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- Volume 1 - 2015
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Empathie (Einfühlung) et écriture de l’histoire de l’art chez Heinrich Wölfflin
Résumé
L’article reprend la question de l’évolution du rôle de l’empathie esthétique (Einfühlung) pour la constitution de l’histoire de l’art en savoir autonome et rigoureux chez Heinrich Wölfflin, des Prolégomènes à une psychologie de l’architecture (1886) aux Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (1915). On sait que le modèle corporel de l’empathie esthétique, privilégié dans le premier ouvrage, est mis de côté dans le second au profit de la construction d’un objet spécifique de l’historiographie de l’art, les « formes d’appréhension et de présentation », appelées aussi « catégories de l’intuition » ou « schèmes optiques ». L’article comprend cette évolution à partir du désir wölfflinien de fonder l’histoire de l’art comme Kunstwissenschaft, et montre comment ce fondement s’établit dans une réflexion de type transcendantal sur la constitution affective de l’espace. Le « formalisme » de Wölfflin ne nie nullement la pertinence du déchiffrage empathique des œuvres, mais l’encadre méthodiquement par, et le subordonne à, la détermination des structures historico-transcendantales de la spatialisation.
Abstract
This article re-examines the question of the change in the role of aesthetic empathy (Einfühlung) for the constitution of Art History as autonomous and rigorous knowledge in Heinrich Wölfflin, from the Prolegomena to a Psychology of Architecture (1886) to the Principles of Art History (1915). It is known that the bodily paradigm of aesthetic empathy, privileged in the first book, is set aside in the second in favour of the construction of the specific object of art historiography, the “forms of apprehension and presentation”, which are also called the “categories of intuition” or “optical schema”. The article understands this development from the perspective of the Wolfflinian desire to establish the history of art as Kunstwissenschaft, and shows how the tools for the latter are found in a transcendental reflection on the conditions of possibility of spatializing. Wölfflin’s “formalism” never denies the pertinence of an empathetic deciphering of works, but frames it methodologically by, and subordinates it to, the determination of the historico-transcendental structures of spatialization.
Zusammenfassung
Der Aufsatz greift die Frage nach der Rolle der „Einfühlung“ als konstituierendes Element einer autonomen Kunstgeschichtsschreibung bei Heinrich Wölfflins auf. Während die Prolegomena zu einer Psychologie der Architektur (1886) auf dem Konzept der Einfühlung als körperlich-psyschicher Leistung aufbauen, verschiebt sich spätestens mit den Kunstgeschichtlichen Grundbegriffen (1915) Wölfflins Ansatz: Er fokussiert nunmehr die „Auffassung- und Darstellungsformen“ (oder „Kategorien der Anschauung“ oder „optischen Schemata“) als neudefiniertes Objekt der Kunstgeschichte. Diese Verschiebung in seinem Denken wird in diesem Beitrag im Kontext von Wölfflins Streben nach der Grundlegung der Kunstgeschichte als „Kunstwissenschaft“ betrachtet; diese Fundierung wird als transzendental-philosophische Untersuchung der affektiven Raumkonstitution verstanden. In seinem „Formalismus“ weist Wölfflin die Bedeutung der „einfühlenden“ Entschlüsselung von Kunstwerken nicht zurück. Entscheidend ist, dass sie dem methodischen Rahmen der geschichtlich-transzendentalen Verräumlichungsstrukturen untergeordnet wird.
Inhoudstafel
1Daß aber die Formphantasie ein spezifisches Organ sei, das seine eigene Geschichte habe, ist ein Satz, den ich nicht opfern kann1.
2Dans l’expérience esthétique est d’abord donnée la multiplicité des œuvres (ou la singularité de chacune), et l’espace de temps entre elles ; leur historicité désigne alors simplement le fait qu’elles ont été créées à un moment déterminé du temps. Mais écrire une histoire de l’art, c’est passer de cet être-à-un-moment du temps à l’orientation de cette situation temporelle, qui devient alors susceptible d’une description raisonnée et organisée, repérant des points d’unité, des continuités relatives, peut-être des lois. Il y a une « histoire de l’art » qui peut s’écrire à partir du moment où un sens est donné à cet espace de temps qui est entre les œuvres, où, en fonction de critères déterminés, certains de ces espaces sont regroupés, d’autres sont posés comme disjoints, où une signification est attribuée à certains et pas à d’autres – bref un sens dans la double acception d’une orientation (direction) et d’une signification.
3Tel est le postulat méthodologique que l’historien d’art, selon Wölfflin, ne peut pas ne pas poser. Comme il le remarque, on ne peut certes pas exclure la possibilité que tout ne soit que devenir fluent et contingent, donc la possibilité qu’il n’y ait pas de sens dans la double acception mentionnée, pas de lois ou de concepts organisateurs dans l’histoire de l’art (mais seulement une œuvre, et puis une autre, etc.). Cela donnerait une historiographie de l’art purement empirique, prenant les œuvres une par une. Mais ce n’est pas la conception de Wölfflin, qui écrit en 1915 : « Pour nous, c’est une exigence de survie intellectuelle que d’ordonner l’illimitation du devenir en fonction de quelques points de repère. »2 Comme d’autres historiens d’art de la fin du XIXème et du début du XXème siècle (entre autres : Alois Riegl, August Schmarsow, Wilhelm Worringer), Wölfflin cherche à construire l’histoire de l’art comme une Kunstwissenschaft, une science de l’art fondée sur des concepts et des lois, loin des rhapsodies de remarques critiques dispersées ou des biographies d’artistes, loin aussi de toute approche historico-positiviste. La Kunstwissenschaft ne désigne pas une école, mais un ensemble de tentatives pour élaborer un savoir rigoureux s’élaborant dans un jeu d’échange et de complémentarité entre une approche historique centrée sur les œuvres empiriquement existantes, et une démarche d’abstraction théorique qui élabore et utilise des concepts esthétiques en eux-mêmes plus ou moins anhistoriques3. Si Wölfflin a pu faire l’objet, ces dernières années, de lectures philosophiques qui le traitent comme un auteur d’esthétique et font passer son projet historiographique à l’arrière-plan4, le présent article, tout en tablant également sur l’intérêt philosophique d’une lecture de Wölfflin, veut au contraire la tenter en s’intéressant précisément à cette articulation de l’esthétique et de l’historique qui est au cœur de sa pensée.
4Or cette articulation se joue principalement autour du rôle accordé, dans l’écriture de l’histoire de l’art, à l’Einfühlung ou « empathie » esthétique, car celle-ci correspond au paradigme explicatif de l’expérience esthétique qui est repris par Wölfflin dès sa thèse de doctorat. De manière générale, l’Einfühlung est comprise à l’époque, dans le sillage des travaux de Friedrich Theodor Vischer, de son fils Robert Vischer et de Johannes Volkelt, comme l’attribution immédiate d’un sens affectif à des lignes, des couleurs, ou des objets, processus de « symbolisation » qui fait d’eux comme des facettes de ma propre vie psychique. Le « ein » de l’Einfühlung dit donc un sentir dans, un projeter du sujet vers l’objet ; mais il dit tout autant un se sentir un avec, un sentiment d’unité du sujet et de l’objet, un « me trouver dans l’objet », puisque c’est mon propre état psychique que je vois objectivé devant moi, et à partir duquel j’attribue un sens esthétique à l’objet5.
5Dans la recherche sur Wölfflin, une première manière d’évaluer l’usage de ce paradigme consistait à affirmer que dans sa thèse de 1886, les Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, il se serait largement appuyé sur l’idée de l’Einfühlung, reprise à Robert Vischer et comprise comme projection semi-consciente du corps vécu dans les formes perçues – une idée encore présente dans la thèse d’habilitation Renaissance et Baroque (1888) mais qui aurait disparu au plus tard dans les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, en 1915, où le paradigme de l’empathie corporelle aurait laissé la place à un modèle purement « visuel » d’élucidation de la succession des styles à partir de concepts fondamentaux qualifiant les « formes » artistiques. Plus caricaturalement encore : Wölfflin, devenant « formaliste », aurait délaissé l’Einfühlung qui lui avait jadis servi d’outil à la fois esthétique et historiographique. Mais cette thèse de l’abandon pur et simple de l’Einfühlung a été, à juste titre, largement relativisée dans les dernières années6. Helen Bridge, en particulier, a montré que le modèle « visuel » lui-même peut en réalité être compris en lien étroit avec une autre variante de la théorie de l’empathie : celle de Theodor Lipps, qui se concentre plutôt sur les formes visuelles et met en tout cas au second plan le rôle du corps dans l’expérience esthétique7.
6Cette mise en cause bienvenue du schéma explicatif traditionnel laisse cependant inélucidée la question de l’évolution du rôle méthodologique de l’Einfühlung (qu’elle soit plutôt corporelle ou plutôt « visuelle », un terme qui reste lui aussi à élucider) dans le projet historiographique de Wölfflin. Le présent article réexamine donc la transformation du rôle de l’Einfühlung qui s’opère des Prolégomènes de 1886 aux Principes fondamentaux de 1915, à la lumière de l’ambition wölfflinienne d’une histoire de l’art qui soit « science », et dans la perspective du questionnement kunstwissenschaftlich sur la possible articulation de l’esthétique et de l’historiographie de l’art. Dans cet examen, le principe de lecture adopté consiste à prendre au sérieux l’ambition transcendantale affichée de Wölfflin, c’est-à-dire sa manière, néokantienne si l’on veut, de fonder l’histoire de l’art sur une recherche des conditions de possibilité de la perception esthétique. Une première partie étudiera la manière dont, dans les Prolégomènes, Wölfflin fonde une esthétique (architecturale, mais pas seulement) et une histoire de l’art (embryonnaire) sur l’expérience individuelle de l’animation empathique des formes par le corps propre. Une telle historiographie procède toutefois à partir d’un modèle physiognomonique d’expressivité affective des formes, dont Wölfflin récuse la pertinence en 1915. Une deuxième partie se consacre donc à la constitution, dans les Principes fondamentaux, d’une historiographie « scientifique » par la régression aux conditions de possibilité infra-individuelles de l’expérience esthétique : l’Einfühlung ne peut plus être ici le terme médian qui articule analyse esthétique et écriture de l’histoire de l’art. Reste qu’une certaine continuité se laisse mettre en évidence, à travers la transformation des notions kantiennes de « catégorie » et de « formes de l’intuition », dans le souci wölfflinien de comprendre, à la jointure de l’esthétique et de l’historique, l’ouverture de la spatialité humaine.
