Du carbone et des hommes.
Éléments pour une sociologie politique de la lutte contre le réchauffement de la planète
Politologue aux Facultés universitaires Saint-Louis
1La question du réchauffement de la planète constitue à l’évidence une des préoccupations majeures de notre temps. La multiplication des références à ce problème dans les discours politiques et médiatiques suscite des attentes sociales importantes. Face à la gravité des périls annoncés, la nécessité d’une action politique globale et cohérente semble chaque jour relever davantage de l’évidence. En dépit de l’omniprésence de cette thématique dans le débat public, et nonobstant quelques réalisations remarquables, l’action politique en ces matières est fréquemment obérée par des tensions qu’il est parfois difficile de surmonter. Au niveau international, l’émergence de ce risque écologique global et la commune exposition à la menace qu’elle induit n’ont pas encore permis l’estompement des considérations égoïstes1, comme en attestent par exemple les maigres résultats enregistrés lors de la Conférence de Bali de décembre 20072. Au niveau européen, même si d’évidents succès ont été engrangés au cours des dernières années, la stratégie de l’Union européenne (UE) en faveur du «développement durable» demeure à bien des égards parcellaire et ambiguë3. La mise sur pied de dispositifs d’«intégration positive»4 permettant de surmonter les antagonismes nationaux et de transcender les intérêts particuliers ne semble décidemment pas aisée.
2Comment expliquer cette relative inertie, ce décalage entre le volontarisme des discours et la timidité des décisions ? Nous souhaitons apporter des éléments de réponse à cette question à partir d’une perspective de sociologie politique qui consiste à relier l’ensemble des discours et des pratiques qui apparaissent autour d’un enjeu public, à un ensemble de relations de pouvoir, que celles-ci soient de nature socio-économique ou plus spécifiquement politique. Nous partons donc de la prémisse que la définition des orientations générales du développement social procède d’interactions dialectiques entre des idées, des intérêts et des institutions5. La politique, dans son acception la plus large, procède de relations complexes qui se nouent entre des acteurs aux intérêts spécifiques, des institutions politiques explicitement habilitées à édicter des normes destinées à régir tout ou partie de la vie collective, et des structures symboliques agrégeant des valeurs et des représentations du monde.
3Dans cette perspective, les politiques environnementales ne peuvent être réduites à une simple traduction technique d’une éthique supposée universelle6, à l’instar de ce que semblent suggérer certaines approches7. Comme de nombreux travaux et témoignages l’ont montré, le procès de transformation sociale, que suppose le passage à une société «écologique», provoque l’apparition de conflits et les dispositifs politiques qui jalonnent cette évolution peuvent être appréhendés comme autant d’instruments nécessairement liés à des visions du monde particulières et à des intérêts spécifiques. L’amorce de cette nouvelle «grande transformation»8 provoque les contre-offensives de certains groupes9 et les mesures qui l’accompagnent reflètent un système de valeurs et de représentations axiologiquement et socialement marqué10. De même, l’omniprésence de la figure du marché, la faiblesse des dispositifs régulatoires et la primauté des considérations libre-échangistes sont autant d’éléments qui soulignent le caractère profondément libéral des instruments de la politique internationale de l’environnement11.
4Notre analyse entend ainsi montrer que l’action publique en matière d’environnement ne se diffuse pas dans un vacuum social. Elle se réfracte dans un espace social saturé de relations entre des groupes et des institutions porteurs de préoccupations spécifiques. Elle se construit en composant avec des logiques d’action extrêmement puissantes qui reflètent des rapports de pouvoir auxquels il est difficile de déroger.
