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Jean-Louis Claret

La traversée des couleurs dans le théâtre de Shakespeare

(Volume 2 - 2015)
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Résumé

À la Renaissance, les théories du regard semblaient hésiter entre le principe aristotélicien d’intromission, cher à Alhazen et adopté par Thomas Browne, et la conception platonicienne d’extramission héritée de Pythagore, Galien et Euclide, approches antithétiques que certains savants conjuguaient parfois afin de rendre compte du rapport au réel. Quelle que fût l’hypothèse adoptée par les théoriciens, la relation au monde était établie grâce à un lien particulièrement étroit : ainsi, pour voir une couleur, il fallait l’accueillir en soi (intromission) ou se projeter en elle (extramission), comme le signale Jean Bodin dans son Théâtre de la nature.

Les couleurs jouaient un rôle important dans l’Angleterre réformée de la fin du XVIème et du début du XVIIème siècles. Les quelques traités sur les arts picturaux qui étaient disponibles à l’époque (principalement The Arte of Limning de Nicholas Hilliard, The Arte of Drawing d’Henry Peacham et la traduction du texte de Giovanni Lomazzo) leur accordent une place de choix. Le théâtre de Shakespeare se propose quant à lui de faire traverser cet écran chromatique afin de laisser entrevoir ce qui se cache au-dessous. En affectant la surface des visages, par exemple, elles trahissent en effet les bouleversements qui se jouent à l’intérieur des corps et dont l’interprétation était codifiée.

Les pièces de Shakespeare présentent un écho dramatique des théories Renaissantes relatives au regard puisque les personnages y appréhendent le monde en fonction des couleurs qui se trouvent au préalable à l’intérieur leur esprit. Ainsi, ceux qui portent du jaune en eux seront, par exemple, susceptibles de devenir jaloux. Il faut dire que, comme l’a démontré Thomas Wright dans son traité sur les Passions of the Minde in Generall de 1601, les couleurs n’étaient pas considérées comme de simples aspects constitutifs des choses, mais comme de véritables filtres adoptés par l’esprit. Ce phénomène permet de rendre compte de la colorisation, au théâtre, de ce qui n’a a priori pas de substance, comme la jalousie, l’amour juvénile, la mort ou encore le scandale.

Abstract

During the Renaissance, the theories on eyesight seemed to waver between the Aristotelian principle of intromission developed by Alhazen and later adopted by Thomas Browne and the platonic extramissive approach inherited from Pythagoras, Galen and Euclid. Though these approaches were antithetical, some early modern scientists combined them to account for people’s connection to the visible world. Whichever theory they adopted, the world was narrowly connected to the perceiving self: seeing a colour meant taking it in (intromission) or projecting oneself onto it (extramission), as Jean Bodin indicated in his Théâtre de la nature.

Colours played an important role in reformed England at the turn of the sixteenth century. The few treatises on painting that were available at the time made their importance clear (mainly The Arte of Limning by Nicholas Hilliard, The Arte of Drawing by Henry Peacham and the translation of Giovani Lamazzo’s Italian text). As far as Shakespeare’s drama is concerned, it proposes to cross this chromatic skin in order to give access to the things it both reveals and screens. By affecting faces for instance colours betray the secret upheavals that take place inside the bodies and whose interpretation was codified.

Shakespeare’s plays present an interesting echo of the Renaissance theories on vision insofar as the characters perceive the world according to the colours that are already inside their minds. Accordingly, those who bear yellow, for example, are more likely to turn jealous. One must not forget that, as was demonstrated by Thomas Wright in his 1601 Treatise on the Passions of the Minde in Generall, colours were not regarded as mere constituents of things but as filters adopted by the mind. This phenomenon accounts for the dramatic coloration of what is supposed to bear no colour at all, like jealousy, young love, words, death or scandal.