Construction de l’histoire de l’art comme histoire physiognomonique de l’expérience du corps propre : les Prolégomènes à une psychologie de l’architecture (1886)
7Heinrich Wölfflin fit des études d’histoire, de littérature, d’histoire de l’art et de philosophie à Munich, Bäle et Berlin. Il suivit en particulier les cours de Johannes Volkelt en 1884 à Bâle, et présenta à sa demande un exposé « sur le formalisme en esthétique » : « Y a-t-il de pures formes qui soient belles ? »8 – c’est-à-dire, y a-t-il des formes qui soient belles purement en tant que formes ? Cette question faisait directement écho aux débats qui avaient, du milieu des années 1850 aux années 1870, opposé Friedrich Theodor Vischer et Robert Zimmermann (et leurs disciples) sur la notion de forme (Form)9. Le jeune Wölfflin, s’intéressant dans son exposé à la « tonalité affective (Stimmung) », au « contenu (Gehalt) » qui « vient nécessairement à notre encontre à partir des moments formels les plus simples » ou à partir des formes géométriques élémentaires, donna dans son exposé une réponse dans l’esprit de l’esthétique de l’Einfühlung inspirée par les tenants de F. Th. Vischer, dont Volkelt faisait partie10.
8Dans sa thèse de philosophie soutenue en 1886 à l’université de Munich, les Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, il s’appuie explicitement sur la thèse de doctorat que Volkelt avait fait paraître en 1876, Le concept de symbole dans l’esthétique récente11 ; ce dernier y développe une conception de l’expérience esthétique très liée à celle de Robert Vischer, et les pages de la thèse de Volkelt citées par Wölfflin correspondent au chapitre sur Robert Vischer.
Robert Vischer : l’Einfühlung et le corps de l’imagination
9Comme il est désormais bien connu, c’est, de fait, dans l’ouvrage de ce dernier intitulé Sur le sentiment optique de la forme (paru en 1873)12 que l’on trouve pour la première fois le terme d’Einfühlung désignant une empathie esthétique (ce qui ne signifie pas que c’est dans cet ouvrage que prend naissance le paradigme, ou le problème, de l’Einfühlung). Pour caractériser de manière générale l’usage de ce terme chez R. Vischer, on peut dire que c’est le nom qu’il donne à la projection semi-consciente et involontaire de notre corps – à la fois comme forme organique et comme corps vécu – et, plus largement, de notre personnalité entière, dans des objets inanimés. Une telle projection – ou symbolisation13 spontanée – se traduit subjectivement par un sentiment de « fusion » du sujet et de l’objet, car la forme de ce dernier devient pour nous l’exposition de nos vécus corporels, psychiques voire idéels.
10Détaillons la conception de Robert Vischer afin de pouvoir comprendre ensuite comment Wölfflin la transforme. L’expérience esthétique, souligne le premier, exige non seulement que nous voyions l’objet, mais encore que nous le regardions (sehen/schauen). Ce Schauen est une contemplation active. La ligne y est pour nous un mouvement que nous suivons des yeux ; Robert Vischer reprend à Wilhelm Wundt l’idée que si les mouvements oculaires ainsi provoqués entrent en résonance avec les lois du mouvement spontané du corps humain, la forme de la ligne est plaisante, mais que s’ils s’y opposent, elle déplaît14. Mais Vischer ne se limite pas à une analyse du regard : la diversité des sensations suscitées par les formes repose « sur la ressemblance ou la dissemblance de l’objet d’abord avec la structure de l’œil, mais aussi avec celle du corps tout entier. »15 L’accent est mis sur la corrélation des mouvements perceptifs de l’œil avec la sensation du corps propre : « de vieux murs affaissés peuvent affecter la manière dont nous ressentons fondamentalement notre propre statique corporelle »16. Plus largement encore, l’expérience esthétique des formes ne se limite pas à l’un ou l’autre de nos sens, c’est une expérience synesthésique17 : il s’agit « de tout le corps ; c’est l’être humain entier dans sa corporéité (Leibmensch) qui est saisi. » Ce qui est affecté, ce qui dans l’expérience esthétique s’auto-éprouve à même l’objet extérieur, c’est dès lors ma « sensation vitale générale (allgemeine Vitalempfindung) »18. Une telle saisie de soi à même l’objet se montre de manière particulièrement frappante dans les rêves, où les représentations imagées deviennent purement et simplement des condensations du (se-)sentir : ainsi l’image onirique d’un précipice ne figure pas l’objet-précipice, mais plutôt une figuration ou fixation de notre propre sensation de chute. C’est là en réalité, comprend-on à partir de l’analogie développée par Vischer, le ressort même du travail de l’imagination esthétique, ou symbolisante : créer des « représentations qui sont aussi bien objectives que subjectives »19, des images qui deviennent pur « reflets de dispositions subjectives »20.
11On le voit : s’il insiste bel et bien sur le rôle du corps vécu dans l’expérience esthétique, Robert Vischer place cependant son élaboration théorique de l’Einfühlung dans le cadre général d’une élucidation de l’activité de l’imagination créatrice et des sentiments qui l’accompagnent, cadre qui était déjà celui des élaborations esthétiques de Friedrich Theodor Vischer21. Ce que Robert Vischer a en vue, c’est la manière dont nous nous transportons ou transposons involontairement et inconsciemment (ou semi-consciemment) par l’imagination, en tant qu’individu corps et âme, dans un objet : « nous avons (…) le merveilleux pouvoir d’attribuer, d’incorporer notre propre forme (Form) à une forme objective »22, c’est-à-dire que le sentiment de notre propre corporéité peut être senti dans (eingefühlt) une forme extérieure. J’imagine ainsi tel objet immobile en m’étendant ou me recroquevillant comme si j’étais en lui ; ou tel objet en mouvement, en mimant intérieurement ce mouvement. Mais dans cet acte subjectif, c’est bien de ma propre vie psychique que je jouis : la perception de l’objet devient, indissociablement, sentiment de ma vie et de ma personnalité. L’objet (ou plutôt : son image) devient le support symbolique du rapport à nous-mêmes que nous entretenons dans l’imagination créatrice (Phantasie), que Vischer caractérise comme convergence du sentiment, de la représentation et de la volonté23.
12Ajoutons que Volkelt, trois ans plus tard, situe lui aussi globalement l’expérience de l’Einfühlung dans la sphère de l’activité de l’imagination : dans sa thèse sur Le concept de symbole, il précise que l’empathie esthétique, et plus précisément la co-action corporelle qui permet la compréhension dynamique des formes, se produit non pas dans le corps matériel, mais dans le Phantasieleib, le corps fantasmatique de l’imagination créatrice, faculté qui selon lui exprime subjectivement l’unité corps-esprit dont le corps humain réel est la figuration objective24.
Empathie esthétique et expérience du corps vécu
13Dans ses Prolégomènes, Wölfflin s’appuie sur l’approche de R. Vischer et de Volkelt pour caractériser l’expérience esthétique comme projection inconsciente de notre image corporelle sur une forme extérieure, aboutissant à un sentiment d’identité affective immédiate entre nous et cette forme. Mais il fait aussi subir une mutation décisive au paradigme de l’Einfühlung. D’une part, parce qu’il laisse de côté la thèse métaphysique selon laquelle la fusion du psychique et du corporel dans l’expérience esthétique serait une sorte d’attestation de la vérité du panthéisme25 ; il revendique le caractère hypothétique de son enquête et ne prétend se prononcer ni sur le rapport corps/esprit en général, ni sur la véritable nature du processus empathique : ce qui l’intéresse est uniquement de disposer d’une explication pragmatique et plausible26. D’autre part, et surtout, Wölfflin centre l’analyse non plus sur la transposition imaginaire du corps dans l’objet, mais bien sur la manière dont nous éprouvons physiquement ce qu’il appelle les Massenformen, les « formes-masses » des édifices architecturaux.
14Les affections corporelles (körperliche Affektionen) que nous éprouvons à la contemplation d’œuvres architecturales sont indéniables. (…) De vigoureuses colonnes provoquent en nous une activité nerveuse énergique, la respiration se règle d’après la largeur ou l’étroitesse de leurs proportions dans l’espace, nos nerfs s’activent comme si nous étions ces colonnes portantes, et nous respirons aussi profondément et aussi pleinement que si notre poitrine était aussi large que ces grandes salles (…).27
15Rappelant la remarque de Goethe selon laquelle l’effet d’un beau bâtiment devrait pouvoir s’éprouver les yeux fermés, Wölfflin note que « l’impression architecturale, bien loin d’être un « dénombrement par l’œil », réside essentiellement en un « sentiment corporel immédiat »28, dans une co-expérience, un vivre-avec (Miterleben) la forme extérieure. Notre expérience de l’architecture ne repose pas sur la perception d’articulations géométriques, mais sur la résonance affective éveillée en nous par la sensation d’abord physique de l’équilibre ou du déséquilibre des masses. Ce n’est pas du sentiment de soi, mais bien du corps dans sa lourdeur qu’il est question. On a pu remarquer qu’ici, d’une certaine manière, la psychologie physiologique qui avait inspiré entre autres R. Vischer se retrouve comme dé-psychologisée : la dimension de l’affect, qui devait selon Wölfflin justifier un recours à la « psychologie » (voir le titre de sa thèse !), se transforme en réalité paradoxalement en dimension essentiellement somatique29 – ou plutôt, comme on le verra, somatico-existentielle.