5L’actualité belge nous a récemment fourni un exemple qui permet de révéler l’inévitable consubstantialité entre l’ambition de préservation du milieu et les rapports sociaux et politiques généraux. La question des quotas de CO2 liés à la relance de la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise a ainsi amené des réactions qui révèlent la prégnance d’une idéologie elle-même emblématique d’une configuration sociopolitique particulière. Très concrètement, notre texte comprend quatre parties. Après avoir présenté de manière prosaïque les éléments factuels du dossier (partie 1), nous montrerons que les positions défendues par une partie importante des élites politiques et syndicales laissent apparaître une conception particulière des rapports entre économie et politique (partie 2). Nous essayerons ensuite de saisir les logiques et contraintes qui permettent, sinon d’expliquer, en tout cas de comprendre ce positionnement idéologique. À cette fin, nous analyserons les rapports de pouvoir entre autorités publiques et acteurs économiques propres au contexte de mondialisation des activités économiques (partie 3). Enfin, nous montrerons que la redistribution des prérogatives publiques entre différents niveaux de pouvoir provoque une démultiplication des possibilités de conflits autour de l’élaboration de la norme et de sa mise en œuvre (partie 4). L’objectif est ici de contribuer à une analyse de la politique du climat qui dépasse la césure «interne-international» tout en pensant «l’imbrication du politique dans des structures sociales historicisées»12.
1. Une résurrection sous condition
6La sidérurgie fut assurément une des activités emblématiques de la révolution industrielle. Elle a longtemps nourri la prospérité de régions comme la Lorraine, le Nord-Pas-de-Calais, la Ruhr ou encore le Nord-Est de l’Angleterre. Au terme des Trente Glorieuses, en 1975, plus de 60 000 personnes travaillaient dans ce secteur en Belgique13. En Wallonie, 56 000 travailleurs étaient employés dans la sidérurgie en 1955, dont 26 700 dans le bassin liégeois14. Tant en termes d’emploi que de création de richesse, la sidérurgie a longtemps représenté une des activités les plus importantes de l’économie belge et wallonne en particulier.
7Le déclin de cette activité industrielle centrale, jadis considérée comme une éternelle pourvoyeuse de prospérité matérielle et de progrès social, fut pour le moins rapide. Au milieu des années 1990, la Belgique ne comptait plus que 23 000 sidérurgistes15. La diminution enregistrée en 20 ans a ainsi correspondu à une division par trois. Entreprise pivot de la sidérurgie wallonne, Cockerill-Sambre n’employait plus en 2002 que 6 700 personnes16. Du fait de la restructuration du tissu industriel européen et de l’augmentation de la productivité induite par l’évolution technique, la désindustrialisation a frappé très durement le secteur de la sidérurgie au cours des décennies 1970, 80 et 90, reléguant une activité fer de lance au statut de reliquat d’un héritage en voie de disparition.
8L’ère de fusions qu’a connue la sidérurgie mondiale, à la charnière des XXe et XXIe siècles, a encore accentué ce phénomène17. Désormais, la géographie de l’agir industriel déborde largement les frontières d’un pays ou même d’un continent. La stratégie des opérateurs industriels consiste à demeurer compétitifs sur le marché mondial18. En 2003, le groupe Arcelor, groupe multinational issu des multiples fusions intervenues dans le secteur de l’acier, a décidé de redéfinir sa politique industrielle dans ce sens. Selon les termes du communiqué de presse publié au terme de son Conseil d’administration du 24 janvier 2003 : «(…) il a donc demandé à la direction générale de préparer toutes les mesures nécessaires en vue de la concentration des investissements futurs sur les sites les plus compétitifs afin de garantir la position du groupe dans son ensemble. Il en résulterait que les investissements importants de réfection des hauts-fourneaux dits ‘continentaux’ ne seraient pas réalisés»19. Compte tenu de l’état de la conjoncture sur le marché mondial de l’acier, les dirigeants du groupe Arcelor ont estimé nécessaire de privilégier les sites «maritimes» qui sont plus rentables. Les sites de production continentaux, dont ceux de Liège, furent donc condamnés à une extinction progressive étalée de 2005 à 2009. L’impact social de cette décision était important puisque, selon les estimations syndicales, elle allait provoquer la disparition de près de 9 500 emplois directs et indirects20. En dépit d’une importante mobilisation syndicale et politique, la décision d’Arcelor semblait irrévocable puisque le haut-fourneau de Seraing a produit sa dernière coulée en avril 2005 alors que l’arrêt de celui d’Ougrée était annoncé pour 2009 (le temps de concrétiser les investissements maritimes appelés à compenser les pertes de production liées à la fin de la phase à chaud continentale). Nombreux furent ceux qui virent dans cette décision le terme d’une activité industrielle de plus en terres liégeoises.
