exil, alors, ne désigne plus seulement un phénomène précis, historiquement situé, mais devient un phénomène large, aux contours d’ailleurs parfois flous : l’exil peut être politique comme il l’est dans le cas de Solanes, économique bien sûr, mais il peut également désigner un style d’existence5, ou s’appliquer dans le cas de pathologies comme la schizophrénie par exemple — et Solanes consacre de très belles pages à ceux qu’il appelle les exilés de l’intérieur6. L’exil peut être choisi ou subi, réel ou imaginaire, et en ce sens — ou en ces sens — Solanes en vient à penser la figure de l’exilé comme « modèle » et à se demander si toute anthropologie ne devrait pas commencer par une étude sur l’exil7. Ainsi, la phénoménologie de l’exil que propose Solanes oscille entre la mise en avant de sa singularité propre et un discours à visée universelle, explorant la question de l’exil sous un angle anthropologique, voire ontologique.

Notre étude de la pensée de l’exil de Solanes sera structurée en trois temps. Le premier moment s’organisera autour de la question de la possibilité de dire l’exil — car Solanes développe une réflexion importante sur ce qu’il appelle « les noms de l’exil », se montrant particulièrement attentif aux mots et autres procédés langagiers choisis — parfois inventés — par les exilés pour dire leur expérience de l’exil. Nous nous pencherons dans un second moment, sur l’ébranlement de la continuité spatio-temporelle que met en évidence Solanes au sein de l’expérience de l’exil, et explorerons les répercussions que les phénomènes d’altération du temps et de l’espace que décrit Solanes ont sur la langue. Le troisième moment sera consacré au retour d’exil. Il s’agira alors de comprendre en quel sens Solanes fait du retour l’occasion, pour l’exilé, de renaître au temps et à l’espace, et, par là-même, de renouer avec un langage perdu.

1. Dire l’exil, trouver les mots

L’ouvrage de Solanes s’organise en grande partie autour de la question de savoir comment dire l’exil, comment caractériser précisément cette expérience fondamentale, centrée sur l’absence davantage que sur la présence, et disant davantage le hors (du lieu abandonné) que le dans (du lieu auquel il s’agit de parvenir). Car toute la difficulté tient au fait que l’exil constitue un phénomène négatif, qui fait signe vers ce qui, en lui, se perd, plus qu’il ne vise ou ne comporte ce qui, par lui, s’acquiert ou se sauve. Même lorsqu’il est choisi, c’est-à-dire même lorsqu’il n’est pas ce bannissement auquel certains étaient condamnés, forcés et contraints par l’autorité en vigueur d’abandonner leur terre, l’exil est toujours aussi subi : il est illusoire de penser que celui qui se résout à l’exil — à cet exil que l’on appelle l’exil « volontaire » — est libre de son choix. En ce sens, Solanes décrit admirablement l’expérience qui consiste, pour les exilés, à « se sentir obligé à vouloir partir »8. Quoiqu’il en soit, « l’exilé est l’homme considéré sous l’angle du pays quitté »9 — du point de vue de ce qu’il laisse derrière lui, donc, et non par rapport à ce qu’il trouve de nouveau. Ainsi, l’exil est une réalité qui se caractérise intrinsèquement par la négation. Toute la question, dès lors, est de savoir comment parvenir à mettre l’exil en mots — comment nommer l’absence, comment dire le hors lieu (et, nous y viendrons, le hors temps).

Au sein de l’état des lieux des représentations de l’exil sur lequel s’ouvre le livre, Solanes accorde une place importance aux approches métaphoriques du phénomène de l’exil. Il fait ainsi mention des représentations zoomorphiques de l’exil, recensant lions, chiens, lapins, cygnes parmi les animaux convoqués par les exilés pour dire leur condition. Il s’attarde également sur les représentations phyto-morphiques de l’exil, montrant que l’on a souvent mobilisé un vocabulaire traditionnellement réservé aux végétaux pour dire la condition de l’exilé : l’exilé est déraciné [desterrado], éventuellement « transplanté » (en espagnol, du moins, on dit avec une certaine facilité qu’il est trasplantado), il végète, se dessèche, se flétrit, fane, dépérit [vegeta, marchita]. Cette succession de métaphores met en évidence la difficulté à dire l’expérience de l’exil de manière directe, ou non détournée. Car ce que souligne au fond Solanes à travers ces considérations sur la métaphore n’est autre que le besoin d’un détour. Dire l’exil, à un premier niveau du moins, suppose de faire un pas de côté — un pas vers l’image de ce qu’il n’est pas pour parvenir à mieux dire ce qu’il est. Solanes souligne également le fait que l’exil lui-même nourrit un certain nombre de métaphores — que l’on a souvent recours à l’exil pour dire autre chose que ce qu’il est. Il s’intéresse notamment à l’utilisation du vocabulaire de l’exil pour dire la naissance et la mort, qu’il définit comme deux expériences fondamentales de l’exil. Il met ainsi en évidence une certaine malléabilité du vocabulaire de l’exil, ainsi qu’une sorte de circularité : l’exil, difficilement dicible en lui-même, permet d’éclairer certains phénomènes fondamentaux liés à la finitude de l’homme. Mais le cœur de son propos réside dans la difficulté à dire l’exil. Après avoir établi l’importance du détour, il consacre ainsi un chapitre de son ouvrage aux « noms de l’exil », c’est-à-dire aux mots choisis — éventuellement refusés — par les exilés pour dire l’expérience de l’exil.