16C’est cette « corporéisation » du modèle de l’Einfühlung qui permet à Wölfflin de répondre à la question, posée au début de sa recherche, des conditions de possibilité de l’expressivité des édifices : « Comment est-il possible que des formes architecturales puissent être l’expression d’un <élément> psychique, d’une tonalité affective ? »30.Réponse : dans notre confrontation avec les corps extérieurs, notre corps produit un « effort involontaire pour imiter », dans la forme organique qui lui est propre, les formes extérieures31. Cette imitation intérieure (Nachbilden) consiste, peut-on penser, en une excitation des nerfs moteurs, donc en une contraction musculaire, qui induit en nous un certain état affectif. La forme perçue devient alors pour nous l’expression extérieure de cette tonalité affective ou Stimmung : nous attribuons cette dernière à la forme comme l’une de ses caractéristiques propres. La « fierté » de la colonne, la mélancolie des ruines ou l’exaltation vitale de la cathédrale gothique nous sont ainsi donnéespar la médiation de notre corps, non pas simplement comme corps dans l’imagination, mais bien comme corps vécu qui se heurte et se traîne ou s’élance. Corrélativement, la sphère affective dont il est question n’est plus celle du Vorstellungsgefühl32 ou sentiment accompagnant une représentation, mais bien celle des dispositions affectives prédiscursives qui imprègnent originairement notre existence spatiale. Passant de l’expérience architecturale à l’expérience esthétique en général – esthétique en tant qu’elle se fonde sur l’aisthesis, la sensation comme rencontre première et immédiate avec les corps, les choses matérielles –, Wölfflin élargit la perspective en écrivant :
17Si nous étions des êtres qui n’appréhendent les choses qu’optiquement, un jugement esthétique sur le monde des corps ne pourrait jamais que nous être refusé. Mais comme êtres humains avec un corps (Leib) qui nous apprend à connaître ce que sont la pesanteur, la contraction, la force etc., nous rassemblons en nous-mêmes les expériences qui seules nous rendent capables de co-ressentir les états de figures extérieures. (…) Nous avons porté des charges et fait l’expérience de ce que sont une pression et une contre-pression, nous nous sommes effondrés au sol lorsque nous ne pouvions plus opposer aucune force à la pesanteur attirant notre propre corps vers le bas, et c’est pourquoi nous savons estimer le fier contentement d’une colonne ou comprendre comment toute matière est poussée à se répandre, informe, sur le sol.33
18Dans son élucidation non seulement de la sensation architecturale, mais de la rencontre aisthétique avec les corps, Wölfflin s’appuie sur une reprise, explicitement assumée, de la terminologie kantienne : « nous comprenons le monde corporel à l’aide des catégories (si je puis m’exprimer ainsi) que nous avons en commun avec lui. »34 ; et encore : « Notre organisation corporelle est la forme (Form) sous laquelle nous saisissons tout ce qui est corporel. »35
Catégorisation corporelle et spatialisation
19Comme on le sait, les catégories telles que Kant les définit sont les concepts purs de l’entendement, présents en nous avant toute expérience (a priori), et à partir desquels seulement la diversité de nos sensations peut être organisée en un savoir. Ce sont les grandes « fonctions unificatrices » qui nous permettent de grouper la diversité des intuitions sensibles en unités sensées. Ainsi les catégories de la quantité (les règles de regroupement selon le nombre) sont l’unité, la pluralité, la totalité ; les catégories de la relation sont l’inhérence à une substance, la dépendance par rapport à une cause, l’action réciproque, etc. De plus, en parlant, dans la dernière citation mentionnée, de l’organisme humain comme « forme » conditionnant la perception de tout corps, Wölfflin transpose la conception kantienne du temps et de l’espace comme « formes pures de la perception », structures universelles de la subjectivité qui organisent d’emblée le multiple de la sensation en une perception. Formes de l’intuition et catégories sont chez Kant les conditions de possibilité subjectives de l’articulation de la multiplicité des données sensibles en objets de connaissance.
20Avec l’idée des catégories corporelles autour desquelles s’organise l’expérience de l’Einfühlung, Wölfflin quant à lui désigne donc la structuration, dans l’expérience esthétique, des formes perçues en unités pourvues d’un sens. Les catégories corporelles, ou la « forme » du corps humain, constituent une médiation qui articule l’intuition sensible de l’objet corporel (la perception de la forme extérieure) et le sens affectif qu’il revêt pour moi. Elles synthétisent le percept et l’affect. Cette médiation ou moyen terme36 s’enracine dans le corps, le corps à la fois pesant et animé par une vis plastica qui l’organise, lui permet d’être là, Da-sein – le corps comme expérience proprement ex-sistentielle de la confrontation entre, d’un côté, la tendance à s’écraser, à tomber, et de l’autre, l’élan de la verticalité, la force qui in-forme (Formkraft). Outre la remontée transcendantale aux conditions de possibilité, Wölfflin conserve du modèle kantien l’idée d’une structuration de l’expérience sensible à partir de la subjectivité – ici toutefois non plus une subjectivité a priori universelle, mais la subjectivité somatique de l’expérience vécue, individuelle, d’emblée chargée d’affect37. La corporéité « catégorise » pour nous toute expérience affective du sensible, donc toute expérience esthétique (ou : aisthétique). Cette catégorisation est un ‘a priori a posteriori’, à la jointure de la structure organique du corps humain, de son auto-expérience, et du conflit des matières et des forces dont nous faisons progressivement l’expérience au cours de notre vie. Plus concrètement, Wölfflin désigne par « catégories » les rapports de pesanteur, d’équilibre, de dureté etc. qui, éprouvés de l’intérieur dans notre corps, et ressentis, rendent possible pour nous la perception, dans les choses et spécialement les édifices, des « grands sentiments de l’existence (die großen Daseinsgefühle) » i.e. des affects généraux liés à la manière que nous avons d’être là38. Les « catégories » disent donc ici la constitution affective de l’espace vécu en tant que traversé par des forces corporelles contraires d’écrasement et d’élévation, de résistance et de dureté, etc. Le là, comme espace non pas géométrique mais orienté par le sentir et le se-sentir, pourvu d’une intonation affective, comme espace existentiel donc, s’ouvre pour nous en des figures, à partir de la forme du corps humain traversé de forces.
21L’expérience esthétique est donc comprise en 1886 sur le modèle d’une Einfühlung rendue possible par les catégories corporelles structurant notre constitution affective de l’espace et des choses physiques. Or l’ambition de Wölfflin dans sa thèse est, tout autant, de donner les bases d’une histoire de l’art objective. Mais le modèle de l’Einfühlung « corporéisée » peut-il fournir la base d’une écriture « scientifique » de l’histoire de l’art ?
La « figure humaine qui respire », pivot problématique de l’historiographie de l’art
22On ne peut écrire l’histoire de ce qui est parfaitement conforme à une loi nécessaire. Mais il n’y a pas non plus d’histoire du purement contingent, de l’absolument changeant. Écrire une histoire suppose de repérer à la fois une continuité relative, une certaine constance, et des changements par rapport à cette constance. Dans les Prolégomènes, le corps humain vécu fournit à Wölfflin à la fois l’invariant du Formgefühl (le « dénominateur commun » du changement39, l’universellement humain) et le principe de variation. Chaque tonalité affective (Stimmung) dans laquelle se vit la corporéité humaine constitue en effet un principe de groupement des phénomènes artistiques, autorisant la détermination d’un objet spécifique de l’histoire de l’art – une époque. Une époque artistique est déterminée par un certain type d’épreuve affective de la corporéité. En même temps, une époque reste compréhensible par une autre, selon Wölfflin, parce que l’organisation du corps humain qui est la base de cette épreuve est globalement invariante : il peut ainsi constituer le lieu commun que l’artiste et les hommes d’une époque partagent avec l’historien de l’art d’une autre époque (ou culture).
23Comment le corps s’auto-éprouvant fonde-t-il une différenciation des époques ? En ce que sa conformation particulière se fait l’écho d’un rapport physique des forces, qui varie dans le temps selon que la vis plastica, la force configuratrice, est en lutte contre la pesanteur, ou bien l’a vaincue et peut désormais se déployer pour elle-même, comme ornement. Plus précisément, cette lutte toujours déjà présente dans le corps – ou cette lutte qu’est le corps – se traduit comme respiration. Comme alternance rythmique du redressement et de l’affaissement, elle est la première occurrence du temps dans le corps. Le centre décisif qui rend ici possible une historiographie n’est pas l’œil ou l’homme voyant, mais bien la « figure humaine qui respire (menschliche atmende Gestalt) »40, le corps organisé en tant qu’il est animé par un souffle vital41. Ainsi les proportions des bâtiments expriment le rythme, la pulsation vitale propre à chaque peuple, der Pulsschlag der Zeit42. Par exemple, les proportions resserrées du gothique
24donnent l’impression d’une poussée vers le haut, hâtive et essoufflée. (…) Ainsi les proportions gothiques ont un effet oppressant : pour nous-mêmes, il y a certes assez d’espace pour respirer, mais vivant dans et avec ces formes, nous croyons ressentir comment elles se compriment, se pressent vers le haut, en une tension qui se consume elle-même. Les lignes semblent courir à une vitesse croissante. (…) Une histoire psychologique de l’art devrait pouvoir suivre la rapidité croissante des mouvements de ligne en toute exactitude (…)43.
25L’histoire de l’art a dès lors pour objet le tracé des variations de la respiration et du mouvement humains et de leur tempo. À la manière de respirer est intimement liée l’attitude corporelle dans son ensemble,44 et c’est précisément cette manière vivante de se tenir et de se mouvoir, indissociable d’une certaine intonation affective, que Wölfflin voit exprimée non seulement par les édifices, mais plus largement par l’ensemble des formes artistiques d’une époque, des costumes jusqu’aux tableaux45. Ainsi l’histoire de l’art n’est pas l’histoire des impératifs fonctionnels, du climat ou des techniques : c’est d’abord l’histoire de la lutte, dans le corps humain, de la pesanteur et de la force qui in-forme, l’histoire de la victoire proprement architectonique de cette dernière (entraînant un style du trop-plein d’énergie) ou de sa défaite (engendrant un style de la sobriété sourde). Cette histoire s’incorpore et se lit dans les pulsations rythmiques structurant les œuvres, et dans la retenue ou la profusion du purement décoratif, l’ornement étant « l’expression d’un trop-plein de force configuratrice »46. Le changement de style s’explique comme changement dans la Stimmung, dans la modalité affective du rapport à soi dans le corps vécu.