Zusammenfassung

In der Renaissance schienen die Theorien des Sehens zu schwanken zwischen einerseits der aristotelischen Intromissionstheorie, das Alhazen sich zu eigen gemacht hatte und das später von Thomas Browne übernommen wurde und andererseits der von Pythagoras, Galen und Euklides übernommenen platonischen Theorie der Extramission. Es handelt sich um zwei antithetische Ansätzen, die einige Wissenschaftler manchmal kombinierten, um das Verhältnis zum Wirklichen zu erfassen.

Welche Hypothese auch von den Theoretikern aufgestellt wurde, die Beziehung zur Außenwelt war immer mit dem sehenden Ich in besonderer Weise eng verbunden: um eine Farbe wahrzunehmen, musste man sie in sich aufnehmen (Intromission) oder sich in sie hineinprojizieren (extramission), wie Jean Bodin in seinem Theatre de la nature vermerkt.

Die Farben spielten eine wichtige Rolle in dem reformierten England des ausgehenden 16. und beginnenden 17. Jahrhunderts. Die wenigen zeitgenössischen Abhandlungen über Malerei (vor allem The Arte of Limning von Nicholas Hilliard, The Arte of Drawing von Henry Peacham und die Übersetzung des Textes von Giovanni Lomazzo) zeugen von dieser Bedeutung.

Shakespeares Theater will diesen Farbchirm durchdringen, um sichtbar zu machen, was sich dahinter verbirgt. Auf den Gesichtern zum Beispiel enthüllen sie die inneren Erschütterungen, deren Interpretation kodifiziert war.

Shakespeares Theaterstücke bieten ein „dramatisches“ Echo der Renaissancetheorien über die visuelle Wahrnehmung, denn die Figuren nehmen die Welt je nach den Farben auf, die sich bereits in ihrem Geist befinden. So werden diejenigen, die Gelb tragen, leichter eifersüchtig.

Es muss angemerkt werden, - wie es Thomas Wright in seiner Treatise on the Passions of the Minde in Generall vom Jahre 1601 demonstriert hat -, dass die Farben nicht als einfache Bestandteile der Dinge betrachtet wurden, sondern als wahre vom Geist angeeignete Filter.

 Diese Vorstellung erlaubt es, durch die Farbgebung im Theater, Phänomene zu erfassen, die a priori keine Substanz besitzen, wie Eifersucht, jugendliche Liebe, Tod oder Skandal.


1Les couleurs recouvrent les objets qu’elles nous permettent d’identifier mais qu’elles dissimulent. Une orange dans un groupe de fruits est ainsi caractérisée par sa couleur particulière et sera ainsi distinguée d’un pamplemousse ou d’un citron. C’est donc la couleur qui, combinée à la forme, détermine les choses que l’on voit. Mais lorsqu’on mord dans l’orange, après lui avoir enlevé la peau orange qui l’enveloppe, on peut goûter à la pulpe du fruit. Cette traversée de la couleur qui fait passer de l’apparence extérieure d’une chose à son essence est au cœur de ma présentation qui va porter essentiellement sur le théâtre de Shakespeare. Mon travail a été inspiré par l’utilisation paradoxale de la couleur de l’écorce pour désigner, parfois, la pulpe des êtres et des choses. L’extérieur est alors mis au service de la restitution de l’intérieur par la traversée de la surface colorée sur laquelle les personnages attirent l’attention. C’est par la description de l’écorce que le goût de l’orange va, en quelque sorte, être restitué. Nous allons tout d’abord nous intéresser aux mécanismes du regard et au mot colour dont nous analyserons certaines acceptions sur la scène de théâtre. Nous nous tournerons ensuite vers la double traversée que proposent les changements de teints des personnages, caméléons malgré eux. Il sera alors temps d’analyser les couleurs métaphoriques que les spectateurs élisabéthains semblaient percevoir grâce à l’œil de leur esprit. Ainsi nous nous interrogerons sur l’utilisation de mots tels que green ou yellow.

