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Avrile Poignant-Le Goff

Devenir soi dans la troisième Inactuelle
De l’éducateur à l’éducation de soi

(Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche)
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Résumé

Cet article se propose d’étudier en quoi la problématique du devenir soi, telle qu’elle émerge dans Schopenhauer éducateur, s’avère redevable de la figure de l’éducateur que Nietzsche y élabore. L’éducateur apparaît paradoxalement moins comme l’instigateur d’une formation de l’individu que comme le type d’homme dont l’éduqué lui-même doit assurer l’émergence future, en se mettant au service de la culture. La notion d’éducation de soi constitue alors le concept clé à partir duquel comprendre la vocation pédagogique nietzschéenne, en réponse au contexte de crise de l’éducation allemande : il lui faut s’éduquer lui-même pour pouvoir devenir à son tour éducateur.

Index de mots-clés : Devenir soi ; éducateur ; éducation de soi ; Bildung ; Selbsterziehung 

Abstract

This article aims to assess to what extent the issue of becoming oneself, as it arises in Schopenhauer as educator, is indebted to the figure of the educator elaborated by Nietzsche. The educator appears paradoxically less as the initiator of personal formation than as the type of man whose future emergence must be ensured by the educated individual himself, by placing himself in the service of culture. The notion of self-education then emerges as a key concept through which Nietzsche’s pedagogical vocation is to be understood, responding to the context of the German education crisis: he must educate himself in order to become, in turn, an educator.

Index by keyword : Becoming oneself ; educator ; self-education ; Bildung ; Selbsterziehung

Introduction

1Si la problématique du « devenir soi » traverse l’ensemble de son œuvre, c’est sans nul doute dans Schopenhauer éducateur que Nietzsche l’aborde le plus frontalement. Pour quiconque a lu la troisième Considération Inactuelle, il saute en effet aux yeux que si le précepte de Pindare, « deviens ce que tu es1 », n’y est pas explicitement cité par Nietzsche, il en irrigue cependant l’écriture. Ainsi, Nietzsche relève-t-il lui-même dans Humain, trop humain le ton « parénétique2 » de sa considération, c’est-à-dire ayant trait aux encouragements et aux conseils relatifs à la conduite de la vie : les formules exhortatives qui jalonnent l’Inactuelle, à commencer par le « sois toi-même3 » qui apparaît dès les premières pages de l’ouvrage, peuvent en témoigner. Rappelons également à cet égard la description que donne Nietzsche de celui qu’il désigne alors comme son maître, Schopenhauer, et dont il fait, dans les chapitres deux à quatre, l’incarnation de l’homme véridique parvenu à rester fidèle à la tâche qu’il a reconnue pour sienne. Or, on le sait, près de quinze ans plus tard, le philosophe défendra dans Ecce Homo qu’à travers cette mise en scène du parcours de vie et du rôle d’éducateur qu’il attribuait alors à Schopenhauer, ce n’était finalement de rien d’autre que de lui-même et de son propre développement qu’il parlait : « ce qui s’écrit dans “Schopenhauer éducateur”, c’est mon histoire intime, mon devenir4. »

2La troisième Inactuelle semble donc constituer un point de départ privilégié pour interroger la conception nietzschéenne du devenir soi, non seulement en ce qu’elle thématise comme un impératif le fait de devenir ce que l’on est, quoiqu’en en faisant varier la formulation, mais encore en ce qu’elle donne à voir comment le philosophe est amené à réaliser progressivement qui il est et ce qu’il peut devenir, quoique par un subtil jeu de masques.

3Mais ce constat appelle une remarque : pourquoi intituler cette considération « Schopenhauer éducateur », ou plus précisément « comme5 » éducateur ? Pourquoi consacrer la quasi-totalité du texte à l’explicitation du rôle éducatif qu’a pu jouer ce philosophe auprès de Nietzsche et qu’il pourrait encore jouer selon lui pour la culture allemande actuelle ? Autrement dit, quel sens tirer de cette rencontre entre injonction à devenir soi et promotion de la figure de l’éducateur ?

4Une première réponse, celle qu’invite d’ailleurs à faire le premier chapitre de la considération, consisterait à dire que l’éducateur peut être mobilisé par l’individu dans son effort pour revenir à soi. Notre ou nos éducateurs nous permettraient de mieux nous connaître, de nous distinguer de la masse, et ainsi, nous inciteraient à nous affranchir de la crainte et de la paresse qui nous retiennent habituellement dans les rets de l’opinion commune et de la coutume. Or, cet usage à la fois indirect et rétrospectif de l’éducateur semble insuffisant pour justifier la mobilisation qui en est faite dans la troisième Inactuelle : ce n’est qu’après-coup qu’un éducateur permet de se révéler, ce n’est qu’en se souvenant de lui qu’il est permis de se libérer. Cette approche passe en outre également à côté de l’enjeu éminemment culturel de l’éducation, sur lequel insiste pourtant le reste de la considération. Bien plus, si l’on prend au sérieux cette hypothèse d’une utilité de l’éducateur au profit du devenir soi, on aboutit à un véritable paradoxe : comment, en effet, l’injonction à prendre en charge le sens de son existence et la conduite de sa vie peut-elle s’accommoder de l’intervention d’une autorité extérieure ? N’est-ce pas laisser à autrui le soin de son propre destin ? Inversement, comment l’éducateur peut-il bien faire s’accomplir quelqu’un, dans la mesure où ce n’est qu’en première personne qu’un individu peut devenir ce qu’il est ?

5Ainsi, si l’on veut maintenir une conception forte aussi bien du devenir soi que de la figure de l’éducateur, ces deux notions doivent nous paraître pour le moins contradictoires. Pourquoi Nietzsche s’évertue-t-il alors à les rassembler ? Et en quoi la construction de la figure de l’éducateur au cours de la troisième Inactuelle peut-elle effectivement répondre à cette exhortation à être soi-même, formulée au premier chapitre ?

6Répondre à ce problème exige de prêter attention à une notion structurant discrètement l’argumentation de Schopenhauer éducateur et qui s’avère pourtant tout à fait précieuse pour rentrer dans le détail de l’analyse nietzschéenne de la figure du philosophe et de sa formation : l’éducation de soi. L’éducation de soi, en effet, ne saurait se réduire à une simple hybridation entre les concepts d’éducation et de devenir soi. Il ne s’agit ni d’une éducation qu’on interrogerait au prisme général du rapport de l’individu à lui-même, ni d’une spécification du devenir soi qui impliquerait une vague forme d’autodidactisme. L’éducation de soi, en plus d’être une expression régulièrement mobilisée par le philosophe pendant l’élaboration des Considérations Inactuelles (que ce soit sous sa forme substantive « Selbsterziehung6 » ou verbale « sich selbst erziehn7 »), est un concept autonome, systématiquement associé par Nietzsche à un contexte culturel précis qui lui confère son sens technique. En un mot, chez Nietzsche, on s’éduque, à défaut d’éducateurs véritables, contre l’influence de l’éducation moderne et pour faire advenir de nouveaux éducateurs.

7Or, c’est bien en examinant le type d’effort qu’elle désigne et la singularité du contexte culturel qu’elle implique, que l’éducation de soi pourra nous permettre de comprendre comment s’articulent éducateur et devenir soi dans la troisième Inactuelle8. Nous tâcherons ainsi de défendre que l’éducation de soi constitue la clé de lecture de la mobilisation par Nietzsche de la figure de l’éducateur dans Schopenhauer éducateur. Nous espérons alors montrer que si l’éducateur permet en un sens à l’éduqué de devenir ce qu’il est, il est plus fondamentalement encore celui qu’il s’agit de faire advenir, sinon de devenir soi-même.