26On le voit : le passage d’une théorie esthétique – en soi atemporelle – de l’expressivité des formes, à l’élucidation des variations historiques de cette expressivité, reste problématique47. Comment comprendre l’articulation de la temporalité affective individuelle, interne au corps vécu, avec une seconde temporalité, externe, collective, historique, de l’expression du rapport au corps propre dans les œuvres de l’art ? Ou encore, plus précisément : comment l’historien pourrait-il faire le tri, en lui-même, entre l’intonation affective dans laquelle il vit du fait de son appartenance à son époque, et la Stimmung propre à l’époque qu’il étudie ? Le problème tient à ce que la catégorisation corporelle de l’expérience esthétique, pivot de l’Einfühlung qui donne sens aux formes, joue un rôle double : un rôle esthétique de médiation entre la forme perçue et l’épreuve affective, nécessairement individuelle, de l’être là ; et un rôle méthodologique de lieu commun entre le sens de l’œuvre historiquement située (donné dans la Stimmung de son époque) et l’historien. Le corps vécu ne catégorise pas à la manière d’une structure universelle, mais dans une expérience en première personne, à la fois individuelle et imprégnée d’historicité. Ce qui reste problématique, on le comprend, c’est le dégagement d’une couche non individuelle qui garantirait l’objectivité (la neutralité affective et axiologique) de l’analyse de l’historien. C’est précisément ce point que le changement de paradigme de 1915 doit corriger.
La constitution d’une historiographie « scientifique » par la régression aux conditions de possibilités infra-individuelles de l’expérience esthétique : les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (1915)
27Dans les Principes fondamentaux de 1915, qui comme on sait ont bénéficié d’une réception bien plus importante que les Prolégomènes, la corporéité et le sentiment corporel immédiat des formes ont perdu leur rôle méthodologique central, et l’expérience de l’empathie esthétique fondée sur le corps vécu n’est plus le moyen d’accès direct au sens historique des œuvres. Mais cela ne signifie pas, loin s’en faut, que le paradigme de l’Einfühlung soit devenu totalement inopérationnel. Il suffit de feuilleter les Principes fondamentaux pour constater que Wölfflin donne des analyses tout à fait conformes aux postulats des esthétiques de l’Einfühlung : des analyses de l’effet affectif produit sur nous par les lignes, les couleurs et leur organisation spatiale – effet compris en retour comme leur propriété, ou caractère48. Reste à comprendre exactement comment et pourquoi la démarche wölfflinienne de fondation de l’historiographie de l’art, telle qu’elle se déploie en 1915, détermine un déplacement méthodologique de l’expérience de l’empathie ; reste à comprendre aussi en quoi consiste désormais, si empathie il y a toujours, l’articulation de cette expérience avec la théorie des Grundbegriffe.
Mise au second plan de l’expérience empathique de l’expressivité, par rapport aux « catégories de l’intuition »
28En 1886 et en 1915, on trouve chez Wölfflin la même conception de l’expérience esthétique du spectateur, comprise comme expérience de l’expressivité affective des formes ; et aussi la même exigence, liée à cette conception : celle d’une histoire psychologique des formes49. Toutefois, en 1915, cette histoire psychologique des formes ne se donne plus pour fondement l’expérience empathique de l’expressivité des formes, mais le postulat de « formes du voir » prédéterminant toute expérience perceptive et configuratrice.
29Ce déplacement est clairement posé, comme on sait, dans l’introduction des Principes fondamentaux par la distinction entre, d’une part, l’histoire de l’art qui comprend le style comme expression, et de l’autre celle, ici inaugurée, qui s’interroge sur les conditions de possibilité de toute expression. On se rappelle cette élucidation de la « double racine du style »50 : Wölfflin parcourt d’abord les trois niveaux de l’expressivité51, c’est-à-dire les trois types possibles d’une histoire de l’art comme histoire de l’expression. Le premier type d’histoire de l’art, c’est l’histoire du trait comme expression de l’individualité de l’artiste – « chaque ligne chargée d’énergie, c’est Botticelli ; Credi en face produit davantage une impression de paralysie »52 – comme expression donc d’une manière singulière de configurer et de ressentir la forme. Le deuxième type est donné dans une histoire du trait, ou de l’organisation spatiale, comme expression d’une manière de sentir commune à un peuple (par exemple : « subtilité hollandaise contre massivité flamande »53). Enfin le troisième type d’historiographie considère le trait comme expression d’une manière, propre à une époque, de sentir et de se rapporter à l’être (ainsi ce qui intéresse le plus l’époque baroque n’est pas « l’être », mais le « devenir », pas la mesure, mais la tension vers le démesuré, etc.). Dans ces trois cas, le style – unité permettant d’organiser l’infinité des œuvres en unités historiques relatives – est expression : expression de la Stimmung d’un peuple ou d’une époque, ou expression « d’un tempérament personnel »54. Les changements de style sont, dans ce contexte, expliqués par des facteurs extérieurs à l’art lui-même, relevant de l’histoire personnelle ou de l’histoire culturelle55.
30C’est par opposition à une telle historiographie que Wölfflin met en relief l’originalité de sa propre entreprise : il s’agit de dégager une autonomie de l’histoire de l’art qui seule est susceptible de fonder une existence scientifique propre de l’historiographie de l’art. La configuration artistique a sa propre histoire, qui n’est pas celle de l’expression. C’est bien à une auto-critique que se livre Wölfflin en récusant l’approche physiognomonique en histoire de l’art, récusation clairement formulée en 1933 dans la « Révision » des Principes fondamentaux :
31Il n’est pas vrai qu’une tonalité affective qui se modifie soit réfléchie uniformément et naturellement par l’art, comme l’est un mouvement du cœur par les traits du visage humain ; l’appareil de l’expression n’est pas le même à toutes les époques56.
32Cet « appareil de l’expression » n’est donc plus constitué par l’organisation du corps humain57, et pas davantage par les moyens techniques disponibles à une époque donnée, mais par ce que Wölfflin appelle les catégories de l’intuition (Kategorien der Anschauung)58, ou les « formes d’appréhension et de présentation (Auffassungs- und Darstellungsformen) » qui, à chaque époque, constituent un langage formel qui « va de soi »59, une prédétermination de l’ensemble des possibles perceptifs et expressifs. Ces possibles sont en eux-mêmes infra-individuels et inexpressifs. Ce qui est nouveau en 1915, ce n’est pas le geste transcendantal consistant à remonter aux conditions de possibilité de l’expressivité, déjà présent en 1886 : c’est le fait de situer ces conditions de possibilité (donc de fonder l’historiographie) non dans l’expérience esthétique individuelle, corporelle, des rapports de forces qui traversent la matière, mais dans la détermination pré-individuelle de structures formelles de l’intuition qui sontl’a priori perceptif et plastique d’une époque :
33…on peut découvrir, dans l’histoire des styles, une couche souterraine de concepts qui se rapportent à la présentation comme telle, et l’on peut donner une histoire de l’évolution du voir en Occident, pour laquelle la diversité des caractères individuels et nationaux n’est plus d’une grande importance60.
34Il s’agira ainsi, dans l’« histoire critique » de l’art, de séparer des œuvres individuelles existantes (prises à chaque fois dans un contexte historique) les conditions de possibilité de toute perception et configuration plastique61. L’isolement méthodologique de cette couche catégorielle préindividuelle garantit la délimitation d’un objet du savoir dont l’évolution obéit à des lois propres, « fondant » ainsi une scientificité de l’écriture de l’histoire de l’art. Le changement de style est alors vu comme conditionné, en deçà des événements historiques, par le développement propre des modes de perception et de figuration : ce n’est pas ce qui est exprimé qui change, mais bien l’organe de l’expression, « la langue elle-même [qui] se modifie, dans sa grammaire et sa syntaxe »62.
Les couples de concepts fondamentaux pour le changement de style du classique au baroque
35Les Grundbegriffe visent à caractériser le changement qui prend place dans ce « langage des formes », entre l’âge classique et l’âge baroque. Rappelons rapidement la teneur des cinq couples de concepts fondamentaux qui servent cette caractérisation. L’évolution du « mode d’appréhension qui réside au fondement des arts de la présentation »63 entre le XVIe et le XVIIe siècles se laisse cerner 1) comme un passage du linéaire au pictural, c’est-à-dire que la ligne, qui était d’abord ce qui guide l’œil et figure l’objet en contours et surfaces, voit son importance et son usage diminuer au profit d’une vision qui rassemble les formes des objets. « Dans un cas, l’intérêt réside plutôt dans la compréhension (Begreifung) des objets corporels singuliers en tant que valeurs fixes, saisissables, dans l’autre cas plutôt dans le fait de laisser ouverte la visibilité en sa totalité, comme une apparence flottante »64. 2) On passe aussi d’une organisation en surfaces à une organisation en profondeur. Dans le classique, les lignes s’organisent à l’intérieur d’une surface ; puis le contour et la surface perdent leur valeur et l’œil se met à relier plutôt les choses dans le sens de la profondeur, de l’avant et de l’arrière. 3) De formes fermées, on arrive à des formes ouvertes. La structuration tectonique se détend, les formes se dissolvent. 4) À une unité du multiple, qui articule différents éléments en les maintenant séparés (harmonie), on passe à l’unité d’un motif unique qui se subordonne les différences. 5) On passe, enfin, de la clarté absolue de l’objet à une clarté relative : on ne présente plus les choses « comme elles sont » dans leur accessibilité au « sentiment tactile plastique », mais comme elles apparaissent, pour la vue en tant que vue.
36Il est remarquable d’emblée que, très différemment des écrits de jeunesse, on a clairement affaire non plus à des concepts esthétiques appliqués à l’histoire, mais à des concepts esthétiques pensés comme de part en part historiques. Ces concepts, en effet, ne sont pas déduits, mais inférés de l’observation d’un grand nombre d’œuvres ; Wölfflin admet que d’autres catégories ont pu lui échapper, elles ne sont pas dérivées de manière systématique à partir d’un principe unique65. De plus, ces concepts n’ont pas chacun une nécessité séparée, ils ne fonctionnent qu’en couple, chacun des deux est relatif à l’autre (non pas le pictural en général mais le pictural par rapport au linéaire de l’époque précédente) ; il s’agit d’une polarisation qui émerge des œuvres. Ensuite, leur validité n’est pas universelle : ils ont été déterminés pour l’analyse du passage du classique au baroque (en dépit de la tendance ultérieure, dans la littérature secondaire, à hypostasier ces couples de concepts en notions anhistoriques). Enfin et surtout, les deux éléments de chaque paire sont à prendre dans un ordre fixé : l’ordre d’apparition des concepts dans chaque couple est irréversible et cette irréversibilité de l’enchaînement historique est fondée sur une « rationalité psychologique » (pour que la ligne s’estompe il faut d’abord qu’il y ait eu une ligne, etc.)66.