Le premier constat qui s’impose immédiatement est celui de l’abondance des mots : il y a plus de mots encore pour dire l’exil que pour dire la mort — ce qui, au passage, constitue un bon indicateur de l’importance du phénomène et va dans le sens de l’idée selon laquelle l’exil n’est pas de l’ordre d’une expérience qui n’en concernerait que certains et pas d’autres. L’exil, selon la conception qu’en propose Solanes, est tout aussi central dans la vie humaine que la finitude. Solanes, donc, recense un nombre considérable de noms pour dire l’exil. Le second élément méritant d’être souligné est celui de la dimension polémique qui entoure ces noms de l’exil : les mots ne sont pas neutres, et des disputes existent quant à la question de savoir quels sont les termes les plus justes, ou les plus exacts pour dire l’expérience de l’exil10. Car il y a les mots choisis par les exilés pour se désigner. Et il y a ceux, tout aussi révélateurs, qu’ils refusent11. D’où l’idée de Solanes d’une « passion pour les noms » : « L’exil est l’une des situations qui favorise le plus le glissement de sens des mots et qui réveille le plus facilement des échos passionnels », écrit-il en ce sens12.

Une fois ces deux constats posés, celui de l’abondance des noms et celui de la dimension passionnelle, on peut plonger dans les mots proprement dits. Solanes en relève un nombre important, que ce soit lorsqu’il s’agit de caractériser le phénomène de l’exil en lui-même, le traumatisme du départ, l’espoir ou la réalité du retour, mais également lorsqu’il s’agit de désigner la personne de l’exilé — et Solanes souligne par ailleurs une certaine variété de mots pour désigner les accueillants13. Parmi les termes dont les exilés usent pour s’auto-désigner, on peut citer le relegado (le paria, l’exclu, le proscrit), le salido (le sortant), le desterrado (le déraciné — littéralement, le déterré), le peregrino (le pèlerin), le traspuesto (le transposé). Il y a aussi le retirante (celui qui se retire, qui vit en retrait, voire qui bat en retraite), les personas desplazadas (les personnes déplacées). Nous nous en tiendrons là — il n’y aurait pas beaucoup de sens à dresser une liste exhaustive des noms de l’exil, et ce n’est d’ailleurs pas le propos de Solanes non plus, qui n’hésite pas à souligner lui-même le caractère partiel de son étude14.

Il est en revanche intéressant de consacrer un moment aux néologismes forgés par les exilés pour dire leur condition. Car il s’agit là d’un phénomène récurrent chez les Espagnols qui prennent le chemin de l’exil en 1939, qui sont en effet nombreux à créer de nouveaux mots afin de dire au plus près, au plus juste, l’expérience de l’exil. Parmi ces néologismes que répertorie Solanes, nous citerons le despatriado inventé par Miguel de Unamuno (1864-1936) au lieu du traditionnel expatriado (expatrié) — le despatriado serait donc le dépatrié, celui qui est privé de patrie. Le transterrado, forgé par le philosophe José Gaos (1900-1969) au lieu de l’habituel desterrado — ce déterré/déraciné déjà apparu plus tôt —, mérite également d’être signalé ici. Précisons en outre que ce terme bénéficie d’une postérité importante, puisque ce néologisme connaît un succès retentissant chez les penseurs de l’exil qui se reconnaissent dans cette idée — difficilement traduisible en français — de « transterré ». Le néologisme descielado est également particulièrement significatif. Ce terme est créé par l’écrivain et chroniqueur Francisco Umbral (1932-2007), qui n’est lui-même pas un exilé mais qui, en journaliste, applique ce qualificatif « de l’extérieur » à ceux qui reviennent en Espagne après l’exil. Le descielado, comme le transterrado, naît à partir du desterrado. Il n’est pas celui qui est privé de terre mais celui qui est privé de ciel. Nous consacrerons la suite de notre propos à deux néologismes en particulier : celui de desespacio inventé par le poète vénézuélien Eugenio Montero (1938-2008), d’une part ; et, d’autre part, celui de destiempo — un terme créé par l’écrivain, poète et dramaturge polonais Józef Wittlin (1896-1976), et dont Solanes n’hésite pas à affirmer qu’il est « le néologisme le plus intéressant » de tous15.

Avant de passer à l’examen de ces deux termes et de ce qu’ils comportent, précisons encore que la difficulté à trouver les mots justes peut être « productive » et mener à l’invention de nouveaux mots mais peut également parfois mener au silence et déboucher sur la pure et simple absence de nom, ou disparition du nom. Ainsi, Solanes fait une place à Góngora, chez qui l’exilé se caractérise justement par le fait qu’il n’a pas de nom, et que l’on ne sait pas vers où il regarde16. Ce phénomène de disparition du nom, ou de mystère du nom, est particulièrement révélateur.