8Pour ce faire, nous commencerons par caractériser ce qu’il est permis d’entendre par devenir soi dans Schopenhauer éducateur, et quel rôle semble pouvoir être dévolu à l’éducateur dans ce cadre. Puis, en repartant de l’analyse de la signification culturelle de l’éducation défendue par Nietzsche, nous tenterons d’éclaircir en quel sens l’éducateur peut effectivement faire devenir soi. Enfin, nous tâcherons d’expliquer en quoi l’éducateur semble constituer la véritable fin du processus éducatif dans la troisième Inactuelle, si bien que l’éducation de soi doit nous apparaître à titre d’outil indispensable et provisoire.

1. Devenir soi : l’éducateur comme révélateur et comme exemple

1. 1. Signification du devenir soi dans la troisième Inactuelle

9Commençons donc par revenir sur ce qu’il convient d’entendre par « devenir soi » dans la troisième Inactuelle. Nous avons déjà cité la formule exhortative mobilisée par Nietzsche au premier chapitre de sa considération : « Sois toi-même9 [sei du selbst] ! » Si le lexique de l’être peut à première vue surprendre en contexte nietzschéen, dans la mesure où le philosophe rejette dès les Inactuelles toute conception fixiste de l’identité10, il permet en réalité d’insister, moins sur la nécessité de dévoiler une sorte d’identité secrète, que sur celle de se distinguer de la masse : « Tu n’es pas tout ce que maintenant tu fais, penses et désires », ajoute immédiatement le philosophe. Autrement dit, « sois toi-même » incite à une négation inaugurale : ne pas se laisser confondre avec ce que l’on n’est pas. Devenir soi, cela commence donc par un effort de distinction, de discrimination entre le soi et le non-soi, se concrétisant par un travail d’arrachement, d’affranchissement à l’égard de ce conformisme rassurant des opinions générales et des coutumes partagées.

10Or, cet appel négatif à l’affranchissement repose en réalité sur un principe positif, cette fois, à savoir le fait de l’unicité de l’existence individuelle. C’est sur son affirmation que s’ouvre en effet pratiquement Schopenhauer éducateur :

Au fond tout homme sait très bien qu’il n’est au monde qu’une fois, à titre d’unicum, et que nul hasard, même le plus étrange, ne combinera une seconde fois une multiplicité aussi bizarrement bariolée dans ce tout unique qu’il est11 […].

11Le fait que tel individu existe à un instant t, relève d’une conjonction absolument inédite et « irreproductible » de facteurs : cet assemblage singulier de traits de caractère, de pulsions, de représentations et d’expériences vécues qu’est l’individu, rencontre, en un infime instant, le tissu du devenir historique, lui-même déterminé par une infinité de forces en évolution constante. L’existence individuelle est donc un évènement radicalement unique.

12Connue de tous, cette unicité de l’existence n’est toutefois admise que par certains et étouffée par la majorité des autres12. Car, si elle est bien ce qui fonde la dignité humaine, elle est aussi ce qui fonde la responsabilité de chaque individu. « Le principe que tout homme est le miracle d’une fois13 » n’est pas une simple caractéristique de l’espèce, mais une injonction liant chaque individu à son destin : c’est ce dont la reconnaissance permet de se hisser à la hauteur de son humanité, ou au contraire, ce dont la fuite conduit à mener une existence moins qu’humaine14. L’anti-conformisme de Nietzsche peut donc ici se décrire comme un impératif éthique, fondé sur un principe ontologique, lié à l’inscription de l’individu dans le temps, ainsi qu’il le développe un peu plus loin :

[L]a singularité de notre existence en ce moment précis est ce qui nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre loi et selon notre propre mesure : je veux dire ce fait inexplicable que nous vivions justement aujourd’hui alors que nous disposions pour naître de l’étendue infinie du temps, que nous ne possédons que le court laps de temps d’un aujourd’hui et qu’il nous faut montrer en lui pour quelles raisons et à quelles fins [warum und wozu] nous sommes apparus précisément ce jour. Nous avons à assumer envers nous-mêmes la responsabilité de notre existence, en conséquence nous voulons nous comporter comme les vrais timoniers de celle-ci et ne pas permettre que notre existence ressemble à une contingence privée de pensée15.

13Il s’agit donc pour l’individu d’assumer le caractère unique de son existence. Or, ceci implique, d’abord, de déterminer la signification de son existence (quel but sert-elle ? à quelle fin l’individu existe-t-il ?) et ensuite, de s’efforcer à vivre en conformité avec cette signification (servir ce but, contribuer à cette fin).

14Mais il nous faut aller encore plus loin. Si devenir soi signifie admettre l’unicité de son existence et prendre sur soi de résoudre l’énigme du sens de sa propre vie, ce « soi » qu’il s’agit de devenir doit s’entendre comme l’objet d’une conquête. Il ne s’agit pas de déployer des facultés qui seraient déjà-là mais de parvenir jusqu’à la découverte d’une tâche qui nous définirait en propre, tout en nous assignant un but à accomplir. Lorsque Nietzsche s’emploie à décrire les implications de cette injonction à « être soi-même » formulée au premier chapitre, il parle encore de « se trouver [sich zu finden] » ou de « venir à soi [zu sich zu kommen]16 ». Que ce soit par le lexique de la recherche ou Unknown Author2024-11-04T14:23:00par celui du déplacement, le philosophe insiste de la sorte sur la mobilité sur laquelle repose l’effort pour devenir soi, et donc, sur la distance qui nous sépare en réalité de nous-mêmes.

15Autrement dit, non seulement nous ne sommes pas ce que nous croyons être, puisque nous nous assimilons à la masse là où notre dignité réside dans le fait d’assumer notre cheminement individuel, mais nous ne nous cherchons pas au bon endroit, puisque nous croyons que ce que nous sommes est au fond de nous, comme une essence cachée qu’il nous faudrait découvrir en sondant notre intériorité, là où elle se situe au contraire hors de nous, et même au-dessus de nous. Toujours dans le premier chapitre, Nietzsche écrit : « Car ton essence vraie [dein wahres Wesen] n’est pas cachée au fond de toi, elle est placée infiniment au-dessus de toi ou du moins de ce que tu prends communément pour ton moi [was du gewöhnlich als dein Ich nimmst]17. »

16En somme, devenir soi, dans la troisième Inactuelle, ce n’est pas autre chose que conquérir le sens de son existence singulière. Non pas dévoiler un soi profond, manifester un être, mais se hisser jusqu’à un soi supérieur, découvrir une tâche en fonction de laquelle diriger son existence.

1. 2. Le rôle de l’éducateur dans le devenir soi

17Mais que signifie concrètement, prendre en charge la responsabilité de son existence ? Comment devient-on soi ? Pour rappel, l’enjeu est double : d’une part, il s’agit de résoudre l’énigme de sa propre vie, découvrir sa signification ; d’autre part, il s’agit de s’en montrer digne, de parvenir à suivre la direction que celle-ci impose. Or, c’est à ces deux titres que la figure de l’éducateur semble mobilisée par le texte nietzschéen : d’abord en tant qu’outil pour se connaître, puis en tant que modèle à suivre.

18Commençons par interroger l’éducateur comme intermédiaire de la connaissance de soi. Dans le premier chapitre, apparaît la célèbre formule : « tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs18 ». Celle-ci ne signifie pas que l’éducateur doit être celui qui rompt les chaînes qui maintiennent l’individu attaché à l’influence rassurante de la masse, puisqu’une telle responsabilité revient précisément à l’éduqué lui-même. Si les éducateurs libèrent dans la troisième Inactuelle, c’est au sens où ils fournissent à l’individu les moyens de se connaître lui-même, ou plutôt de reconnaître ce « soi » vers lequel il doit tendre. Si le soi n’est pas, en effet, une essence figée mais une aspiration vers, non un déjà-là mais un au-delà, alors celui-ci ne peut être appréhendé que de l’extérieur, et c’est à ce titre que l’éducateur peut être mobilisé. Or, le texte ouvre ici deux pistes d’interprétation.

