Phantasia Phantasia -  Volume 7 - 2018 : Walter Benjamin. Philosophie de l'histoire. 

L’art de citer selon Benjamin
Politique et métaphysique de l’histoire dans les Thèses de 1940

Louis Carré

UNamur – Esphin

Résumé

Les problèmes soulevés par Benjamin en 1940 à propos du « concept d’histoire » sont au moins double : l’un – politique – porte sur le rapport entre théorie de l’histoire et pratique révolutionnaire, l’autre – métaphysique – sur l’articulation entre un axe profane et un axe sacré (ou « messianique ») du temps historique. L’article propose de surmonter ces difficultés liées au concept d’histoire en s’aidant de la catégorie de « citation », dont Benjamin fait un usage discret mais néanmoins déterminant dans les Thèses. Un examen attentif des Thèses XIV, XV et III montre en effet que la citation comme manière d’actualiser le passé est une technique partagée aussi bien par l’historien matérialiste que par le penseur révolutionnaire, et que la « citabilité » (Zitierbarkeit) intégrale du passé constitue l’une des marques essentielles de l’âge messianique.

Index de mots-clés : Walter Benjamin – histoire – révolution – politique – citation – tradition –théologie – Révolution française – Karl Marx

Abstract

The problems raised by Benjamin in 1940 about the « concept of history » are at least twofold: the first – political – one concerns the relationship between theory of history and revolutionary practice, the second – metaphysical – one the articulation between a profane and a sacred (or “messianic”) dimension of historical time. This paper tries to overcome those difficulties related to the concept of history by the means of the notion of “citation” of which Benjamin made a discrete but nevertheless decisive use in his Theses. A close examination of the Theses XIV, XV, and III shows indeed that citation as actualizing the past is a technique used by the materialist historian as well as the revolutionary thinker, and that the overall “citability” (Zitierbarkeit) of the past is an essential feature of the messianic age.

Index by keyword : Walter Benjamin – history – revolution – politics – citation – tradition – theology – French Revolution – Karl Marx

1Plonge au fond de nouveau, vainqueur.

2L’allégresse envahit l’endroit

3où eut lieu le combat.

4Ne reste plus là-bas.

5Attends les gémissements de la défaite

6là où ils résonnent le plus fort :

7Au fond.

8B. Brecht, Fatzer, viens (1930)

9Les citations dans mon travail sont comme des voleurs de grand chemin qui s’élancent tout armés et dépossèdent le flâneur de sa conviction.

10W. Benjamin, Sens unique (1928)

Introduction : problèmes politique et métaphysique avec le concept d’histoire

11C’est peu dire que l’ensemble des Thèses reprises sous le titre « Sur le concept d’histoire » (Über den Begriff der Geschichte) posent de redoutables problèmes d’interprétation1. Sibyllines dans leur formulation, faisant appel de manière cryptique à des sources qui vont du marxisme à la théologie en passant par la littérature et la biologie, les « Thèses sur la philosophie de l’histoire » (Geschichtsphilosophische Thesen) offrent au lecteur la difficulté supplémentaire d’être un « manifeste politique »2 où l’auteur s’est évertué à multiplier les lignes de front. Conçu parallèlement au gigantesque chantier sur Baudelaire, l’écrit posthume de Benjamin se veut en prise avec l’actualité politique du moment. Dans une lettre adressée en français à Horkheimer datée de février 1940, Benjamin dit avoir voulu s’attaquer, par le biais de ses « études historiques » en cours, aux « problèmes théoriques que la situation mondiale nous propose inéluctablement »3. Rédigées « à l’instant du danger » (VI), les Thèses se donnent pour tâche de « consolider notre position dans la lutte contre le fascisme » (VIII). Face au fascisme, l’urgence se ressent d’« instaurer le véritable état d’exception » révolutionnaire. Sur le plan théorique, la lutte antifasciste suppose de se débarrasser d’une conception dominante de l’histoire qui a érigé le « progrès » au rang de « norme historique » (VIII). Seule une conception « progressiste » de l’histoire, celle adoptée par la « social-démocratie » allemande, peut s’étonner en toute naïveté de ce que la régression fasciste soit « ‘encore’ possible au XXe siècle » (VIII). « Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant » (XI). Au « marxisme vulgaire » (XI), obnubilé par le progrès des forces productives, Benjamin oppose le mouvement spartakiste, qui, lors d’un bref instant, réveilla la conscience de « la classe asservie qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération » (XII). La critique de l’idée d’un progrès linéaire et irrésistible de l’humanité a pour corollaire une refonte conceptuelle du temps vu comme « homogène et vide » (XIII). Cette conception du temps historique remonte à l’historicisme bourgeois du XIXe siècle (Ranke et Fustel de Coulanges sont en particulier visés). L’historicisme a la particularité de figer l’histoire dans « l’image ‘éternelle’ du passé » (XVI), une image avec laquelle l’historien tente vainement de renouer en reconstruisant, grâce à « la méthode de l’empathie (Einfühlung) » (VII), « ‘comment les choses se sont réellement passées’ » (VI). L’identification de l’historien avec les vainqueurs du passé sert la cause des « détenteurs du pouvoir actuel »4, à savoir, en 1940 un peu partout en Europe, le fascisme et ses sbires.

12Le fascisme, la social-démocratie, l’historicisme bourgeois, voilà les trois principaux ennemis que Benjamin combat avec les armes de la critique. Les Thèses présentent la difficulté de savoir identifier la responsabilité des uns et des autres dans la catastrophe des temps présents. Vers quel ennemi Benjamin dirige-t-il en priorité les armes de son concept d’histoire ? Vers la social-démocratie, pour avoir trahi la classe ouvrière ? Vers l’historicisme bourgeois, pour avoir sans cesse légitimé le récit des vainqueurs, passés et présents ? Vers le fascisme, incarnation de « l’antéchrist » (VI) ? Une chose est sûre : Benjamin leur oppose la figure de « l’historien matérialiste », qui, contrairement à l’historiciste bourgeois et à son accumulation positiviste des faits, fonde sa démarche « sur un principe constructif » (XVII), rigoureux et sélectif. Fort de son « armature théorique », « l’historien instruit à l’école de Marx » (IV) peut résolument prendre congé de l’idée de progrès et « brosser l’histoire à rebrousse-poil » (VII). Rompant avec le cours rectiligne de l’histoire imposé par les générations successives de vainqueurs, il témoigne sa solidarité avec « la tradition des opprimés » (VIII). Pour lui, « la classe combattante, la classe opprimée elle-même » représente « le sujet de la connaissance historique » (XII). Il reste cependant peu clair comment Benjamin parvient à concilier, dans la lignée d’une tradition marxiste dont il se réclame, sa propre théorie de l’histoire et la pratique révolutionnaire de la lutte des classes.

13Autre difficulté posée par les Thèses : « l’intrication de paradigmes »5, « historico-matérialiste » et « théologique », que déploie Benjamin dans l’élaboration de son concept d’histoire. Parmi les études benjaminiennes, le problème, pour être bien connu, demeure entier6. Comment comprendre l’allégorie initiale de la partie d’échec de laquelle  la « marionnette » du « ‘matérialisme historique’ » doit sortir gagnante à tous les coups, pourvu qu’elle prenne à son service le « nain bossu » de la « théologie » (I) ? De fait, Benjamin dissémine sa refonte matérialiste du concept d’histoire de catégories pour le moins chargées théologiquement, comme celles de « rédemption » (II), de « Jugement dernier » (III), d’« antéchrist » (VI), de « paradis » (IX), de « Messie » (appendice B). En en appelant à une alliance a priori contre-nature entre matérialisme historique et théologie, Benjamin double le problème politique de l’unité de la théorie et de la pratique d’un problème métaphysique, celui du rapport entre l’axe profane des luttes historiques et l’axe sacré du « temps messianique » (XVIII).

