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Évite de te connaître toi-même !
Ce que signifie la formule « comment on devient ce qu’on est » chez Nietzsche.
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En quel sens Nietzsche entend-il exactement la formule bien connue « comment on devient ce qu’on est », qu’il emprunte à Pindare et reprend sous des formes variées tout au long de son œuvre ? Ce, d’autant plus que son identification à la mise en évidence d’une identité cachée, profonde et authentique est parfaitement intenable. Au contraire, nous sommes toujours plusieurs, souligne Nietzsche. On établira donc que devenir ce que l’on est désigne une réorganisation pulsionnelle menée (ou que l’on échoue à mener) selon la logique de l’intensification de puissance.
Abstract
What meaning does Nietzsche attach to Pindar’s celebrated motto « how one becomes what one is », which he repeatedly uses in different guises throughout his writings? All the more as understanding this move as the unveiling of a hidden, deep-rooted, genuine identity must obviously be ruled out. On the contrary, as Nietzsche insists, we are several persons. And it is this paper’s contention that becoming what one is refers to an inner drive reorganization operated (or not) in accordance with the logic of power increase.
1Quel peut être le sens que Nietzsche prête à la formule pindarique empruntée aux Pythiques « Deviens ce que tu es » : « γένοι' οἷος ἐσσὶ » – en toute rigueur, pour citer le vers complet « γένοι' οἷος ἐσσὶ μαθὡν1 » –, formule dont il se plaît à user de manière répétée, en se livrant parfois à des variations, tout au long de sa carrière, et non pas uniquement, comme cela est parfois affirmé, dans les dernières années de sa production2 ?
2Pour tenter d’élucider ce problème, nous nous proposerons de partir de la lettre que Nietzsche adresse à son ami Franz Overbeck en février 1887, à l’occasion de sa découverte de Dostoïevski. Il y évoque, plus précisément, le texte de 1864, intitulé Carnets du sous-sol, et traduit en français, à l’époque, sous le titre L’esprit souterrain. La découverte de cette œuvre l’a manifestement beaucoup frappé, et il déclare en particulier à son sujet la chose suivante :
Un tour par hasard dans une librairie m’a mis sous les yeux une œuvre, L’Esprit souterrain, qui vient d’être traduite en français […] (Il s’agit de deux nouvelles, la première est véritablement un morceau de musique, d’une musique très étrange, pas du tout allemande ; la deuxième est un coup de génie en matière de psychologie, une sorte d’autodérision du γνῶθι σαυτόν. Soit dit en passant : les Grecs en ont beaucoup sur la conscience — leur œuvre véritable a été la falsification, toute la psychologie européenne se ressent des superficialités grecques ; et cela sans le moindre apport juif, etc., etc., etc.)3.
3Chose étonnante, Dostoïevski, par une voie totalement inattendue, ramène aux Grecs ! Mais de manière très originale, à savoir de manière critique, et non pas pour reprendre l’habituelle admiration de commande dont ils font l’objet dans le monde intellectuel européen. Et le point est suffisamment important aux yeux de Nietzsche pour qu’il y revienne dans la lettre qu’il adresse à Gast quelques jours après : « un trait de génie psychologique — une affreuse et cruelle satire du γνῶθι σαυτόν, mais troussée avec une audace légère et l’ivresse d’une force supérieure, au point que j’en étais grisé de joie4 ».
4Dostoïevski nous fait prendre conscience avec stupéfaction du fait que les Grecs ont falsifié toute la psychologie, c’est-à-dire la compréhension de la pensée que nous tenons pour acquise et avec laquelle nous travaillons, nous Européens. Y aurait-il donc une méprise fondamentale liée au γνῶθι σαυτόν ? En d’autres termes, ce « connais-toi toi-même » delphique, universellement admiré dans la culture européenne, induirait en erreur, et aurait entraîné, de ce fait, de graves erreurs d’interprétation dans l’intelligence de l’ordre de la pensée, dans la nature de la connaissance, et dans la compréhension de soi-même ? Est-ce là ce que veut dire Nietzsche ?
5Si surprenante que soit cette position au regard de nos habitudes philosophiques, cela ne fait pas le moindre doute. Il suffit, pour s’en tenir à un texte significatif, de relire le § 355 du Gai Savoir pour en avoir le cœur net :
— Combien donc y a-t-il d’hommes qui sachent observer ! Et parmi les rares qui le sachent, — combien y en a-t-il qui s’observent eux-mêmes ? “Chacun est à soi-même le plus éloigné” — voilà ce que savent tous ceux qui sondent les reins, et ce qui cause leur malaise ; et la sentence “connais-toi toi-même !” („erkenne dich selbst!”) proférée par un dieu et adressée à des hommes, est presque une méchanceté5.
6Au cas où l’on conserverait un doute, il n’est que de se tourner vers les Éléments pour la généalogie de la morale, entre autres textes, pour trouver d’éclatantes confirmations de cette analyse. D’emblée, dès le premier paragraphe de la préface, c’est une telle confirmation que rencontre le lecteur : « le principe : “Chacun est pour lui-même le plus lointain” s’applique à nous à tout jamais, — à notre égard, nous ne sommes pas des “hommes de connaissance6” ... ». Ou encore, comme le disait la phrase d’ouverture de ce paragraphe : « Nous sommes pour nous des inconnus, nous, hommes de connaissance ».
7Le rapport à soi ne serait pas susceptible, donc, d’être correctement appréhendé sur le mode de la connaissance. Et tout se passe comme si la sentence delphique, entendue avec balourdise, au premier degré, avait en réalité une tonalité ironique ! Comme si les dieux, toujours facétieux, ainsi que le rappelle la fin de Par-delà bien et mal, avaient voulu s’amuser en suggérant aux hommes une tâche impossible, que ces derniers n’ont pas manqué de prendre au sérieux ! On remarquera encore, à cet égard, que l’accusation de « falsifications » que Nietzsche porte contre les Grecs est reprise et précisée par le terme de « superficialité ».
8Méprise interprétative ? Mais peut-être cette remise en cause de la formule delphique suggère-t-elle autre chose encore.
9Quelles sont les retombées philosophiques de cette analyse ?
