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- Volume 5 - 2017 : Architecture, espace, aisthesis
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original pdf file1Le numéro de Phantasia que l’on va lire se compose de plusieurs articles issus d’un colloque organisé en décembre 2013 à Paris par la Société Internationale Architecture et Philosophie / Internationale Gesellschaft für Architektur und Philosophie, ainsi que de quelques contributions supplémentaires. La IGAP/SIAP, association scientifique franco-allemande, rassemble depuis 2010 des architectes, des philosophes et des spécialistes d’esthétique, des historiens de l’art et de l’architecture qui s’intéressent aux points de rencontres, interfaces et croisements entre architecture et philosophie1.
2« Architecture, espace, aisthesis » : pourquoi ce titre ? Aisthesis, dans la généalogie qui mènerait du traité De l’âme d’Aristote à l’ « aisthétique » ou redéfinition de l’esthétique comme théorie des atmosphères chez Gernot Böhme2, en passant notamment par Baumgarten et par Herder3, dit autre chose que « perception » ou « Wahrnehmung », et trouve des équivalents allemand et français plutôt dans « Empfinden » ou « sentir »4. Tel qu’il peut s’entendre aujourd’hui à partir de cette ligne historique, le terme d’origine grecque indique l’inséparabilité du moi et du monde pour le sujet des sensations ; il pointe vers un en-deçà de la confrontation entre sujet et objet. L’aisthesis, le sentir s’enracine ici et maintenant dans la corporéité du sentant ; il est d’emblée aussi un se-sentir, non seulement corporel mais aussi affectif voire émotionnel. Ces trois caractères – lien immédiat à la vie corporelle, intrication du perceptif et de l’affectif, indiscernabilité du sentant et du senti dans l’aisthesis vécue par le sujet – se retrouvent de fait aux deux pôles extrêmes du fil historique que nous ne faisons ici qu’indiquer (d’Aristote à G. Böhme)5 – fil qui passe également vers 1870-1910 par les théories de l’Einfühlung, entre philosophie, psychologie, esthétique et histoire de l’art.
3En mettant l’accent, à propos des espaces vécus de l’architecture, sur l’aisthesis plutôt que sur la « perception », il s’agit donc d’éviter d’appréhender la sensibilité d’une part comme une chambre d’enregistrement de « données » sensorielles, mais aussi d’autre part comme le simple préalable évanescent d’une connaissance qui aurait sublimé cette matière supposée en elle-même informe. Ces deux options en effet – perception comme simple réceptivité, et comme disparition du moment sensitif-affectif dans le concept – ne rendent justice ni à la totalité des dimensions de l’expérience architecturale, ni à l’évolution relativement récente en théorie de l’architecture et de l’urbanisme, consistant à s’intéresser explicitement aux déclencheurs et aux résultats d’un sentir défocalisé, d’emblée chargé d’affect, et qui médiatise plus qu’il n’oppose le sujet et l’objet. Ce que doit permettre d’aborder ici, sous une multiplicité d’approches, l’idée d’aisthesis, c’est plutôt la dimension de la co-constitution de l’espace et du sujet dans le sens et dans l’affect, dans laquelle se joue une configuration première du monde comme monde humain.