14Benjamin fait état du problème dans l’une de ses notes de travail : « L’existence de la société sans classes ne peut pas être pensée dans le même temps que celui de la lutte pour elle. Le concept de présent auquel est lié l’historien est pourtant nécessairement défini par ces deux ordres temporels »7. A condition de se rappeler que, pour Benjamin, la société sans classes imaginée par Marx constitue la version « sécularisée » de « l’âge messianique » (XVIIa)8, l’on saisit mieux les données du problème : comment concevoir l’entrecroisement au présent de l’historien de ces « deux ordres temporels » parallèles auxquels renvoient respectivement la lutte des classes et le règne messianique de la société émancipée ? Bien que distinct de l’ordre temporel des luttes historiques, le « temps messianique » n’est pas situé en dehors de l’histoire, puisque des « éclats » de ce temps se logent dans le « temps actuel » (Jetztzeit) (appendice A). Ce dernier procure en cela « comme un modèle du temps messianique » (XVIII). Là où l’historien positiviste tente de reconstituer depuis sa position de surplomb « l’image ‘éternelle’ du passé », l’historien matérialiste conçoit depuis son présent « la rencontre avec ce passé » chaque fois comme une « expérience unique » (XVI). Il se montre ainsi à même de saisir « la constellation que sa propre époque forme avec une telle époque antérieure » (appendice A). A travers l’expérience toujours singulière de sa rencontre avec une époque antérieure, l’historien matérialiste reconnait « le signe d’un blocage messianique des évènements, autrement dit le signe d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé » (XVII). En s’emparant de cette « chance révolutionnaire », il parvient à « arracher une époque déterminée au cours homogène de l’histoire » (XVII) et à sauver in extremis ce passé que les bottes des vainqueurs n’auront cessé de piétiner.

15Aux rapports analogiques complexes, de divergence et de convergence, entre le temps profane et le temps sacré s’ajoute l’exposition d’une dialectique ténue entre le neuf et l’ancien, entre l’instant révolutionnaire et la mémoire du passé. La Thèse XVIIa est dirigée contre la social-démocratie et son attentisme découlant d’une conception néokantienne de la société sans classe comme « idéal régulateur ». Face à l’ajournement sans fin de la « ‘tâche infinie’ » de réaliser une société émancipée, Benjamin maintient qu’« il n’existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire – elle veut seulement être définie comme spécifique, à savoir comme chance d’une solution entièrement nouvelle face à une tâche entièrement nouvelle » (XVIIa). Mais la vérification de la situation révolutionnaire, nuance Benjamin, s’effectue « non moins par le pouvoir d’ouverture (Schlüsselgewalt) de cet instant sur un compartiment bien déterminé du passé, jusqu’alors fermé » (XVIIa). La « chance révolutionnaire » que contient chaque instant historique, à laquelle doit correspondre « une solution entièrement nouvelle face à une tâche entièrement nouvelle », naît d’une « constellation » singulière avec un passé révolu qu’il incombe à l’historien matérialiste de reconnaître. A l’« entièrement nouveau » de la révolution se mêle un rapport immémorial à la tradition, au sein d’une dialectique serrée où aucun des deux termes en présence, le radicalement neuf et l’ancestral, ne prend le pas sur l’autre. Le problème métaphysique du temps historique, comme l’a souligné Gérard Raulet9, est lié chez Benjamin à la combinaison de deux modèles théologiques antithétiques : l’apocalyptique révolutionnaire de la lutte finale et la rédemption messianique du passé. Benjamin lui-même remarque que « le messie ne vient pas seulement comme rédempteur (Erlöser) ; il vient comme vainqueur (Überwinder) de l’antéchrist » (VI). L’action révolutionnaire, pour  « destructive » (apocalyptique) qu’elle soit, se révèle « messianique » en ce qu’elle sauve un passé jusqu’alors opprimé (XVIIa)10.    

16Benjamin parle d’« apories fondamentales » pour désigner les contradictions qui travaillent le concept de temps historique11. Fondamentales (grundlegend), elles le sont dans la mesure où elles charrient « les antinomies indissolubles à partir desquelles il faut développer le concept dialectique de temps historique »12. Aux côtés de la distinction cardinale entre un axe profane (« historico-matérialiste ») et un axe sacré (« théologique ») et de la dialectique entre nouveauté révolutionnaire et remémoration du passé, l’on retrouve parmi les Thèses d’autres couples d’opposition qui ont trait à la nature du temps historique : entre le continuum historique imposé par le récit des vainqueurs et la discontinuité de la « tradition des opprimés » (VII), entre « le temps homogène et vide » de l’historiciste bourgeois et « le temps actuel » de l’historien matérialiste (XIV), ou encore entre le temps quantitatif des horloges et le temps festif des calendriers (XV). Or, de la même façon qu’il est parfois difficile d’identifier avec précision l’adversaire politique que combattent les Thèses, il s’avère pour le moins compliqué de déterminer la teneur exacte du « concept d’histoire » censé naître dialectiquement de cette série d’« apories fondamentales ».

L’art de la citation

17Dans les pages qui suivent, je n’entends pas trancher une fois pour toutes le nœud des « antinomies indissolubles », qu’elles soient politiques ou métaphysiques, exposées par Benjamin. Les difficultés d’interprétation que soulèvent les Thèses à plusieurs niveaux font partie intégrante de la richesse inépuisable d’un texte à propos duquel son auteur, dans une lettre à Gretel Adorno de mai 1940, avait d’ailleurs exprimé sa craintequ’il suscite « l’incompréhension enthousiaste »13. Il s’agira tout au plus de tracer une piste de lecture parmi d’autres à travers les Thèses. Suivant « une vieille maxime dialectique » rappelée par Benjamin, je suggérerai une première piste qui consiste à « surmonter les difficultés en les accumulant »14. Les deux problèmes que je viens d’évoquer, le problème politique de l’unité de la théorie et de la pratique et le problème métaphysique du temps historique, sont susceptibles d’être clarifiés à condition de les traiter ensemble. L’enjeu des Thèses est moins d’aboutir à une définition de la nature profonde – sacrée ou profane, apocalyptique ou rédemptrice, continue ou discontinue, vide ou chargée d’actualité, quantitative ou qualitative – du temps historique que de mener « la lutte pour le vrai concept d’histoire »15. Trop évident que pour avoir été suffisamment souligné par les commentateurs, les Thèses portent non pas sur l’« essence » (Wesen) mais sur le « concept » (Begriff) de l’histoire. A la différence notable d’une essence, qui, une fois qu’elle s’est « dévoilée » (Heidegger), demeure pour ainsi dire intouchable, le concept peut faire l’objet d’usages divers, et notamment d’usages déterminés par les circonstances politiques du moment. « La politique prime désormais l’histoire »16, affirme Benjamin, soulignant par là que le concept d’histoire peut être infléchi en un « sens réactionnaire » ou en un « sens révolutionnaire »17. Chercher à dévoiler l’essence ultime de l’histoire, c’est déjà vouloir la figer dans une définition « réactionnaire », tandis que partir de son concept, c’est l’ouvrir à ses potentiels « révolutionnaires ». Le primat du politique sur l’histoire implique-t-elle pour autant la subordination de la métaphysique à la politique ? Pas tout à fait, puisque la lutte politique continue de s’orienter par rapport au « vrai concept d’histoire ». Le problème métaphysique du temps n’est donc pas purement et simplement évacué par le problème politique. Mais il est transformé par son positionnement dans la conjoncture présente, où des conceptions politiquement opposées du temps historique se livrent bataille. Plutôt qu’un « usage politique du passé »18, les Thèses élaborent une politique (métaphysique) du (vrai) concept d’histoire.