10Revenons-en pour le moment à une autre sentence grecque célèbre, la formule, sous la forme où Nietzsche en fait usage : « Deviens ce que tu es », ou « devenir ce que l’on est ». Pour peu que l’on soit un minimum familier de la réflexion nietzschéenne, la signification qui doit lui être assignée s’avère de fait très difficile à déceler dans la mesure où les lectures les plus immédiates, celles qui viendraient le plus spontanément à l’esprit, s’avèrent d’emblée interdites. En particulier les lectures ontologistes, de même que les lectures égologiques qui lui sont liées. La suspicion jetée sur la possibilité même d’un rapport gnoséologique à soi, que nous avons vu suggérée par les textes que nous avons mentionnés initialement, alourdit ces difficultés.
11Il est sans doute inutile, dans le cadre de cet article, de rappeler la disqualification pleine et entière de la notion d’être (« l’être est une fiction vide7 »), ainsi que la condamnation du préjugé atomiste, tant elles sont au cœur de la pensée de Nietzsche, et se trouvent régulièrement rappelées dans ses écrits. Il n’y a pas d’être, et, plus important encore, il n’y a pas d’unités. L’hypothèse de la volonté de puissance, explicitement formulée en 1886, vient du reste confirmer, s’il en était besoin, cette position. Nous ne nous appesantirons pas sur ces analyses qui sont bien connues.
12En revanche, d’autres analyses constamment défendues par Nietzsche et moins connues, même dans l’univers des spécialistes, méritent d’être rappelées ici si l’on veut saisir dans quels termes se pose exactement le problème posé par la formule « Devenir ce que l’on est ». Trois points nous semblent à considérer.
13Le premier point concerne le rejet de la pertinence de l’idée de moi (ou de « je », ou de sujet, quelle que soit la terminologie que l’on choisisse d’utiliser…). D’emblée présente dans le corpus, il semble que cette ligne d’analyse soit rappelée de plus en plus fréquemment avec les derniers ouvrages. Ecce Homo évoque ainsi : « … par exemple cette croyance que “non égoïste” et “égoïste” sont des contraires, alors que l’ego même n’est qu’une “grande supercherie”, un “idéal” … Il n’y a ni actions égoïstes, ni actions non égoïstes : ces idées sont toutes deux des contresens psychologiques8 ».
14Ce rejet est également présenté en détail dans le chapitre « Les quatre grandes erreurs » du Crépuscule des idoles : « Et que dire du moi ! », déclare ainsi le Crépuscule des idoles. « Il a tourné à la fable, à la fiction, au jeu de mots : il a carrément cessé de penser, de sentir et de vouloir ! ... Qu’en résulte-t-il ? Il n’y a pas de faits intellectuels du tout ! Toutes les prétendues données d’expérience les attestant sont parties en fumée ! Voilà ce qui en résulte9 ! ».
15Deuxième point : la critique se poursuit par la mise en évidence (ou la restitution) de la genèse psychologique du « moi » (avec des guillemets, désormais, puisqu’il a été disqualifié) – bref, avec la démonstration de ce point que le soi-disant Moi se révèle être une construction de la pensée :
Ce qui me sépare le plus radicalement des métaphysiciens, c’est que je ne leur concède pas que le “moi” est ce qui pense : bien plutôt je considère le moi lui-même comme une construction de la pensée, du même ordre que la “matière”, la “chose”, la “substance”, l’“individu”, la “fin”, le “nombre” ; par conséquent comme étant seulement une fiction régulatrice, grâce à laquelle une espèce de permanence, par conséquent de « cognoscibilité » se trouve implantée, impoétisée dans un monde du devenir. La croyance en la grammaire, dans le sujet et dans l’objet linguistiques, dans les substantifs d’activité a jusqu’ici subjugué les métaphysiciens : j’enseigne comment abjurer cette croyance. La pensée commence à poser le moi : mais on a cru jusqu’ici, comme le “peuple” que je ne sais quel élément de certitude immédiate se trouvait contenu dans le “je pense” et que ce “moi” était la cause actuelle de la pensée, grâce à laquelle nous “comprenions” par analogie toutes les autres relations de causalité. Quelque habituelle et indispensable que puisse être par ailleurs cette fiction cela ne prouve rien contre son caractère d’invention poétique : une chose peut être une nécessité vitale et être fausse malgré tout10.
16Plus précisément encore, l’enquête établit que l’idée de « moi », d’« ego », de « sujet », de « personne » résulte de l’action engendrée par le préjugé fétichiste, ce réflexe propre à notre axiologie, qui nous pousse irrésistiblement à chercher de l’unité, et à y ramener coûte que coûte la multiplicité11. C’est cette émergence psychologique que décrit un important posthume de la fin de la carrière de Nietzsche : « Sujet : c’est là la terminologie de notre croyance à une unité parmi tous les différents moments du suprême sentiment de réalité : nous comprenons cette croyance en tant que l’effet d’une cause unique — nous croyons à ce point à notre croyance que c’est pour elle que nous imaginons seulement la “vérité”, la “réalité”, la “substantialité”12 ».
17Ajoutons une remarque à ce propos pour dissiper toute ambiguïté : il ne s’agit pas d’une position tardive de Nietzsche. Dès la troisième Considération inactuelle, où pourtant il écrit « ta vraie nature n’est pas cachée profondément en toi, elle est plutôt incommensurablement haute au-dessus de toi ou bien au moins au-dessus de ce que tu prends habituellement pour ton moi13 », il s’empresse de rectifier ce que cette formulation a de trompeur en précisant :
Mais comment se retrouve-t-on soi-même ? Comment l’être humain peut-il se connaître ? Il est une chose obscure et voilée ; et si le lièvre a sept peaux, l’humain peut bien se dépouiller sept fois de soixante-dix peaux, il ne pourra pas dire : “Maintenant tu es vraiment cela, ce ne sont plus des pelures”14
18Nietzsche le dit donc très clairement et le répètera : il n’y a rigoureusement rien qui corresponde à un noyau substantiel, à un arrière-fond authentique qui constituerait le sujet, le moi véritable. On doit du reste noter qu’ultérieurement, et jusqu’en 1888, Nietzsche évitera le plus souvent les formules du type « vraie nature », qui prêteraient à confusion.