4C’est que, précisément, la configuration aisthétique du réel passe par la création d’espaces et par la vie des espaces construits. Dans l’architecture et dans la construction urbaine, la taille et l’échelle des édifices, leur massivité, leur caractère enveloppant et omniprésent, le fait que nous les approchions à l’aide de tous nos sens6 et que, par l’intermédiaire de nos mouvements, ils mettent en jeu nos sensations musculaires et notre orientation autant que nos sensations proprioceptives et notre équilibre, donnent immédiatement une portée existentielle à cette expérience spatiale7. Ce n’est pas simplement le rapport au « corps » qui s’y joue (un « corps » qui, dès lors que nous articulons l’expérience sensible en créations imaginaires, n’est de toutes façons plus une donnée physiologique mais bien le concept culturel et historique d’une expérience singulière), mais le rapport au sujet de l’expérience et à l’être. Heinrich Wölfflin s’interrogeant en 1886 sur les ressorts anthropologiques, littéralement psycho-somatiques, par lesquels l’architecture prend sens pour nous, avait désigné comme centraux les « grands sentiments de l’existence »8 – pesanteur et élévation, lourdeur et légèreté, resserrement et expansion… – dans lesquels le sensoriel, l’affectif et le symbolique se nouent en un certain rapport au « là ». Une hypothèse dans laquelle résonne l’intuition wölflinienne traverse le présent recueil : l’architecture n’est pas juxtaposée à nos vies, n’en est pas le contenant ou l’outil ; elle les ordonne, les transit, les bouleverse ou les accompagne, par la création d’espaces vécus instaurant en chaque lieu des directions, des orientations, des rapports d’équilibre ou d’intensité. L’espace orienté, à chaque fois unique, hétérogène et dilatable, mouvant, senti et ressenti, in-toné, est l’élément dans lequel se dessine la portée existentielle de l’architecture, le milieu poreux dans lequel elle oscille du quotidien à l’exceptionnel.
5Le présent cahier de Phantasia aborde ainsi le nouage singulier entre aisthesis et expérience de l’espace architectural et urbain. Comment concevoir le sentir, s’il faut pouvoir rendre compte de la spécificité de cette expérience ? À l’inverse, quelles déterminations des espaces créés par l’architecture nous obligent à repenser l’aisthesis ? Comment l’architecture et la ville viennent-ils concrètement, en articulant espace vécu et espace construit, jouer le rôle d’une médiation de la perception, d’un intermédiaire indissociablement technique et esthétique entre le sujet et sa propre vie ? Il s’agit donc de s’interroger sur la manière dont l’architecture met en jeu la sensation, le sentir, les provoque, les surprend, les conforte ou les déstabilise - et ce, dans leur lien irréfragable aux tonalités affectives ; de se pencher sur l’articulation, dans la spatialité sentie (ce qui veut dire tout autant : imaginée, remémorée, rêvée), entre les formes architecturales et urbaines d’une part, et de l’autre le rapport au monde tel qu’enraciné dans la couche instable du sentir, au point même du passage entre l’infra-langagier et le perceptif puis le discursif et le conceptuel.
6Un tel questionnement requérait, dans la pluralité de ses dimensions, de mettre en jeu plusieurs perspectives disciplinaires, afin d’interroger aussi bien le point de vue de l’architecte (se déposant dans une théorie à la fois immédiatement issue de la pratique, et prenant en compte un contexte professionnel et des habitudes de construction et d’enseignement), que celui du philosophe, s’interrogeant sur les conditions requises pour pouvoir penser l’aisthesis dans nos expériences architecturales ou urbaines ; afin de prendre en compte aussi bien l’expression littéraire du lien entre sensation spatiale et pensée, que la diversité d’approches, dans l’histoire des idées et dans celle de l’architecture, de ce point instable de la sensation. Ainsi, non seulement les articles ont été rédigés par des spécialistes issus de différentes disciplines : philosophie (A. Boissière, R. Cazal, M. Galland-Szymkowiak, P. Lohmann, C. Younès), histoire de l’art (J. Jachmann), architecture (B. Couchot, J. K. Grütter, J. Pallasmaa), sociologie (J.-P. Thibaud), mais dans plusieurs contributions, ces distinctions passent à l’arrière-plan au profit d’une réflexion qui se situe plutôt au point de contact de différents corpus, sinon d’approches disciplinaires distinctes : histoire de la philosophie et histoire de l’architecture (J. Jachmann), histoire de l’art et histoire de la spiritualité (B. Couchot), littérature et philosophie (P. Lohmann), urbanisme, sociologie et apports esthétiques et philosophiques (J.-P. Thibaud), théorie de l’architecture, apports de l’esthétique, neurosciences (J. Pallasmaa). Ce qui a été tenté dans ce cahier, c’est donc une expérimentation collective, une « convergence divergente » et asystématique d’études qui, chacune de son point de vue propre, s’interrogent sur les mises en jeu singulières du sentir, de la sensation et du sentiment, dans la création et l’expérience de l’architecture et de la ville. Pour chacune des disciplines présentes, ces mises en jeu soulèvent des questionnements spécifiques. Ainsi pour l’architecture, il s’agit notamment de s’interroger sur les conditions théoriques et pratiques de leur intégration au projet. Pour l’esthétique, de questionner sur le rôle du « moment aisthétique » dans l’expérience de l’architecture ; d’articuler quotidienneté et sublimité ; de dépasser la ligne de fracture entre perception des formes et perception des atmosphères ; mais aussi de penser ce moment de manière intermédiale, en s’appuyant sur d’autres arts pour construire une poétique des lieux et des édifices. Pour l’histoire des idées, il peut s’agir d’identifier les configurations linguistiques et culturelles de ce moment, les discours (philosophique, artistique, théologique…) qui peuvent contribuer à le cerner, les passages d’un modèle à l’autre. Pour la philosophie, ce moment aisthétique de l’expérience de l’architecture incite entre autres à s’interroger sur la distinction et la relation entre sujet et objet, sur le rapport de la conscience au sensible, entre expérience singulière et lois de la perception, et sans doute aussi sur l’articulation entre approche phénoménologique et approche transcendantale.