18Une seconde piste que je souhaiterai suivre est indiquée par la Thèse I. Le dispositif du nain caché dans la marionnette équivaut, d’après Benjamin, à un « appareil philosophique ». Le terme d’« appareil » renvoie à la dimension technique de l’automate spécialement conçu pour gagner à tous les coups. L’alliance des deux éléments hétérogènes que sont le « matérialisme historique » et la « théologie » dans le dispositif technique de l’automate opère un effet d’hybridation sur l’un et l’autre. Ni le « matérialisme historique » ni la « théologie » ne sortent indemnes de la machine de guerre  imaginée par Benjamin. La théologie, parce que l’usage politique de ses catégories la « profane »19, mais aussi le matérialisme historique, parce que, au lieu d’une « doctrine » officielle du Parti ouvrier allemand, il devient « écriture matérialiste de l’histoire » (materialistische Geschichtsschreibung) (XVII). Pour Benjamin, le matérialisme historique n’est pas une théorie à « prétention dogmatique » (XIII) mais correspond en dernier ressort à une manière critique d’écrire l’histoire. « Appareil » (Apparatur) (I), « armature théorique » (theoretische Armatur), « principe constructif » (konstruktives Prinzip) (XVII), sont autant d’outillages conceptuels que l’historien matérialiste met en œuvre dans son travail historiographique. Benjamin loue Marx pour avoir compris que « l’histoire du capital ne pouvait être élaborée que dans le cadre d’acier, très largement déployé, d’une théorie »20. Le « principe constructif » dont l’historien matérialiste fait un usage rigoureux rend possible « la liquidation de l’élément épique »21 propre à l’historicisme bourgeois. L’historien positiviste égrène l’un à la suite de l’autre les évènements passés en les intégrant dans un récit monumental érigé à la gloire des vainqueurs ; l’historien matérialiste, de son côté, construit méthodiquement son matériau et reste suffisamment « maître de ses forces » et « assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire » (XVI). C’est « à la mémoire des sans-noms » qu’il dédie sa « construction historique »22. La politique benjaminienne du concept d’histoire se veut donc politique de l’écriture de l’histoire au service de « la tradition des opprimés ». Conduire la « lutte pour le vrai concept d’histoire » implique de réfléchir à « l’authentique écriture de l’histoire »23.

19Technique d’écriture, le concept benjaminien d’histoire est inséparablement technique de lecture. La méthode historiographique comprend une méthode philologique d’interprétation des traces les plus enfouies du passé. « La méthode historique est une méthode philologique, dont le fondement est le livre de la vie. Chez Hofmannstahl on note : ‘Lire ce qui n’a jamais été écrit’. Le lecteur auquel il fait penser ici est le véritable historien »24. Ecriture et lecture, production et réception de l’histoire, apparaissent comme deux opérations complémentaires chez Benjamin. Ecrire l’histoire, c’est déchiffrer les traces du passé ; lire l’histoire, c’est la réécrire au présent (« Lire ce qui n’a jamais été écrit »). L’« armature théorique » construite par l’historien matérialiste doit lui servir à mieux comprendre ce passé que le récit hégémonique des vainqueurs n’a cessé d’occulter. Le « constructivisme » du concept benjaminien d’histoire s’impose dès lors à lui-même des limites, de la même façon que sa politique agonistique de l’histoire s’oriente par rapport au « concept vrai d’histoire ». En paraphrasant une formule kantienne célèbre, l’on peut dire que, pour Benjamin, une lecture du passé qui n’est pas guidée par des concepts demeure « aveugle » et que, en l’absence de toute référence au passé, les concepts élaborés par l’historien se condamnent à rester « vides ». Bref, si l’histoire est produite, à l’aveuglette par l’historien positiviste, de manière critique et méthodique par l’historien authentique, elle est aussi chaque fois reçue au sein d’une tradition, que ce soit celle, dominante, des vainqueurs ou celle, à alimenter et à construire, des vaincus. S’efforçant d’y contribuer par son écriture, l’historien matérialiste prend appui sur la « tradition des opprimés » pour s’en saisir dans l’actualité politique du moment : « L’histoire a pour tâche non seulement de s’emparer de la tradition des opprimés, mais aussi de la fonder »25.

20Dernière piste que je creuserai plus avant : le concept qui permet à Benjamin de rendre compte de la polarité, productive et réceptive, du travail historiographique, est celui de « citation »26. La citation a la qualité remarquable d’être une double technique d’écriture et de lecture. Citer en histoire, c’est lire le passé que l’on cite en le réécrivant au présent. Dans son projet de livre sur les passages parisiens, Benjamin avait l’intention de porter à son paroxysme « l’art de citer sans guillemets » en s’inspirant de la technique cinématographique du montage. Il a pu mettre à l’épreuve cette technique dans les deux versions de « Paris, capitale du XIXe siècle », où chaque paragraphe est précédé d’une citation qui, suscitant un « choc » auprès du lecteur, ouvre un espace pour réinterpréter le passé mythique de la modernité. Dans l’essai sur Brecht contemporain du second exposé parisien (1939), Benjamin voit dans « l’interruption » de la linéarité dramaturgique propre au « théâtre épique » de l’écrivain allemand « l’un des procédés fondamentaux de toute mise en forme »27. Le « choc » qu’est censée produire l’interruption fortuite du récit sur le spectateur fonde le procédé de la citation. Comme l’admet non sans paradoxe Benjamin, « citer un texte suppose qu’on l’arrache à son contexte (seinen Zusammenhang unterbrechen) »28. L’originalité de Brecht est d’avoir élargi la technique littéraire de la citation aux « gestes » mêmes que l’acteur performe sur scène, chacun de ses gestes devenant ainsi « citable » (zitierbar). Benjamin semble s’être appuyé sur ces réflexions pour perfectionner sa propre technique d’écriture (et de lecture) de l’histoire en faisant pour l’historiographie ce que Brecht avait voulu faire pour l’écriture et la performance théâtrales : « Ecrire l’histoire signifie donc citer l’histoire. Mais le concept de citation implique que l’objet historique, quel qu’il puisse être, soit arraché au contexte qui est le sien (aus seinem Zusammenhange gerissen) »29.

21Comme je tenterai de le montrer par le commentaire de trois d’entre elles (Thèses XIV, XV et III), le procédé de la citation offre une clé de lecture pour s’acheminer dans les Thèses de 1940. La politique benjaminienne du concept d’histoire est toute entière fondée sur la « citabilité » (Zitierbarkeit) du passé30, sur le procédé qui consiste à « l’arracher à son contexte » pour l’actualiser au présent. La citation apparait comme une technique que l’historien matérialiste partage avec les révolutionnaires (XIV), ce qui apporte une réponse au problème politique de l’unité de la théorie de l’histoire et de la pratique politique. La version française des Thèses rend « le sujet de la connaissance historique » (XII) par « l’artisan de la connaissance historique »31, comme si la technique artisanale, et en particulier l’art de citer, suppléait à la médiation manquante entre les deux domaines de la théorie (de l’histoire) et de la pratique (révolutionnaire). Parmi sa panoplie, l’écrivain matérialiste de l’histoire compte la technique pratico-révolutionnaire de citer le passé en l’arrachant de force au récit hégémonique des vainqueurs. A cet égard, la citation concentre quelques-unes des antinomies du concept de temps historique. A travers sa référence à un passé révolu, elle participe de la « conscience » qu’ont les « classes révolutionnaires » de « faire éclater le continuum de l’histoire » (XV). Enfin, le concept de citation fait dans les Thèses l’objet d’un usage assez étrange, en un contexte qu’on peut qualifier de « théologique », lorsque Benjamin décrit l’âge messianique comme étant le propre d’une « humanité rédimée » pour laquelle « son passé est devenu intégralement citable » (III). La citation semble alors se situer au carrefour du profane et du sacré, sans toutefois entraîner leur fusion. Car c’est précisément du danger de la fusion du temps profane et du temps messianique dans la tradition révolutionnaire moderne – que Benjamin semble avoir voulu avertir ses contemporains et les générations à venir.  