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3L’acte de voir correspondait, selon André Du Laurens,1 futur médecin d’Henry IV, à un phénomène complexe constitué de trois éléments : l’œil, la couleur et l’air - aussi appelé « moyen illuminé. » Si les philosophes et les médecins de la Renaissance s’accordaient sur ces trois ingrédients, un grand désaccord régnait quant à la direction des rayons qui permettaient la vue. Avant Képler et Descartes, certains optaient pour le principe d’extramission (ou d’émission défendu par Pythagore, Platon, Galien et Euclide) par lequel la sphère du cristallin de l’observateur projette un rayon de lumière sur les objets que l’œil peut alors percevoir. D’autres pensaient que le point de départ du processus était l’objet dont la réception par l’œil en permettait la vision. C’est l’intromission (ou réception, défendu par Aristote, Alhazen et Vitellion) par laquelle, allait encore dire Thomas Browne quelques décennies plus tard, « les rayons emportent avec eux les qualités des objets d’où ils partent. »2 Dans De l’œil et du monde, Carl Havelange3 s’intéresse tout particulièrement à ce débat qui consistait à se demander, comme le faisait Jean Bodin dans le Théâtre de la nature, si c’est le monde qui vient vers nous ou nous qui allons vers le monde. Ce qui importe pour ma démonstration, c’est que dans les deux cas, ces hypothèses relient intimement les hommes aux choses qui les entourent et donc à leur couleur dont ils font l’expérience. « Je pense, donc je suis »de Descartes avait pour ancêtre, suggère Bruce Smith,4 sentio ergo sum. Pour voir une couleur, il fallait l’accueillir en soi ou se projeter en elle.

4 Dans The Passions of the Minde in Generall, publié en Angleterre en 1601, Thomas Wright propose une analyse précise du processus de vision. Il affirme que les yeux de l’observateur sont tout d’abord traversés par les rayons lumineux qui font appréhender la forme et la couleur des autres personnes. Puis le spiritus, un fluide aérien, transporte la sensation obtenue jusqu’à l’imagination qui, à son tour, envoie l’image jusqu’au cœur qui va s’intéresser à elle ou la rejeter.

5Whatsoever we understand, passeth by the gates of our imagination, the cosin germane to our sensitive appetite, the gates of our imagination being prevented, yea, and welnie shut up with the consideration of that object which feedeth the passion, and pleaseth the appetite; the understanding looking into the imagination, findeth nothing almost but the mother & nurse of his passion for consideration; where you may well see how the imagination, putteth greene spectacles before the eyes of our wit, to make it see nothing but greene, that is, serving for the consideration of the Passion.

6La passion a une couleur. Elle est verte, dit l’auteur. D’où le choix du vert que l’imagination choisit d’imposer à l’esprit afin d’orienter son choix vers ce qui va nourrir sa passion et lui faire plaisir. Il faut donc que l’esprit chausse des lunettes de la couleur de ce qu’il désire afin de pouvoir opérer ce choix. En d’autres termes, il faut être vert pour voir le vert…

7Le savant anglais donne une couleur à ce qui, pour nous, n’en a pas. Mais Bruce Smith fait remarquer que, chez Thomas Wright, le vert n’est pas quelque chose que l’on voit. C’est plutôt quelque chose avec quoi on voit.5 « It is not an external object but an internal state of mind. » dit-il encore. Les couleurs perçues sont donc métaphoriques. Elles n’existent pas en elles mêmes mais sont déterminées par l’observateur qui les porte et qui va se projeter en elles pour les percevoir. Colorer le monde revient à donner des couleurs aux émotions, à « colorer les couleurs » en quelques sortes.