19Premièrement, l’éducateur peut valoir en tant qu’« [objet vénéré19] », c’est-à-dire en tant que symptôme. Vénérer implique en effet non seulement de s’attacher à quelqu’un ou quelque chose, mais encore de s’y soumettre : ce qui est vénéré, c’est ce à quoi l’individu obéit, en vertu d’une profonde admiration. Or, en interrogeant ainsi ce que l’on tient ou a tenu pour supérieur, on peut reconstituer sa « loi » d’évaluation, c’est-à-dire la règle d’après laquelle on estime puis dépasse ce à quoi l’on avait précédemment accordé de la valeur. Nietzsche décrit ainsi l’examen entrepris par la jeune âme :

Qu’as-tu vraiment aimé jusqu’à ce jour, quelles choses t’ont attirée, par quoi t’es-tu sentie dominée et tout à la fois comblée ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets vénérés et peut-être te livreront-ils, par leur nature et leur succession, une loi, la loi fondamentale de ton vrai moi [das Grundgesetz deines eigentlichen Selbst]. Compare ces objets, vois comme ils se complètent, s’élargissent, se surpassent, se transfigurent mutuellement, comme ils forment une échelle graduée sur laquelle jusqu’à présent tu as grimpé jusqu’à ton moi [zu dir selbst hingeklettert bist]20.

20L’éducateur, dans la mesure où il est une telle chose qui a tout à la fois dominé et comblé l’individu, participe à lui révéler cette « loi » qui le définit en propre. Mais l’éducateur semble également pouvoir être interrogé en raison du rôle éducatif singulier qui est le sien. En effet, former quelqu’un implique d’esquisser les contours d’une frange d’« informable » en l’individu, de mettre à jour une part résistant à tout effort de modelage par autrui. Or, ce résidu incompressible d’éducation21, c’est précisément ce qu’il y a de plus fondamental chez l’individu selon Nietzsche :

Tes vrais éducateurs, ceux qui te formeront [deine wahren Erzieher und Bildner], te trahiront ce qui est vraiment le sens originel et la substance fondamentale de ton essence [der wahre Ursinn und Grundstoff deines Wesens], ce qui résiste absolument à toute éducation [Unerziehbares] et à toute formation [Unbildbares], quelque chose en tout cas d’accès difficile, comme un faisceau lié et rigide22 […].

21Le « soi » se révèle donc comme horizon des objets vénérés et comme reste des efforts éducatifs. Et c’est à ce double titre qu’en éduquant l’individu, l’éducateur lui révèle qui il est.

22Mais l’éducateur sert encore de modèle à imiter. Le troisième chapitre de l’Inactuelle s’ouvre ainsi sur l’affirmation provocante selon laquelle la valeur des philosophes est fonction, non de la solidité logique de leur doctrine, ni de la qualité de leur production littéraire, mais de leur capacité à donner un exemple par leur propre vie : « J’estime un philosophe dans la mesure où il est en état de donner un exemple23 », écrit Nietzsche. C’est en effet en rendant visibles les principes de sa philosophie à travers ses actes et ses pratiques quotidiennes, qu’un philosophe peut non seulement prouver qu’il est possible de vivre en s’y soumettant, mais encore qu’il est souhaitable de se les donner pour règles de conduite. Or, cette capacité à donner l’exemple se trouve d’emblée associée par Nietzsche à la puissance éducative du philosophe Schopenhauer24.

23Schopenhauer est ainsi présenté comme un « modèle humain25 » donnant à voir la philosophie telle qu’elle devrait être, c’est-à-dire une recherche audacieuse de la vérité et non une « “science pure” », inféodée au pouvoir étatique et à l’autorité universitaire. Plus fondamentalement encore, son exemplarité vient de ce qu’il est parvenu à accomplir sa tâche et à manifester cette conception exigeante de la philosophie, en dépit des menaces de dissolution interne26 comme de l’influence délétère du temps présent27 qui pesaient sur son développement. C’est en surmontant de telles épreuves que Schopenhauer est devenu ce qu’il est. Ce sont donc ces qualités, c’est-à-dire cette fidélité à ce qu’il a reconnu être le sens de son existence et cette ténacité dans sa résolution à y obéir, qu’il convient d’imiter, pour devenir soi à son tour28.

24En somme, ce premier examen de la signification du devenir soi nous permet de comprendre en quel sens la figure de l’éducateur peut intervenir dans cet effort : à la fois comme révélateur de ce que l’on est et comme modèle de courage dans l’assomption de son unicité. Toutefois, cette première caractérisation passe à côté de la détermination fondamentale de l’éducation, telle qu’elle est développée dans le reste de l’Inactuelle, à savoir sa portée culturelle. Il nous faut donc encore revenir sur la manière dont l’éducateur exerce sa puissance éducative sur l’éduqué, pour comprendre comment celui-ci peut lui permettre de devenir soi.

2. Éduquer : l’éducateur comme opérateur d’un dépassement de soi

2. 1. Efficacité de l’action éducative

25En quoi consiste dès lors l’effet de l’éducateur ? Sur quoi repose l’efficacité de son action éducative ? C’est bien à cette question que se confronte Nietzsche lui-même, au cinquième chapitre de sa Considération. En effet, après avoir présenté les dangers surmontés par Schopenhauer au chapitre trois, puis le type de l’homme véridique qu’il représente au chapitre quatre, il reste au philosophe à justifier en quel sens Schopenhauer peut effectivement être considéré comme éducateur. Il lui faut ainsi prouver que son maître n’est pas seulement digne d’être imité, mais qu’il le peut être effectivement, ou, plus précisément, il lui faut montrer en quoi l’idéal qu’il incarne peut exercer un effet concret. En un mot, il lui faut dire en quoi Schopenhauer éduque :

Le plus difficile reste à faire : dire comment se dégage de cet idéal un nouveau cycle de devoirs [Kreis von Pflichten] et comment l’on peut avec un but aussi transcendant se mettre en relation avec une activité régulière, bref montrer que cet idéal éduque29.

26Cet extrait nous apprend qu’éduquer consiste à déduire des devoirs d’un idéal, c’est-à-dire à susciter la répétition régulière d’une activité par un individu, depuis la considération d’un but supérieur. Car incarner un idéal n’implique pas nécessairement de produire des effets. Encore faut-il que celui-ci puisse être visé, c’est-à-dire reconnu comme une fin supérieure et traduit en actions concrètes. Autrement dit, pour éduquer, être grand ne suffit pas : il faut encore parvenir à faire s’élever, au risque de conduire à la résignation ou à la contradiction interne. Tel est l’enjeu de la démonstration par Nietzsche de la signification éducative de Schopenhauer : « est-il possible de rapprocher de nous ce but incroyablement élevé de sorte qu’il nous éduque [dass es uns erzieht], tout en nous élevant [während es uns aufwärts zieht]30 ? »

27Or, selon Nietzsche, cette efficace éducatrice du philosophe est suspendue à ce qu’il appelle la « pensée fondamentale de la culture [Grundgedanke der Kultur]31 ». C’est depuis cette perspective qu’il est permis à l’individu de déduire de l’idéal schopenhauerien un véritable « cycle de devoirs » et d’orienter sa vie en fonction de la tâche qu’il reconnaît maintenant pour sienne : « favoriser la naissance du philosophe, de l’artiste et du saint en nous et en dehors de nous et travailler ainsi à l’achèvement de la nature32. » Le chapitre cinq développe en effet une conception normative de l’humanité déterminée par sa signification pour la nature : seul l’homme est capable de donner un sens à sa vie et à sa souffrance ; la nature trouve donc son achèvement en l’homme, dans la mesure où il lui fournit le moyen de se comprendre elle-même33. Or, si une telle lucidité se réalise en effet dans les grands hommes que sont « les philosophes, les artistes et les saints34 », la plupart des individus n’y accèdent que de manière provisoire, sinon jamais. La culture se donne dès lors pour but de parachever la nature en favorisant la naissance et le déploiement de « ces hommes véritables, ceux qui ne sont plus des animaux ».