37Wölfflin accomplit donc ici un pas décisif menant d’une esthétique potentiellement historicisable à une véritable historiographie de l’art, c’est-à-dire à une théorie fondée non sur des concepts en soi atemporels, mais sur une détermination historiale de la perception (si l’on accepte d’entendre ici, par « historial », l’« historico-transcendantal », le transcendantal d’un moment historique, la structure transcendantale d’un réel historique donné – en l’occurrence une époque de l’art –, un transcendantal lui-même transi d’historicité).
38L’outil méthodologique décisif pour l’écriture de l’histoire de l’art n’est plus alors l’expérience individuelle de l’empathie esthétique, comprise comme résonance des formes extérieures dans le corps propre, mais la mise en évidence de « formes du voir (Sehformen) » impersonnelles, c’est-à-dire d’une pré-structuration du champ des possibilités perceptives et configuratrices dont disposent, inconsciemment, les artistes d’une époque67. C’est l’introduction de ce second niveau d’analyse qui permet un « décollement » par rapport à l’immédiateté du jugement esthétique sur les œuvres, et par là rend possible la constitution d’une strate d’analyse plus objective ou « rigoureuse », censée échapper au jugement de valeur. Par là est également constitué un garde-fou, un intermédiaire qui évite d’interpréter directement des œuvres du passé en fonction du langage formel propre à notre époque, ou de se méprendre dans des comparaisons directes du sens affectif d’œuvres d’époques différentes68. Ce point apparaît clairement dans un texte de 1928 :
39La même forme n’a pas la même signification à toutes les époques. La verticale dans le portrait classique n’a pas le même sens que la verticale dans le portrait des peintres primitifs. Ici, c’est la seule forme de présentation, et là, elle se détache d’autres possibilités et par là acquiert une expression particulière. Lorsqu’on voit un art antérieur à la lumière d’époques postérieures, l’éclairage est faux. Il ne faut pas juger la « raideur » des tableaux historiques archaïques comme si les possibilités formelles ultérieures avaient été connues déjà à cette époque69.
40Cette idée est essentielle de manière générale pour la construction de l’histoire de l’art comme « science de l’art (Kunstwissenschaft) » à la fin du XIXe et au début du XXe s. Est « scientifique », ou rigoureuse, la méthode qui garantit une réduction maximale du risque de lire l’autre culture à l’aune de la sienne propre – une préoccupation que Wölfflin partage notamment avec Alois Riegl ou Wilhelm Worringer70.
Sens transcendantal des « formes du voir »
41Wölfflin définit donc le niveau proprement scientifique de l’histoire de l’art comme histoire des « schèmes optiques ». Faut-il comprendre qu’un paradigme visuel (centré sur un sens, le sens de la vue) remplacerait le paradigme corporel (synesthésique) des Prolégomènes ? Non : les formes (ou catégories ou schèmes) qui forment le soubassement de l’historiographie de l’art ne sont pas des déterminations de la visualité, mais de la visibilité c’est-à-dire du devenir-visible ou perceptible en général. Avec les Sehformen, précisera ainsi Wölfflin en 1933, il s’agit du voir ou de la vision « par quoi on entend la manière suivant laquelle les objets se configurent dans la représentation intérieure (Vorstellung) »71 : non pas tant la formation d’images mentales, que le schématisme par lequel l’imagination synthétise activement en objets la multiplicité des impressions sensibles. « On voit selon des couleurs et des harmonies préfigurées par la sensibilité. »72 L’ʽévolution du voir’ ne désigne pas une modification physiologique de la perception visuelle ; Wölfflin écrit en 1920, se citant lui-même :
42Inutile de dire que la vision n’est pas un acte simplement mécanique mais qu’elle reste conditionnée par la psyché. « Dans chaque nouvelle forme visuelle se cristallise un nouveau contenu du monde »73. On ne m’apprend donc rien lorsqu’on m’objecte que la vision engage tout l’homme.74
43Rappelons aussi la formule célèbre selon laquelle les transformations du langage des formes « conditionnent une attitude fondamentalement différente à l’égard du monde visible. On voit différemment, et on voit autre chose »75. Ce qui est en question, c’est bien la constitution même du monde perçu et non le sens de la vue ; c’est l’ouverture d’un nouveau là à travers une nouvelle manière de schématiser. La Darstellung (dar- : sortie de soi, étalement, ex-position) c’est la présentation, au sens de la mise au jour de quelque chose qui précédemment n’était pas visible, n’était pas là pour nous76. Les Darstellungsformen ne sont pas des manières de répéter le réel mais des modes, historiquement divers, d’ex-position de l’activité schématisante par laquelle se constitue pour nous le réel sensible :
44l’intuition n’est précisément pas un miroir qui reste toujours le même, mais une vivante force d’appréhension, qui a sa propre histoire intérieure et qui est passée par de nombreux stades d’évolution77.
45Plus précisément encore, les Sehformen, que Wölfflin désigne plus tard aussi comme des formes de l’imagination créatrice, apparaissent – si l’on reprend les cinq couples de 1915 – comme des manières de se rapporter à l’espace : non pas évidemment l’espace géométrique, homogène et infiniment divisible, mais l’espace comme rapport des formes à un fond, l’espace qualitatif, habité, déterminé non pas tant par l’œil seul que par la corrélation œil/main, bref l’espace s’ouvrant comme configurable, l’espace de la morphogenèse. Les concepts fondamentaux peuvent en effet être compris comme des réponses aux questions suivantes : de quelle manière une forme peut-elle se rapporter à un fond ? Comment les formes entrent-elles en rapport les unes avec les autres, quels jeux de tensions et de renvois s’organisent entre elles ? Est-ce qu’elles se donnent à nous statiquement ou dynamiquement, isolées les unes des autres ou au contraire confondues ? Quel rôle lignes, surfaces, masses, ombres et lumières jouent-elles dans l’engendrement des formes ? Qu’est-ce qui, dans le rapport mutuel des formes, nous pousse à considérer qu’elles constituent, ou non, un ensemble, une unité ? Bref, comment l’articulation des lignes et des surfaces manifeste-t-elle une certaine spatialisation ?
46Comme Wölfflin le dit, la différence entre les formes du classique et celles du baroque réside fondamentalement en ceci, qu’il s’agit de deux manières de s’orienter dans le monde ou par rapport au monde (Orientierung zur Welt)78 : on pourrait dire deux manières de spatialiser, de créer, par l’articulation des formes, un espace humain pourvu de sens. Tel est l’apport « esthétique » – au sens de l’esthétique transcendantale de la première Critique, radicalisée en direction du sujet vivant et historiquement situé79 – et historiographique des Principes fondamentaux : en deçà de toute expérience de l’art, définir les conditions historiales de la spatialisation comme in-formation80. L’historiographie de l’art est redéfinie par les Grundbegriffe comme une enquête sur l’ouverture historiale (‘épochale’) de l’espace humain dans l’art. L’activité de l’historien consiste à élucider la mise en formes de l’espace dans les œuvres existantes, à partir de structures de la configuration spatiale elles-mêmes non visibles, mais dont la polarisation organise cette mise en œuvres.
Articulation de l’Einfühlung aux catégories de l’intuition
47C’est précisément ce rapport entre le catégorial et l’expérience esthétique des œuvres qui nous reconduit à la question de l’Einfühlung.
48Un point essentiel de la théorie, point décisif pour l’écriture in actu de l’histoire de l’art, reste en effet en suspens : l’articulation méthodique entre la définition de la couche impersonnelle, infra-individuelle des formes d’intuition ou de présentation, et l’analyse concrète des œuvres singulières par l’historien. En détachant de l’expérience esthétique ses conditions historiales, Wölfflin donne à l’historiographie de l’art un objet scientifique propre : un objet dés-affectivé (détaché de l’Erlebnis individuelle)81, un objet autonome (son évolution suit une loi propre), un objet de part en part temporel, et en même temps un « auxiliaire » méthodologique82 de première importance pour constituer des unités de sens et éviter les erreurs d’interprétation. Mais cet objet, de par son statut transcendantal, n’est pas un objet que nous pouvons expérimenter en tant que tel : l’historien ne peut décrire les manières de spatialiser qui donnent lieu aux œuvres qu’à chaque fois singulièrement, à partir de la contemplation des œuvres qui, de leur côté, présentent des figures expressives, sont prises dans une histoire culturelle et offertes à une expérience sensible et affective. Wölfflin en est parfaitement conscient, soulignant qu’avec les catégories de l’intuition, on n’est pas encore entré dans le domaine de l’art83 ; il dit clairement que son objet dans les Principes n’était pas l’art du XVIe et du XVIIe siècles, mais « seulement le schème, les possibilités du voir et de la configuration, à l’intérieur desquelles l’art, ici et là, s’est tenu et ne pouvait que se tenir »84.
49Tous ces concepts correspondants à des étapes ne sont que des schèmes. Ils ne contiennent que des possibilités d’où l’art ne peut naître que pour autant qu’elles s’unissent à un thème déterminé85.
50Pour saisir le sens de la « force tectonique » des statues de Michel-Ange (l’œuvre existante), il faut certes poser comme cadre la forme d’appréhension « tectonique » de l’époque (couple formes fermées/formes ouvertes), mais il faut tout autant qu’une « sensation vigoureuse » ait « coulé sa moëlle dans le schème »86, et que le spectateur la perçoive empathiquement comme telle ! C’est là souligner la complémentarité, pour l’analyse d’une œuvre d’art, de l’« histoire sans noms » des formes du voir, et de l’histoire de l’expression, laquelle n’est nullement disqualifiée en soi mais ne saurait accéder comme telle, on l’a vu, au statut de Kunstwissenschaft. Les formes de l’intuition ne sont, paradoxalement, repérables qu’à travers l’expressivité des œuvres, elles conditionnent et sont conditionnées : c’est-à-dire que la nature des catégories est à la fois supposée dans l’analyse des œuvres et engendrée par elle. Il y a là, comme l’a souligné Joan Hart87, un cercle herméneutique ; ou encore, la mise en évidence de ce que la position de l’historien d’art est toujours l’entre-deux, l’aller-retour entre le fondement et les œuvres, sans cesse à relier.