8Dans Love’s Labour’s Lost, on peut trouver une formule étrange très proche de celle qui vient d’être proposée : « I do fear colourable colours. » (IV,2, 143-4) dit Holophernes, comme si les couleurs pouvaient être neutres ou vides. « Colourable » signifie inconstant, changeant, et « colours » renvoie à l’opinion. Holofernes parle donc des points de vue changeants, imprévisibles. On est loin du sens ordinaire de « colour » mais on constate que l’adjectif « colourable » permet de rendre compte de l’instabilité de propos ou d’attitudes. Les personnages seraient donc semblables à des images ‘à peindre’ dont l’attitude, la « couleur » donc, pourrait changer au gré des événements. Il est alors moins surprenant de rencontrer le verbe « to colour » utilisé pour désigner l’acte de cacher, de transformer quelque chose afin de le dissimuler aux regards. Dans Measure for Measure, Escalus reproche à Pompey de nier qu’il est un proxénète (bawd) et de prétendre n’être qu’un patron de bar (tapster) en ces termes : « Pompey, you are partly a bawd, Pompey, howsoever you colour it in being a tapster, are you not ? »  (II,1, 216-8) Pompey habille son personnage d’une couleur trompeuse. Cléopâtre déclare à Antony, qui hésite à lui dire qu’il doit partir : « Nay, pray you, seek no colour for your going, / But bid farewell, and go. » (I,3, 32-3) « Colour » fait ici référence au prétexte dont l’amant a besoin pour déguiser son dessein. Le même sens est utilisé par Florizel dans The Winter’s Tale lorsqu’il demande à Camillo : « What colour for my visitation shall I / Hold up before him ? » (IV,4, 556-7) La couleur est stratégique. Par le détour, elle permet aux personnages de nuancer, de rendre acceptable ce qui pourrait heurter le destinataire des propos. En d’autres termes, la couleur est un mensonge. Dans The Tempest, pour décrire la perfidie de ses adversaires Prospéro déclare d’ailleurs : « (They durst not) set / A mark so bloody on the business, but / With colours fairer painted their foul ends. » (I,2, 142-3)

9Le mot colour recouvre toute une palette de sens dans le théâtre élisabéthain. Il peut désigner les effets chromatiques et l’apparence des choses mais aussi, comme nous venons de le voir, rendre compte de phénomènes psychologiques. Ainsi, les personnages ont parfois même du mal à en comprendre le sens précis. Dans Twelfth Night, lorsque que le facétieux Feste dit : « He that is well hanged in this world needs to fear no colours, » (I,5, 5) Maria lui rétorque : « Make that good. » (6) Il est difficile de déterminer précisément ce qui est entendu par « a woman coloured ill » dans le Sonnet 144. Il demeure que ce terme qui est souvent utilisé pour décrire le teint des personnages, semble le plus souvent renvoyer métaphoriquement à l’hypocrisie et à la sournoiserie. Il est donc peu surprenant que dans 3 Henry VI le fourbe Richard Gloucester se présente comme le maître suprême des couleurs et qu’il lance un défi à l’animal qui peut à loisir changer de couleur de peau : « I can add colours to the chameleon, » déclare-t-il. (III,2, 191)6 Ajouter des nuances à la liste des couleurs c’est aller au-delà des limites, transgresser, savoir mentir et atteindre un degré supérieur de liberté.

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11 Richard prétend pouvoir adapter sa livrée à loisir, comme s’il pouvait contrôler ce qui, habituellement, nous trahit. En effet, le teint du visage peut révéler les sentiments que l’on ressent, la vie intérieure s’affranchissant des limites du cœur et s’aventurant à la surface des joues qu’elle peut colorer ou décolorer. Ainsi la colère peut empourprer les joues, tandis que la peur ou l’angoisse peut le faire blêmir. Quant à la honte, intériorisée chez les hommes, elle peut colorer le visage des femmes vertueuses comme le précise Annibale Pocaterra en 1592 : « Shame is the key that opens and closes the treasure of female modesty. »7 Francesco Barbaro, humaniste vénitien, a d’ailleurs mis en garde les épouses dans son On Wifely Duties contre les risques de trahison des passions par l’aspect du visage ou l’attitude :« Faces, countenances, and gestures (by which we can penetrate by careful observation into the most guarded thoughts.) »8 Shakespeare a su tirer parti de cette double traversée des passions qui se glissent à la surface des corps et ainsi permettent aux observateurs d’avoir accès à ce qui est inaccessible aux regards. Ainsi dans A Midsummer Night’s Dream, Lysandre demande à Hermia (I,1, 128-9) :

12How now, my love! why is your cheek so pale?

13How chance the roses there do fade so fast?