28Schopenhauer, en tant que philosophe, incarne l’une de ces figures de l’humanité normative. S’il éduque, c’est donc dans la mesure où il révèle par son existence même le but de la culture, et induit celui qu’il éduque à participer à la naissance d’hommes tel que lui.

2. 2. L’éducation comme subordination de l’individu à la culture

29Mais l’éduqué ne se sacrifie-t-il pas de la sorte au profit de la culture ? N’est-il pas alors la victime de cette tendance à camoufler le caractère unique de son existence en se mettant au service d’un devenir historique qui l’intègrerait, tendance justement dénoncée par Nietzsche au chapitre quatre ? La « culture » ne serait-elle pas, comme la « race », l’« État » ou la « science35 », l’un de ses masques derrière lesquels l’individu trouverait à se cacher ? Au contraire, il convient ici de souligner que c’est par la compréhension de la fin de la culture que l’individu est amené à reconnaître la valeur de son existence propre. La tâche de la culture est l’horizon à partir duquel il lui est permis de devenir soi, quoiqu’il lui faille reconnaître, ainsi, la nécessité de se dépasser soi-même.

30En effet, devenir soi n’implique pas nécessairement un destin grandiose à accomplir : cette injonction s’adresse à tout individu en raison de l’unicité de toute existence ; mais si l’individu qui choisit d’y répondre se distingue par là-même de la masse, il ne devient pas pour autant nécessairement un grand homme36. Chaque existence mérite d’être prise en charge en tant que moment singulier du devenir humain, mais cela n’implique pas une égalité de valeur entre ces différents moments. Comme y revient Nietzsche au début du sixième chapitre, la valeur d’une espèce n’est pas d’assurer la prospérité de la masse, mais de parvenir à l’épanouissement de quelques exemplaires isolés, par lesquels elle est finalement amenée à se dépasser elle-même. L’individu ne vaut donc ni en lui-même, ni pour son sacrifice à l’égard du plus grand nombre, mais seulement dans la mesure où il sert un individu de plus grande valeur que lui : « Ce n’est sûrement que dans la mesure où tu vis au profit de l’exemplaire le plus rare et le plus précieux, et non au profit du plus grand nombre c’est-à-dire de ceux qui, pris isolément, sont les exemplaires de la moindre valeur37. »

31Par conséquent, en se comprenant comme un intermédiaire, un moyen de la culture, l’éduqué ne nie pas l’exigence de devenir soi, mais trouve au contraire un sens à son existence et découvre une tâche d’après laquelle régler la conduite de sa vie38. Devenir soi, cela passe donc aussi par le fait d’œuvrer à l’avènement d’individus supérieurs et ultérieurs à soi. L’éducation est l’opération d’un tel dépassement de soi, au sens d’un abandon de la priorité ordinairement accordée au « je39 » et d’une ouverture de l’individu à une tâche de culture qui lui donne sa signification et sa valeur en retour.

3. S’éduquer : l’éducateur comme terme de l’éducation de soi

32Mais où se trouve, au juste, l’éducateur dans ce processus d’éducation ? S’il apparaît bien être celui qui oriente l’individu dans la découverte du sens et de la tâche de son existence singulière, ce n’est cependant qu’à titre d’idéal : ni sa présence, ni même son existence actuelle ne semblent requises. Schopenhauer était déjà mort lorsque Nietzsche a commencé de le lire ; et il lui a fallu encore, comme il le décrit à la fin du deuxième chapitre, reconstituer « l’homme vivant40 » derrière « le livre ». Il semble donc que la relation entre éducateur et éduqué n’ait pas nécessairement à être incarnée, c’est-à-dire à reposer sur une rencontre physique entre les deux intéressés. S’il est des éducateurs vivants, il peut en être des morts41. D’avantage, celle-ci semble complètement inversée, dans la mesure où l’éducateur apparaît ici moins comme l’initiateur d’un effort éducatif visant la formation de l’éduqué, que comme le produit des soins de l’éduqué lui-même. Si l’éducateur, par son caractère exceptionnel, révèle à l’éduqué sa propre vocation, c’est bien l’éduqué lui-même qui œuvre à la « reconstitution » de son maître comme à la diffusion de son œuvre, et c’est lui qui s’emploie à le faire renaître, c’est-à-dire à permettre l’apparition de futurs éducateurs tels que lui. L’éducateur semble paradoxalement constituer la véritable fin du processus éducatif. Or, c’est précisément cette tension que va nous permettre d’élucider la notion d’éducation de soi.

3. 1. Éducation de soi et crise des éducateurs

33Que faut-il alors entendre par éducation de soi ? La tentation est grande d’y voir une simple variation sur le thème du devenir soi. Et de fait, le terme est bien employé par Nietzsche dans la continuité des appels à assumer son existence, lorsqu’il ouvre son deuxième chapitre :

Lorsque autrefois je m’abandonnais à ma guise à former des vœux, je m’imaginais que le terrible effort, le redoutable devoir de m’éduquer moi-même [mich selbst zu erziehen] me serait épargné par le destin parce qu’au bon moment je trouverais un philosophe pour m’éduquer, un vrai philosophe auquel on puisse obéir sans plus de réflexion parce qu’on aurait en lui davantage de confiance qu’en soi-même42.

34Or, cette citation montre d’emblée que l’éducation de soi ne saurait se confondre avec le devenir soi : si le deuxième est une injonction qui s’adresse à tout individu, dans la mesure où elle prend source dans le caractère unique de l’existence de chacun43, la première est un devoir ne concernant qu’un petit nombre d’êtres, et qui s’ancre dans un contexte culturel précis. Ainsi, on pourra dire que l’éducation de soi peut être une manière pour un individu, dans une situation donnée, de devenir lui-même, mais non que devenir soi exige que l’on prenne systématiquement en charge sa propre éducation.

35En effet, Nietzsche insiste ici sur son désir de trouver un philosophe qui serait à même d’assurer son éducation. Il semble permis d’en déduire que l’éducation, entendue comme le fait, pour un individu, d’être formé au service de la culture, est un impératif culturel constant ; elle ne devient cependant une responsabilité individuelle que pour celui qui ne disposerait de personne pour l’introduire à cette tâche44. Autrement dit, c’est le défaut d’éducateur qui fonde la nécessité de l’éducation de soi. Ce qu’il est fondamental de comprendre ici, c’est donc que cette structure réflexive d’une formation de l’individu par lui-même doit s’entendre comme la conséquence d’une crise de l’éducation moderne. Et en effet, si le philosophe commence par ouvrir son chapitre sur la description de son propre besoin éducatif, il s’attache immédiatement après à dresser le constat d’une défaillance des institutions pédagogiques allemandes. Il souligne en particulier un triple défaut de l’éducation allemande, caractérisée par l’absence d’éducateurs (1) qui apprennent aux jeunes gens à bien écrire et bien parler45, (2) qui subordonnent la formation du savant à son développement en tant qu’homme46, et (3) qui fournissent des modèles de moralité pour l’ensemble de la société allemande47.