7Dans le présent cahier, ces différentes approches se croisent et se complètent. On comprendra, dès lors, que les différentes contributions ne remplissent pas des critères d’écriture normés à l’identique : si certaines ont adopté le format, classique pour les philosophes, d’une étude notionnelle ou problématique, ou encore d’une étude de la transmission ou de la transformation d’un problème dans différents corpus, d’autres sont des témoignages ou des appels directement issus de la pratique architecturale, de l’expérience du projet mais aussi de l’enseignement aux futurs architectes. Le risque a ainsi été pris – comme il l’est dans l’ensemble des activités scientifiques de l’IGAP/SIAP – d’une interdisciplinarité où la philosophie ne joue pas nécessairement un rôle surplombant, et où chacun est appelé à questionner ses évidences – qu’il s’agisse du mode d’écriture, des références théoriques convoquées et de leur utilisation dans l’argumentation, ou encore de la formulation des problèmes.
8Dans une interrogation sur « Architecture, espace, aisthesis », il était nécessaire de rencontrer la philosophie d’Henri Maldiney, qui, distinguant clairement la perception et le sentir, a mis au centre de sa recomposition aisthétique de la phénoménologie l’expérience sensible de l’architecture, comme le rappelle Chris Younès en illustrant son propos avec une analyse de l’église de la Croix d’Alvar Aalto (Lahti, Finlande). Le rythme apparaît ici comme l’aspect de l’aisthesis qui, dans la rencontre avec l’architecture, détermine le point même où la sensation colore l’existence. De même, il était important de s’appuyer sur le développement récent de la théorie esthétique et philosophique des atmosphères, dans la mesure où sont précisément pensés sous ce terme un entre-deux du sujet et de l’objet, une intrication du sensoriel et de l’affectif et un mode perceptif défocalisé qui, même s’ils ne sont pas absents de la théorie architecturale depuis le XVIIIe s., étaient jusqu’à peu rarement traités en tant que tels dans les préoccupations constructives des architectes (occidentaux) ; la question des ambiances, d’abord abordée plutôt comme un aspect du traitement des nuisances environnementales, s’est dans les dernières décennies davantage orientée vers une approche quantitative et qualitative de l’expérience sensible des espaces vécus9. Deux textes en particulier tablent sur le développement des études esthétiques sur les atmosphères et des recherches sur les ambiances en théorie de l’architecture et de l’urbanisme : d’une part, celui de Jean-Paul Thibaud, sociologue de l’urbain, fondateur du réseau scientifique international Ambiances, qui s’interroge ici sur la manière dont il faut penser les conditions du rapport de l’être humain à l’espace pour comprendre l’installation d’une « ambiance », objet d’une certaine technique de production dont il s’agit de concevoir aussi l’aspect « écologique », en accord avec un milieu et des circonstances ; d’autre part, le texte de Juhani Pallasmaa, architecte et théoricien internationalement connu pour sa revalorisation, influencée par la phénoménologie, de l’approche sensible et existentielle de l’architecture. Dans cette conférence inédite en français, qui reprend plusieurs de ses idées principales et plaide pour une mise au premier plan de la perception des atmosphères dans la pratique et la théorie architecturales, Pallasmaa revient sur notre appréhension préconsciente, synesthésique et affectivement in-tonée des espaces construits, soulignant entre autres la nécessité du détour par la spatialité d’autres arts pour comprendre la manière dont se tissent, dans la perception architecturale, sensation, mémoire et imagination. Ces deux textes ne relèvent pas d’une réflexion philosophique, mais témoignent de l’écho de certaines approches philosophiques dans les pratiques et théories de la configuration architecturale et urbaine des espaces.