14La pâleur soudaine de la jeune fille suffit à alerter son amant. Quant à Hamlet, lorsqu’il apprend que le fantôme de son père rôde dans Elseneur, il demande à Horatio de décrire le teint de son visage :

15HOARTIO : A countenance more in sorrow than in anger.

16HAMLET : Pale or red?

17HORATIO : Nay, very pale.

18C’est sa pâleur qui révèle la nature spectrale de l’apparition. La perte de la couleur est en effet un signe du rapprochement de la mort traditionnellement associée au blanc. En tout cas, dans Julius Caesar, Cassius fait de la pâleur des lèvres de César le signe de sa couardise et de sa nature mortelle (I,2, 118-123) :

19He had a fever when he was in Spain,

20And when the fit was on him, I did mark

21How he did shake: 'tis true, this god did shake;

22His coward lips did from their colour fly,

23And that same eye whose bend doth awe the world

24Did lose his lustre: I did hear him groan:

25La question qu’Adriana pose à Luciana dans The Comedy of Errors établit clairement le lien entre extérieur et intérieur, visible et non-visible, qui est au cœur de ma problématique (IV,2, 1-6) :

26Ah, Luciana, did he tempt thee so?

27Mightst thou perceive austerely in his eye

28That he did plead in earnest? yea or no?

29Look'd he or red or pale, or sad or merrily?

30What observation madest thou in this case

31Of his heart's meteors tilting in his face?

32On recherche dans la couleur du visage les « météores du cœur. » (« The heart’s meteors ») Il faut dire aussi que des joues rouges sont les signes patents de la bonne santé, voire d’une « santé excessive. »  Ainsi, Ariel annonce à Prospéro que Caliban et ses complices sont « red-hot with drinking. » (IV,1, 171)

33 La couleur du visage permet donc de traverser la barrière de la chair afin de montrer ce qui se cache à l’intérieur des corps et de dire les pensées les plus secrètes.9 En d’autres termes, la fine écorce du fruit peut en révéler la pulpe. La maladie peut aussi participer de cette alchimie et colorer le corps de ceux qu’elle affecte afin de dire le mal qui les ronge. Ainsi, les fièvres se chargent-elles de couleurs étranges qu’on pourrait qualifier de ‘semi-métaphoriques’ :

34You taught me language; and my profit on't

35Is, I know how to curse. The red plague rid you

36For learning me your language! (I,2, 364-6)

37dit Caliban à Prospéro. Dans Twelfth Night, Viola utilise les couleurs pour décrire le mal qui rongeait sa sœur imaginaire:

38She pined in thought,

39And with a green and yellow melancholy

40She sat like patience on a monument,

41Smiling at grief.

42(II,4, 112-5)

43Les couleurs sont ici clairement métaphoriques. Mais quand la maladie d’amour tourmentait le cœur des jeunes filles, elle les frappait d’anémie et leur peau pouvait prendre une coloration verdâtre comme celle de la vestale consacrée à Diane et dont la robe est « but sick and green. » (Romeo and Juliet, II,1, 49-50) C’est d’ailleurs cette couleur maudite que le père de Juliette veut chasser du cœur de sa fille : « Out, you greene sickness carrion, out you baggage! / You tallow face! » (III,5, 156-7) ou qu’Enobarbus associe à Lepidus :

44      Octavia weeps

45To part from Rome; Caesar is sad; and Lepidus,

46Since Pompey's feast, as Menas says, is troubled

47With the green sickness. (III,2, 2-5)

48Le vert que nous associons conventionnellement à la peur était alors le signe de la passion amoureuse juvénile.

49 La coloration de la peau pouvait donc être liée à la révélation de sentiments ou de pensées secrètes qui traversaient le prisme de la chair pour s’offrir aux regards. Il est clair que les autres personnages voient ces transformations que les spectateurs dans la salle ne peuvent qu’imaginer car il est extrêmement difficile pour un acteur de rougir ou de blêmir, encore plus de verdir ou de jaunir, à loisir. Ces changements pouvaient être le signe d’un désordre intérieur causé par quelque fièvre (rouge ou jaune) ou par les tourments de l’amour. Le visage est alors une toile sur laquelle se compose un paysage intime dont les couleurs sont déterminées par un système de codification dont il va maintenant être question.