36Or, plus qu’un manque quantitatif d’éducateurs, l’Allemagne est victime d’un défaut qualitatif, lié à sa conception de l’éducation. Nietzsche insiste d’ailleurs lui-même sur ce point : le problème vient de l’incapacité de l’Allemagne à saisir la difficulté et la noblesse de la tâche éducative : « quelle piètre figure nous faisons, nous, hommes modernes, face aux Grecs et aux Romains, ne fût-ce même qu’au regard du sérieux et de la sévérité dans la conception des tâches de l’éducation48. » Ainsi, incapable de comprendre la finalité culturelle de l’éducation, l’Allemagne ne parvient pas à saisir la signification proprement normative de l’éducateur, et au lieu de grands hommes qui introduisent les individus à la finalité de la culture, elle se contente de professionnels qui font de l’instruction leur gagne-pain, et d’institutions étranglées par l’impératif de productivité que leur impose l’État :

De quoi ne se contente-t-on pas, même dans nos cercles les plus distingués et les plus instruits, en fait de précepteurs ! De quel ramassis d’esprits biscornus et d’institutions vieillottes ne se satisfait-on pas souvent sous le nom de lycée ! Quel établissement supérieur, quelle université nous satisfont, nous tous – quels dirigeants, quelles institutions, comparés à la difficulté de la tâche d’éduquer un homme pour en faire un homme49 [einen Menschen zum Menschen zu erziehen] !

37Nietzsche insiste ainsi sur la gravité de la situation présente : en maintenant des institutions inutiles et des maîtres incompétents, la culture allemande pervertit l’éducation des jeunes générations, leur interdisant ainsi d’œuvrer, précisément, pour l’avenir de la culture50. Autrement dit, non seulement il n’existe pas actuellement d’éducateurs en Allemagne, mais l’incapacité du temps présent à en percevoir le besoin rend impossible leur apparition future.

38Comment dès lors sortir de ce cercle ? L’emploi par Nietzsche d’une analogie avec la médecine51 paraît souffler la réponse. En insistant sur la profondeur de la crise présente, qui rend les éducateurs victimes de la dégénérescence d’une culture dont ils devraient pourtant assurer la survie, elle signale en creux la nécessité, pour ces mêmes éducateurs, de consolider leur santé. : « Car où sont les médecins de l’humanité moderne qui soient eux-mêmes assez fermes et solides sur leurs pieds pour pouvoir par surcroît soutenir un autre et le guider par la main52 ? » En d’autres termes, il faut une éducation nouvelle des éducateurs, qui en garantisse l’émergence et assure le déploiement approprié de leur action pour la culture. Or, c’est précisément l’éducation de soi qui constitue cette première éducation des éducateurs.

3. 2. « Éduquer les éducateurs »

39L’éducation de soi doit en effet se comprendre non seulement sur fond de crise des éducateurs, mais aussi comme remède à cette défaillance éducative. Elle n’est pas en effet un simple palliatif, permettant de s’éduquer quand personne n’est là pour le faire. La majorité des hommes se contente en effet très bien des institutions pédagogiques existantes et n’éprouve pas le besoin de prendre en charge leur formation. S’éduquer est déjà une démarche qui singularise une certaine classe d’individus, conscients à la fois du but de la culture, de l’état actuel de l’éducation allemande, et de la nécessité d’agir aujourd’hui pour permettre aux générations futures de renouveler cette éducation. S’éduquer, cela signifie donc bien servir la culture, en sautant, si l’on peut dire, par-dessus le manque d’éducateurs. Il est alors possible de distinguer une ambition correctrice et une portée fondatrice de l’éducation de soi.

40D’abord, l’éducation de soi vise à s’arracher à l’influence de l’éducation présente, c’est-à-dire les préjugés et coutumes du temps, inculqués à l’individu par l’intermédiaire de l’école, du milieu familial, social ou professionnel. L’éducation de soi a donc une valeur purificatrice, dans la mesure où elle cherche à éliminer ce qui, chez l’individu, provient de sa seule inscription dans une époque et une société donnée53. C’est ce sur quoi insiste justement Nietzsche à la fin du troisième chapitre, décrivant le combat que Schopenhauer dut mener contre son temps :

[D]ans le temps, [le grand homme] combat ce qui l’empêche d’être grand, ce qui chez lui ne signifie jamais que : être libre et tout à fait lui-même. Il s’ensuit que son hostilité est au fond dirigée contre ce qui est en lui-même, certes, mais n’est pas véritablement lui-même, dirigée contre le mélange impur et confus d’éléments incompatibles à jamais inconciliables, contre la fausse soudure de l’actuel [des Zeitgemässen] à son propre caractère inactuel [sein Unzeitgemässes] ; et à la fin, il se révèle que le prétendu fils de son temps n’en est que le bâtard. Ainsi, dès sa plus tendre jeunesse, Schopenhauer s’est-il dressé contre cette mère fausse, vaniteuse et indigne, son époque, et en l’expulsant pour ainsi dire de lui il a purifié et guéri son être et il s’est retrouvé dans la santé et la pureté qui lui appartiennent54.

41À cet arrachement au présent répond l’ambition de fonder un nouvel ordre éducatif. S’éduquer ne signifie pas seulement se défaire de l’éducation reçue, mais également poser les linéaments d’une éducation future. Comme le souligne Nietzsche à la fin du cinquième chapitre de son Inactuelle, les circonstances sont aujourd’hui défavorables à la naissance d’un homme tel que Schopenhauer : on ne peut que travailler à corriger ces conditions pour contribuer à l’émergence future de ces grands hommes que l’on n’a pu devenir soi-même55. Or, si l’on peut s’employer à réformer les institutions pédagogiques (comme l’évoque le chapitre six), à diffuser l’œuvre du philosophe auprès des cercles d’esprits libres (comme l’indique le chapitre sept) ou encore militer pour une séparation de la philosophie et de l’État (comme y revient longuement le chapitre huit), l’éducation de soi est une manière d’agir directement sur les éducateurs de demain.

42En effet, les éducateurs ont eux aussi besoin d’être éduqués pour reconnaître et embrasser leur vocation éducative56. Donner naissance aux premiers éducateurs suppose bien de les former, de les rendre aptes à devenir eux-mêmes. Or, éduquer les éducateurs suppose bien de s’être soi-même éduqué, d’avoir conquis sa signification pour la culture, en l’absence d’éducateurs, contre l’influence des éducateurs présents, et pour faire advenir de véritables éducateurs. Comme le résume un fragment posthume de quelque mois postérieur à la publication de Schopenhauer éducateur, ceux qui prennent en charge d’éduquer les éducateurs à venir, doivent être des auto-éduqués, c’est-à-dire s’être éduqués eux-mêmes : « Éduquer les éducateurs ! Mais les premiers doivent s’éduquer eux-mêmes ! Et c’est pour eux que j’écris57. »

43Par conséquent, l’éducation de soi trouve son sens final dans l’éducation de l’humanité elle-même. S’éduquer, cela sert à inaugurer un nouvel ordre éducatif ; c’est faire de soi-même un terreau favorable à l’épanouissement de germes de nouveaux éducateurs, qui prendront en charge la formation des hommes de demain. Or, comme l’indique cette fois une lettre contemporaine de l’élaboration de la troisième Inactuelle, pour devenir ainsi « “éducateur” au sens le plus élevé du terme58 », et non au sens dévoyé d’enseignant ou professeur, promu par une éducation dirigée par et pour l’État, il faut encore « devenir son propre éducateur ».