« Rome recommencée » (Thèse XIV)

22L’une des « apories fondamentales » exposées par Benjamin touche au « problème de la tradition » considéré depuis la perspective d’une politique révolutionnaire. Au moment où elles passent à l’action, les classes révolutionnaires font preuve d’une conscience aigüe de la « discontinuité historique ». Néanmoins il existe « le rapport le plus étroit entre l’action révolutionnaire d’une classe et le concept que se forme cette classe (non seulement de l’histoire à venir mais aussi) de l’histoire passée »32. L’action révolutionnaire véhicule un concept d’histoire, de l’histoire à venir mais aussi – et surtout – de l’histoire passée. Benjamin montre que la tension entre discontinuité révolutionnaire et rapport au passé n’est contradictoire qu’en apparence. Il prend à témoin le précédent de la Révolution française qui « se reportait (griff zurück), par-delà l’abîme de deux millénaires, à la République romaine »33. La Thèse XIV développe cette idée apparemment contradictoire d’une tradition discontinue propre aux révolutions modernes. Parce que les révolutionnaires français, à l’instar de l’historien matérialiste, se déplaçaient dans « un temps saturé d’ ‘actuel’ » et non pas dans « un temps homogène et vide », ils ont été en mesure de comprendre leur action comme « une Rome recommencée » (ein wiedergekehrtes Rom). Leur participation à l’actualité brûlante du moment a rendu possible l’arrachement de la Rome antique au « continuum de l’histoire ». Il aura fallu l’action révolutionnaire d’un Robespierre pour que resurgisse, par-delà l’abîme des siècles, l’actualité immémoriale de la république romaine. Du révolutionnaire jacobin, Benjamin aura peut-être retenu un extrait de son rapport du 18 Floréal, An II (1794) :

La postérité honore la vertu de Brutus, mais elle ne la permet que dans l’histoire ancienne. Les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie ; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant sur quelques points du globe. Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses.34

23Pour Robespierre, « la liberté et la vertu » sont des éclairs fugaces qui illuminent par moment le cours de l’histoire. Parmi le règne sombre « du crime et de la tyrannie » qui domine l’histoire, elles constituent des exceptions avec lesquelles les révolutionnaires français souhaitèrent renouer au moyen de la citation actualisante du passé. De même, Saint-Just avait déclaré que « le monde est vide depuis les Romains ; et leur mémoire l’emplit et prophétise encore la liberté ». C’est le rapport du présent révolutionnaire à une mémoire ancestrale qui fonde le concept de temps historique comme « chargé d’actuel » tant chez l’historien matérialiste que chez les révolutionnaires. L’historien authentique, tout comme à sa manière le révolutionnaire, a les traits d’« un prophète qui regarde en arrière »35.

24Benjamin s’est vraisemblablement inspiré du portrait que Marx, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852), avait dressé des héros révolutionnaires « en costumes romains », pour développer ses propres réflexions sur la référence révolutionnaire au passé antique. La Thèse XIV repose d’ailleurs en grande partie sur un dialogue implicite avec l’écrit politico-historique que Marx a rédigé au lendemain du coup d’Etat et de l’instauration du second Empire en France. On y trouve un diagnostic sans appel de l’échec de 1848. La principale raison de l’échec de la révolution tient à son incapacité à liquider les fantômes du passé. Lorsqu’a éclaté la crise révolutionnaire et, avec elle, la nécessité de « créer l’absolument nouveau »36, le passé a été appelé à la rescousse pour parer à l’angoisse que provoquait la situation inédite. Tandis que 1848 a compensé l’effroi de la nouveauté par la parodie des révolutions passées, les révolutions à venir, prédit Marx, briseront définitivement les sortilèges du passé. Elles inventeront un langage politique entièrement nouveau, « sans nul ressouvenir » des idiomes passés :

25La révolution sociale du XIXe siècle ne peut puiser sa poésie dans le temps passé, mais seulement dans l’avenir. Elle ne peut commencer avec elle-même avant de s’être dépouillée de toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures eurent besoin des réminiscences empruntées à l’histoire universelle pour s’aveugler elles-mêmes sur leur propre objet. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer les morts, pour atteindre son propre contenu37.

26De prime abord, rien de plus opposées que les conceptions marxienne et benjaminienne du rapport entre passé et présent du point de vue de la politique révolutionnaire : pour Marx, les spectres du passé bloquent l’avènement révolutionnaire ; pour Benjamin, au contraire, la référence au passé sert de point d’appui à l’interruption du continuum de l’histoire.

27Pourtant, à y regarder de plus près, Benjamin a retenu des analyses marxiennes un point crucial. Marx distingue l’âge héroïque de la Révolution française de sa répétition comique en 1848. Au cours de « l’ancienne Révolution française », « la nécromancie servit à magnifier les luttes nouvelles, et non à parodier les anciennes ; à exalter dans l’imagination la tâche du moment, et non à reculer devant sa solution dans la réalité ; à retrouver l’esprit de la révolution, et non à laisser le champ libre à son spectre »38. La « Rome ressuscitée » par les « gladiateurs » de 1789 participait pleinement de l’élan révolutionnaire du moment. Le « retour du spectre de la vieille révolution » en 1848 signait quant à lui le piétinement sur place de l’histoire et annonçait la régression impériale. Benjamin traduit la différence posée par Marx entre comédie et tragédie par sa propre distinction entre « mode et révolution »39. Mode et révolution ont ceci de commun qu’elles citent chacune à leur manière le passé : « La Révolution française (…) citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois ». La mode se distingue toutefois de la révolution en ce que sa capacité à « flairer l’actuel dans les fourrés de l’autrefois » n’affecte pas en profondeur la situation présente. La citation modiste ne fait en définitive que reproduire le statu quo en l’affublant de nouveautés, au même titre que les spectres de la révolution avaient entériné en 1848 l’état de fait politique. La citation révolutionnaire, en revanche, a pour effet de faire éclater, de sa référence au passé « par-delà l’abîme des millénaires », l’authentiquement nouveau. La différence quant au « saut » que l’une et l’autre effectuent dans le passé tient aux circonstances dans lesquelles elles produisent leur citation : « dans une arène où commande la classe dominante » pour la mode ; « sous le ciel libre de l’histoire » pour le « saut dialectique » de la révolution « telle que la concevait (begriffen hat) Marx ».

28Il paraît dès lors hâtif d’affirmer que « toute citation est à sa façon une révolution, comme les révolutions sont des citations »40. Pour Benjamin lecteur de Marx, citer le passé n’est pas un critère suffisant pour discriminer le phénomène véritablement révolutionnaire. Il y a des manières de citer le passé qui, loin de l’arracher à son contexte pour mieux l’actualiser, participent de la reproduction du continuum de l’histoire imposé par les classes dominantes. La révolution n’est pas un effet de mode ; elle est rupture radicale du cours de l’histoire opérant par « saut dialectique » dans le temps. A la différence de la mode qui instaure une continuité factice, de parade, entre le passé et le présent au service de la classe dominante, le « saut dialectique » de la révolution suppose qu’un abîme se soit creusé entre le plus ancestral et le plus actuel, entre le passé qui est cité et le présent qui le cite. C’est l’altérité du passé le plus enfoui qui rend possible son « actualisation » disruptive au moyen de la citation. Seule l’expérience discontinue de la liberté au sein d’un « monde vide depuis les Romains » a donné à la citation révolutionnaire de l’antique république sa charge explosive et occasionné, à terme, un changement politique radical41.

29La technique de la citation – arracher le passé à son contexte en vue de son actualisation – crée un lien de « solidarité » entre les figures de l’historien matérialiste et du « penseur révolutionnaire » (XVIIa). Mais, comme n’importe quelle autre technique, elle suppose de rester vigilant face aux conditions spécifiques dans lesquelles elle est utilisée. La distinction que trace Benjamin à la suite de Marx entre « mode et révolution » est de nature conjoncturelle, c’est-à-dire éminemment politique. Une même citation du passé peut se prêter à un usage « apologétique » (au profit des vainqueurs) ou « révolutionnaire » (au profit de la classe opprimée en lutte) de l’histoire. C’est pourquoi l’historien matérialiste – et aussi « le penseur révolutionnaire » – se doit d’entretenir, au lieu du « flair du tigre » qui se jette sur n’importe quel exemple et analogie dans le passé, un « regard de voyant » (Seherblick) qui « lui rend sa propre époque plus nettement présente qu’elle ne l’est pour ses contemporains, qui eux ‘marchent au même pas’ qu’elle »42. Contrairement à l’historien authentique, « celui qui fouille dans le passé, comme s’il s’agissait d’un fourre-tout d’exemples et d’analogies n’a pas même idée de combien de choses, à un moment donné, dépend son actualisation (Vergegenwärtigung) »43. En usant de la technique de la citation, l’historien matérialiste se doit de rester suffisamment « maître de ses forces » (XVI) s’il veut prendre le contrepied du récit hégémonique de l’histoire. Derrière les différentes manières de citer le passé que sont la mode et la révolution, ce sont dès lors deux temporalités qui s’affrontent : ce qui est « contemporain » (zeitgenössich) de la mode n’est pas ce qui est « présent » (gegenwärtig) à l’historien critique et au révolutionnaire44. Le « contemporain » n’est que la pointe du continuum de l’histoire dominante ; le « présent » est le « temps actuel » au cœur duquel, moyennant la citation du passé, surgit de l’authentiquement nouveau.           