Solanes — nous l’annoncions plus haut — ne prétend pas conduire une étude exhaustive des noms de l’exil. L’intérêt de son travail, comme il le dit lui-même, ne réside pas tant dans le répertoire qu’il dresse des noms de l’exil que dans les leçons que l’on peut tirer de ces noms au niveau de l’analyse des vécus du temps et de l’espace pendant l’exil. Venons-en donc au destiempo et au desespacio, qui ne sont pas seulement deux appellations de plus pour dire cet exil « qui a déjà tant » de noms que « des mots […] qui permettent de donner une idée de ce en quoi consiste le fait de vivre » l’exil17.

2. À rebours de la continuité spatio-temporelle

La démarche de Solanes s’inscrit dans une perspective phénoménologique : comme Eugène Minkowski dont il se réclame par ailleurs18, comme Francesc Tosquelles dont il était l’ami, comme d’autres psychiatres encore de son temps privilégiant une approche phénoménologique de la question de la santé mentale, Solanes adhère à l’idée selon laquelle l’existence « normale » de l’homme repose sur le présupposé d’une continuité du temps et de l’espace. Cette croyance élémentaire et naturelle permet à l’homme de se mouvoir et d’agir dans le monde. Ainsi, je n’ouvre la porte de chez moi et ne m’apprête à sortir dans la rue que parce que je crois que l’espace continue au-delà de ce que je perçois à proprement parler. Je présuppose l’existence de la rue derrière la porte. Mon expérience vécue se déploie toujours déjà sur fond d’une continuité spatiale. En outre, bien que j’expérimente cette expérience au présent, le présent en question n’est jamais de l’ordre du strict instant ponctuel. Car en dehors de ce qui, en lui, se donne « en chair et en os », le présent est aussi fait de ce qu’il retient et de ce vers quoi il se projette : il est, par les rétentions et les protensions, pétri d’absence, selon le mot de Husserl19. L’exemple de l’écoute, à cet égard, est révélateur : je ne perçois la mélodie, de même que je ne comprends le discours, que parce que le maintenant (effectif, actuel) est habité du passé qu’il retient et du futur vers lequel il se dirige20. En d’autres termes : le n’être plus et le n’être pas encore ne relèvent pas strictement du non-être. Ils appartiennent au présent, grossissent, ou gonflent le présent de ce qu’il n’est pas. Ainsi, mon expérience vécue se déploie toujours déjà aussi sur fond d’une continuité temporelle.

Cette conception du présent comme comportant ce qui, en lui, n’est plus présent, ou pas encore présent, tient à la « mise hors circuit du temps objectif »21. Ce sont bien « les vécus du temps »22 qui intéressent les phénoménologues — et Solanes dans leur sillage. Il en va de même pour l’espace : Solanes ne s’intéresse pas à l’espace objectif, mais à l’expérience vécue de l’espace — c’est ainsi qu’il déclare par exemple que l’espace est hostile, agressif23, intrusif ou contradictoire24. Le temps vécu n’est pas le temps de l’horloge, la distance vécue n’est pas la distance géométrique25.

L’idée que nous défendrons à présent est que les difficultés à dire l’exil tiennent en partie à ce que la continuité spatio-temporelle ne va plus de soi dans l’exil — une idée qui transparaît de manière particulièrement frappante dans les termes de desespacio et de destiempo. Nous parlerons d’abord du sentiment de dé-spatialisation, ou de perte de continuité spatiale qui saisit l’exilé. Nous centrerons ensuite notre propos sur la dé-temporalisation, ou perte de continuité temporelle qu’il expérimente.

Lorsqu’il s’intéresse à la sensation spatiale de l’exilé, Solanes commence par relater l’émotion d’une rupture26. L’espace que l’exilé laisse derrière lui ne se prolonge pas au-delà des frontières, et le mouvement de partir n’aboutit pas dans celui d’arriver. Il y a le départ, il y a l’arrivée — entre les deux, le vide. Ainsi, l’espace auquel parvient l’exilé est un espace qui se définit en rupture avec l’espace initial — c’est un espace discordant, hétérogène. Solanes en vient ainsi à penser l’espace comme un espace morcelé, divisé, éclaté, mettant en avant la notion de cassure et insistant sur l’idée selon laquelle c’est la continuité spatiale elle-même — continuité spatiale qu’il appelle également « prolongation » par ailleurs — qui est cassée.

Cela étant, cette sensation d’une rupture n’annule pas une certaine élasticité de l’espace sur laquelle insiste également Solanes. Dans la mesure où l’espace qui l’intéresse n’est pas l’espace objectif, il développe en effet la thèse selon laquelle l’exilé porterait en lui son espace. Il en vient à partir de là à défendre l’idée de frontières fluctuantes, élastiques, adhésives27. L’espace apparaît alors comme étant fondamentalement malléable28, davantage que cassé. Il est entouré de limites mobiles qui, le cas échéant, peuvent aller jusqu’à disparaître29. On a alors affaire à un espace dilaté, sans conclusion, sans fin — un espace qui n’est plus de l’ordre de la parcelle ou du morceau, mais qui s’apparente du fait même de l’absence de limites à un non-lieu. Et Solanes compare ce non-lieu de l’exil aux limbes30 dans lesquelles l’âme ne peut que se perdre.