Conclusion

44En somme, celui qui s’éduque n’est pas seulement celui qui entreprend d’assurer sa formation à défaut d’éducateurs, ni même seulement celui qui s’évertue à éliminer en lui l’influence de l’éducation de son temps, mais il est plus fondamentalement encore celui qui cherche à se faire lui-même éducateur des futurs éducateurs. Par conséquent, l’éducation de soi parait bien être une clé de lecture indispensable pour mesurer la gravité de la situation culturelle et éducative de l’Allemagne que diagnostique la troisième Inactuelle, mais encore pour donner toute son ampleur à la figure de l’éducateur qui y est décrite.

45En définitive, pourquoi ce texte fait-il donc se rencontrer injonction à devenir soi, et figure de l’éducateur ? S’il est possible d’arguer que l’éducateur peut valoir à titre de révélateur ou d’exemple pour devenir soi ; si l’on peut préciser que l’éducateur sert en l’occurrence à manifester à l’individu la signification de son existence au service de la culture ; il faudrait reconnaître que l’éducateur est plus encore, pour Nietzsche, celui qu’il s’agit de devenir.

46Ainsi, nous comprenons finalement pourquoi, selon Ecce Homo, décrire le parcours et la signification éducative de Schopenhauer était une manière, pour Nietzsche, de reconnaître et anticiper sa propre tâche. Si Nietzsche y posait « un problème d’éducation sans pareil59 », c’est-à-dire une conception inédite de l’éducation de soi60, c’est bien parce qu’il commençait à comprendre que dans son cas, devenir lui-même signifierait devenir « éducateur61 ».

Notes

1 Il convient ici de rappeler que sept ans auparavant, le jeune étudiant en philologie s’était déjà approprié la formule de Pindare « Γένοι ̓ οἷος ἐσσὶ » (Pythiques, II, v. 72), placée en épigraphe de sa dissertation sur Diogène Laërce et dont il affirmait faire sa devise à ses amis. Voir la lettre à Carl von Gersdorff du 24 novembre et 1er décembre 1867 et la lettre à Erwin Rohde du 1er-3 février 1868 dans Nietzsche (F.), Correspondance, traduit par Baatsch (H.-A.), Bréjoux (J.) et de Gandillac (M.), Paris, Gallimard, 1986, t. I, p. 568 et p. 536. Relevons par ailleurs qu’en choisissant de ne pas traduire le « μαθών » présent dans la suite du vers de Pindare, Nietzsche élimine sciemment la référence à la connaissance de soi pourtant assumée par le poète grec. Sur la traduction de la formule pindarique et sa reformulation nietzschéenne, voir notamment Quérini (N.), De la connaissance de soi au devenir soi. Platon, Pindare et Nietzsche, Paris, Garnier, 2023, p. 231-232, p. 242 et p. 256-257. Voir également Babich (B.), « Nietzsche’s Imperative as a Friend’s Encomium: On Becoming the One You Are, Ethics, and Blessing », Nietzsche-Studien, n°32, 2003, p. 29-58, et Astor (D.), « Comment l’on devient ce que l’on est », in Astor (D.), Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique, Autrement, 2016, p. 51-64.

2 Nietzsche (F.), Humain, trop humain, Paris, Flammarion, 2019, § 252, p. 275 : « mon écrit parénétique sur Schopenhauer ». Pour chaque citation, nous indiquerons le passage correspondant dans l’édition allemande de référence des œuvres philosophiques complètes au format de poche : Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, éditée par Colli (G.) et Montinari (M.), Munich/Berlin/New York, Deutscher Taschenbuch Verlag/Walter de Gruyter, 1980, édition corrigée, 1988, 15 vol. Nous nous y rapporterons désormais par l’abréviation KSA, en précisant le numéro du volume. Ici : KSA, 2, p. 210.

3 Nietzsche (F.), Schopenhauer éducateur, in Nietzsche (F.), Considérations Inactuelles III et IV, traduit par Baatsch (H.-A.) et. al., Paris, Gallimard, 1990, § 1, p. 18 (KSA, 1, p. 338).

4 Nietzsche (F.), Ecce Homo, traduit par Blondel (É.), Paris, Flammarion, 1992, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Les Intempestives », § 3, p. 111 (KSA, 6, p. 320).

5 Rappelons que le titre allemand de la considération publiée en octobre 1874 est « Schopenhauer als Erzieher ».

6 Pour les œuvres publiées avant les Inactuelles, voir par exemple la Naissance de la tragédie, § 18 ou les conférences Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, II et V. Le terme est encore employé dans un fragment préparatoire à la quatrième considération consacrée à Wagner, voir Fragments posthumes [désormais FP] des Considérations Inactuelles III et IV, 11 [46].

7 Dans les Inactuelles, voir De l’utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 10 ainsi que Schopenhauer éducateur, § 2. Les fragments posthumes la mentionnent encore à quatre reprises, voir FP des Considérations Inactuelles I et II, 29 [204] et FP des Considérations Inactuelles III et IV, 34 [8], 34 [36] et 5 [25].

8 Précisons que cet article s’attache à analyser le rapport entre éducateur et devenir soi, tel qu’il s’est noué spécifiquement dans la troisième Inactuelle et son contexte de rédaction immédiat. Après la rupture avec Wagner et la mise à distance de la doctrine schopenhauerienne, ces notions seront traitées avec plus d’ampleur : l’éducation de soi ne sera plus délimitée par le contexte d’une éducation en crise, mais déterminée comme fin en soi et par ailleurs signe distinctif du penseur (voir Le Voyageur et son ombre, § 267), la figure de l’éducateur se verra pluralisée, comme en témoigne notamment la catabase de Nietzsche à la fin d’Opinions et sentences mêlées (§ 408), tandis que l’analyse des mécanismes pulsionnels, soubassement théorique à l’ambition de Züchtung (dressage) de l’humanité, fournira les moyens concrets d’une formation de soi (voir par exemple Aurore, § 540). Toutefois, ce que la troisième Inactuelle expose de la relation réciproque entre éduqué et éducateur ainsi que de l’effort d’éducation de soi que celle-ci implique, reste opérant dans la suite de l’œuvre et révèle la manière qu’a Nietzsche d’aborder la problématique du devenir soi.

9 Nietzsche (F.), Schopenhauer éducateur, éd. cit., § 1, p. 18 (KSA, 1, p. 338).

10 Il suffit de lire attentivement la description du « retour à soi » proposée au premier chapitre pour s’en convaincre : à la condamnation d’une approche introspective, fondée sur l’impossibilité, la dangerosité et l’inutilité d’une entreprise de connaissance directe de soi, répond le rejet d’une conception de l’essence comme identité immuable à découvrir dans les profondeurs de l’individu. Sur la prise de distance de Nietzsche à l’égard d’une conception fixiste du soi, voir encore la description de la plasticité du caractère et de la possibilité, pour l’individu, de se créer une « seconde nature », dans la deuxième Inactuelle. Voir De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, § 3 et § 10.

11 Ibidem, § 1, p. 17 (KSA, 1, p. 337).

12 En témoigne la conception commune de la vie héroïque, analysée par Nietzsche au chapitre quatre. La plupart des gens se figurent en effet que le héros est tel « par cadeau en quelque sorte et pour son plaisir » ou « par obéissance aveugle à cette nécessité intérieure », c’est-à-dire qu’ils font du fait d’être grand ou petit un destin qui se décide extérieurement à l’individu. Or, le grand homme est grand, non car il jouit d’une faveur ou est soumis à une contrainte, mais il est devenu grand car il a été capable d’entendre l’appel de sa conscience et d’y répondre en refusant avec courage et lucidité les tentations d’une vie facile (Ibid., § 4, p. 49 ; KSA, 1, p. 373).

13 Ibid., § 1, p. 17 (KSA, 1, p. 337-338).

14 Ainsi, le grand penseur méprise les hommes transformés en « marchandises fabriquées en série » tandis que les générations futures reconnaîtront dans l’époque moderne « une période où ce n’étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d’homme, interprètes de l’opinion » (Ibid., § 1, p. 18 ; KSA, 1, p. 338).