19Il n’existe donc pas de noyau de subjectivité, ou d’authenticité égologique. Ce qui renforce la difficulté pour ce qui est de la compréhension de la formule « devenir ce que l’on est ».
20Troisième élément : en outre, non seulement il n’y a pas d’unité dans le matériau interprété par les philosophes sous la forme du prétendu « moi », mais ce que l’on y trouve en l’analysant, c’est une multiplicité bien réelle : « chacun porte en lui l’étoffe de plusieurs personnes**15 ». Ou comme le dit encore un autre texte posthume : « En fait nous sommes une pluralité laquelle s’est imaginé être une unité. C’est l’intellect, en tant que le moyen de l’illusion avec ses formes contraignantes : “substance”, “identité”, “durée” — qui le premier exclut de notre pensée toute notion de pluralité16 ».
21Ce n’est pas non plus là une découverte tardive : Nietzsche défendait déjà cette position dans Humain, trop humain :
Don. — Dans une humanité dont le développement est aussi élevé que celle d’aujourd’hui, chacun reçoit naturellement l’accès à de nombreux talents. Chacun possède du talent inné, mais peu possèdent, inné et cultivé par l’éducation, le degré de ténacité, d’endurance, d’énergie qui fait qu’il deviendra vraiment un talent, donc deviendra ce qu’il est, c’est-à-dire : le déchargera en œuvres et en actions17.
22La composition de ces différents talents forme la personne. La personne est donc persona : un masque ; ce qui signifie qu’il y a toujours plusieurs personnes en nous. Comme nous allons le voir, les retombées de cette analyse sont considérables.
23Si les raisons justifiant de ranger le moi au nombre des falsifications de la réalité, de ce que Nietzsche nomme le « manque de philologie », ne manquent pas, on peut tout de même se demander quelles sont les raisons du succès de cette interprétation pourtant si lourdement fautive qu’est le « moi ». C’est un point sur lequel Nietzsche mène également une enquête. Outre l’action des grands préjugés que Nietzsche détecte comme constituant les rouages fondamentaux de notre mode de pensée, l’atomisme ou le fétichisme par exemple, il remarque la présence d’un autre facteur :
Le concept d’“individu”, de “personne”, offre un grand soulagement à la pensée naturaliste : qui se sent à l’aise essentiellement avec le une fois un, égale un. Il y a là, en fait, certains préjugés : nous ne disposons malheureusement d’aucun mot pour définir ce qui existe réellement, c’est-à-dire le degré d’intensité dans le processus d’apparition de l’individu de la “personne”. Un fait deux et deux font un : c’est ce que l’on peut constater de visu dans la génération et la propagation des organismes les plus inférieurs ; dans la réalité de l’événement les mathématiques sont constamment contredites, contréprouvées, si l’on me passe l’expression. J’ai un jour employé l’expression “de nombreuses âmes mortelles” : de même, chacun porte en lui l’étoffe de plusieurs personnes**18.
24En d’autres termes, et même si certains points demeurent pour le moment un peu obscurs (le « degré d’intensité dans le processus d’apparition de l’individu », en particulier, que nous retrouverons plus loin), l’interprétation égologique de la réalité se trouve largement renforcée par les déficiences du langage, et les interprétations qu’il suggère sans cesse du fait de son organisation propre. C’est ce que soulignent plusieurs textes posthumes : « nous ne disposons malheureusement d’aucun mot pour définir ce qui existe réellement, c’est-à-dire le degré d’intensité dans le processus d’apparition de l’individu de la “personne”19 ». De fait, le langage, qui est porteur de schèmes d’interprétation lui aussi, exerce une action en retour qui conforte notre manière dans de pensée dans sa logique propre.
25Un problème de pensée est renforcé par un problème de langage, comme Nietzsche le constate fréquemment. On commence peut-être à entrevoir, dans ces conditions, pourquoi Nietzsche parle de « devenir ce que l’on est » et non pas simplement d’« être soi-même », comme le ferait par exemple « Monsieur Moi-même », Stendhal, qui est l’un des grands, et probablement le plus grand représentant de cette pensée de l’individualité que Nietzsche admire, aux côtés d’Emerson, et dans une certaine mesure de Montaigne. L’admiration est réelle, mais (même si nous ne développerons pas ce point ici faute d’espace), la divergence l’est tout autant entre ces penseurs, particulièrement entre Nietzsche et Emerson.
26Il y a en effet une différence entre être soi et devenir ce que l’on est. À deux titres : d’abord en ce que cette formule désigne une forme de processualité et non pas une substance (ou un être, ou un point fixe), ni un résultat : « ce que l’on est » est de l’ordre d’un processus (d’un devenir, si l’on préfère utiliser une terminologie plus classique) – premier élément de caractérisation qu’avance l’enquête nietzschéenne.
27Et c’est là, très probablement, l’une des raisons déterminantes du choix de la formule « ce que l’on est ». Au demeurant, il est très significatif de la situation mise au jour, l’impossibilité de formuler ou de désigner linguistiquement ce que l’on est, que Nietzsche mette systématiquement des guillemets autour des mots qu’il emprunte pour s’exprimer à ce sujet : c’est le cas notamment dans le texte capital pour notre propos qu’est le § 9 du chapitre « Pourquoi je suis si avisé » d’Ecce Homo : « Entre-temps ne cesse de croître en profondeur l’“idée” organisatrice … » – « idée » placé entre guillemets ici, pour signaler que l’emploi du terme est, au sens strict, inadéquat.
28Mais ensuite, à un second titre encore – et l’on comprend ainsi pourquoi Nietzsche fait toujours usage de la formule « devenir ce que l’on est » ou « celui que l’on est », et non pas « devenir soi-même » – parce que « ce que l’on est » n’est précisément pas un soi.
29Reprenons ces deux points :
30- S’agissant de l’expression « devenir soi-même » : quel type de processualité Nietzsche vise-t-il au juste ? Les textes suggèrent que sous sa plume, « devenir » fait référence à la nécessité d’un processus d’éducation.