Que la frontière soit tranchante ou élastique, et que, par conséquent, l’espace soit vécu comme cette sorte d’éclat arraché à un tout ou comme tout si vaste qu’il devient non-lieu, c’est le vocabulaire du flou et de l’obscur que mobilisent le plus souvent les exilés pour dire l’espace : l’espace apparaît d’une part comme « sphère du vague » [esfera de la vaguedad]31 — il est alors question d’« estompement » ou de « flou » [borrosidad], de brumes et de brouillard [nieblas]32. Et, d’autre part, l’espace de l’exil est dominé par l’obscurité33 — et Solanes convoque à ce niveau des termes comme ceux de nuit [noche], ténèbres [tinieblas], ombres [sombras], crépuscule [crepúsculo]34.

S’il est relativement aisé de concevoir que l’exil arrache l’exilé à son espace pour le transposer dans un espace autre (scindant ou élastique), il est peut-être plus difficile d’admettre que l’exil est également de l’ordre de l’arrachement au temps35. Or c’est précisément le point qui retient l’attention de Solanes. Car c’est d’abord l’arrachement à un temps linéaire et continu que dit le terme de destiempo. En effet, le temps que vit l’exilé ne s’écoule pas, ou ne s’écoule plus. Il est un temps figé, un temps qui ne passe pas36. En ce sens, le temps de l’exil est précisément de l’ordre du non-temps — d’un no tiempo qui fait écho au non-lieu du desespacio. Solanes décrit admirablement cette sorte d’arrêt du temps37 et la sensation, pour l’exilé, de tomber, puis de stagner, ou s’empêtrer dans une attente qui n’en finit pas. L’exilé, dit Solanes, se sent hors du temps, embourbé dans un présent qui, d’un côté, n’en finit plus et qui, d’un autre, enferme, oppresse, étouffe. Car c’est au sein de ce qui ressemble à un éternel présent, qui s’étire sans hier ni lendemain, que se déroule l’existence ajournée de l’exilé. Dans les termes de Solanes, le temps est vécu comme « un aujourd’hui monstrueux où le soleil peut se lever et se coucher un nombre interminable de fois »38. C’est un temps suspendu, un temps de la parenthèse39 qui n’articule plus le passé et le futur mais les disjoint, faisant de ces deux horizons qui traditionnellement se rencontrent au sein du présent des parcelles scindées que plus rien ne relie40. Le présent suspendu, ou distendu dont l’exilé se sent prisonnier « sépare ce qui a été vécu de ce qui reste à vivre. Il n’établit pas une succession mais une scission. Au lieu d’unir, il divise »41. En ce sens, donc, le temps de l’exil est un temps de la discontinuité.

Toute la difficulté est de parvenir à penser cette scission, ou disjonction entre passé et futur comme étant également de l’ordre de la confusion. Car le temps de l’exil ne défait pas seulement la continuité en transformant le passé et le futur en parcelles éclatées. Au-delà, il confond l’horizon de l’après et celui de l’avant – ou l’horizon de la mort et celui de la naissance42. Le temps de l’exilé, insiste Solanes, est toujours par définition un temps de la confusion entre passé et futur. En ce sens, il est un temps de l’absence de limites43. Car, de même que la pièce de monnaie, irréductiblement, comporte pile et face, l’exil est indissociable de l’idée, ou espoir du retour. Et c’est ainsi que l’horizon du futur se trouve habité du passé. En effet, en même temps qu’il se définit comme projet, dans un mouvement de dépassement vers ce qu’il n’est pas encore, l’homme exilé vit en regardant vers l’arrière. Dans les termes de Solanes, « l’exilé est le voyageur qui marche vers ce qu’il laisse derrière lui »44. L’espoir qui habite le rapport à l’avenir, donc, est court-circuité par la nostalgie qui caractérise le rapport au passé45. Alors que le temps objectif avance, irréductiblement et sans retour possible, l’exilé rêve de ce qui n’est plus. L’ordre temporel est perturbé [trastornado] dans la mesure où « le futur de l’exil fait un détour par le passé »46. C’est en ce sens que Solanes définit le temps de l’exil comme un temps marqué par la circularité — « un temps rond [un tiempo redondo], dit-il, dont l’exilé ne cesse de chercher les extrémités »47.

Là encore, les mots et expressions pour dire ce temps spécifique, vécu comme à reculons, ne manquent pas. Solanes en pioche plusieurs parmi les écrits d’exilés : il mentionne le compte à rebours [cuenta regresiva, marcha atrás], le contre-temps [contratiempo], le redrotiempo, le trastiempo. Il s’attache alors à mettre en lumière ce que véhiculent ces termes : l’idée d’une fuite en avant nécessaire, parce toujours déjà liée à l’irréversibilité du temps, mais qui en son mouvement même se double d’un retour vers la source et/ou vers le chaos48.