« Jours de fête » (Thèses XV et III)

30A côté de la référence des révolutionnaires français à l’Antiquité, Benjamin signale à la Thèse XV un autre trait marquant de la « Grande Révolution » : le fait d’avoir « révolutionné le temps » en introduisant un nouveau calendrier.

31Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique (ein historischer Zeitraffer). Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse (immer wiederkehrt) sous la forme des jours de fête (Feiertage), qui sont des jours de remémoration (Tage des Eingedenkens).

32Les fêtes du calendrier marquent une césure par rapport à au temps quantitatif, mécanique, répétitif, des horloges. D’après l’épisode de la révolution de Juillet rapporté par Benjamin, les révolutionnaires parisiens, tels de « nouveaux Josués », voulurent arrêter net le cours inexorable du temps en tirant sur les horloges. Dans la version française des Thèses, Benjamin précise que « le jour qui inaugure une chronologie nouvelle a le don d’intégrer le temps qui l’a précédée »45. Les jours de fête que célèbre le calendrier révolutionnaire sont « aussi bien des jours initiaux que des jours de souvenance »46. Tout en marquant une rupture radicale à l’égard d’un passé définitivement révolu, passé que les révolutionnaires s’empressèrent de désigner en bloc comme « l’Ancien régime », la nouvelle chronologie commémore le passé le plus récent en vue de fonder une tradition nouvelle. D’où la fonction d’« accélérateur historique » que remplit l’instauration d’un nouveau calendrier, comme si, tout à coup, passé et présent se télescopaient et se ramassaient en un « temps chargé d’actuel ». Le poète Fabre d’Eglantine, qui participa à son élaboration, justifiait le calendrier révolutionnaire par le fait que « nous ne pouvons plus compter les années où les rois nous opprimaient comme un temps où nous avons vécu »47. L’étrange usage du « nous » marque bien l’effet de « raccourci historique »48 qui, d’après Benjamin, caractérise le « temps actuel » des révolutionnaires. La fonction d’« accélérateur historique » nomme une difficulté qui traverse l’ensemble des Thèses. Une difficulté qui touche à la nature métaphysique du « temps actuel » en tant que condensation du passé et présent et point de croisement des axes profane et sacré du temps.

33La Thèse XV fait discrètement allusion aux projets de calendrier discutés lors de la Révolution française. Membre du Comité d’instruction civique chargé, en 1793, de réfléchir à la question, le mathématicien Gilbert Romme avait proposé de renommer les mois de l’année en référence aux épisodes les plus mémorables de la Révolution. Le calendrier grégorien, symbole de l’Ancien régime avec son cortège de saints et de fêtes chrétiennes, devait faire place nette à un calendrier plus rationnel dans son comptage du temps, mais aussi fortement chargé de la mémoire instructive des évènements les plus récents. Chaque année devait ainsi devenir l’occasion de fêter, par ordre successif, la Réunion des états généraux, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille et le soulèvement du Peuple, la résistance de la Montagne, et – consécration finale – l’institution de la République et l’exécution du tyran. Au lieu d’aligner chronologiquement les évènements, le « temps-récit » scandé par le nouveau calendrier poursuivait le but d’instruire au jour le jour le peuple « régénéré » : « Il faut que chaque jour rappelle aux citoyens la Révolution qui les a rendus libres et que leurs sentiments civiques se raniment en lisant cette nomenclature éloquente »49. Le projet de Romme fut rejeté au profit de celui porté par les poètes Fabre d’Eglantine et Chénier et le peintre David. Au récit mouvementé des évènements politiques, ces derniers préférèrent le modèle, cyclique et harmonieux, du temps naturel, rythmé par les saisons et les activités agricoles. L’un des arguments opposé au calendrier de Romme était que commémorer la Révolution tout au long de l’année supposait son achèvement pour les générations futures (ce qui en 1793, en pleine Terreur, semblait loin d’être le cas) :

La Révolution n’a point touché au terme marqué par la philosophie, et déjà cependant, elle a présenté des époques mémorables qu’il serait doux aux législateurs de consacrer ; mais qui peut leur répondre que ceux qu’ils inscriront seront ce qu’elle a produit de plus grand ? (…) Le tableau (moral) serait-il jugé tel par notre postérité dont les idées seront plus saines et les mœurs seront plus pures que celles de la génération présente ?50 

34L’échec du projet de Romme signale une difficulté majeure, que Benjamin a mis en exergue dans la Thèse XV : comment tenir ensemble la rupture révolutionnaire (« les jours initiaux ») et le besoin de commémoration propre à toute tradition (« les jours de souvenance »), sachant par ailleurs que le calendrier, en dépit de sa nouveauté, est par définition voué à se répéter dans le temps, selon un cycle annuel immuable ?51 Une échappatoire aux dilemmes posés par la révolution du temps consistait à « sacraliser », à « mythifier », le « temps-récit » en le projetant en dehors de l’histoire profane :

ainsi les évènements et leur enchainement dont il est parlé dans le temps-récit se voient élevés au-dessus de toute temporalité historique. Dans et par les retours des cycles annuels ils sont installés dans le domaine qui n’est autre que celui du mythe et du sacré, de la ‘sainte Liberté’ et de la ‘sainte Montagne’, Temps ‘déchristianisateur’, certes ; mais aussi temps sacralisant en ce sens qu’il faut déplacer le sacré dans le domaine de l’histoire et de la politique.52

35Un « besoin de sacré » a accompagné la volonté des révolutionnaires français de fonder un ordre politique nouveau53. La Révolution française s’est d’autant plus présentée comme rupture du cours de l’histoire qu’une telle rupture était mémorable. L’inauguration d’une ère nouvelle pour l’humanité devait instituer l’autorité d’une tradition tout aussi inédite54.

36L’allusion de Benjamin au calendrier révolutionnaire est tout sauf anecdotique. Son exemple, à l’instar de la référence des révolutionnaires français à l’Antiquité, concentre quelques-unes des antinomies les plus profondes du concept de temps historique exposées dans les Thèses. Il n’est pas exclu que Benjamin se soit inspiré d’un passage du Clio de Péguy pour illustrer l’antinomie du temps révolutionnaire : 

La prise de la Bastille, dit l’histoire, ce fut proprement une fête, ce fut la première célébration, la première commémoration et pour ainsi dire déjà le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Ou enfin le zéroième anniversaire. (…) Ce n’est pas la Fête de la Fédération qui fut la première commémoration, le premier anniversaire de la prise de la Bastille. C’est la prise de la Bastille qui fut la première Fête de la Fédération, une Fédération avant la lettre.55

37Le « zéroième anniversaire » : la splendide expression de Péguy illustre bien la fonction d’« accélérateur historique », de télescopage du passé et du présent, que Benjamin associe au « temps actuel » du nouveau calendrier révolutionnaire. Nommer une contradiction en l’illustrant d’un exemple ne suffit pourtant pas encore à la résoudre ni même à la penser. C’est là que le nain bossu de la théologie peut intervenir et offrir ses services à la compréhension d’une politique révolutionnaire de l’histoire. N’oublions pas que le « temps actuel » du calendrier révolutionnaire, en lequel se télescopent présent et passé, « jours initiaux » et « jours de souvenance », « sentiment du nouveau commencement » et « tradition »56, est présenté par Benjamin « comme un modèle du temps messianique » (XVIII).