50********

51Dans le théâtre de Shakespeare, la peur, le désir, la jalousie, et bien d’autres sentiments qu’il est habituellement difficile de visualiser, sont associés à des couleurs précises. Un véritable système de correspondances semble même être à l’œuvre dans les textes de théâtre et il serait intéressant d’en analyser brièvement quelques aspects. Il faut dire que, par le jeu des humeurs colorées (la bile jaune, la bile noire, le sang, le phlegme),10 le corps humain contient certaines couleurs dont la présence va être déterminante. Ainsi, dans The Winter’s Tale, Paulina souhaite à Perdita de ne pas être affublée, par la déesse Nature, de la couleur de la jalousie (II,2, 104-8) :

52And thou, good goddess Nature, which hast made it

53So like to him that got it, if thou hast

54The ordering of the mind too, 'mongst all colours

55No yellow in't, lest she suspect, as he does,

56Her children not her husband's!

57La personne dont l’esprit comporte du jaune dès la naissance, comme le suggère Paulina, est donc susceptible de devenir jalouse, comme si la couleur intérieure allait se déposer sur sa rétine et affecter sa vision du monde. Voilà pourquoi elle va imaginer la traîtrise dans l’esprit de l’autre. Il faut dire que le jaune est mal famé comme dirait Maurice Merleau Ponty.11 Maria signale d’ailleurs que c’est la couleur qu’Olivia déteste dans Twelfth Night. « ‘Tis a colour she abhors. » (II,5, 193-4) Il faut dire que le jaune annonce aussi la décrépitude comme le signalent les mots de Macbeth à la fin de la tragédie : « my way of life / Is fall’n into the sere, the yellow leaf ; » (V,3, 22-23) ou ceux de Falstaff qui évoque la couleur de la joue du vieillard : « a yellow cheek » (I,2, 182) Le fait que Juliet décrive les crânes comme « yellow chapless skulls, » (IV,1, 83) dans Romeo and Juliet, ne contribue pas à racheter cette couleur. Michel Pastoureau fait remonter la mauvaise réputation du jaune au Moyen Âge et à la comparaison avec l’éclat de l’or. Par contraste, le jaune est terne et vil. C’est la seule couleur, souligne l’historien, qui ait conservé uniquement une valeur métaphorique négative et qui soit encore associée à la trahison, à la jalousie et au mensonge. La couleur de Judas (et des cocus) est d’ailleurs suffisamment évocatrice pour rendre compte à elle seule de la traîtrise d’un personnage. Ainsi, dans Cymbeline, Posthumus peut appeler le traître : « this yellow Iachimo. » (II,4, 166) Le fourbe est jaune. L’association de Iachimo à la couleur jaune contribue à façonner l’esthétique de la pièce dont elle souligne la dimension poétique. En tout cas la fourberie du personnage est révélée par la couleur qui permet ainsi, par la surface colorée imaginaire, d’accéder à sa vie intérieure.

58 La symbolique des couleurs présente quelques chevauchements. Ainsi, le jaune rivalise avec le vert pour désigner la jalousie. Il faut dire que, même si cette combinaison n’était pas pratiquée par les peintres de la Renaissance, le mélange du jaune et du bleu produit du vert. Jaune et vert sont donc étroitement liés et leur association pour désigner la mélancolie dans Twelfth Night ne devrait pas surprendre : « green and yellow melancholy. » (II,4, 113). En tout cas, dans Othello, la jalousie est un monstre aux yeux verts : « It is a green-eyed monster which doth mock / The meat it feeds on.” (III,3, 169-71) Dans The Merchant of Venice, Portia parle elle aussi de “green-eyed jealousy” (III,2, 110), ce qui semble renforcer l’association de ce sentiment avec cette teinte. Si l’esprit du jaloux est jaune, les rayons qui partent de ses yeux verts lui permettent de détecter la fourberie dans l’esprit d’autrui. La mauvaise réputation du vert est née du monde de la peinture. Conçu à partir d’éléments végétaux, une fois appliqué sur des panneaux de bois, il avait tendance à se dégrader avec le temps et à virer au gris. Difficile à maîtriser et à stabiliser, il est devenu l’ennemi des peintres et un symbole d’instabilité.