9Si, plus généralement, les caractères propres à l’espace vécu dans la sensation et l’affect, par opposition à l’espace mathématique, ont été explorés dans les arts, et philosophiquement réfléchis par les divers courants phénoménologiques – que ce soit à partir de Husserl, de Heidegger et de Merleau-Ponty ou de la « nouvelle phénoménologie allemande » de Hermann Schmitz10 –, sans être non plus oubliés par la théorie de l’architecture, il semble encore nécessaire aujourd’hui à un certain nombre d’architectes praticiens et théoriciens11 d’insister, face à la production architecturale courante et à des courants théoriques prégnants, sur la nécessité d’une prise en compte attentive, dans la pratique du projet et dans son enseignement, du lien multisensoriel et affectif avec l’espace. C’est une telle insistance sur les spécificités de la perception de l’espace vécu qui anime l’architecte bernois Jörg K. Grütter dans un article reprenant plusieurs points importants de son livre sur la perception de l’architecture12, conçu pour donner un éclairage pragmatique sur la grande variété des lois de la perception qui peuvent guider la décision dans le processus de construction. De telles lois empiriques relevant de la psychologie de la perception, établies à l’aide d’expérimentations ou confirmées dans l’expérience quotidienne, constituent d’une certaine manière un intermédiaire entre, d’une part, les lois objectives de la construction (statique, physique du bâtiment…), et de l’autre l’aisthesis unique, vécue en première personne, de l’usager ou récepteur. Comment nier qu’une exigence du projet consiste à tenir ensemble et à articuler positivement ces deux dimensions dans la construction – ce qui est d’autant plus complexe que l’architecte, à la différence du peintre ou du sculpteur, n’a pas de relation perceptive directe avec l’objet même qu’il construit ?13 Ce texte et d’autres soulignent aussi que l’espace imaginaire n’est pas à côté ou en dehors de l’espace que nous vivons, mais que l’espace vécu est en lui-même une articulation d’espace construit et d’espace imaginaire – ainsi quand une fenêtre dans une salle d’examen médical intrusif laisse une « échappatoire » perceptive-imaginative au patient, alors moins oppressé.
10Pour revenir à l’appui sur la phénoménologie d’une part, sur les esthétiques des atmosphères de l’autre, si elles s’imposent lorsqu’il est question de cerner notre expérience des espaces architecturaux sous un angle « aisthétique », les approches développés dans ce numéro de Phantasia permettent en outre de les mettre en perspective à partir d’angles de vue moins habituels dans la théorie de l’architecture. En particulier, plusieurs contributions s’attachent à redéployer ces thèmes contemporains à partir d’un arrière-plan d’histoire des idées et d’histoire de la philosophie14. Ainsi, l’esthétique architecturale de Maldiney est relue par Raphaëlle Cazal à la lumière de l’inspiration que le phénoménologue puise chez les théoriciens de la Kunstwissenschaft ou science de l’art (historiens de l’art germanophones de la fin du XIXe s. et du début du XXe s.), comme Heinrich Wölfflin ou Wilhelm Worringer ; reliant formes artistiques, modalités perceptives et époques de l’art, ces historiens formés à la philosophie et contribuant à la théorie esthétique ont mis en avant la co-constitution sensorielle et affective du sujet et de l’espace vécu dans l’expérience sensible de l’architecture15. En soulignant le rôle du vertige