Le rapport au temps de l’exilé est altéré en un sens inverse à celui du mélancolique tel que le définit notamment Binswanger49. En effet, chez le psychiatre et phénoménologue suisse, le mélancolique est celui dont le rapport au passé est altéré par le fait qu’il y place le futur. Ainsi en va-t-il de Cécile Münch50 qui, suite à l’accident de train ayant coûté la vie de son mari, vit son existence en se demandant constamment ce qui se serait passé si les choses s’étaient déroulées autrement. Les questions qu’elle s’adresse à elle-même la hantent : que se serait-il passé si elle n’avait pas proposé cette excursion ? Que se serait-il passé si son mari et l’un des amis avec qui il voyageait ce jour-là n’avaient pas procédé à l’échange de places auquel ils ont effectivement procédé avant que le train ne déraille ? Son mari aurait-il survécu à l’accident ? Le mélancolique injecte le possible (ce fameux si… alors) traditionnellement réservé à la catégorie du futur au sein d’un passé dans lequel il s’enferme, ce qui rend son existence invivable au présent. Car le passé n’a plus le statut d’un effectif — de ce socle solidement établi, sur base duquel bâtir la suite. Le passé, du fait même qu’il n’est plus que constructions d’hypothèses, est fragilisé et ne permet plus de construire le présent. Mais alors que chez le mélancolique, le futur est projeté dans le passé, l’exilé expérimente le temps d’une toute autre manière : chez lui, c’est le passé qui se retrouve au cœur du futur.

De la même manière que l’espace de l’exil est à la fois sans limites et ce qui fait limite, le temps de l’exil scinde les deux horizons constitutifs de toute temporalité que sont le passé et le futur en même temps qu’il les confond, projetant le passé dans le futur. Que le présent soit envisagé comme coupé de ce qui le précède et de ce qui lui succède ou qu’il soit davantage conçu comme présent qui tourne en rond — et que l’on mette davantage l’accent sur l’idée d’une non-articulation entre passé et futur, donc, ou d’une confusion entre ces deux horizons —, le temps de l’exilé se définit de toutes manières toujours à rebours de la continuité tranquille entre passé, présent et futur qui caractérise l’existence quotidienne. Loin de s’écouler selon une temporalité linéaire, le temps de l’exilé s’arrête, fait du sur place et remplace l’après par l’avant ; il rompt la continuité.

Nous avons séparé les considérations sur le temps des considérations sur l’espace. Mais ces deux dimensions — spatiale et temporelle — sont inextricables. Cette inextricabilité transparaît de manière particulièrement évidente lorsqu’Unamuno décrit l’espace de l’exilé comme une salle des pas perdus — lorsqu’il définit l’espace par le temps, donc, alliant la spatialité de la salle avec la temporalité de l’attente51 qui la caractérise tout entière, mettant en évidence cette circularité sans fin dont nous avons parlé, ce mouvement de tourner en rond.

3. La « résolution de l’exil », ou la réactivation de l’espace et du temps

Le mouvement spatial qu’opère l’exilé au cours de son exil n’est pas de l’ordre d’un simple déplacement d’un lieu à un autre — l’exilé ne change pas seulement de patrie mais de monde, dit Solanes pour décrire ce sentiment de dé-spatialisation qu’il éprouve. L’arrachement au temps qu’il subit débouche sur une temporalité à la fois figée et inversée. En ce sens, « l’exil consiste […] en une rupture de l’homme individuel avec le temps et l’espace collectif »52. Solanes se penche alors sur le phénomène du retour d’exil — un retour qu’il ne conçoit pas comme le contraire, ou l’autre de l’exil (tout exil porte en lui son retour), mais comme ce qui, d’une certaine manière, le complète ou le résout.

À son retour d’exil, l’exilé comprend brutalement que le temps ne reviendra pas et se rend compte, dans le même moment, que ce temps qui a disparu est un temps qui n’a pas été — c’est un temps qu’il n’a pas vécu53, un temps non partagé54 — un temps qui se définit fondamentalement par le fait qu’il n’y a pas participé. En ce sens, son retour est un retour de l’absence — un retour qui part de ce hors-temps de l’exil dont nous avons parlé — mais un retour à l’absence également [un regreso a la ausencia]55. Si, donc, il est difficile de parler de l’exil en tant qu’il est une expérience qui se caractérise négativement, par le hors davantage que par le dans, par l’absence davantage que par la présence, parler du retour n’est pas plus aisé. Car le retour ne constitue pas une réalité pleine, ou positive : c’est bien à une absence, à un néant déclare même Solanes par moments, que revient l’exilé.

Solanes se demande alors avec quels mots dire le retour d’exil, comment la langue peut donner à voir au plus près, au plus juste, la spécificité de ce retour-ci56, et constate que si les exilés — lui, le premier — ont beaucoup écrit sur l’exil, ils se sont beaucoup moins exprimés sur le retour d’exil. Cela étant, il mentionne un nombre important de noms servant à caractériser ce retour. Comme c’était le cas avec les noms de l’exil, les noms du retour sont tantôt empruntés à la langue courante57 — souvent augmentés d’une dimension nouvelle58, voire détournés de leur sens habituel59 —, tantôt inventés de toute pièce (par exemple, avec l’insilio, le préfixe in s’opposant à l’ex de l’exilio60). Aucun des noms qu’il répertorie ne convainc Solanes : le « dés-exil » [des-exilio] est trop étroit, le « retour » [regreso] trop large, trop usuel, trop neutre, dit-il par exemple61. Solanes opte finalement pour l’expression « résolution de l’exil » [resolución del exilio]. Mais la question, dès lors, devient de savoir ce que résout au juste le retour. L’idée que nous exposerons pour terminer est que le retour réactive le temps et l’espace. Car si le retour est retour à l’absence et si, en ce sens, le retour relève encore du non-lieu et du hors temps qui caractérisaient l’exil, il rétablit néanmoins quelque chose de l’ordre de l’espace et du temps.