15 Ibid., § 1, p. 19 (KSA, 1, p. 339).

16 Ibid., § 1, p. 21 (KSA, 1, p. 341).

17 Ibid., § 1, p. 20 (KSA, 1, p. 340-341).

18 Ibid., § 1, p. 20 (KSA, 1, p. 341).

19 Nous reprenons au singulier l’expression « verehrten Gegenstände » (Ibid., § 1, p. 20 ; KSA, 1, p. 340).

20 Ibid., § 1, p. 20 (KSA, 1, p. 340).

21 Ce « granit de fatum spirituel » que décrira Par-delà bien et mal, ne doit toutefois pas être envisagé comme le retour inaperçu d’une conception substantialiste du soi : c’est bien un complexe pulsionnel dont l’organisation hiérarchique infra-consciente échappe à l’individu et détermine pourtant ce qui résiste chez lui à tout effort d’apprentissage. Voir Par-delà bien et mal, traduit par Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2000, § 231, p. 207 (KSA, 5, p. 170).

22 Nietzsche (F.), Schopenhauer éducateur, éd. cit., § 1, p. 20 (KSA, 1, p. 341).

23 Ibidem, § 3, p. 29 (KSA, 1, p. 350).

24 L’association nietzschéenne de l’exemplarité et de l’éducation est particulièrement visible dans la formule suivante : « cette distinction entre dangers constitutifs et dangers d’époque est essentielle pour comprendre ce qu’il y a d’exemplaire et d’éducateur [das Vorbildliche und Erzieherische] dans la nature de Schopenhauer » (Ibid., § 3, p. 37 ; KSA, 1, p. 360). Pour une justification de la vertu pédagogique de l’exemple, voir les textes préparatoires au projet d’Inactuelle consacrée au philologue : FP des Considérations Inactuelles III et IV, 5 [171] et [174].

25 Ibid., § 3, p. 30 (KSA, 1, p. 351).

26 Les « dangers de constitution [Consitutionsgefahren] » tiennent à la difficulté que rencontre tout individu cherchant à exprimer son unicité (Ibid., § 3, p. 37 ; KSA, 1, p. 360).

27 Les « dangers d’époque [Zeitfegahren] », sont liés à l’inscription du philosophe dans une époque qui l’entrave dans son effort pour évaluer l’existence de manière générale (Ibid., § 3, p. 37 ; KSA, 1, p. 360).

28 Ceci s’observe encore plus clairement dans la quatrième Inactuelle, qui s’attache à montrer comment Wagner est devenu ce qu’il est, en dépit des obstacles inhérents à son développement. L’expression encadre ainsi de manière explicite la description de ce devenir : « comment il est devenu ce qu’il est [wie er wurde, was er ist] » et « comment s’est fait l’homme Wagner [wie Wagner, der Mensch, wurde] ». Voir Richard Wagner à Bayreuth, in Considérations Inactuelles III et IV, éd. cit., § 1, p. 102 et § 9, p. 146 (KSA, 1, p. 434 et p. 484).

29 Nietzsche (F.), Schopenhauer éducateur, éd. cit., § 5, p. 51 (KSA, 1, p. 376).

30 Ibidem.

31 Ibid., § 5, p. 56 (KSA, 1, p. 382).

32 Ibidem.

33 Après avoir défini l’animal par son incapacité à donner du sens à sa propre souffrance, Nietzsche écrit : « […] et si la nature entière s’empresse vers l’homme, elle donne ainsi à entendre qu’il lui est nécessaire pour la délivrer de la malédiction de la vie animale et qu’enfin en lui l’existence se présente à elle-même un miroir sur le fond duquel la vie n’apparaît plus insensée mais au contraire dans sa signification métaphysique. » (Ibid., § 5, p. 53 ; KSA, 1, p. 378).

34 Ibid., § 5, p. 55 (KSA, 1, p. 380).

35 Telles sont les trois fins illusoires auxquelles l’homme moderne se remet prioritairement selon Nietzsche, perdant ainsi toute notion de la singularité de son existence : « Celui qui ne comprend sa vie que comme un point dans le développement d’une race, d’un État ou d’une science et veut donc pleinement s’intégrer à l’histoire du devenir, partant à l’histoire tout court, n’a pas compris la leçon que l’existence lui donne et il lui faudra l’apprendre une nouvelle fois. » (Ibid., § 4, p. 49-50 ; KSA, 1, p. 374).

36 Tel est le constat nostalgique de l’individu qui reconnaît le chemin du philosophe sans pour autant être capable de l’emprunter lui-même : « En retour, quel destin que de pressentir assez de la destination et de la félicité propres du philosophe pour éprouver toute l’indétermination et le malheur du non-philosophe, de celui qui désire sans espoir ! Se savoir comme le fruit sur l’arbre qu’un excès d’ombre empêchera de jamais mûrir, et voir tout à côté de soi le rayon de soleil qui fait tant défaut ! » (Ibid., § 5, p. 56 ; KSA, 1, p. 381).

37 Ibid., § 6, p. 59 (KSA, 1, p. 384-385).

38 Il lui faut participer au devenir des grands hommes, c’est-à-dire assurer les conditions qui leur permettront de devenir tels, là où cela ne lui a pas été permis : « [La culture] veut que nous préparions et que nous favorisions l’engendrement toujours nouveau de [l’homme de Schopenhauer], en faisant connaissance avec ce qui lui est hostile et en l’ôtant de son chemin – bref, elle veut qu’infatigables nous luttions contre tout ce qui nous a privés, nous, de l’accomplissement suprême de notre existence, en nous empêchant de devenir en personne de ces hommes selon Schopenhauer. » (Ibid., § 5, p. 57 ; KSA, 1, p. 383).

39 C’est ici le soi inférieur qui est dépassé, ce qui peut être identifié au point de vue de la pensée consciente et que Nietzsche appelle le « moi (Ich) », par opposition au soi supérieur, le « Selbst », qui dirige inconsciemment les actions entreprises et les épreuves traversées par l’individu. Sur le caractère réducteur de la perspective du « Ich », voir à nouveau Schopenhauer éducateur, § 1 mais aussi Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des contempteurs du corps » : « Tu dis “moi [Ich]” et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison ; il ne dit pas mot, mais il agit comme un Moi [Ich]. […] Le Soi [das Selbst] est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il détruit. Il règne, il est aussi le maître du Moi. » (Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Blanquis (G.), Paris, Flammarion, 2006, p. 72 ; KSA, 4, p. 39-40). Sur le sujet comme résultat d’une articulation dynamique entre Je et Soi, voir Marques (A.), « Cartographier le sujet chez Nietzsche : la distinction entre le Ich et le Selbst », in Aurore, tournant dans l’œuvre de Nietzsche ?, sous la direction de Denat (C.) et Wotling (P.), Reims, Epure, 2015, p. 357-373.

40 Nietzsche (F.), Schopenhauer éducateur, éd. cit., § 2, p. 28 (KSA, 1, p. 350).

41 Si Schopenhauer représente la deuxième catégorie, Wagner peut (encore) prétendre à la première.

42 Ibidem, § 2, p. 21 (KSA, 1, p. 341-342).

43 Il faut noter que l’injonction à devenir ce que l’on est prendra, dans la suite de l’œuvre de Nietzsche, une dimension au contraire élitiste et discriminante. Voir notamment FP d’Humain, trop humain I, 19 [40] et Humain, trop humain, § 263.