9Alors que, dans les discours politiques, la promotion des «pôles de compétitivité» avait supplanté la défense des bassins industriels21, ArcelorMittal, entité issue du rachat d’Arcelor par Mittal Steel, a annoncé en octobre 2007 la relance du HF6 de Seraing et le maintien en activité du HFB d’Ougrée. Les mots de Michel Wurth, dirigeant d’ArcelorMittal, expliquent clairement les raisons de ce revirement soudain : «Le marché a complètement changé depuis 2003, justifiant un nouveau plan industriel pour le bassin liégeois. Nous voulons y consolider une sidérurgie intégrée, performante dans le chaud et dans le froid. La demande d’acier va dépasser 1,2 milliard de tonnes, soit 20 % de plus que ce qui était prévu lorsque la fermeture avait été annoncée»22. La demande mondiale sur le marché de l’acier ayant grimpé significativement, les capacités de production du groupe apparaissent aujourd’hui insuffisantes. L’outil de production condamné à la fermeture en 2003 a été ressuscité en 2007 par les grâces de la croissance de la consommation globale de brames.
10Derrière la reprise de cette activité industrielle emblématique, ce sont semble-t-il plusieurs milliers de personnes qui pourront retrouver un emploi, du moins provisoirement23. Dans une région marquée par un taux de chômage important24, l’annonce de la renaissance du chaud a estompé quelque peu le souvenir des 30 000 emplois perdus dans la sidérurgie liégeoise depuis les années 1970.
11Un obstacle de taille se présentait toutefois sur cette voie du renouveau. La relance du chaud s’accompagne d’un surcroît d’émissions de gaz à effet de serre (GES) dans un contexte où les autorités publiques sont tenues de maîtriser celles-ci en vertu d’engagements internationaux et européens25. Le cadre européen de lutte contre le réchauffement mis sur pied pour permettre à l’UE d’atteindre ses objectifs de Kyoto prévoit notamment un «système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre»26. Le système européen d’échange de quotas d’émission repose sur une logique d’inspiration plutôt libérale encadrée par une procédure de contrôle qui a connu quelques ratés27. Si ce système a été préféré aux instruments fiscaux – comme la taxe carbone, projet qui a fait l’objet d’un lobbying aussi intensif qu’hostile de la part des entreprises européennes – c’est notamment en raison du fait que l’échange transfrontalier de quotas permettait de faire baisser significativement le coût global de la lutte contre le réchauffement et donc d’en atténuer l’impact économique28. L’idée générique, qui sous-tend le dispositif d’échange de quotas, est que les entreprises européennes qui relèvent des secteurs qui tombent dans le champ d’application de la directive européenne (production et transformation d’énergie fossile, sidérurgie, ciment, céramiques, verre, papier et pâte à papier) auront un incitant économique à réduire leurs émissions dès lors que celles-ci se verront attribuer une valeur marchande29. Plus une industrie réduira ses émissions, plus elle pourra espérer récupérer un montant dépassant les investissements consentis pour réaliser ses réductions par la cession de quotas sur le marché européen. De plus, ce marché des quotas permet une meilleure allocation des moyens consacrés au financement de la baisse des émissions puisque les investissements tendront à se focaliser sur les options d’abattement les plus rentables.
12Du point de vue procédural, ce dispositif de marché est assorti d’un mécanisme de contrôle associant les États membres et la Commission. Les États membres ont remis à la Commission un Plan national d’allocation des quotas (PNAQ) dans lequel toutes les installations relevant des activités visées par la directive 2003/87/CE se sont vu attribuer une certaine quantité de quotas d’émissions. La Commission s’est chargée quant à elle de vérifier que les PNAQ étaient compatibles avec les engagements internationaux des États membres en termes de réduction des émissions de GES. Au cours de la période probatoire, inaugurée en 2005 et qui se termine fin 2007, le système n’a pas pu démontrer l’efficacité qu’on lui prête, notamment parce que les États membres ont eu la main leste dans l’attribution des quotas, faisant ainsi plonger le prix de la tonne de carbone et sapant par conséquent le caractère incitatif du dispositif30. Pour la période d’engagement 2008-2012, la Commission a scrupuleusement examiné chaque PNAQ de manière à garantir l’impact du «système d’échange de quotas d’émission» sur l’évolution des émissions de GES des pays membres de l’UE.