31C’est exactement ce que Nietzsche exprime, de manière beaucoup plus ramassée, en 1888 lorsqu’il explicite le terme de Selbtsucht par le néologisme de Selbstzucht. Selbtsucht s’identifie à Selbstzucht, donc : l’égoïsme est en l’occurrence discipline de soi, imposée à soi-même. Cela aussi, le § 263 d’Humain, trop humain que nous avons cité précédemment, le formulait déjà. La même caractérisation est encore reprise dans Ainsi parlait Zarathoustra :
Jusqu’à ce que mordant à mes hameçons pointus et cachés, ils [les hommes] soient contraints de s’élever à ma hauteur, eux, ces poissons des profondeurs, ces goujons multicolores, vers le plus méchant des pêcheurs d’hommes.
C’est ce que je suis, en effet, par nature et depuis l’origine, tirant, attirant à moi, tirant vers le haut, attirant, un tireur, un éleveur, un éducateur (ein Zieher, Züchter und Zuchtmeister) qui attire, qui jadis ne s’est pas dit en vain à lui‑même : “Deviens qui tu es !”20.
32En quoi consiste donc cette « éducation », ou plus précisément cette « discipline » (Zucht) qui fait le « devenir ce que l’on est », et que soulignera plus vigoureusement encore Ecce Homo ?
33Ce travail de soumission à une discipline doit s’entendre d’abord en un sens si l’on veut négatif : comme une forme d’« auto-défense », pour reprendre un terme d’Ecce Homo, bref de protection contre l’influence des opinions et orientations ayant cours dans la culture ambiante. En d’autres termes, éducation à soi signifie d’abord libération de l’asservissement de l’époque, et de ses préférences.
34Penchons-nous un peu plus attentivement sur l’analyse de la valeur négative que Nietzsche assigne dans un premier temps à sa formule. Devenir ce que l’on est, c’est fondamentalement : devenir autre chose que ce que les opinions dominantes d’une culture (celle dans laquelle nous vivons) font de nous : le processus se rapproche donc de la position qui caractérise pour Nietzsche l’inactualité. Et le point important est pour nous le suivant : « ce que l’on est » désigne donc un mouvement (pas une quelconque forme de substantialité, quelle que soit la version que l’on en donne), un mouvement de dépassement, ou une tentative de dépassement, une lutte. Cette détermination est déjà présente dans la troisième Inactuelle : « Tes vrais éducateurs et formateurs te révéleront le vrai sens originaire et la matière fondamentale de ta nature, quelque chose de complètement inéducable et non formable, mais en tout cas de difficilement accessible, de lié, paralysé : tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.21 »
35On rencontre du reste exactement la même analyse lorsqu’il s’agit de définir la notion d’esprit libre. On se reportera par exemple, sur ce sujet, à ce que Nietzsche dit dans Ecce Homo quand il revient sur Humain, trop humain I : « L’expression “libre esprit” ne saurait avoir qu’un seul sens : un esprit devenu libre, qui a repris possession de lui-même22 » : c’est donc toujours l’idée de mouvement, et de dépassement qui est placée au premier plan. Car en sens inverse, on rencontre ce cas très fréquent d’hommes qui ne sont jamais devenus ce qu’ils étaient : c’est-à-dire qui se sont laissés submerger par les opinions régnantes, ensorceler par les idoles de l’époque, et n’ont jamais réussi à être autre chose que ce que leur époque voulait faire d’eux …
36À ce point de l’enquête, il nous semble donc possible de poser cette première conclusion que, dans l’expression « devenir ce que l’on est », le « ce que l’on est » ne désigne pas la découverte d’une sorte de noyau d’authenticité.
37Mais on comprend qu’une telle analyse suscite alors une difficulté considérable : car comment, dans ces conditions, concilier le rejet du « moi », de l’identité personnelle, et la persistance, sous la plume de Nietzsche, des expressions « la matière fondamentale de ta nature23 », ou encore « revenir à soi », ou l’évocation du « moi profond pour ainsi dire enseveli… » que l’on rencontre en particulier dans Ecce Homo ?
38Pour y voir clair dans cette question, il est décisif de se souvenir ici de ce que nous avons vu précédemment : le prétendu « moi » recouvre de multiples personnalités, de multiples possibilités : « chacun porte en lui l’étoffe de plusieurs personnes** », comme le soutient un posthume de 188524. Ainsi se comprend donc le fait que ce n’est pas la coïncidence avec une nature unique, profonde, cachée, comme si l’on mettait au jour une sorte de noyau de personnalité authentique, qui fait le « ce que l’on est ».
39Penchons-nous sur l’application de cette analyse à Nietzsche lui-même, pour essayer d’y voir plus clair. Qu’est exactement le « devenir ce que l’on est » de « M. Nietzsche » ? Défendrait-il dans son cas aussi la présence de plusieurs possibilités ? de plusieurs personnes ? Et dans Ecce Homo, en particulier, à quoi renvoie au juste ce fameux « devenir ce que l’on est » ?
40L’analyse minutieuse de la trame du texte permet de répondre. C’est : devenir celui qui peut lancer la tâche de renversement des valeurs (laquelle, il faut toujours le rappeler, n’est qu’une application particulière de la tâche de Züchtung, d’élevage de l’homme, qui constitue le second versant de l’entreprise philosophique). Dans Ecce Homo, c’est bien sur cette orientation que Nietzsche insiste de manière récurrente pour se définir. Que l’on considère par exemple « Pourquoi je suis si sage », § 1 :
Se placer au point de vue du malade en quête d’idées et de valeurs plus saines, et, inversement, du haut de la plénitude et de l’assurance propres à la vie riche, plonger son regard dans le travail secret de l’instinct de décadence*, tel a été mon plus ancien exercice, mon expérience propre, et si je suis passé maître en quelque chose, c’est bien en cela. Voilà ce que j’ai désormais bien en main, ce pour quoi j’ai la main, changer de perspectives : première raison pour laquelle m’est peut-être réservée, à moi seul, la possibilité d’une “réévaluation des valeurs”25.
41On se réfèrera encore à cette autre affirmation, lancée dès le § 2 de la préface :
Je suis disciple du philosophe Dionysos » — et l’on gardera naturellement à l’esprit ce fait que la « philosophie de Dionysos » est définie dans les posthumes de 1885 comme l’entreprise d’élevage de l’homme, de Züchtung26. Attardons-nous dans cette même préface de l’ouvrage : « “Améliorer” l’humanité, voilà bien la dernière chose que, quant à moi, j’irais promettre. Je n’érige pas de nouvelles idoles, moi ; quant aux anciennes, qu’elles apprennent ce que c’est que d’avoir des pieds d’argile. Renverser les idoles (c’est le mot que j’emploie pour les “idéaux”), voilà bien plutôt mon affaire27 .