44 Nietzsche tient visiblement à souligner le caractère de devoir de l’éducation de soi, dans la mesure où il ajoute cette référence à l’obligation (« Verpflichtung ») dans la version définitive, tandis que le texte préparatoire ne faisait mention que de l’effort (« Bemühung ») : « Quand je me laisse aller à rêver, j’imagine que me soit facilitée la terrible peine [die schreckliche Bemühung] de devoir m’éduquer moi-même et que je trouve un philosophe qui me servirait d’éducateur, auquel je pourrais obéir, parce que je me fierais à lui plus qu’à moi-même ! » (FP des Considérations Inactuelles I et II, traduit par Rusch (P.), Paris, Gallimard, 1990, 29 [204], p. 439 ; KSA, 7, p. 711).

45 « S’il est sur-le-champ évident qu’on ne peut former de nos jours ni un orateur ni un écrivain – parce qu’il n’existe précisément pas pour eux d’éducateurs – […] » (Nietzsche (F.), Schopenhauer éducateur, éd. cit., § 2, p. 23 ; KSA, 1, p. 344).

46 « […] s’il est presque aussi évident qu’à l’heure actuelle un savant sera nécessairement perverti et dévié – parce que c’est la science, et donc une abstraction inhumaine qui doit l’éduquer – […] » (Ibid., § 2, p. 23 ; KSA, 1, p. 344).

47 « […] posons-nous enfin cette question : où sont à vrai dire pour nous tous, savants et ignorants, grands et petits, nos célébrités et nos modèles moraux [sittlichen Vorbilder] parmi nos contemporains, visible incarnation de toute morale créatrice [schöpferischen Moral] en ce temps ? » (Ibid., § 2, p. 23 ; KSA, 1, p. 344).

48 Ibid., § 2, p. 22 (KSA, 1, p. 343).

49 Ibid., § 2, p. 23 (KSA, 1, p. 343).

50 Ce cercle vicieux précipitant l’Allemagne dans la barbarie est plus longuement élaboré dans les cinq conférences sur L’avenir de nos établissements d’enseignement, prononcées par Nietzsche entre janvier et mars 1872.

51 Cette métaphore est loin d’être anodine, dans la mesure où Nietzsche se réclame lui-même du modèle du médecin pour penser la tâche du philosophe au service de la culture. Voir notamment FP des Considérations Inactuelles I et II, 23 [15].

52 Ibid., § 2, p. 25 (KSA, 1, p. 345-346).

53 Cette dimension purificatrice de l’éducation de soi est explicitement revendiquée dans la deuxième Inactuelle, que Nietzsche conclut sur la nécessité pour une « première génération » de s’éduquer elle-même afin de rompre avec le système éducatif existant et de permettre la renaissance de la culture allemande. L’éducation de soi est alors décrite comme une cure, un effort solitaire et douloureux de transformation de soi : « [C]’est dans cette vérité que notre première génération doit être élevée ; elle en souffrira certes plus que les autres, car elle doit à travers elle s’éduquer elle-même [sich selbst erziehen] et contre elle-même [und zwar sich selbst gegen sich selbst], s’arracher à une première nature et à des habitudes anciennes pour accéder à une nature et à des habitudes nouvelles […]. » (De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, in Considérations Inactuelles I et II, trad. Rusch (P.), Paris, Gallimard, 1990, § 10, p. 164 ; KSA, 1, p. 328).

54 Schopenhauer éducateur, § 3, p. 39 (KSA, 1, p. 362).

55 Nous paraphrasons ici la formule déjà citée plus haut : « [la culture] veut qu’infatigables nous luttions contre tout ce qui nous a privés, nous, de l’accomplissement suprême de notre existence, en nous empêchant de devenir en personne de ces hommes selon Schopenhauer. » (Ibidem, § 5, p. 57 ; KSA, 1, p. 383).

56 Les « sectes de culture [Bildungs-Sekte] » (FP des Considérations Inactuelles III et IV, trad. Baatsch (H.-A.) et al., Paris, Gallimard, 1988, 32 [62], p. 194 / KSA, 7, p. 776) dont Nietzsche entretient le projet depuis 1870 sont une manière de traduire à l’échelle communautaire l’impératif d’éducation de soi qui s’impose à l’échelle individuelle. Ces « monastère[s] [Kloster] » (lettre à Erwin Rohde du 15 décembre 1870, in Correspondance, traduit par Bréjoux (J.) et de Gandillac (M.), Paris, Gallimard, 1986, t. II, p. 155) à vocation pédagogique, sont pensées comme des communautés resserrées d’esprits nobles, au sein desquelles les éducateurs seraient amenés à se former réciproquement au métier d’éducateur, tout en formant les générations nouvelles aux exigences véritables de la culture. Voir notamment FP de la Naissance de la tragédie, 8 [69], 8 [93] et 9 [70].

57 FP des Considérations Inactuelles III et IV, éd. cit., 5 [25], p. 288 (KSA, 8, p. 47).

58 « [J]e ne connais de plus haute fin à m’assigner que d’être, un jour, de manière ou d’autre, un “éducateur” au sens le plus élevé du terme ­– avec cette réserve que d’une telle fin je suis fort éloigné. En attendant il est indispensable que d’abord je me dépouille de tout ce qui est polémique, négativité, haine, torture ; et je suis près de croire que, pour nous libérer, voici ce que nous devons faire, tous tant que nous sommes : il faut d’abord dresser l’effroyable bilan de tout ce que nous fuyons, craignons et haïssons ! Mais que c’en soit fini dès lors de tout regard en arrière sur le négatif et le stérile ! Rien d’autre maintenant que planter, bâtir et créer ! / N’est-ce pas, ce serait là “devenir son propre éducateur” ? » (Lettre du 10 mai 1874 à Emma Guerrieri-Gonzaga, in Correspondance, éd. cit., t. II, p. 494).

59 Nietzsche (F.), Ecce Homo, éd. cit., « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Les Intempestives », § 3, p. 111 (KSA, 6, p. 319).

60 Nietzsche précise en effet la teneur de ce problème en mobilisant les notions de « dressage [Selbst-Zucht] » et de « défense [Selbst-Vertheidigung] » de soi, c’est-à-dire des stratégies de formation et de discipline de soi, visant à reconnaître et à se hisser à la hauteur de sa tâche (Ibidem, § 3, p. 111 ; KSA, 6, p. 319). Il serait intéressant de déterminer plus en détail comment dressage et défense sont mobilisés dans une perspective d’éducation de soi.

61 Nietzsche reprend le titre de son Inactuelle, en substituant son nom à celui de Schopenhauer : « celui qui s’exprime, ce n’est pas au fond “Schopenhauer éducateur”, mais son antithèse, “Nietzsche éducateur”. » (Ibid., § 3, p. 112 ; KSA, 6, p. 320).

Pour citer cet article

Avrile Poignant-Le Goff, «Devenir soi dans la troisième Inactuelle», Phantasia [En ligne], Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche, p. 71-87 URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1688.

A propos de : Avrile Poignant-Le Goff

Avrile Poignant-Le Goff est ancienne étudiante de l’ENS-Ulm et agrégée de philosophie. Depuis septembre 2023, elle réalise une thèse sous la direction de Patrick Wotling, sur le sujet suivant : « “Deviens ce que tu es” : le problème nietzschéen de l’éducation de soi ». Ses recherches portent principalement sur la formation du philosophe et l’élucidation de son rôle éducatif, au sein du corpus nietzschéen. Elle a récemment publié un article intitulé « L’écriture comme outil de formation du philosophe dans les préfaces de 1886 » (in Nouvelles pistes nietzschéennes. Tendances actuelles de la jeune recherche, C. Denat et P. Wotling (dir.), Reims, Épure, 2024). Elle enseigne actuellement au département de philosophie de l’université de Reims Champagne-Ardenne.