51Dans les Principes fondamentaux, Wölfflin n’hésite pas à employer le vocabulaire de la sensation et du sentiment, afin de qualifier l’impression et l’effet affectif produits sur le spectateur par telle disposition des formes, des surfaces et des lignes, des lumières88. Helen Bridge a montré, à juste titre selon nous, que le modèle empathique qui est alors en jeu doit bien plus à Theodor Lipps, dont Wölfflin avait recensé la Raumästhetik en 1898, qu’à Robert Vischer89 ; ce qui est cohérent avec l’abandon du modèle ʽcorporel’ de 1886, puisque l’empathie selon Lipps n’est pas un phénomène corporel mais d’abord un phénomène psychique. Dans la manière dont Wölfflin détermine ici concrètement les styles artistiques à partir des œuvres, on retrouve l’idée, « centrale pour la théorie de Lipps, qu’en regardant une œuvre d’art, nous la dotons d’activité et de dynamisme en accord avec les exigences spécifiques d’une forme artistique particulière »90.
52Cependant, H. Bridge n’élucide pas le sens du « voir » et de « l’optique ». En comprenant, comme nous l’avons fait, le « schème optique » en un sens proprement transcendantal, comme structure historiale de la perception et de la figuration spatiales, il devient possible d’articuler cette reprise de Lipps au projet historiographique de Wölfflin. Le schème optique, écrit en effet Wölfflin, est le schème dans lequel s’enracine « l’impression du vivant », ou encore, « la forme dans laquelle on voit le vivant, sans que cette vie soit déjà déterminée en son contenu »91. Or Lipps redéfinit, précisément, l’Einfühlung dans le cadre général d’une psychologie de la « vie » et du sentiment de la vie. La vie, le « mouvement qui aspire à aller intérieurement de l’avant »92 est essentiellement comprise, dans sa philosophie psychologique, comme un « se-sentir-actif », comme une vie jouissant, à partir de son objectivation en figures extérieures, de son propre dynamisme. Mais on comprend aisément qu’une telle vie ou auto-activité (Selbstbetätigung) est toujours uniquement la mienne, n’étant rien si elle n’est individuellement éprouvée. Cette compréhension lippsienne de la vie est en effet opérationnelle dans les analyses données par Wölfflin du dynamisme des figures, lignes, plans etc. L’apport des Grundbegriffe consiste certes à différencier, de cette vie qui se projette et s’affecte individuellement, les structures historiales sous lesquelles elle s’appréhende elle-même comme spatialisante ; mais il est tout aussi clair qu’il n’y a d’espace in-formé pour nous que pour autant que notre propre vie s’y configure, à chaque fois dans une certaine tonalité affective. Pour autant, l’objet de l’historiographie de l’art n’est pas, ne peut pas être l’exposé de ces tonalités, mais seulement l’essai pour cerner les structures transcendantales qui en fondent l’expérience.
53Wölfflin déploie ainsi une méthodologie précise pour exhiber, à travers les expériences empathiques, la couche historiale : il utilise au premier chef, dans ses cours comme dans l’ouvrage de 191593, la comparaison de deux images d’époques différentes en fonction d’une question partielle, d’une coupe effectuée selon un critère singulier dans la multiplicité de notre perception sensible de l’image94. L’expérience vécue de l’œuvre sert de tremplin pour mettre en évidence, de manière transversale, les structures communes – l’individualité du vécu étant dépassée par la comparaison. Inversement, la détermination des « formes du voir » est utilisée comme un cadre régulateur pour le déploiement possible de l’Einfühlung du spectateur. Ainsi, savoir si le contour doit être, ou non, « déchiffré linéairement » (c’est le cas dans le classique, pas dans le baroque) permet d’orienter le spectateur vers une empathie dirigée vers les lignes, auxquelles il peut « tranquillement s’abandonner »95, ou vers une empathie dirigée plutôt vers les masses lumineuses (le contour n’étant plus, dans le baroque, une médiation pertinente entre la forme vue et la tonalité affective) : les schèmes optiques permettent de préciser les propriétés de l’objet vers lesquelles, vu l’époque historique de sa production, il est adéquat que le spectateur projette sa propre vie psychique.
54Dans les Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, Wölfflin déplace le paradigme de l’Einfühlung, repris à Robert Vischer et à Johannes Volkelt, en comprenant cette dernière à partir du rôle catégoriel du corps vécu, corps en résonance avec les choses, dans l’espace plein d’une existence individuelle qui s’éprouve comme rapport entre des forces. Ce faisant, Wölfflin donne à ce paradigme alors encore en formation un nouveau contenu, mais aussi une nouvelle portée épistémologique, puisqu’il trace alors le projet, exploré dans les années suivantes, d’une histoire de l’art fondée sur l’expérience empathique de la corporéité. L’Einfühlung désigne ainsi à la fois l’expérience esthétique du sens affectif des formes, et la méthode d’une historiographie déterminant les styles comme autant de spatialiations à partir du corps propre.
55Un tel enracinement direct de l’écriture de l’histoire de l’art dans l’esthétique n’est plus envisageable pour le Wölfflin des Principes fondamentaux, car il ne garantit pas à la nouvelle discipline le statut d’une Kunstwissenschaft, d’un savoir possédant un objet propre, un objet de part en part historique et pas seulement historicisable, un objet relativement détaché de l’expérience individuelle, et une méthode permettant d’éviter de juger les œuvres du passé à l’aune de la Stimmung de l’époque ou du pays de l’historien. Cet objet – les formes d’appréhension et de présentation, ou schèmes optiques – est constitué par les structures historiales de l’ouverture de l’espace perceptible et configurable. Si donc, de manière générale, Wölfflin continue à trouver le pivot méthodologique de l’écriture de l’histoire de l’art dans une enquête de type transcendantal sur la constitution affective de l’espace, cependant cette réflexion sur la spatialisation est passée des « catégories corporelles » déterminant l’aisthesis individuelle, aux « catégories de l’intuition » inconscientes, infra-individuelles, non affectives et non expressives, et qui suivent une évolution historique intrinsèque. La réflexion transcendantale est devenue plus « radicale », en deçà même de l’expérience vécue du corps ; et elle s’est intrinsèquement historicisée. Dans ce cadre, le changement de rôle de l’Einfühlung pour l’écriture de l’histoire de l’art ne se comprend ni comme une disparition, ni seulement comme un changement dans le type de théorie de l’empathie auquel Wölfflin se réfère, mais comme une subordination méthodologique à l’objet délimité comme étant en propre celui de la Kunstwissenschaft : les structures formelles historiales selon lesquelles l’espace humain s’articule en figures.
Voetnoten
1 Heinrich Wölfflin, Gedanken zur Kunstgeschichte, « Einleitung », Bâle, Schwabe, 31941 (désormais : Gedanken), p. 3 ; trad. fr. par Rainer Rochlitz : Réflexions sur l’histoire de l’art (1982), Paris, Flammarion –Champs, 1997, p. 29. Toutes les citations issues d’ouvrages originaux en allemand ont été retraduites par nos soins, même si nous donnons, par commodité pour le lecteur francophone, les références dans les traductions françaises existantes. Merci aux deux rapporteurs anonymes pour leurs suggestions. Des versions antérieures de ce texte ont été présentées dans divers séminaires de recherche ou lues par des collègues : je remercie de leurs remarques mes collègues du CNRS (UMR 7172 THALIM, équipe ARIAS), ceux du séminaire sur l’esthétique scientifique animé par Carole Maigné et Jean Colrat à l’Université de Paris-Sorbonne, et Andrew Benjamin qui fut le premier lecteur de cet article à Monash University (Melbourne).
2 Heinrich Wölfflin, Kunstgeschichtliche Grundbegriffe. Das Problem der Stilentwicklung in der neueren Kunst, Munich, Bruckmann, 51921 (désormais: Grundbegriffe), p. 244 ; Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, trad. fr. par Claire et Marcel Raymond, Brionne, Gérard Monfort, 1989, p. 260. Voir aussi : Heinrich Wölfflin, Prolegomena zu einer Psychologie der Architektur, mit einem Nachwort zur Neuausgabe von Jasper Cepl, Berlin, Mann, 1999 (désormais : Prolegomena), p. 41 ; Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, trad. fr. (11982) sous la dir. de Bruno Queysanne, Paris, éditions de la Villette, 32005, p. 59.
3 Cf. Daniel Adler, « The Formalist Compromise: Wölfflin and Psychology », in : Mitchell B. Frank, Daniel Adler (ed.), German Art History and Scientific Thought. Beyond Formalism, Farnham, Ashgate, 2012, p. 73-95, ici p. 73.
4 Cf. Andreas Eckl, « Zum Problem der kategorialen Funktion von Wölfflins Kunstgeschichtlichen Grundbegriffen: Erläuterungen an einem Beispiel ihrer Anwendung », Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft 38 (1993), p. 29-52 ; Lambert Wiesing, « Die Zustände des Auges. Konrad Fiedler und Heinrich Wölfflin », in : Stefan Majetschak (Hg.), Auge und Hand. K. Fiedlers Kunsttheorie im Kontext, Munich, Fink, 1997, p. 189-208 ; et, plus récemment et sous une autre perspective, Carole Talon-Hugon, « L’expérience empathique des formes architectrales : Prolégomènes à une psychologie de l’architecture de Wölfflin », in : A. Gefen, B. Vouilloux (éd.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013, p. 354-369.
5 Cf. Mildred Galland-Szymkowiak, « L’Einfühlung comme symbolisme : de l’expérience esthétique à la perception d’autrui », Philosophie, 115 (2012), p. 13-30, ici p. 19. Que l’objet ait un sens « esthétique » signifie ici qu’il nous touche dans notre sensibilité – au double sens de la réceptivité à des sensations, et de la capacité à être affectés et à éprouver des sentiments.
6 Cf. Meinhold Lurz, Heinrich Wölfflin, Biographie einer Kunsttheorie, Worms, Werner, 1981 (qui a tendance à verser dans l’excès inverse en soutenant qu’en 1915 aussi, l’empathie joue un rôle essentiel dans la détermination des concepts fondamentaux); Frank Büttner, « Das Paradigma ‘Einfühlung’ bei Robert Vischer, Heinrich Wölfflin und Wilhelm Worringer. Die problematische Karriere einer kunsttheoretischen Fragestellung », in: Christian Drude, Hubertus Kohle (Hg.), 200 Jahre Kunstgeschichte in München. Positionen. Perspektiven. Polemik 1780-1980, Munich/Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2003, p. 82-93, ici p. 86; Helen Bridge, « Empathy Theory and Heinrich Wölfflin : A Reconsideration », Journal of European Studies 41/1 (2011), p. 3-22.