dans cette expérience telle que Maldiney la pense, R. Cazal nous incite à une interrogation sur l’articulation, dans et par l’architecture, d’une spatialité pour ainsi dire chaotique, originaire, sans fond, sans délimitations et sans orientation, et d’une spatialité orientée, organisée, distribuée en ordres et en fonctions, dans laquelle le sujet et l’objet sont entrés dans un rapport mutuel explicite et structuré. Comment ne pas éliminer la première au moment de construire la seconde16 ? Le vertige jouerait dans ce contexte le rôle d’une provocation à la dés-objectivation de l’espace, nous incitant à nous perdre dans l’ « espace de la sensation », qui n’est pas celui de la perception. On pourrait, en effet, rapprocher de cette dernière opposition celle qui distingue espace acoustique et espace gnosique chez le psychiatre Erwin Straus (1891-1975), autre source majeure méditée par Henri Maldiney. L’aisthesis telle que ce dernier l’entend est de ce fait également éclairée par l’étude, donnée par Anne Boissière, de l’« espace acoustique » ou espace du sentir (Empfinden) chez Straus. Ce que celui-ci tente de cerner avec ce concept, c’est la qualité de l’espace vécu qui, en deçà de la perception mais aussi en deçà des émotions ou même de toute vie affective consciente, peut apparaître comme le socle même de notre fréquentation « atmosphérique » des édifices et de notre imprégnation par les espaces urbains. L’étude d’A. Boissière n’a pas pour objet l’architecture : elle revient bien plutôt de manière radicale aux conditions de tout « espace rempli », en caractérisant l’« espace vibrant » qui coïncide avec notre capacité à être saisi, avec cette précoloration plus ou moins tonique que le monde a chaque jour pour nous sans que nous ne puissions nécessairement la dire ou même en prendre conscience. Cet espace vibrant est découvert au mieux de manière « oblique », en passant par l’expérience de la musique en tant qu’elle induit une certaine tonicité vitale – d’où la dénomination d’« espace acoustique » –, et ouvre un mouvement qui n’est pas de l’ordre du visuellement perceptible mais plutôt d’un retentir ou d’une mise en présence immédiate.
11La corrélation du sentir et du mouvement, éclairée ici radicalement par la phénoménologie du sentir d’Erwin Straus, est essentielle dès que l’on s’intéresse à l’espace de la sensation tel qu’il est vécu dans l’expérience de l’architecture ; le lecteur rencontrera cette corrélation à plusieurs reprises dans le présent numéro. Petra Lohmann analyse, à partir d’un corpus philosophique et littéraire, le lien intime entre mouvement spatial, perception de soi et disposition architecturale des lieux. Ce lien apparaît, dans les Essais de Montaigne et leur connexion intérieure à la « promenade » dans sa bibliothèque, sous une tonalité de confiance ; il prend en revanche un tour désespéré chez l’écrivain Thomas Bernhard, qui met en scène une corrélation entre des espaces littéralement inhabitables et la confrontation à une multiplicité du moi vécue comme insupportable. C’est dans la fréquentation en mouvement – expérimentée par l’auteur, le personnage, le lecteur – d’un dispositif architectural que se noue une affinité intérieure, une inhérence mutuelle entre notre vécu sensible et pathique, et les idées sur le soi et la condition humaine. Dans ces « architectures littéraires », la sensation spatiale devient la médiation vers une certaine manière pour le sujet de s’éprouver et de ressentir sa propre vie.