42Mais Nietzsche dit bien aussi, simultanément, et toute la nuance est là, qu’il est également un savant, par exemple, ou qu’il est également un décadent, etc. S’agissant de sa nature de décadent, on se rappellera par exemple les passages suivants :
Cette double origine, en quelque sorte au premier et au dernier barreau de l’échelle de la vie, à la fois décadent** et commencement, voilà qui, mieux que tout, explique cette neutralité, cette absence de parti pris à l’égard du problème de la vie dans son ensemble qui me caractérise peut-être28 » ; « mis à part le fait que je suis un décadent*, j’en suis aussi le contraire29 .
43Et pour la nature de savant qu’il se reconnaît : « Je suis assez avisé pour avoir été beaucoup de choses et en beaucoup d’endroits, pour pouvoir devenir un, pour pouvoir accéder à l’unité. Il fallait que, durant un temps, je fusse aussi un savant30 », ou encore le rappel du fait que la philologie a joué un rôle déterminant dans sa formation, comme il le souligne dans la préface des Éléments pour la généalogie de la morale, en particulier :
Un peu de formation historique et philologique, avec un sens inné de l’exigence à l’égard des questions psychologiques en général, métamorphosa rapidement mon problème en cet autre : dans quelles conditions l’homme a-t-il inventé ces jugements de valeur de bien et de mal ? et quelle valeur ont-ils eux-mêmes31 ?
44« M. Nietzsche », donc, est tout à la fois celui qui lance le mouvement de renversement des valeurs, et l’universitaire érudit, mais aussi le malade, le nihiliste, qui a éprouvé une incitation le poussant à de tout autres choix.
45Et le point vraiment déterminant est ici le suivant : le changement que décrivent les analyses de ce type sont constituées par un mouvement qui modifie la hiérarchie d’une structure pulsionnelle (en l’occurrence la structure pulsionnelle d’un vivant, d’un être humain), en faisant passer en position dominante d’autres pulsions (traduisant d’autres préférences), que celles qui prédominaient jusque-là. C’est bien pour cela que lorsque Nietzsche parle de « ce que l’on est », « ce que tu es », il ne s’agit pas le moins du monde d’isoler un noyau d’authenticité égologique : du reste, la structure oppositionnelle de la volonté de puissance32 non seulement interdit l’élimination des pulsions « inauthentiques » (avec des guillemets, cela va de soi), ou hostiles, ou destructrices, mais requiert tout au contraire leur présence comme obstacle à surmonter : « … ma thèse que tout ce qui est décisif advient “malgré” quelque chose …33 » Pour devenir autre chose qu’un savant ou un décadent, il fallait aussi commencer par laisser ces pulsions-ci dominer, par faire l’expérience, en quelque sorte, de ce que l’on n’est pas et de ce que l’on n’est pas encore.
46Un mot encore sur cette question, qui donne lieu à une extrême richesse d’analyse dans les textes de Nietzsche, et dont il est impossible de faire complètement le tour dans le cadre de cette étude. Il faut garder à l’esprit que tout être humain, mais en particulier les grandes individualités sont le résultat d’un très long processus d’élevage : d’une accumulation et capitalisation de forces (en d’autres termes de pulsions) très variées et très inégalement développées. Le fond du problème abordé par Nietzsche concerne donc une logique pulsionnelle, et non une intervention consciente. Ce que l’on est est le résultat d’une histoire pulsionnelle, riche et complexe. C’est exactement cette logique qu’évoque la formule déconcertante d’Ecce Homo : « c’est une chose que je ne comprends pas, mais Jules César pourrait être mon père — ou bien Alexandre, ce Dionysos incarné…34 », ou, cette autre déclaration, encore issue d’Ecce Homo : « C’est avec ses proches parents que l’on a le moins de parenté : ce serait un signe achevé de vulgarité que d’être apparenté à ses parents. Les natures supérieures ont une origine qui remonte infiniment plus haut, c’est en vue d’elles qu’il a fallu le plus longtemps accumuler, épargner, amasser. Les grandes individualités sont les plus anciennes35 ». C’est ce qui explique aussi les formules plus que déroutantes à première lecture que Nietzsche utilise parfois dans les posthumes : « Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza et de Goethe, je sais que leur sang circule dans mes veines — je suis fier, lorsque je dis la vérité à leur sujet — la famille est de qualité assez bonne pour n’avoir pas besoin d’affabuler ou de dissimuler ; et c’est ainsi que je me comporte à l’égard de tout ce qui a été, je suis fier de tout ce qu’il y a d’humain et fier précisément dans la véracité absolue.36 »
47Donc, il y a du Platon, pulsionnellement parlant, chez Nietzsche, comme il y a du Goethe, ou du Héraclite (c’est du reste un point déterminant, selon sa propre analyse psychologique, pour la possibilité de compréhension de ces penseurs qu’il revendique). Du Platon que Nietzsche critique pourtant impitoyablement, de même que Spinoza. Tout comme il y a du savant, du nihiliste, du malade en lui… Nous sommes riches ; nous sommes plusieurs personnes, et nous pouvons nous réaliser, nous concrétiser, sous la forme de divers êtres humains. Nietzsche aurait tout aussi bien pu devenir un grand universitaire, un grand philologue (il s’en vante encore, en 1888, dans Ecce Homo du reste – à propos de ses travaux sur Diogène Laërce) : il aurait toujours été Nietzsche ; mais pas exactement, pourtant, le Nietzsche que nous connaissons.
48Voici qui nous conduit au point qu’il importe de comprendre dans le contexte de cette analyse : nous sommes un héritage, et non pas une hérédité au sens déterministe (la notion d’atavisme serait plus pertinente dans ce contexte – formation par une lignée, mais la lignée est pulsionnelle, non biologique). D’où, et là est le point déterminant, la richesse pulsionnelle qui est constitutive de ce que l’on appelle à tort « l’individu » ; d’où le fait que ce soi-disant individu est simultanément plusieurs personnes.