38La Thèse III – que Benjamin avait d’ailleurs envisagé, dans son exemplaire personnel, de placer à la suite de la Thèse XV57 – traite mezzo voce du temps messianique. Elle commence par rappeler la figure du chroniqueur médiéval, l’aïeul « religieux », non encore sécularisé pour ainsi dire, de l’historien moderne58. Aux yeux du chroniqueur, aucun des évènements, grands ou petits, qu’il raconte n’est perdu, vu que chacun participe « aux insondables desseins de la Providence divine »59. Pour lui, tout évènement, aussi minime soit-il, s’inscrit dans un plan sotériologique inscrutable. « Certes – ajoute Benjamin – ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit pleinement son passé. C’est-à-dire que pour elle seule son passé est devenu intégralement citable » (III). Le concept de « citation » prend dans la Thèse III une tournure bigarrée, militaire et théologique, avec un pied dans les luttes historiques et l’autre dans l’âge messianique. Benjamin emploie une expression française tirée du langage militaire – « citation à l’ordre du jour »60 –, pour en référer, « en un formidable raccourci » (XVIII), au « Jugement dernier », terme qui, en allemand, peut également se traduire par « le jour le plus jeune » (der jüngste Tag). De ce subtil jeu de renvoi entre le français et l’allemand, entre les vocabulaires militaire (profane) et théologique (sacré), l’on retiendra que les hauts faits sur le champ de bataille de l’histoire sont ultimement « cités » à comparaître devant le « Jugement dernier », qui est en même temps le premier des jours, le jour le plus jeune, le « jour initial »61. Le télescopage en un « temps actuel » du « Jugement dernier » et du « jour initial », l’un et l’autre se situant aux extrêmes de l’histoire, à son terme et à son commencement nouveau, est la marque du « monde messianique », à propos duquel Benjamin affirme qu’il est « le monde de l’actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte (die Welt allseitiger und integraler Aktualität62. L’âge messianique est celui de la « citabilité » intégrale par l’humanité de son passé : « Seule cette humanité rétablie pourra évoquer n’importe quel instant de son passé »63. Pour elle, citer le passé revient à le fêter au jour le jour, à se le remémorer au quotidien. Benjamin reprend la catégorie théologique, issue de la tradition juive, de « remémoration » (Eingedenken) (appendice B), pour caractériser l’âge messianique comme un temps dans lequel le passé est non pas commémoré à bonne distance mais fait l’objet d’une ressouvenance en vue de sa permanente réactualisation64.  

39En quoi les catégories théologiques de « temps messianique » et de « remémoration » permettent-elles sinon de résoudre, au moins de penser, l’antinomie du temps révolutionnaire ? L’échec du calendrier révolutionnaire dans sa fonction d’« accélérateur historique » exprime l’impossibilité de fusionner sur un même plan les axes profane et sacré du temps. Le chroniqueur médiéval pouvait encore entremêler, sur fond de Providence divine, « la trame donnée d’une conception religieuse » avec « la trame multicolore d’une conception profane du monde sublunaire »65. En contexte sécularisé, une telle correspondance immédiate parait interdite à l’historien matérialiste et aux révolutionnaires modernes. La « sacralisation » du temps révolutionnaire enfreint cet interdit en projetant le cours des évènements en dehors de l’histoire profane, dans une histoire « mythifiée » où l’histoire, devenue objet figé de mémoire, a cessé d’avoir lieu. La tentative des révolutionnaires de fonder une tradition nouvelle, une tradition au sein de laquelle le passé deviendrait de part en part « citable » aux yeux de l’humanité toute entière, butte sur l’impossibilité de réconcilier les luttes historiques sur l’axe profane du temps. De cette impossibilité, l’on retrouve des traces chez les révolutionnaires français eux-mêmes quand, pour eux, la question surgît de déterminer le passé que leurs fêtes allaient devoir commémorer et de définir le contenu de la nouvelle tradition révolutionnaire. Un certain L.F. Grelier déclarait, en l’an VI, dans son Discours en réponse aux orateurs qui ont combattu le projet de résolution relatif à la fête à célébrer le 18-Fructidor :

En évoquant le 14 Juillet et le 10 Août, nous n’avons pas pour but de célébrer l’effusion de sang et la punition des coupables. Nous nous efforçons, au contraire, de les éloigner de notre mémoire pour ne point empoisonner la joie pure que nous inspirent les triomphes de la Liberté.66

40Si la Révolution prétendait être mémorable, objet de citation éternelle pour l’humanité entière, les révolutionnaires se devaient de soigneusement expurger du récit de l’histoire récente toute forme de violence et résister à la tentation de la vengeance et du ressentiment face à leurs adversaires, passés ou présents. Ne devait subsister, dans la mémoire révolutionnaire, que la « joie pure » procurée par « les triomphes de la Liberté ».

41La Thèse XII de l’exemplaire personnel de Benjamin cite un « mot d’ordre » lancé lors de la phase héroïque de la révolution bolchévique : « Pas de gloire pour les vainqueurs, pas de pitié pour les vaincus »67. Le même slogan, que Benjamin dit avoir lu d’« une inscription en pyrogravure sur une assiette en bois, Russie soviétique », apparaissait dans le commentaire qu’il avait donné, dix ans auparavant, d’un poème de Brecht (« Fatzer, viens », 1930) : « Le vainqueur n’a pas à consentir aux vaincus l’expérience de la défaite. Il doit encore s’infliger celle-ci, il doit la partager avec les vaincus. Alors il sera devenu maître de la situation »68. Partager entre vainqueurs et vaincus les temps de la victoire et de la défaite, sans que les uns triomphent ni que les autres soient damnés, dans une sorte d’« apocatastase historique » signifiant le salut universel de tous69, telle est la tâche impossible qui voue le temps révolutionnaire et ses antinomies à l’échec. Gérard Raulet a donc raison d’estimer que les Thèses sont « le document d’une impossible fusion » entre « les deux options de l’activisme apocalyptique et de la remémoration judaïque »70. Il n’y a pas de réconciliation possible entre, d’une part, la fin apocalyptique des temps, comme « œuvre de libération » que « la dernière classe asservie, la classe vengeresse, au nom de générations de vaincus, mène à son terme » (XII) et, de l’autre, la rédemption de l’humanité, comme sauvetage intégrale du passé par et dans la remémoration. Pourtant, contrairement à ce que suggère Raulet, cet échec n’est pas imputable à Benjamin lui-même ni à son concept théorique d’histoire. Il est le fait des révolutions modernes elles-mêmes, en partant de la « Grande révolution » jusqu’à la révolution russe, en ce qu’elles voulurent aligner sur un même plan les axes profane et sacré du temps, la lutte pour l’émancipation et l’âge messianique d’une société émancipée. Au sein de la politique révolutionnaire moderne, le double visage du Messie, comme « rédempteur » et « vainqueur de l’antéchrist » (VI), a été dissocié. Rédemption et apocalyptique ont fini par se regarder en chien de faïence71. Détournant la citation de Kraus placée en exergue de la Thèse XIV, l’on dira que l’origine n’a jamais été le but de la politique révolutionnaire.

42De l’échec des révolutions modernes, Benjamin tire dans les Thèses les leçons qui s’imposent. Il les verse sous forme de « legs », de la part de sa « génération vaincue », « à ceux qui viennent »72. Nul défaitisme pourtant dans son message, mais plutôt un espoir d’autant plus lucide et moins naïf qu’il est désespéré. Au lieu d’une « impossible fusion » dont Benjamin se serait rendu responsable, mieux vaudrait parler, avec Adorno, de « la possibilité de l’impossible »73 que l’apocalyptique de la révolution débouche un jour sur la rédemption théologique du passé. « La société sans classes n’est pas le but final du progrès dans l’histoire mais plutôt son interruption mille fois échouée, mais finalement effectuée », dit la Thèse XVIIa. La tradition révolutionnaire moderne a échoué en raison de son attachement à l’idéal mythique du progrès qui alignait le temps profane et le temps sacré sur le même plan d’une ascension continue. Face au mythe du progrès, il s’agit, « dans l’intérêt de la politique révolutionnaire prolétarienne elle-même », de rendre au concept marxien de la société sans classe « son véritable visage messianique »74. La leçon critique que Benjamin lègue aux générations à venir est que, de ses échecs répétés sur l’axe profane, il ne s’ensuit pas que la société émancipée n’ait pas toujours déjà été réalisée sur l’axe sacré du temps messianique. Car la chance d’un blocage messianique du temps reste offerte à chaque génération qui, à tout instant, peut s’en saisir.    