7 Helen Bridge, « Empathy Theory and Heinrich Wölfflin », p. 7.
8 Heinrich Wölfflin, lettre du 23 ou 30 mai 1884 à ses parents, citée par M. Lurz, Heinrich Wölfflin: Biographie einer Kunsttheorie, p. 59 ; et la lettre de juin 1884 à ses parents, qui donne un compte-rendu de cet exposé, ibid., note 577 p. 276.
9 Pour un bref aperçu de ces débats entre Gehaltsästhetik (esthétique du contenu) et Formästhetik (esthétique de la forme), voir Mildred Galland-Szymkowiak, introduction à la traduction de : R. Zimmermann, « Pour une réforme de l’esthétique comme science exacte », trad. fr. par Jacques-Olivier Bégot et Mildred Galland-Szymkowiak, in : Formalisme esthétique. Vienne, Prague au XIXème siècle, éd. par Carole Maigné, Paris, Vrin, 2012, p. 107-159, ici p. 110-113.
10 M. Lurz, Heinrich Wölfflin: Biographie einer Kunsttheorie, note 577 p. 276.
11 Johannes Volkelt, Der Symbol-Begriff in der neuesten Aesthetik, Jena, Dufft, 1876.
12 R. Vischer, Über das optische Formgefühl. Ein Beitrag zur Ästhetik, Leipzig, Credner, 1873.
13 Cf. M. Galland-Szymkowiak, « L’Einfühlung comme symbolisme ».
14 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 7 ; trad. fr. par Maurice Élie in Aux origines de l’empathie. Fondements et fondateurs, Nice, Ovadia, 2009, p. 66. Wölfflin refuse cette idée, qui lui paraît démentie par l’expérience (Prolegomena, p. 8, trad. fr. p. 25-26).
15 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 8, trad. fr. p. 67.
16 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 10, trad. fr. p. 69.
17 Cf. Stefania Caliandro, « Empathie et esthésie, un retour aux origines esthétiques », Revue française de psychanalyse, 2004/3, vol. 68, p. 791-800, ici p. 793-795.
18 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 11, trad. fr. p. 69.
19 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 12, trad. fr. p. 70.
20 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 13, trad. fr. p. 71.
21 Ce dernier notait par exemple en 1858 : „Que l’on n’oublie pas que l’imagination (Phantasie) est une force de se transporter dans tous les états (sich in alle Zustände zu versetzen) » (F. Th. Vischer, „Über das Verhältnis von Inhalt und Form in der Kunst“, initialement dans la Monatsschrift des wissenschaftlichen Vereins, Zürich, Meyer & Zeller, 1858 ; ici dans F. Th. Vischer, Kritische Gänge, hg. von R. Vischer, vol. IV, München, Meyer & Jessen, 21922, p. 198-221, disponible en ligne : http://echo.mpiwg-berlin.mpg.de/MPIWG:NQPHKKCC).
22 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. 20, trad. fr. p. 76.
23 R. Vischer, Über das optische Formgefühl, note de la p. 16, trad. fr. p. 74 n. 87.
24 J. Volkelt, Der Symbol-Begriff, p. 79-80.
25 Cf. J. Volkelt, Der Symbol-Begriff, « Vorwort » et chap. 8.
26 Voir le conditionnel utilisé par Wölfflin pour présenter « sa » version de l’Einfühlung : « Je pourrais bien m’imaginer qu’une personne se présente en affirmant… » (p. 12, trad. fr. p. 29, voir aussi p. 13, trad. p. 30), et l’arrêt explicite du questionnement lorsqu’on arrive à la question du rapport corps/psychè (p. 15, trad. fr. p. 32).
27 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 12; trad. fr. p. 29.
28 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 12-13 ; trad. fr. p. 30.
29 Voir G. Carchia, Arte e bellezza. Saggio sull’estetica della pittura, Bologna, 1995, p. 68, cité par Andrea Pinotti, Il corpo dello stile. Storia dell’arte come storia dell’estetica a partire da Semper, Riegl, Wölfflin (1998), Milano, Mimesis, 2001, p. 205 n. 231.
30 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 7 ; trad. fr. p. 23.
31 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 12 ; trad. fr. p. 29.
32 Cf. R. Vischer, Über das optische Formgefühl, p. VIII (trad. fr. p. 61), p. 12-17 (trad. fr. p. 70-74).
33 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 9 ; trad. fr. p. 26.
34 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 10 ; trad. fr. p. 27.
35 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 15 ; trad. fr. p. 32. Voir aussi : « partout, l’image de notre existence corporelle s’expose comme le type d’après lequel nous jugeons toute autre apparition phénoménale » (Prolegomena, p. 18, trad. fr. p. 35).
36 Voir dans la dernier chapitre la remarque : « On ne peut attribuer, à la scolastique et au spiritualisme, le gothique comme leur expression, qu’en gardant sous les yeux le moyen terme où un élément psychique est directement transformé en une forme corporelle » (Wölfflin, Prolegomena, p. 40 ; trad. fr. p. 58).
37 Sur ce changement de sens du sujet transcendantal, cf. Lambert Wiesing, « Die Zustände des Auges ».
38 En 1888, dans sa thèse d’habilitation, Wölfflin reprend la même idée : « Nous donnons un sens à l’ensemble du monde extérieur d’après les principes expressifs que nous avons appris de notre corps. Ce dont nous avons fait l’expérience sur nous-mêmes comme expression d’un sérieux plein de force, d’un se-rassembler serré ou d’un se-répandre-là lourd et sans tenue, nous le transposons à toute autre corporéité. » (H. Wölfflin, Renaissance und Barock. Eine Untersuchung über Wesen und Entstehung des Barockstils in Italien, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 71965, p. 62 ; trad. fr. par Guy Ballangé, Renaissance et baroque, Paris, Le Livre de Poche, 1967, p. 170). La traduction française (reprise et commentée par Bruno Queysanne dans son Introduction aux Prolégomènes, p. 16-17) rend ici de manière erronée Ausdrucksprincipien par « schèmes expressifs » (même si, avec la médiation du corps, c’est bien, sur le fond, d’un schématisme revu et corrigé qu’il s’agit).
39 Cf. H. Wölfflin, Prolegomena, p. 42, trad. fr. p. 60.
40 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 31, trad. fr. p. 49.
41 Wölfflin note dès le premier chapitre des Prolégomènes que : « c’est le mouvement respiratoire qui est le plus réceptif aux changements. Le rythme de la respiration que nous percevons chez les autres se transfère à nous des plus facilement. (…) la respiration est précisément l’organe le plus immédiat de l’expression. » (H. Wölfflin, Prolegomena, p. 14, trad. fr. p. 31).
42 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 42, trad. fr. p. 60.
43 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 28, trad. fr. p. 45.
44 « L’attitude corporelle conditionne la circulation du sang et la respiration dans leur rythme » (H. Wölfflin, Prolegomena, p. 31, trad. fr. p. 49).
45 « C’est avec étonnement que l’on remarque, en parcourant l’histoire, comment l’architecture a partout imité l’idéal de l’homme en sa configuration corporelle et en son mouvement corporel, et comment les grands peintres eux-mêmes ont créé pour leurs êtres humains une architecture correspondante. N’est-ce pas la même vie qui fait battre le pouls des formes des bâtiments chez Rubens, et qui traverse ses corps ? » (H. Wölfflin, Prolegomena, p. 41, trad. fr. p. 59). Wölfflin s’abstient volontairement de se prononcer quant au sens de la corrélation : « Quand à savoir si c’est l’histoire physique du corps humain qui conditionne les formes de l’architecture, ou si elle est conditionnée par ces formes, c’est là une question qui mène plus loin que nous n’en avons l’intention ici. » (ibid., p. 28, trad. fr. p. 46).
46 H. Wölfflin, Prolegomena, p. 36, trad. fr. p. 54.
47 Cf. Stefan Nachtsheim, Kunstphilosophie und empirische Kunstforschung 1870-1920, Berlin, Mann, 1984, p. 124.
48 Quelques exemples : Rembrandt impose « à toutes ses scènes le sceau d’une vie impérieusement unifiante » (p. 176, trad. fr. p. 186) ; il est question du « calme et de la clarté » avec lesquels un paysage de Patinir se déploie en bandes parallèles (p. 89, trad. fr. p. 93) ; de la « concentration un peu crispée » de la Leçon d’anatomie (p. 184, trad. fr. p. 194) ; ou encore de la « surface unique, pleine de vie » d’une Crucifixion de Grünewald (p. 112, trad. fr. p. 117). Etc.
49 Cf. H. Wöfflin, Gedanken, p. 3 ; trad. fr. p. 29-30.
50 Présente déjà dans la conférence de décembre 1911 : H. Wölfflin, « Das Problem des Stils in der bildenden Kunst », Sitzungsberichte der königlich-preussischen Akademie der Wissenschaften, 1912, 1. Halbband, p. 572-578.
51 Cf. H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 12-21 ; trad. fr. p. 1-11.
52 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 2 ; trad. fr. p. 2-3.
53 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 7 ; trad. fr. p. 9.
54 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 10 ; trad. fr. p. 11.
55 « Dans les ouvrages les plus connus des maîtres de la discipline actifs à son époque, et tout particulièrement dans ceux de son prédécesseur Herman Grimm, l’art était presque devenu une réserve d’illustrations pour l’histoire culturelle […]. » (Martin Warnke, « Heinrich Wölfflin (1864-1945) », in Dictionnaire des historiens de l’art allemands, sous la dir. de M. Espagne et B. Savoy, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 363-372, ici p. 364).
56 Heinrich Wölfflin, « Kunstgeschichtliche Grundbegriffe. Eine Revision » (1933), in : Gedanken, p. 18-24, ici p. 18 ; trad. fr. in: Réflexions,p. 46-54, ici p. 47.
57 Cf. H. Bridge, « Empathy theory and Heinrich Wölfflin », p. 13.
58 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 244 ; trad. fr. p. 260.
59 Cf. H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 245, trad. fr. p. 261.
60 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 13 ; trad. fr. p. 13.
61 « Le terme critique ne se rapporte pas ici à des problèmes d’authenticité ni à des problèmes de qualité : il est employé au sens où Kant parle d’une Critique de la raison pure : lorsqu’il se propose d’en dégager l’essence » (H. Wölfflin, « Une histoire critique de l’art », in : Réflexions, p. 99-142, ici p. 101), nous dirions plutôt : en dégager les conditions de possibilité.