59Contrairement au jaune, le vert peut avoir des connotations très positives. C’est « la couleur des amants » (« The colour of lovers ») dit même Armado dans Love’s Labour’s Lost (I,2, 81). À nouveau, la couleur est utilisée pour élaborer puis traverser la surface des choses et des personnages. Les jeunes amoureux sont verts car ils sont semblables à de jeunes pousses. Le vert est en effet aussi la couleur de l’enfance et lorsqu’il contemple le visage de Mamillius, Léontes, le roi de Sicile, se souvient avec nostalgie de la période où il portait son manteau de velours vert (“methoughts I did recoil / Twenty-three years, and saw myself unbreech'd, / In my green velvet coat.” (I,2, 156-158) Iago peut donc parler à Roderigo de « green minds »12 (II,1, 244) sans que cette affirmation ne pose de problème de compréhension à son interlocuteur ni aux spectateurs dans la salle. Dans Antony and Cleopatra, la reine d’Égypte pousse le jeu un peu plus loin puisqu’elle fait référence à « My salad days, » (I,5, 76-77) L’image un peu trop audacieuse est explicitée par la mention de la couleur : « When I was green in judgement, cold in blood. » ajoute-t-elle. Le vert est un outil poétique et dramatique précieux qui présente une grande ductilité. En effet, cette couleur peut renvoyer au regard amoureux comme dans les propos d’Henry V à Kate: « I cannot look greenly nor gasp out my eloquence » lui dit-il (V,2, 43), ou renvoyer à la maladie ou à la perfidie. Dans The Two Noble Kinsmen, le docteur conseille même au geôlier qui veut guérir sa fille de son amour pour Palamon de lui chanter des chansons d’un type particulier : « Sing to her such greene / Songs of Love, as she says Palamon hath sung in / Prison. » (IV,3, 78-79). On peut donc, comme le démontre Bruce Smith, entendre le vert, voire le sentir, le goûter et le toucher. De même que le jaloux à l’esprit jaune voit le monde à travers des yeux verts, il faut avoir l’esprit vert pour entendre des chansons d’amour : « The jailer’s daughter will take notice of ‘green songs’ because that is what her greensickness predisposes her to hear, » affirme Bruce Smith.13

60Cette courte démonstration pourrait être étendue à d’autres couleurs censées rendre compte de sentiments et de phénomènes divers. Ainsi, Richard Gloucester parle de « black scandal » dans Richard III (III,7, 230) et Friar Laurence dit que le mot « death » est « a black word. » (III,3, 27) Ces associations sont peu surprenantes pour qui connaît la peur que suscite le noir et que rappelle le roi de Navarre dans Love’s Labour’s Lost: « Black is the badge of hell, / The hue of dungeons and the school of night. » (IV,3, 250-1)