Conclusion : une politique métaphysique de la citation

43Une phrase tirée des notes de travail résume la « constellation » de problèmes que Benjamin a voulu affronter dans les Thèses : « Ce concept <de temps actuel> fonde entre l’écriture de l’histoire et la politique un rapport qui est identique au rapport théologique entre remémoration et rédemption »75. Le double rapport d’analogie, entre écriture matérialiste de l’histoire et remémoration du passé, entre politique révolutionnaire et rédemption salvatrice, forme l’épicentre des problèmes, de nature politique et métaphysique, soulevés par Benjamin à propos du concept d’histoire. Le temps conçu comme Jetztzeit en cristallise et anime tout à la fois les « antinomies indissolubles ». « Modèle du temps messianique », le « temps actuel » ne lui est pas identique mais seulement dans un rapport d’analogie avec lui. En lui sont logés, ici et là, de manière fragmentaire, des « éclats » d’âge messianique. Le « temps actuel » est en outre celui dans lequel se déplace aussi bien l’historien matérialiste dans sa théorie que le « penseur révolutionnaire » dans sa pratique. Comme j’ai tenté de le montrer dans ce qui précède, la technique de la citation est indissociable de cette forme de temporalité que Benjamin oppose à l’idée de progrès et à son corollaire d’un « temps homogène et vide ». La citation sert la politique révolutionnaire dans son action d’arracher le passé au continuum de l’histoire dominante en vue de l’actualiser. Elle renvoie pareillement à l’aspect théologique d’une humanité rédimée pour laquelle son passé serait devenu de toutes parts « citable ». Elle unit, enfin, les trois lignes de front sur lesquels Benjamin a mené « la lutte pour le vrai concept d’histoire ». Contre le fascisme : la maîtrise de la technique de la citation permet de briser les récits homogènes sur la « germanité » ou la « romanité » éternelles des vainqueurs76. Contre la social-démocratie : elle invite à plonger le regard d’une politique émancipatrice vers un passé à sauver au présent plutôt qu’en direction d’un avenir à progressivement réaliser. Contre l’historicisme : s’opposant à l’identification avec les vainqueurs, elle contribue à façonner cette « tradition des opprimés » dont les révolutionnaires modernes, au moment où ils voulurent s’en emparer, ont fait l’expérience de l’absence.         

Notes

1  Je m’appuie sur l’édition critique la plus récente: Benjamin (W.), Über den Begriff der Geschichte. Werke und Nachlass, Band 19, herausgegeben von G. Raulet, Berlin, Suhrkamp, 2010, ci-dessous abrégée en ÜBG.  Elle remet en cause certains aspects des travaux éditoriaux antérieurs en commençant par celui autour du texte princeps paru en 1942 que l’on connaît aujourd’hui. Elle a de plus l’avantage de mettre à disposition les notes de travail et les différentes versions – le manuscrit Hannah Arendt, l’exemplaire personnel (Handexemplar) de Benjamin dit « manuscrit d’Agamben », la version française, … – de l’un des derniers work in progress du philosophe. La traduction française est celle de Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz et Pierre Rusch (Benjamin (W.), « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 427-443), que je me permets de modifier par endroits. Les Thèses sont citées entre parenthèses d’après leur numérotation en chiffres romains.

2  L’expression est de Gérard Raulet dans son édition critique des Thèses (ÜBG, p. 182).

3  ÜBG, p. 310.

4  Ibid., p. 63. Il s’agit de la version française des Thèses, que l’on retrouvera également dans Benjamin (W.), Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 437, ci-dessous abrégés en EF.

5  Raulet (G.), « L’instant et la fin. Sur l’anti-politique de Benjamin », Cités, n°74, 2018/2, p. 119. Sur les différents paradigmes – esthétique, théologique, politique – de l’histoire chez Benjamin, voir  Moses (S.), L’Ange de l’Histoire, Paris, Gallimard, 2006.  

6  Voir à ce sujet les contributions reprises dans le recueil Materialen zu Benjamins Thesen ‘Über den Begriff der Geschichte’, herausgegeben von Bulthaup (P.), Frankfurt, Suhrkamp, 1975, en particulier celle de Tiedemann (R.), « Historischer Materialismus oder politischer Messianismus? », p. 77-121.

7  ÜBG, p. 135 (je traduis) : « Die Existenz der klassenlosen Gesellschaft kann nicht in derselben Zeit gedacht werden wie der Kampf für sie. Der Begriff der Gegenwart in dem für den Historiker verbindlichen Sinn ist aber notwendig durch diese beiden zeitlichen Ordnungen definiert ».

8  Ibid., p. 153. Je cite la Thèse XVIIa (qui correspond, à une parenthèse près, à la Thèse XVIII du Handexemplar de Benjamin) d’après la traduction qu’en a proposée Michael Löwy dans son commentaire (Löwy (M.), Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Editions de l’Eclat, 2014, p. 124).   

9  Raulet (G.), Le caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997, p. 244-245.  

10  Voir aussi ÜBG, p. 117 : « Die revolutionnäre Zerstörung mit den Erlösungsgedanken zu verschränken ».

11  Ibid., p. 123. On trouvera la traduction française de ces notes de travail et de quelques autres dans EF, p. 449-450.

12  Benjamin (W.), Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, trad. par Lacoste (J.), Paris, Editions du Cerf, 2009, p. 144.  

13  ÜBG, p. 312.

14  Benjamin (W.), « Commentaire de quelques poèmes de Brecht », in Œuvres III, op. cit., p. 226.  

15  L’expression apparaît dans une variante de la Thèse I (ÜBG, p. 121).

16  Benjamin (W.), Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, op. cit., p. 405.

17  Ibid., p. 561. Benjamin associe le « sens révolutionnaire » de « la nouvelle pensée historique » aux « textes des surréalistes », son « sens réactionnaire » au « nouveau livre de Heidegger » (Être et temps avait paru en 1927).  

18  Cf. Les usages politiques du passé, sous la dir. de Hartog (F.) et Revel (J.), Paris, Editions de l’EHESS, 2001. Pour une contestation d’inspiration benjaminienne de l’« usage du passé » au nom de la « référence au passé », voir  Pourquoi se référer au passé ?, sous la dir. de Moatti (C.) et Riot-Sarcey (M.), Paris, L’Atelier, 2018.

19  Cf. Adorno (T.W.), « Portrait de Walter Benjamin », in Sur Walter Benjamin, trad. par David (C.), Paris, Editions Allia, 1999, p. 19 : Benjamin « ne s’est nullement accroché à des résidus théologiques, pas plus qu’il n’a rapporté le monde profane à un sens transcendant, à la manière des socialistes religieux. Au contraire, c’est seulement d’une profanation radicale, sans réserve, qu’il attendait une chance de salut pour l’héritage théologique que ces derniers avaient de leur côté dilapidé ».

20 ÜBG, p. 114 (EF, p. 454).

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 126 (EF, p. 452).

24 Ibid., p. 124 (EF, p. 453).

25 Ibid., p. 138 (je traduis) : « Geschichte hat nicht nur die Aufgabe, der Tradition der Unterdrückten habhaft zu werden sondern auch sie zu stiften ».   

26  Sur le concept de citation chez Benjamin, signalons Missac (P.), « Éloge de la citation », Change n°22, 1975,  p. 133-151, ainsi que Proust (F.), L’histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Editions du Cerf, 1994, chapitre 6.  

27  Benjamin (W.), « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », in Œuvres III, p. 323. Je remercie Raphael Alvarenga de m’avoir lancé sur la piste brechtienne.  

28  Ibid.

29  Benjamin (W.), Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, p. 494.

30 ÜBG, p. 141 (EF, p. 444).

31 Ibid., p. 65 (EF, p. 439).

32 Ibid., p. 124 (EF, p. 450).

33 Ibid.

34  Robespierre, « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales », in Discours et Rapports à la Convention, Paris, Union Générale d’Editions, 1965, p. 246. Sur Benjamin et la Révolution française, voir Fayolle (C.), « ‘Le saut du tigre dans le passé.’ W. Benjamin et la réactualisation du passé antique pendant la Révolution française », in Pourquoi se référer au passé ?, op. cit., p. 119-138.    

35  ÜBG, p. 127 (EF, p. 448).    

36  Marx (K.), Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, trad. par Rubel (M.), Paris, Gallimard, 2002, p. 176.  

37  Ibid., p. 179.

38  Ibid., p. 178.

39  « Mode et révolution » est le titre accolé par Benjamin à la Thèse XIV quand il indique sa non-reprise dans la version française (ÜBG, p. 59).   