En effet, le retour, en tant qu’il s’accompagne d’une prise de conscience abrupte, vertigineuse, de l’irréversibilité du temps, s’apparente à un réveil [un despertar]62 : « on revient de l’absence, comme on s’éveille du rêve : pour affronter le Temps, ce douanier implacable qui ne dispense personne de payer ses dettes »63. Lorsque l’exilé prend conscience du fait que le temps a passé, alors le temps peut recommencer à s’écouler. L’errance prend fin. Si « partir, c’est un peu mourir »64, revenir, c’est un peu renaître. Et naître, ou renaître, c’est faire irruption dans le temps et l’espace. L’exilé, en revenant, renaît au temps et à l’espace.

Or c’est précisément dans la langue qu’est le plus directement perceptible cette sensation d’un temps perdu — d’un temps qui, irréversiblement, a passé. Car ce que vit d’abord l’exilé, à son retour d’exil comme à son arrivée dans le pays d’accueil, n’est autre que la rencontre avec différents « parlers ». Dans les termes de Solanes, l’exil n’est « pas seulement une aventure dans le temps et dans un espace abstrait, mais aussi errance dans un espace social où la diversité des parlers se fait douloureusement et bizarrement sentir »65. Évidemment, cette rencontre avec des parlers autres n’est nullement réductible à une rencontre avec des langues autres : la langue que trouve l’exilé dans le pays d’accueil peut très bien correspondre à celle du pays d’origine — en l’occurrence, Solanes s’établit au Venezuela, et la grande majorité des exilés espagnols de 1939 s’installent dans des pays de langue espagnole (principalement au Mexique et en Argentine). Mais de même qu’il se heurtait à des parlers différents dans l’exil proprement dit, l’exilé se trouve de nouveau confronté à cette sensation « douloureuse et bizarre » lorsqu’il revient. Car il parle au retour une langue qui a passé66 — la langue d’un ancien temps. Il perçoit son pays comme un « tout parlant », vivant son retour au passé comme retour à une langue, à une circonstance langagière dont il constate immédiatement qu’elle a évolué, alors que lui — l’exilé — est resté fidèle à ce langage qu’il a quitté67. C’est en ce sens que la langue (les mots et les expressions langagières, mais aussi les voix, les intonations) révèle le passage irréversible du temps. En d’autres termes : c’est dans la langue que l’exilé mesure le passage du temps.

Ici s’achève notre exploration de la phénoménologie de l’exil que développe Solanes dans En tierra ajena, Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy ». Notre analyse des expériences du desespacio et du destiempo a révélé que l’exil tel que le concevait le psychiatre et philosophe catalan était indissociable d’un phénomène d’altération de l’espace et du temps. En effet, interdit comme il l’est de rester en su tierra, sa patrie, ou son pays, l’exilé est expulsé hors de son espace. À partir de cet arrachement initial, il a affaire à un espace qu’il éprouve tantôt comme un espace morcelé, aux frontières tranchées et tranchantes, tantôt comme un espace élastique, malléable — un espace sans fin, de l’ordre du non-lieu. Il est également arraché à la temporalité linéaire et continue qui caractérisait son existence quotidienne, pour être désormais plongé dans un présent sans fin, un temps suspendu qui n’articule plus le passé et le futur mais les confond : le temps de l’exil est un temps dilaté, élastique, un temps de la parenthèse ou de l’en attendant — un temps qui n’en finit pas de passer. Notre étude a également mis en évidence les retentissements de ces phénomènes d’altération spatio-temporelle sur la langue elle-même. Car de même que le desespacio et le destiempo constituent deux phénomènes que la langue telle qu’elle est effectivement établie ne suffit pas à dire, et pour lesquels il faut user de nouveaux noms, les termes forgés par les exilés pour dire au plus proche leur expérience vécue, ou vivance de l’exil sont nombreux. La question du langage se trouve ainsi au cœur de la réflexion de Solanes sur l’exil : chez lui, tout part de la langue et revient à la langue — ce terrain propice à des tentatives et créations langagières permettant notamment d’habiter nouvellement l’espace et le temps.

Notes

1 Solanes (J.), cité par Buqueras i Bach (F. X.), « Notas sobre el doctor Josep Solanes i Vilaprenyo, metge psiquiatre i escriptor (1909-1991) », Gimbernat, n° 25, 1996, p. 41.