49Nous sommes désormais en mesure de comprendre pourquoi Nietzsche dit « devenir ce que l’on est » et pas « devenir soi-même ». Certes, on trouve là un très bel exemple de piège tendu par le langage, en l’occurrence de suggestion interprétative illégitime. Et du même coup, un parfait exemple du mode d’expression propre à l’écriture nietzschéenne, à son « nouveau langage » selon la formule dont il use avec prédilection, on le sait, pour désigner son type d’écriture et surtout attirer l’attention sur les spécificités de la logique que son mode d’expression met en œuvre. En l’occurrence la signification (fidèle ou infidèle) que Nietzsche donne à cette sentence pindarique ne suggère en rien qu’il s’agisse de découvrir un moi, une sorte de nietzschéité essentielle, de secrète égoïté, qui aurait été mystérieusement neutralisée avant de finir par se dévoiler au grand jour dans sa vérité objective. « Ce que l’on est » n’est précisément pas un soi, comme nous le disions plus haut.
50Alors revenons-y : comment comprendre ce que Nietzsche veut suggérer ? Que se passe-t-il exactement dans ce changement qu’évoque Nietzsche ? Ainsi que nous le disions, il s’agit d’un processus consistant en une modification d’équilibre pulsionnel, bref d’une lutte au sein d’un complexe pulsionnel, qui selon son issue, fait varier la personne qui se trouve émerger de manière dominante de cette pulsionnalité complexe. Les pulsions qui le poussaient vers la philologie, vers l’érudition, vers le travail universitaire, sont bien réelles et bien présentes en lui. Devenir ce que l’on est ne consiste pas à les éliminer, ni à éliminer de l’inauthentique, mais à ne pas les laisser en position de commandement. Ainsi que l’explique très précisément un texte posthume :
Comment certains hommes se voient-ils échoir une grande force et une grande tâche ? — Toute vertu et toute capacité du corps et de l’âme sont acquises difficilement et petit à petit, grâce à beaucoup de travail, de discipline, de restrictions, grâce à de nombreuses répétitions, obstinées et fidèles, des mêmes travaux, des mêmes renoncements : mais il y a des hommes qui sont les héritiers et les maîtres de cette richesse lentement acquise de vertus et de capacités multiples — parce que des mariages heureux et raisonnables et aussi des hasards heureux ont fait que les forces acquises et accumulées par de nombreuses générations n’ont été ni gaspillées ni éparpillées mais réunies par l’anneau solide d’une volonté. Car à la fin un homme apparaît, un monstre de force qui réclame une tâche monstrueuse. Car c’est notre force qui dispose de nous : et le jeu pitoyable que joue l’esprit avec ses buts, ses intentions et ses motifs n’est qu’une façade — malgré l’avis des gens à la vue faible qui verraient là l’essentiel de la chose37 .
51Ce que décrit ce texte, c’est très précisément le processus d’éducation des pulsions que mettaient en jeu les analyses précédentes. Car comme le précise avec fermeté un autre posthume de la toute fin de la carrière de Nietzsche : « “Hérédité” — fausse notion. Pour que quelqu’un soit ce qu’il est, ses ancêtres ont payé38 ».
52Comment, donc, devient-on ce que l’on est – lorsqu’on le devient ? Puisque finalement, la chose est bien plus rare qu’on ne le croirait. Quels sont les facteurs qui jouent, dans cette recomposition pulsionnelle ? On devient ce que l’on est avant tout en se gardant des dangers de la conscience. Ou, pour le dire autrement, la mise en œuvre efficace de la logique pulsionnelle que nous avons rencontrée repose sur une condition : l’absolue nécessité de ne pas se comprendre pour pouvoir devenir soi-même : « Que l’on devienne ce qu’on est suppose que l’on n’a pas la moindre idée de ce qu’on est39 ». Nous sommes donc aux antipodes de l’injonction de la sentence delphique ; et l’on entrevoit plus clairement, du même coup, le sens de l’analyse que Nietzsche lançait sous une forme allusive et mystérieuse quand il proclamait son admiration pour les Carnets du sous-sol de Dostoïevski : contre le γνῶθι σαυτόν grec, delphique, et socratique. Au « pourquoi je suis si avisé » qui fait le titre du second chapitre d’Ecce Homo répond la leçon professée dans le § 9 :
Là peut se manifester une intelligence très avisée, voire l’intelligence suprême » — à savoir le rejet du γνῶθι σαυτόν, du nosce te ipsum, au profit de la souveraineté de la vie pulsionnelle, laquelle obéit à une tout autre logique que la conscience réfléchie. Et « de ce point de vue, les méprises mêmes de l’existence ont leur sens et leur valeur propres tout comme les détours et les fausses routes épisodiques, les hésitations, les “timidités”, le sérieux dépensé à des tâches qui se trouvent au-delà de la vraie tâche40.
53Il y a sur ce point, que Nietzsche n’explicite que tardivement, un texte fondamental, le § 9 du chapitre « Pourquoi je suis si avisé » d’Ecce Homo :
Là peut se manifester une intelligence très avisée, voire l’intelligence suprême : là où le nosce te ipsum serait le meilleur moyen de se perdre, c’est l’oubli de soi, la méprise sur soi, le rapetissement, le rétrécissement, la médiocrisation de soi qui deviennent la raison même. En termes de morale : l’amour du prochain, la vie pour les autres et pour d’autres causes peut être la mesure de protection pour la conservation de l’égoïté la plus dure. C’est le cas d’exception où, à l’encontre de ma règle et de ma conviction, je prends le parti des pulsions “désintéressées” : elles travaillent en l’occurrence au service de l’égoïsme, du dressage du moi. On doit préserver toute la surface de la conscience — la conscience, oui, c’est une surface — pure de toute atteinte d’un quelconque des grands impératifs. Attention même à tous les grands mots, à toutes les grandes attitudes ! Autant de dangers que l’instinct “se comprenne” trop tôt. Entre-temps ne cesse de croître en profondeur l’“idée” organisatrice, appelée à dominer, elle commence à ordonner, lentement elle ramène hors des détours et des fausses routes, elle prépare des qualités et des capacités particulières qui, un jour, se révéleront indispensables comme moyens d’atteindre l’ensemble, elle façonne tour à tour toutes les facultés auxiliaires, avant même de laisser transpirer quoi que ce soit de la tâche dominante, du “but”, de la “fin”, du “sens”41.