40  Raulet (G.), Le caractère destructeur, op. cit., p. 233.

41  C’est ainsi que l’historienne Mona Ozouf explique « la paradoxale victoire que la Révolution donne aux Anciens sur les Modernes » : « Parier pour les Modernes, c’est évidemment parier pour l’instructive accumulation des expériences, pour la continuité bénéfique des générations. Parier pour les Anciens, c’est dire que dans la remontée vers l’origine, rien ne sert de parcourir les paliers intermédiaires et de s’y rattacher. Chaque génération conquiert ainsi son autonomie et sa capacité de rompre. L’Antiquité elle-même n’est pas du tout un moment de l’histoire humaine comparable à d’autres moments. Elle a un privilège absolu, car elle est pensée comme commencement absolu. C’est une figure de rupture et non de continuité ; et la ferveur qu’elle suscite n’en est pas diminuée mais relancée » (Ozouf (M.), La fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard, 1976, p. 333).

42 ÜBG, p. 59 (EF, p. 452).  

43 Ibid.

44  Qu’il puisse y avoir plusieurs temporalités qui se croisent au sein d’une même époque est un diagnostic que Bloch avait posé dans Héritage de ce temps, ouvrage paru en 1935 que Benjamin avait lu (Bloch (E.), Héritage de ce temps, trad. par Lacoste (J.), Paris, Payot, 1978).

45 ÜBG, p. 66 (EF, p. 440).

46 Ibid. (EF, p. 441).

47  Cité par Ozouf (M.), « Calendrier », in Dictionnaire critique de la Révolution française. Institutions et créations, sous la dir. de Furet (F.) et Ozouf (M.), Paris, Flammarion, 1992, p. 96.

48  ÜBG, p. 66 (EF, p. 440).

49  Extrait d’une intervention de Romme, citée par Baczko (B.), Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978, p. 223, dont je suis ici de près les analyses du calendrier révolutionnaire.

50  Le passage est issu des Procès verbaux du Comité d’instruction publique, cité par Baczko (B.), Lumières de l’utopie, op. cit., p. 224.

51  Cf. Baczko (B.), Lumières de l’utopie, p. 222 : « Les cycles annuels reprennent et réaffirment une histoire, toujours la même et refermée sur elle-même. Ce temps-récit ouvre pourtant l’ère nouvelle, et définit son cadre. Les années qui vont se succéder dans l’Histoire ne peuvent que confirmer les valeurs et les principes incarnés dans les évènements mémorables de la Révolution ; ceux-ci ainsi que leurs héros se voient ainsi transformées en symboles ».

52  Ibid., p. 223.

53  Ozouf (M.), La fête révolutionnaire, op. cit., p. 332-333 : « le recours à l’Antiquité dans les fêtes révolutionnaires ne traduit pas seulement une nostalgie d’esthète, ni même le besoin moral de peupler de grands exemples une mémoire qui s’en est vidée. C’est aussi, surtout, dans un monde où se décolorent les valeurs chrétiennes, le besoin du sacré. Une société qui s’institue doit sacraliser le fait même de l’institution. Qui veut fonder ne peut en faire l’économie, commencer une vie nouvelle ne s’imagine pas sans foi ».

54  Témoignent de la volonté de fonder une tradition entièrement nouvelle les projets révolutionnaires en matière d’enseignement de l’histoire : « L’ordre chronologique est bouleversé : l’initiation à l’histoire commence par l’étude de l’histoire de la Révolution. Pour le jeune citoyen, c’est la seule histoire qui est la sienne et dans laquelle il retrouve les vertus civiques en œuvre. Ce n’est qu’après qu’on passe aux autres époques étudiées dans l’ordre chronologique ; l’histoire de celles-ci ne s’éclaire qu’à la lumière de l’ère nouvelle ouverte par la Révolution » (Baczko (B.), Lumières de l’utopie, p. 223, note 119).

55  Péguy (Ch.), « Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne », in Œuvres en prose (1909-1914), Paris, Gallimard, 1961, p. 180.

56  ÜBG, p. 117 : « Es ist der Zusammenhang des Gefühls des Neubeginns mit der Tradition aufzuzeigen ».  

57  Ibid., p. 31.

58  Cf. Benjamin (W.), « Le conteur », in Œuvres III, p. 133.

59  Ibid.

60  D’après le Trésor de la langue française (entrée « citation » consultée en ligne à l’adresse http://atilf.atilf.fr/), « citation à l’ordre du jour » est une expression militaire désignant une « récompense honorifique décernée à un militaire ou à une unité pour un fait d'armes, un acte glorieux, et consistant dans l'énonciation écrite et lue à haute voix de ce haut fait ».

61  Cf. ÜBG, p. 156 : « Der jüngste Tag ist eine rückwärts gewandte Gegenwart ».

62 Ibid., p. 125 (EF, p. 453).

63 Ibid, p. 61 (EF, p. 434).

64  Parmi ses notes de travail, Benjamin semble faire référence à Hanoukka, la fête juive des lumières qui commémore le miracle de la fiole d’huile ayant brûlé durant huit jours lors de la reconquête du second Temple : « La lampe éternelle est une image de l’existence historique authentique. Elle est l’image de l’humanité rédimée, de la flamme qui est allumée au Jugement dernier et qui trouve à se nourrir de tout ce qui a pu se passer entre les hommes » (ÜBG, p. 112, je traduis).   

65  EF, p. 281-282. Il s’agit de la version française de l’essai consacré à Nicolas Leskov, intitulée « Le narrateur ».

66  Cité par Ozouf (M.), La fête révolutionnaire, p. 204. Commentant l’analyse faite par Michelet des fêtes révolutionnaires, Ozouf note : « Comme la Révolution, la fête, universelle, n’a ni héros ni triomphateur. Si elle en a un, comme c’est le cas pour la fête de l’Être suprême, alors précisément le sentiment de la fête s’éteint, et la Révolution se meurt » (ibid., p. 29).  

67  ÜBG, p. 38 (EF, p. 451).

68  Benjamin (W.), « Extrait du Brecht-Kommentar », in Essais sur Brecht, trad. par Ivernel (Ph.), Paris, La fabrique éditions, 2003, p. 53.

69  Benjamin (W.), Paris capitale du XIXe siècle, p. 476. Dans « Le conteur », Benjamin fait remonter l’idée d’apocatastase (du grec apocatastasis, « restauration ») aux doctrines hérétiques d’Origène (185-232) sur « l’admission de toutes les âmes au Paradis » (« Le conteur », in Œuvres III, p. 142).

70  Raulet (G.), Le caractère destructeur, op. cit., p. 245.

71  Dans un essai contemporain des Thèses, Gershom Scholem a montré combien l’idée messianique se prête elle-même à au moins deux interprétations contradictoires. Elle peut être entendue, de manière « eschatologique », comme « une course vers la fin » des temps ou, au contraire, de manière « archéologique », comme « une fuite vers le commencement, vers la Genèse primitive » (Scholem (G.), « L’idée de rédemption dans la Kabbale » (1941), in Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, trad. par Dupuy (B.), Paris, Belles Lettres, 2016, p. 75).

72  ÜBG, p. 66 (EF, p. 440).

73  Adorno (T.W.), « Portrait de Walter Benjamin », art. cit., p 29. : « Sous la forme paradoxale de la possibilité de l’impossible, Benjamin réunit pour la dernière fois la mystique et l’Aufklärung. Il a banni le rêve sans le trahir et sans se faire le complice de l’unanimité des philosophes pour lesquels il est l’impossible ».

74 ÜBG, p. 155.

75 Ibid., p. 110-111 (je traduis) : « Dieser Begriff stiftet zwischen Geschichtsschreibung und Politik einen Zusammenhang, der mit dem theologischen zwischen dem Eingedenken und der Erlösung identisch ist ».

76  Voir à ce propos Michaud (E.), « Le nazisme, un régime de citation », Images Re-vues, Hors-série 1, 2008, p. 1-18.

Pour citer cet article

Louis Carré, «L’art de citer selon Benjamin», Phantasia [En ligne], Volume 7 - 2018 : Walter Benjamin. Philosophie de l'histoire., URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=916.