62 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 243, trad. fr. p. 259. Comme le rappelle Roland Recht, la philologie a joué le rôle de « point de départ » pour l’histoire et les Geisteswissenschaften tout au long du XIXème siècle, et Wölfflin était spécialement nourri de culture philologique, son père étant un latiniste reconnu (R. Recht, « Du style aux catégories optiques », in Relire Wölfflin (collectif), Paris, Musée du Louvre/ÉNSBA, 1995, p. 31-59, ici p. 45).
63 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 14, trad. fr. p. 14.
64 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 15, trad. fr. p. 16.
65 Cf. H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 244, trad. fr. p. 260 : les « catégories de l’intuition » wölffliniennes diffèrent des catégories kantiennes, en ce qu’elles ne sont pas dérivées d’un principe unique ; cependant, on peut les désigner comme « cinq vues (Ansichten) différentes d’une seule et même chose ».
66 Cf. H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 18, trad. fr. p. 19 ; et « Sur l’évolution de la forme », in : Réflexions, p. 36. Cette « rationalité psychologique », comprise comme nécessité du sens de l’évolution, ne va pas sans poser problème, comme Wölfflin le note lui-même : qu’en est-il alors des « nouveaux commencements », par exemple d’un style néo-linéaire qui apparaîtrait après le pictural ? D’où l’hypothèse wölfflinienne d’une histoire cyclique, qui n’est peut-être pas une composante absolument nécessaire de la théorie (cf. A. Eckl, « Zum Problem der kategorialen Funktion von Wölfflins Kunstgeschichtliche Grundbegriffe », p. 35).
67 Pour Meinhold Lurz, les Principes fondamentaux laissent encore un rôle déterminant à une méthode psychologique fondée sur l’Einfühlung. Lurz note que Wölfflin, pour déterminer ses couples de concepts, s’appuie sur « l’impression faite sur le spectateur », et que les cinq couples s’articulent autour d’une opposition entre impression de calme et impression de mouvement, opposition qui selon lui est « le motif central de l’ouvrage » (Heinrich Wölfflin, p. 187). Il pense pouvoir en conclure que l’argumentation de Wölfflin dans les Principes reste dans le cadre d’une méthode fondée sur la psychologie de l’Einfühlung (ibid., p. 188). Mais ce que les théories de l’Einfühlung mettent en avant, ce n’est pas simplement l’importance de « l’impression » faite par les œuvres », c’est le fait que dans le perçu, je sens immédiatement ma propre vie, comme affectée de telle ou telle manière ; or les « schèmes optiques » sont inexpressifs, c’est-à-dire définis hors de tout lien au ressenti individuel d’une quelconque tonalité affective. Si Lurz a raison de dire que l’Einfühlung joue bien encore un rôle, et que les catégories de l’intuition ne peuvent être expérimentées qu’à travers les impressions faites par les œuvres (voir la dernière partie du présent article), réduire les catégories à la sphère de l’Einfühlung revient à gommer l’originalité de la construction méthodologique wölfflinienne dans les Principes.
68 Il est « faux de vouloir comparer l’architecture d’un Bramante et celle du Bernin directement l’une avec l’autre, quant à la tonalité affective » (H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 245, trad. fr. p. 261 ; je souligne).
69 H. Wölfflin, « Über Abbildungen und Deutungen », in Gedaken, p. 66-82, ici p. 79 ; « Des illustrations et des interprétations », in : Réflexions, p. 102-116, ici p. 113. Voir aussi : H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 245, trad. fr. p. 261.
70 Cf. Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung, trad. fr. par Emmanuel Martineau, Paris, Klincksieck, 1978, « Appendice : De la transcendance et de l’immanence dans l’art », p. 139-149.
71 H. Wölfflin, « Kunstgeschichtliche Grundbegriffe. Eine Revision » (1933), in : Gedanken, p. 20 ; « Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Une révision », in : Réflexions, p. 48.
72 H. Wölfflin, « Über Formentwicklung », in : Gedanken, p. 8-14, ici p. 10 ; « Sur l’évolution de la forme », in : Réflexions, p. 35-43, ici p. 37.
73 Wölfflin cite ici la conclusion des Kunstgeschichtliche Grundbegriffe : « […] die Sichtbarkeit kristallisiert sich für das Auge unter gewissen Formen. In jeder neue Kristallisationsform aber wird auch eine neue Seite des Weltinhalts zutage treten.» (H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 249, trad. fr. p. 264).
74 H. Wölfflin, « In eigener Sache. Zur Rechtfertigung meiner Kunstgeschichtlichen Grundbegriffe », in Gedanken, p. 15-18, ici p. 17 ; « Pro Domo. Justification de mes principes fondamentaux de l’histoire de l’art » (1920), in : Réflexions, p. 43-46, ici p. 45. Il s’agit d’une réponse à la critique émise par E. Panofsky (« Das Problem des Stils in der bildenden Kunst », 1915), mais peut-être aussi aux objections d’August Schmarsow dans « Kunstwissenschaft und Kulturphilosophie mit gemeinsamen Grundbegriffen », Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 13 (1919), p. 165-258 (trad. fr. par Françoise Joly dans Trivium, 6 (2010), en ligne : http://trivium.revues.org/3640, consulté le 22.10.2014).
75 H. Wölfflin, « Über Formentwicklung », in : Gedanken, p. 9 ; « Sur l’évolution de la forme », in : Réflexions, p. 35.
76 Jean Beaufret a souligné que le problème de la Darstellung (hypotypose, exhibitio, subjectio sub aspectum) des concepts, c’est-à-dire de la manière dont peut leur être procurée une réalité objective dans l’intuition, est le problème même de la Critique de la raison pure (Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung », in Dialogue avec Heidegger. II. Philosophie moderne, Paris, Minuit, 1973, p. 77-109).
77 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 243, trad. fr. p . 259.
78 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 17, trad. fr. p. 17 (où la traduction de Orientierung zur Welt par « conception du monde » gomme le sens du propos de Wölfflin). Cf. p. 12, trad. fr. p. 13 : « pictural » et « linéaire » désignent deux langues qui proviennent « d’une manière particulière de s’orienter par rapport à la visibilité (Orientierung zur Sichtbarkeit) ».
79 Je partage donc avec Andreas Eckl et Lambert Wiesing l’idée que les « concepts fondamentaux » ont en effet un sens transcendantal, et qu’une interprétation philosophiquement valide et intéressante consiste à lire l’entreprise des Grundbegriffe comme une transformation de celle de la première Critique ; Wölfflin définit les variations de la forme de l’intuition spatiale. Pour Wiesing, Wölfflin, comme d’autres néokantiens, élargit le transcendantal kantien aux variations d’état du sujet vivant (Wiesing, « Die Zustände des Auges », p. 199-201) ; pour Eckl, il faut comprendre les « catégories de l’intuition » comme des conditions de possibilité des « formes des objets des sens », et à ce titre comme des conditions de possibilité du jugement esthétique (Eckl, « Zum Problem der kategorialen Funktion…», p. 40-41). Mais Eckl comme Wiesing (qui parle de « l’esthétique de Wölfflin », p. 201), prélevant dans Wölfflin une esthétique, laissent de côté l’historicisation du transcendantal opérée par Wölfflin en lien direct avec sa construction d’une Kunstgeschichte comme Kunstwissenschaft.
80 Comme le remarque Danièle Cohn : « L’ampleur de l’esthétique – sa dimension immédiatement anthropologique, la connotation phénoménologique de cette approche – est ici explicite : derrière l’art, l’être au monde de l’homme, telle serait la finalité d’une Geisteswissenschaft digne de ce nom. » (D. Cohn, « La forme-Goethe », La Part de l’œil, Dossier : Problème de la Kunstwissenschaft, 1999, p. 27-37, ici p. 31).
81 La présentation, avec les catégories ou formes du voir, d’une « réalité qui se situe en-dessous de l’individuel », représente selon Wölfflin non pas une récusation de l’individuel, mais « une tentative d’aborder le problème sous un autre aspect, afin de trouver pour l’historiographie des règles (Richtlinien) garantissant une certaine sûreté du jugement » (H. Wölfflin, « In eigener Sache », in : Gedanken, p. 16 ; « Pro Domo », in : Réflexions, p. 43).
82 «J’ai essayé de définir dans mon livre [sc. les Principes fondamentaux] les formes de l’intuition pour l’époque moderne selon leurs possibilités les plus générales. Une telle caractérisation – je le répète – ne peut coïncider avec l’histoire effective, c’est une simple construction auxiliaire (Hilfskonstruktion), un étalon à partir duquel on peut déterminer des directions » (H. Wölfflin, « In eigener Sache », in : Gedanken, p. 16 ; « Pro Domo », in : Réflexions, p. 45).
83 H. Wölfflin, « Kunstgeschichtliche Grundbegriffe. Ein Revision », in : Gedanken, p. 23 ; « Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Une révision », in : Réflexions, p. 53.
84 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 243, trad. fr. p. 259-260.
85 H. Wölfflin, « Über Formentwicklung », in : Gedanken, p. 11 ; « Sur l’évolution de la forme », in : Réflexions, p. 38.
86 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 245, trad. fr. p. 261.
87 Cf. Joan Hart, « Reinterpreting Wölfflin : Neo-Kantianism and Hermeneutics », Art Journal, Winter 1982, p. 292-300 (ses analyses se concentrent surtout sur le rapport de Wölfflin à Dilthey).
88 Cf. H. Bridge, « Empathy theory and Heinrich Wölfflin », p. 14, p. 16.
89 H. Bridge, « Empathy theory and Heinrich Wölfflin », p. 13, p. 15.
90 H. Bridge, « Empathy theory and Heinrich Wölfflin », p. 16.
91 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 246, trad. fr. p. 262.
92 Theodor Lipps, Ästhetik. Psychologie des Schönen und der Kunst, II, Hamburg/Leipzig, Voss, 1906, p. 3.
93 Cf. Roland Recht, « Du style aux catégories optiques », p. 47-48.
94 Cf. Daniel Adler, « The Formalist Compromise : Wölfflin and Psychology », p. 85.
95 H. Wölfflin, Grundbegriffe, p. 21, trad. fr. p. 22.
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