2 Cet ouvrage est issu de la thèse de doctorat en études philosophiques et politiques de Josep Solanes, Les noms de l’exil et l’espace des exilés – thèse conduite sous la direction d’Alain Guy et soutenue en 1980 à l’Université de Toulouse Le Mirail. Le texte retravaillé paraît une première fois en espagnol en 1993 sous le titre Los nombres del exilio (Caracas, Monte Avila Editores Latinoamericana, 1993). Il fait l’objet d’une nouvelle édition en 2016, sur laquelle nous nous appuyons ici : Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », Barcelona, El Acantilado, 2016.

3 L’expression est d’Ortega y Gasset (Ortega y Gasset (J.), L’Histoire comme Système, traduit par A. Bardet, Paris, Allia, 2016, p. 71), dont on lit dès les premières pages du livre I l’influence considérable sur Solanes. En effet, l’auteur catalan n’hésite pas à citer celui qui vécut également une partie de sa vie en exil, et pour qui « l’homme existe en dehors de lui-même, dans l’autre, en pays étranger […], toujours et de manière essentielle. Vivre, c’est exister hors de soi, jeté hors de soi, consigné à ce qui est autre. L’homme est par essence un étranger, un émigré, un exilé. » (Ortega y Gasset (J.), cité par Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 30).

4 Solanes étaye cette thèse en avançant notamment que le thème de l’exil se retrouve depuis toujours, dans les textes des écrivains ou des philosophes (Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 88) comme dans les jeux les plus quotidiens et les plus anodins des enfants (Ibid., p. 33). Partout, affirme-t-il, l’homme se définit par l’exil (Ibid., p. 30 et suiv.).

5 C’est notamment le cas chez Victor Hugo (Ibid., p. 144).

6 Par exemple, p. 88-89, ou p. 148-149.

7 Ibid., p. 32.

8 Ibid., p. 81. Précisons ici que l’expérience de l’exil dont parle Solanes dépasse très largement le contexte antifranquiste et républicain qui est le sien, et s’étend même bien au-delà du XXe siècle, ce « homeless man century » (E. Rees, cité par Solanes (J.), Ibid., p. 29). En effet, Solanes n’hésite pas à avoir recours à Homère, Ovide, Plutarque, Dante, Shakespeare, Victor Hugo (entre autres) en même temps qu’il puise ses références chez ses contemporains.

9 Comme le souligne Fabien Gouriou, l’exilé est ainsi le négatif du réfugié, c’est-à-dire de celui qui est précisément « vu sous l’angle du pays où il échoue » (Gouriou (F.), Psychopathologie et migration : repérage historique et épistémologique dans le contexte français [thèse de doctorat en Psychologie, Université de Rennes 2, 2008], p. 233).

10 Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 66 et suiv.

11 Ainsi, le poète Quiroga Pla refuse qu’on le considère comme un « exilé » et préfère qu’on l’appelle un « déraciné » [desterrado] (Ibid., p. 66). De même, Victor Hugo accepte qu’on l’envisage comme un « proscrit » (entre autres termes) mais ne tolère pas d’être vu comme un « émigré » (Ibid., p. 70).

12 Ibid., p. 71.

13 Bien qu’il mentionne une certaine diversité de termes pour nommer ceux qui accueillent [huéspedes, nacionales del país receptor, ciudadanos del país, anfitriones], Solanes constate que les noms attribués aux exilés sont bien plus nombreux que les noms réservés aux accueillants. Il met ainsi en évidence « le contraste entre la profusion de noms qui peuvent être utilisés pour désigner les étrangers et la rareté des mots inventés pour désigner ceux qui ne sont pas des étrangers » (Ibid., p. 87).

14 Par exemple, p. 105.

15 Ibid., p. 74.

16 Ibid., p. 114.

17 Ibid., p. 157. Nous soulignons.

18 Sur ce point, voyez les notes 25 et 40, infra.

19 Husserl (E.), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905), traduit par H. Dussort, Paris, PUF, 1964.

20 Dans les termes d’Ortega y Gasset : « écouter consiste à chercher avec l’ouïe le mot qui n’a pas encore été prononcé, c’est être disposé à recevoir ce mot ; écouter consiste donc à anticiper une réalité qui n’est pas encore, à pour ainsi dire sortir de ce maintenant-ci pour aller vers un autre maintenant, encore non advenu. » (Ortega y Gasset (J.), Obras Completas, Madrid, Taurus, 2004-2010, tome VIII, p. 37-38.)

21 Nous reprenons ici une expression de Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., §1, p. 6. 

22 Ibid., §2, p. 15.

23 Solanes, (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 123.

24 Ibid., p. 127.

25 Sur ce point, Solanes se réclame particulièrement de Minkowski (par exemple, p. 149 et suiv.)

26 Ibid., p. 111.

27 Ibid., p. 121. Cette idée pourrait sans peine être rapprochée de la thèse de Georg Simmel selon laquelle la frontière est un « fait sociologique » doublé d’un « événement psychique », davantage qu’un phénomène strictement spatial, ou « naturel » (Simmel (G.), Sociologie, Étude sur les formes de la socialisation, traduit par L. Deroche-Gurcel et S. Muller, Paris, PUF, 1999).

28 Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 118. 