12On voit que, si l’aisthesis qui caractérise notre rapport aux édifices et aux lieux fait certes l’objet, dans le présent cahier, de tentatives de caractérisation « frontales », son caractère infradiscursif justifie tout autant qu’elle soit saisie (comme c’était le cas plus haut à propos de l’espace acoustique chez Straus) pour ainsi dire « de biais », ou en des reflets indirects, au moyen d’une réflexion dont l’objet n’est pas tant l’architecture que la spatialité qui se déploie dans la littérature17 et les arts. C’est précisément parce qu’elle ne se réduit nullement à un mécanisme de réaction à des stimuli, mais qu’en sa configuration la plus originaire elle fait intervenir l’imagination(et donc d’emblée aussi une certaine réflexivité, une certaine conscience de soi), que la sensation des espaces vécus peut légitimement être saisie, comme le soutient aussi Juhani Pallasmaa dans sa conférence, dans une poïésis qui, débordant le cadre architectural, l’éclaire cependant en retour. Se rapproche aussi de cette conviction la démarche adoptée par Benjamin Couchot lorsqu’il donne une interprétation de l’expérience esthétique des réalisations architecturales de Pierre Puget (1620-1694) en s’appuyant également sur les dessins et sculptures de ce dernier. Ayant caractérisé l’expérience de la contemplation décrite par l’auteur spirituel François Malaval, ami de Puget, comme une dépossession de soi, un retrait ou effacement extatique du sujet qui est en même temps réception du divin, B. Couchot montre comment, dans l’expérience esthétique de l’espace qui nous est proposée par les sculptures et réalisations architecturales de Pierre Puget, la sensation d’un renversement ou d’une déstabilisation de l’intériorité en extériorité suggère un équivalent aisthétique de l’expérience mystique.
13C’est que la disjonction entre un intérieur et un extérieur est, tout comme la relation du sentir et du mouvement, centrale et caractéristique pour l’expérience vécue de l’architecture. Mildred Galland-Szymkowiak prend pour point de départ les expériences d’an-esthésie architecturale, en entendant cette dernière comme une suspension de la perception – d’une part dans l’indifférence quotidienne à l’architecture, d’autre part dans le saisissement ou l’étonnement qui nous fige. Elle propose à partir de là de comprendre la description esthétique de certaines expériences architecturales d’an-esthésie (le symbolique égyptien chez Hegel, l’ivresse gothique selon Worringer) comme mise au jour d’un accès sensible et affectif à des structures constitutives de la subjectivité sensible : la disjonction d’un dedans et d’un dehors, l’inhérence du sentir et du mouvement. Tout se passe comme si, dans l’excès même de la sensation, se produisait une prise de distance par rapport au sentir, qui nous en redonnerait alors les formes indépendamment de sa matière. L’expérience sensible de l’architecture et de l’urbain pose, plus largement, la question d’une organisation intentionnelle des sensations, dont les enjeux sont ultimement éthiques voire politiques mais d’abord aussi – comme le fait voir Julian Jachmann en revenant sur le lien entre le sensualisme de Condillac et les architectures de Claude-Nicolas Ledoux, Etienne-Louis Boullée et Jean-Jacques Lequeu – cognitifs. À l’architecte revient, selon les deux premiers, la tâche de prévoir et d’organiser les sensations afin d’éviter un débordement sensoriel : la combinaison, dans l’édifice, de volumes géométriques simples doit permettre que leurs effets sensibles se structurent chez le spectateur en un ordre de représentations et d’idées. Si, chez Condillac, la connaissance de soi du sujet est gagnée progressivement sur les sensations que tout d’abord il est, J. Jachmann souligne qu’à côté d’une tendance analogue, chez ces trois architectes, à favoriser l’établissement d’une distinction entre le sujet spectateur et l’œuvre, on trouve également des moments tendant à effacer ou affaiblir cette distinction en suscitant une expérience du sublime, du sacré ou de l’érotisme.
14Au terme de ce parcours qui n’épuise nullement le thème, l’une des questions ouvertes les plus prégnantes demeure sans doute celle de l’articulation entre une déprise et une emprise, entre une épreuve diffuse des tonalités et une symbolique des formes – celle d’une compréhension du « sens » immanent de l’aisthesis spatiale en ses directions et qualités propres, qui soit cependant susceptible de l’articuler positivement à des significations conscientes.
Notes
1 Voir le site web de l’IGAP/SIAP, http://www.archiphil.org/index.php/fr/, ainsi que la publication en ligne et en libre accès des actes du premier colloque : https://www.archives-ouvertes.fr/halshs-01502022.
2 Voir Böhme (G.), Aisthetik. Vorlesungen über Ästhetik als allgemeine Wahrnehmungslehre, Munich, Fink, 2001.
3 Voir Gottfried Herder (J.), Du connaître et du sentir de l’âme humaine, traduction française par Claire Pagès, Paris, Allia, 2013.