61Conclusion

62Dans le théâtre élisabéthain les couleurs sont « traversantes »  en ce sens qu’elles disent toujours beaucoup plus que ce qu’elles montrent. En colorant le visage des personnages elles donnent accès à leur vie intérieure. Mais elles « traversent » en retour l’esprit de l’observateur qui les porte en lui. Ainsi, si Perdita n’a pas de jaune dans son esprit, elle pourra, comme Paulina, voir la jalousie chez les autres mais elle ne sera pas jalouse elle-même. Perdita l’amoureuse est verte, pas jaune… La couleur de l’esprit des personnages affecte le regard qu’ils portent sur les autres. Qu’il soit intromissif ou extramissif, le contact avec le monde est un échange qui permet de ressentir les couleurs que certains savants de la Renaissance comme Helkiah Crooke14 interprétaient encore comme la combinaison subtile des quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). L’utilisation des couleurs dans le théâtre de Shakespeare et de ses contemporains renvoie à une codification qui atteste le goût de la visibilité et, peut-être, celui de l’image. Aux couleurs chatoyantes des costumes portés par les acteurs s’ajoutent les mots qui renforcent les qualités visuelles de la représentation. Comme dans certains emblèmes, ce sont les mots qui colorent le monde que les personnages sur scène ou dessinés représentent, rendant ainsi plus dense le dialogue entre le verbal et le visuel. « For ‘tis your thoughts that now must deck our kings. » dit le prologue d’Henry V. (I,1, 28) L’utilisation de couleurs métaphoriques est toujours à l’œuvre dans la langue anglaise contemporaine mais elle est moins prégnante que dans les textes matriciels du théâtre de la Renaissance. Les anglais peuvent encore voir le monde à travers des lunettes roses, ils sont parfois verts de jalousie (« green with envy, ») et lorsqu’ils sont sincères, ils montrent leurs vraies couleurs… Les français, quant à eux, ont des peurs bleues, y voient rouge sous le coup de la colère mais s’efforcent eux aussi de voir la vie en rose. Le langage s’est enrichi des couleurs de la poésie dramatique. Il associe ce qui n’a pas de substance à des couleurs mentales que le verbe a suscitées et traversées, des couleurs nouvelles accessibles à l’ouïe, au toucher et au goût… Mais cette aptitude à créer n’est-elle pas l’un des artifices fondamentaux de la poésie ? Après tout, comme l’a affirmé Paul Éluard, la terre est bleue comme une orange.

Notes

1  André Du Laurens, Discours de la conservation de la veue, des maladies mélancholiques et de la vieillesse. (…) Reveuz de nouveau et augmentez de plusieurs chapitres, Paris: J. Mettayer, 1597, in-12° (1° éd. 1594)

2  Thomas Browne, Essai sur les erreurs populaires ou examens de plusieurs opinions reçues comme vrayes, qui sont fausses ou douteuses, Paris: Briasson, 1738, vol. 1, p. 272 (1° édition anglaise : 1616). Galien combinait les deux rayons qu’il faisait se rencontrer.

3  Carl Havelange, De l’œil et du monde : une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris: Arthème Fayard, 1998.

4  Bruce Smith, « Hearing Green », in Reading the Early Modern Passions: Essays in the Cultural History of Emotions. Gail Kern Paster, Katherine Rowe and Mary Floyd-Wilson (ed.) Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004.

5  « In Wright’s account, green is not something that one sees; it is something one sees with. » « Hearing green, » p. 150.

6  « I can add colours to the chameleon, / Change shapes with Proteus for advantages, / And set murderous Machiavel to school.”

7  Cité par Zirka Z. Filipczak, « Poses and Passions : Mona Lisa’s ‘Closely Folded Hands.’ » in Reading the Early Modern Passions : Essays in the Cultural History of Emotion, Ed. by Gail Kern Paster, Katherine Rowe, and Mary Floyd-Wilson, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2004, p. 79.

8  Cité par Zirka Z. Filipczak, p. 71.

9  « The soul / Moves in the superficies » dit Leonara dans The Devil’s Lawcase de John Webster. (I,1, 162-3)

10  AIR = sanguin FEU = colérique TERRE = Mélancolique EAU = Flegmatique (Hippocrate)

11  C’est une formulation que Maurice Merleau-Ponty utilise à propos de l’image. L’Œil de l’esprit, Paris: Gallimard, 1964,  p. 23.

12  Besides, the knave is handsome, Young, and hath all those requisites in him that folly and green minds look after. » (II,1, 242-245)

13  « Hearing Green, » p. 150.

14  Microcosmographia : A Description of the Body of Man, 1616, 1631.

Pour citer cet article

Jean-Louis Claret, «La traversée des couleurs dans le théâtre de Shakespeare», Phantasia [En ligne], Volume 2 - 2015, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=384.

A propos de : Jean-Louis Claret

Maître de conférences HDR

Université Aix-Marseille