54La logique à l’œuvre ici est une logique strictement infra-consciente, qui se déploie dans la sphère des affects, des instincts, des pulsions, donc qui échappe à notre pensée consciente, et ce point fondamental est fréquemment souligné dans Ecce Homo. Évoquant son fourvoiement dans le wagnérisme, Nietzsche évoque un « contre-instinct42 » ; et quand il analyse l’abandon de ces tendances finalement surmontées (le wagnérisme, mais aussi la philologie, ou la pensée de Schopenhauer), il s’exprime en ces termes : « C’est à cette époque que mon instinct se décida inexorablement d’aller à l’encontre du penchant à céder, à suivre, à me confondre avec autrui43 ».
55Ce n’est donc pas un ego et encore moins un ego conscient, au sens usuel, qui contrôle et oriente ce processus. Au contraire, comme le soulignait un texte posthume que nous avons évoqué, « c’est notre force qui dispose de nous44 » – et c’est justement là que se révèle le fond de l’analyse élaborée par Nietzsche : cette souveraineté du complexe de puissance dont les rivalités et les combats déterminent « ce que nous sommes ». Car c’est bien là le sens de ce que Nietzsche dit au sujet de son propre « devenir ce que l’on est » dans Ecce Homo : « … tel que je suis, assez fort pour tourner à mon avantage même ce qu’il y a de plus problématique et de plus dangereux et ainsi gagner encore en force45 ».
56C’est donc en fin de compte la logique d’intensification du sentiment de sa propre puissance qui guide ce processus, comme tout processus pulsionnel. En d’autres termes, c’est le complexe de puissance que nous sommes qui décide. « Ce que l’on est » ne vise donc pas tant une identité (l’« identité » – si l’on veut conserver ce terme – est multiple), ou une nature propre, qu’une capacité d’organisation, ce que Nietzsche appelait dans Ecce Homo, probablement en un clin d’œil à Hegel, « l’“idée” », « l’“idée” organisatrice ». Ce complexe pulsionnel peut naturellement exploiter les facteurs extérieurs qui s’avèrent susceptibles de favoriser sa tâche : c’est exactement ce qui se produit avec la rencontre d’un authentique « éducateur », qui contribue à modifier l’équilibre des instances infra-conscientes en minorant l’attirance pour ce qui relève de l’époque, et renforçant l’inactualité, ce qui est précisément la question qu’analyse la troisième Considération inactuelle (laquelle affirmait d’emblée que se remémorer ses éducateurs est le moyen le plus efficace de devenir ce que l’on est).
57Ainsi, c’est la structuration pulsionnelle (en d'autres termes l’organisation de la hiérarchie des pulsions qui nous constituent, et de la division du travail qui en découle) la plus favorable à l’intensification de la puissance que désigne « ce que l’on est ». Bref, cette formule trompeuse vise, parmi ces personnes qui nous habitent, l’agencement pulsionnel correspondant à la plus haute « configuration de domination » (Herrschaftsgebilde), au plus haut degré de puissance. Ce qui implique donc que « ce que l’on est », on peut tout à fait ne pas l’être (si cette organisation optimisée en quelque sorte ne se réalise pas) : non seulement ce « ne pas être ou ne pas devenir ce que l’on est » est extrêmement fréquent, mais dans des cultures comme celles de l’Europe contemporaine, c’est même la règle. Indiquons-le au passage, il me semble aussi que c’est là une ligne d’analyse qui fait toute la différence avec la pensée d’Emerson, quelle que soit l’importance qu’Emerson accorde à la pensée du moi, point qui mériterait de plus amples développements.
58Comme on le voit, c’est une pensée très originale, jusqu’à en être déroutante, que Nietzsche attache à la formule « ce que l’on est » – une pensée qui bouleverse radicalement notre compréhension habituelle de nous-même, et renverse de fait la maxime delphique « connais-toi toi-même » : nous sommes plusieurs, et nous pouvons ne jamais devenir ce que nous sommes. En revanche, si originale et déroutante qu’elle soit, elle confirme pleinement cette observation déjà mainte fois corroborée par les analyses de Nietzsche : « Notre corps est plus sage que notre esprit46 ! »
Notes
1 Pindare, Pythiques, II, v. 72.
2 Les principales occurrences de cette formule et des variations auxquelles elle donne lieu se trouvent dans les textes suivants : Considérations Inactuelles IV, § 1 ; Humain, trop humain I, § 263 ; Le Gai Savoir, § 270, et § 335 ; Ainsi parlait Zarathoustra, « L’offrande de miel » ; Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 9. Il faut y ajouter quelques mentions dans la correspondance, qui pour moitié citent le sous-titre d’Ecce Homo : Lettre à Heinrich Köselitz du 30 octobre 1888 ; Lettre à Constantin Georg Naumann du 6 novembre 1888 ; Lettre à Heinrich Köselitz du 13 novembre 1888 ; Lettre à Franz Overbeck du 13 novembre 1888 ; Lettre à Meta von Salis du 14 novembre 1888 ; Lettre à Paul Deussen du 26 novembre 1888 ; Lettre à Paul Deussen du 11 décembre 1888 ; Lettre à Jean Bourdeau, vers le 17 décembre 1888.
3 Lettre à Franz Overbeck du 23 février 1887, in Nietzsche (F.), Correspondance, Paris, Gallimard, t. 6, 2023, p. 35-36.
4 Lettre à Heinrich Köselitz du 7 mars 1887, in Nietzsche (F.), Correspondance, op. cit., p. 49.
5 Le Gai Savoir, § 335. Sauf mention contraire, les ouvrages de Nietzsche sont cités d’après la traduction française la plus récente, réalisée sur l’édition Colli-Montinari : Nietzsche (F.), Œuvres complètes, dir. Wotling (P.), Flammarion, 2024. Les traductions réunies dans ce volume sont également publiées, au format de poche, dans la collection GF-Flammarion. Pour le texte cité ici : Le Gai Savoir, trad. Wotling (P.), Paris, GF-Flammarion, 1997, rééd. 2007.