4 Voir Mahr (P.), « Empfindung », in H.-J. Sandkühler (éd.), Enzyklopädie Philosophie, Hambourg, Felix Meiner, 2010 ; et les articles « Sens » (p. 1133-1152), ici p. 1133-1136, et « Gefühl/Empfindung », p. 475-480, dans le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, édité par Barbara Cassin, Seuil « Le Robert », 2004.
5 D’une part, l’aisthesis est pour Aristote un pâtir de l’âme pour autant qu’elle est liée au corps ; G. Böhme de son côté redéfinit la perception comme un « mode de la présence corporelle », appréhendée « phénoménologiquement » à partir de l’expérience vécue du sujet (Aisthetik, p. 31 et p. 40). D’autre part, Aristote souligne que, dans la sensation effective ou acte commun du sentant et du senti, « l’activité du sensible et du sens constitue une seule et même activité, bien que leur essence ne soit pas identique » (De l’âme, III, 2, 425b26 ; traduit par Richard Bodéüs, Paris, GF, 1993, p. 206) – aisthesis renvoyant alors paradoxalement à une activité qui est en même temps une passivité. G. Böhme insiste sur le fait que l’expérience initiale dont doit partir sa « nouvelle esthétique » n’est nullement celle de la perception d’un objet, mais bien plutôt la sensation « atmosphérique » d’une présence, un sentir (Spüren) qu’il caractérise comme « réalité/actualité commune du sujet et de l’objet (gemeinsame Wirklichkeit von Subjekt und Objekt) » (Aisthetik, p. 171) en laquelle ces deux instances ne sont pas distinguées. Enfin, Aristote mentionne que « là où il y a sensation, il y a également douleur et plaisir, et, dans ce cas, nécessairement aussi désir/appétit »(De l’âme, II, 2, 413b20-24, traduction française. p. 143 ; II, 3, 414b4, traduction française p. 147) ; et G. Böhme juge essentiel de prendre en compte non pas tant le plaisir et la peine dans leur lien immédiat à la sensation que, plus largement, la dimension affective du sentir des atmosphères (cf. Atmosphäre : Essays zur neuen Ästhetik, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1995, p. 15). Les lignes du rapprochement ici esquissé sont à tirer plus largement encore à travers les renouvellements contemporains de l’esthétique : ainsi Wolfgang Welsch est l’auteur d’un ouvrage sur l’aisthesis chez Aristote (Aisthesis. Grundzüge und Perspektiven der Aristotelischen Sinneslehre, Stuttgart, Klett-Cotta, 1987). On en trouvera une étude critique dans l’article de Volpi (F.), « Le problème de l’aisthesis chez Aristote », Études phénoménologiques, 17 (1993), p. 27-49.
6 La tradition « aisthétique » évoquée ci-dessus met tout particulièrement en avant le rôle du toucher (Aristote, Herder avec le Gefühl – toucher et sentiment) et celui de l’ouïe (Herder). Voir aussi l’insistance de J. Pallasmaa sur cet aspect, par exemple dans Le regard des sens, traduit. par Mathilde Bellaigue, Paris, Éditions du Linteau, 2010 (The Eyes of the Skin. Architecture and the Senses, John Witey & Sons, 2005). Le rôle des sens non visuels dans l’expérience perceptive de l’architecture fait maintenant l’objet d’études plus précises (voir ainsi la recension récente, par Balez (S), « Le paysage odorant existe-t-il ? », Ambiances (13 septembre 2017), en ligne, http://ambiances.revues.org/881, consulté le 6 novembre 2017..
7 Pour un panorama de « palettes sensorielles de l’architecture à partir de quelques réalisations contemporaines », voir : Bonnaud (X.), « L’actualité sensorielle et perceptive de l’architecture contemporaine », in Perception/architecture/urbain sous la direction de Younès (C.), Bonnaud (X.),Gollion, Infolio, 2014, p. 125-143.
8 die großen Daseinsgefühle, l’allemand permettant, à la différence du français, d’indiquer le „là“ dans le terme courant qui désigne l’existence (H. Wölfflin, Prolegomena zu einer Psychologie der Architektur, Berlin, Gebrüder Mann Verlag, 1999, p. 10 ; traduit par B. Queysanne, Paris, Editions de la Villette, 2005, p. 27).