29 Ainsi, la variation peut faire place à l’absence de limites (Ibid., p. 137).

30 Ibid., p. 156.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 155.

33 Afin d’appuyer l’idée selon laquelle l’espace de l’exilé se caractérise par l’obscurité, y compris lorsqu’il y a clarté, Solanes parle d’« obscure clarté » [obscura claridad] (Ibid., p. 152-153 et 156).

34 Ibid., p. 135-136.

35 Il est très précisément question d’un « déracinement hors du temps » : l’exilé est desterrado del tiempo. Mais alors que le desespacio est plus perceptible, plus conscient, que l’on peut l’affronter plus facilement, le destiempo est plus subreptice. Car on ne perçoit pas directement la temporalité – la spatialité, si – affirme Solanes (Ibid., p. 294).

36 Ibid., p. 164 et p. 203.

37 Ibid., p. 163.

38 Déjà en 1948 dans « Exil et troubles du temps vécu », Solanes soulignait que « l’espace vécu au présent, hors de la terre natale est exigu, inconfortable, où tout se rétrécit alors que le temps s'épaissit, s'alourdit, n'en finit pas de passer » (Solanes (J.), « Exil et troubles du temps vécu », L’Hygiène Mentale, 1948, XXXVII, 5, p. 68.)

39 Afin d’illustrer cette idée d’un temps en attente, Solanes parle d’un temps resté bloqué, ou prisonnier à la douane (Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 271).

40 Sur l’idée que leurs perceptions discontinues du temps mènent les exilés à concevoir le passé et le futur comme des parcelles, Solanes fait à nouveau appel à Minkowski (Ibid., p. 196). Il parle en ce sens de « moignons de temps » [muñón de tiempo] et de temps tronqué [tiempo trunco] (Ibid., p. 165).

41 Ibid., p. 203.

42 Le temps de l’exil ne va plus vers l’après de la mort, mais vers l’avant de la naissance – « jusqu’à la vie prénatale », affirme Solanes (Ibid., p. 256).

43 De même que l’espace de l’exil peut prendre la forme d’un espace aux frontières si fluctuantes qu’il en devient un espace sans limites, le temps de l’exil est un temps illimité – un temps sans bords, sans termes ni attaches.

44 Ibid., p. 274.

45 La nostalgie est « un sentiment qui offre un des obstacles les plus tenaces au passage du temps », dans la mesure où elle retient le cours du temps dans les limites du passé, explique Solanes (Ibid., p. 197).

46 Ibid., p. 183.

47 Ibid., p. 166.

48 En français, Solanes choisit le terme d’achronie afin de rendre cette dimension du destiempo.

49 Binswanger (L.), Mélancolie et manie, Paris, PUF, 1987.

50 Ibid., p. 29-36.

51 Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 123.

52 Solanes (J.), cité par Buqueras i Bach (F. X.), « Notas sobre el doctor Josep Solanes i Vilaprenyo, metge psiquiatre i escriptor (1909-1991) », op. cit., p. 41.

53 Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 287.

54 Ibid., p. 291.

55 Ibid., p. 287.

56 Ibid., p. 271.

57 Le « rapatrié » [repatriado] en est un exemple.

58 Ainsi en va-t-il avec l’« inscrit » [inscrito].

59 C’est notamment le cas de l’« enterré » [enterrado].

60 Le français est moins malléable que l’espagnol, qui accepte mieux l’insilio (par différence avec l’exilio) que le français n’accepte l’« insil » (par différence avec l’exil).

61 Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 273.

62 Ibid., p. 286. 

63 Ibid. Nous soulignons.

64 Ibid., p. 96.

65 Solanes (J.), cité par Dufoix (S.), Politiques d'exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, PUF, Paris, 2002, p. 15.

66 Solanes (J.), En tierra ajena. Exilio y literatura desde la « Odisea » hasta « Molloy », op. cit., p. 307.

67 Ibid., p. 308-311.

Pour citer cet article

Anne Bardet, «Dire l’exil avec Josep Solanes, une approche phénoménologique des vécus du temps et de l’espace dans l’expérience de l’exil», Phantasia [En ligne], Volume 12 - 2022 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1477.

A propos de : Anne Bardet

Chargée de cours à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, à l’Université Catholique de Louvain et à la Haute Ecole Libre de Bruxelles, Anne Bardet a soutenu en juin 2020 une thèse de doctorat intitulée L’herméneutique de l’histoire d’Ortega y Gasset, entre volonté de système et urgence du présent. Ses recherches postdoctorales se situent dans le champ de la philosophie espagnole contemporaine et portent plus précisément sur les pensées de l’exil développées par María Zambrano, José Gaos, Adolofo Sánchez Vázquez et Josep Solanes. Elle est l’autrice de nombreux articles consacrés à la philosophie ortéguienne de l’histoire et a également traduit certains textes inédits d’Ortega y Gasset en français (L’Histoire comme système, Paris, Allia, 2016 ; Hegel, Dilthey, Presses de l’Université Saint-Louis, 2017). Elle enseigne la philosophie générale, la philosophie sociale, la philosophie de l’environnement, la métaphysique et la méthodologie de la recherche en philosophie.