6 Nietzsche (F.), Éléments pour la généalogie de la morale, trad. Wotling (P.), Paris, Livre de poche, 2000, « Préface », § 1.
7 Nietzsche (F.), Éléments pour la généalogie de la morale, trad. Wotling (P.), Paris, Livre de poche, 2000, « Préface », § 1.
8 Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 5, trad. Blondel (É), Paris, GF-Flammarion, 1992, 2e éd. 2023.
9 Crépuscule des idoles, op. cit., « Les quatre grandes erreurs », § 3. Nous nous permettons de renvoyer à l’étude où nous nous sommes efforcé d’analyser cette question en détail, « L’égoïsme contre l’ego. La passion du désintéressement et son sens selon Nietzsche » in Wotling (P.), La Philosophie de l’esprit libre, Flammarion, 2008, chap. 8, p. 251 sq.
10 FP XI, 35 [35]. Les Fragments posthumes sont cités dans l’édition Gallimard (Nietzsche (F.), Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-1997) et désignés par l’abréviation FP suivie de l’abréviation de l’œuvre avec laquelle ils sont classés lorsqu’il y a lieu (pour la période allant de La naissance de la tragédie au Gai savoir), ou, pour les textes postérieurs à l’été 1882, du seul numéro du tome correspondant (IX à XIV).
11 De nouveau, pour une analyse plus détaillée, nous renvoyons à notre travail, en l’occurrence au chapitre deux de Wotling (P.), « Oui, l’homme fut un essai ». La philosophie de l’avenir selon Nietzsche : « Notre croyance fondamentale. La construction du sujet et le préjugé fétichiste », p. 99 sq.
12 FP XIII, 10 [19].
13 Considérations inactuelles III, § 1. Nous citons Schopenhauer éducateur dans la traduction de Béland (M.) (in Nietzsche (F.), Œuvres complètes, dir. Wotling (P.), Flammarion, 2024). La nouvelle édition des Considérations inactuelles incluant cette traduction est à paraître prochainement dans la collection GF.
14 Considérations inactuelles III, ibid.
15 FP XI, 40 [8].
16 FP du Gai Savoir, 12 [35].
17 Humain trop humain I, § 263, trad. Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2019.
18 FP XI, 40 [8]. Partie centrale soulignée par nous.
19 Cf. supra.
20 Ainsi parlait Zarathoustra, « L’offrande de miel », trad. Goldschmidt (G.-A.), Paris, Livre de poche, 1972, trad. modifiée : nous corrigeons Züchter, terme par lequel Nietzsche désigne celui qui se livre à une activité d’« élevage » (Züchtung), non de dressage (Zähmung). Sur cette distinction, voir Denat (C.) et Wotling (P.), Dictionnaire Nietzsche, Paris, Ellipses, 2013, p. 111 sq.
21 Considérations inactuelles, III, § 1.
22 Ecce Homo, « Humain, trop humain », § 1.
23 Considérations inactuelles, III, § 1.
24 FP XI, 40 [8].
25 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 1.
26 Voir en particulier FP XI, 34 [176].
27 Ecce Homo, Préface, § 2.
28 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 1.
29 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 2.
30 Ecce Homo, « Les Inactuelles », § 3.
31 Éléments pour la généalogie de la morale, Préface, § 3.
32 On se reportera sur cette question aux travaux de référence de Müller-Lauter (W.), Nietzsche, seine Philosophie der Gegensätze und die Gegensätze seiner Philosophie (Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1971), et Über Werden und Wille zur Macht. Nietzsche-Interpretationen I (Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1999). En français, voir Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance (Paris, Allia, 1998, rééd. 2020), ainsi que l’important article « Le problème de l’opposition dans la philosophie de Nietzsche », trad. Benoit (B.), in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 4/2006.
33 Ecce Homo, « Ainsi parlait Zarathoustra », § 1.
34 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 1.
35 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 1.
36 FP du Gai savoir, 12 [52]. Voir également FP X, 25 [454].
37 FP X, 26 [409]. Nous soulignons la partie finale.
38 FP XIII, 9 [45].
39 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 9.
40 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 9.
41 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 9.
42 Ecce Homo, « Humain, trop humain », § 3.
43 Ecce Homo, « Humain, trop humain », § 4.
44 FP X, 26 [409].
45 Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 6 – à propos de Wagner.
46 FP X, 26 [355].
Notes de bas de page astérisques :
* En latin dans le texte.
* En latin dans le texte.
* En latin dans le texte.
* En français dans le texte.
Pour citer cet article
A propos de : Patrick Wotling
Patrick Wotling est ancien élève de l’École Normale Supérieure et Professeur à l’université de Reims, où il dirige l’axe 1 du CIRLEP. Fondateur et co-directeur du Groupe International de Recherches sur Nietzsche (GIRN), il a notamment publié Nietzsche et le problème de la civilisation, (PUF, 1995, rééd., coll. Quadriges, 2012) ; La pensée du sous-sol (Allia, 1999, 2e éd. 2024) ; Le vocabulaire de Nietzsche (Ellipses, 2001, rééd. 2012) ; La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche (Flammarion, 2008) ; Nietzsche (Le cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2009) ; Dictionnaire Nietzsche (en collaboration avec Céline Denat, Ellipses, 2013), « Oui, l’homme fut un essai ». La philosophie de l’avenir selon Nietzsche (PUF, 2016, rééd. coll. Quadriges, 2022), Nietzsche. La conquête d’une pensée (PUF, 2022). Il a également traduit plusieurs ouvrages de Nietzsche aux éditions Flammarion (Humain, trop humain I, Le gai savoir, Par-delà bien et mal, Crépuscule des idoles) ainsi qu’au Livre de poche (La naissance de la tragédie, Éléments pour la généalogie de la morale), et dirige la nouvelle édition des Œuvres complètes de Nietzsche, à paraître aux éditions Flammarion. Il est membre du comité scientifique de nombreuses revues philosophiques, dont les Nietzsche-Studien, ainsi que de la collection Monographien und Texte zur Nietzsche-Forschung et de la plateforme électronique Nietzsche Online des éditions de Gruyter.