9 Plus précisément, Nicolas Gilsoul remarquait en 2011 que, si l’étude des ambiances est « intégrée au cursus de l’enseignement du projet dans les études d’achitecture en France depuis plus de 40 ans », elle est longtemps restée comprise « comme une solution technologique pensée a posteriori pour résoudre les soucis de confort et de consommation excessive, voire par effet (stylistique) de mode » (Gilsoul (N.), « L’architecture émotionnelle : cadrage conceptuel », in Architecture émotionnelle. Matière à penser, édité par Paul Ardenne et Barbara Polla, Lormont, Editions Le Bord de l’eau, 2011, p. 37-73, ici p. 60). À cette prise en compte des ambiances au titre des « données techniques » s’opposerait alors leur intégration dès l’origine dans le projet, le fait qu’elles l’animent et le déterminent d’emblée (voir, sur une telle intégration : Coelho (C.), « The Living Experience as a design content: from concept to appropriation », Ambiances, (janvier 2015), https://ambiances.revues.org/606, consulté le 6 novembre 2017.
10 De ce dernier on peut lire, en français : Schmitz (H.), Brève introduction à la nouvelle phénoménologie [2009], traduction française par Jean-Louis Georget et Ph. Grosos, Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2016.
11 Emblématique serait de ce point de vue (outre les écrits de J. Pallasmaa) : Holl (S.), Pallasmaa (J.), Pérez Gómez (A.), Questions of Perception. Phenomenology of Architecture, Tokyo, A+U, 1994.
12 Kurt Grütter (J.), Grundlagen der Architektur-Wahrnehmung, Wiesbaden, Springer Vieweg, 2015.
13 Ce qui pose le problème du rapport perceptif aux représentations d’architecture, comme médiation dans le rapport aux architectures elles-mêmes. Ce point a été souligné par Anne Tüscher (« La valeur cognitive et esthétique des représentations d’objets architecturaux », in Perception/architecture/urbain sous la direction deYounès (C.), Bonnaud (X.), p. 81-91). Durant notre colloque « Architecture et aisthesis » de 2013, il avait été appréhendé d’un point de vue philosophique par Andrew Benjamin, dont l’exposé a été publié depuis dans The Journal of Architecture, 19 (2014), p. 470-482 ; mais aussi, d’un point de vue d’architecte et de dessinateur, par notre jeune collègue Florian Afflerbach, lui-même auteur de remarquables dessins et brutalement décédé en 2016 (https://www.flickr.com/photos/flaf/albums/with/72157615514924740).
14 Un autre axe de mise en rapport des espaces sensibles et de l’histoire serait constitué par des essais actuels de relecture de l’histoire de l’architecture en fonction du questionnement sur les espaces vécus ; voir Simonnot (N.), Balaÿ (O.) et Frioux (S.) (editeurs), dossier de la revue Ambiances [en ligne], 2/2016, mis en ligne le 07.11.2016, consulté le 6.11.2017. URL : http://ambiances.revues.org/742
15 Cf. Galland-Szymkowiak (M.), « L’engendrement de l’espace architectural : trois modèles (Wölfflin, Schmarsow, Lipps) » in Construire et éprouver, dans l'espace et dans la pensée. Points de rencontre entre architecture et philosophie, sous la direction de Galland-Szymkowiak (M.), Lohmann (P.), en ligne, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01565280
16 Cette polarité entre une déprise et une emprise, ou, exprimée en termes affectifs, une angoisse et une familiarité, a, sous d’autres formes, été plusieurs fois repérée, par exemple sous le couple « surprise » et « habiter/habitude » par Goetz (B.) (Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, Lagrasse, Verdier, 2011).
17 On peut penser aux travaux de Michel Collot sur la « géographie littéraire », articulée aux questions de « géocritique » et de « géopoétique » (voir, pour un aperçu synthétique, son article « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, 8 (mai 2011), « Le partage des disciplines », en ligne, http://www.fabula.org/lht/8/collot.html, consulté le 1e octobre 2017.