13Suite à la décision d’ArcelorMittal de relancer la phase à chaud liégeoise, la Région wallonne a voulu remettre en cause le plan d’allocation pour la période 2008-2012 que le gouvernement fédéral belge est tenu de respecter en vertu de la directive 2003/87/CE qui institue le système européen d’échange de quotas31. La relance du HF6 et le maintien en activité du HFB de Ougrée impliquent 4,5 millions de tonnes de CO2 supplémentaires par an et, selon la Région wallonne, la décision d’ArcelorMittal d’atteindre un volume de production équivalent à 3,17 millions de tonnes d’acier en 2010 dans ses installations liégeoises, nécessite une allocation supplémentaire de quotas pour la période 2008-2012 de plus de 20 millions de tonnes32. La Région wallonne dispose d’une réserve de 1,375 millions de tonnes qu’elle destine aux «nouveaux entrants» éventuels, mais elle ne suffit assurément pas à absorber les émissions induites par la relance de la phase à chaud liégeoise33.
14Comme les émissions du HF6 et du HFB s’ajouteront aux émissions prévues par le plan wallon, elles devront donc être compensées par l’achat de quotas d’émission ailleurs en Europe. La solution paraît simple : ArcelorMittal peut acquérir les quotas manquants sur le marché européen. La multinationale de la sidérurgie refusait cependant d’assumer le coût de cette opération34. La possibilité de déroger à cette obligation était même une des conditions posées à la relance de la phase à chaud, comme l’illustre notamment cette déclaration de M. Michel Wurth : «Tout ceci est conditionné à l’octroi des quotas de CO2 par le gouvernement wallon, conformément à ce qu’il nous avait promis»35. En d’autres mots, si la Wallonie voulait la relance du chaud à Liège et les emplois qui l’accompagnent, elle devait fournir à ArcelorMittal des quotas d’émission dont elle ne disposait pourtant pas.
15La stratégie déployée par le gouvernement wallon semble avoir consisté dans un premier temps à se tourner vers la Commission pour obtenir une dérogation aux obligations qui entourent le système européen d’échange de quotas. La Commission européenne a très tôt signifié sa réprobation par rapport à la volonté de la Région wallonne de déroger au PNAQ belge36. Signalons d’ailleurs que le PNAQ belge avait initialement été jugé insuffisant par la Commission européenne37 et que la Belgique a dû adopter des mesures supplémentaires pour atteindre ses objectifs en 201238.
16Dans un second temps, le dossier a été confié au gouvernement fédéral et, dans le cadre d’un accord conclu avec les régions intervenu le premier février 2008, une solution semble avoir été trouvée. Selon les sources que nous avons pu consulter, l’accord reposerait une répartition ternaire des émissions générées par la relance des hauts-fourneaux liégeois39. ArcelorMittal procéderait à l’acquisition annuelle de 1,4 millions de tonnes de CO2 notamment par le truchement de transferts entre leurs différents sites de production. L’État fédéral supportera une partie de l’effort à concurrence de 600 000 tonnes de CO2 par an. Enfin, la Région wallonne prendra à sa charge 2 millions de tonnes principalement par la conversion de quotas «non trading» en quotas «trading». Il reste à examiner en détail cet accord et ses modalités de concrétisation ainsi qu’à déterminer sa conformité aux règles européennes et internationales qui régissent les systèmes d’échange de quotas d’émission.
17Au-delà du cas d’espèce et de la manière dont ce problème spécifique sera finalement résolu, ce dossier est intimement lié à des problématiques sociologiques et politiques générales puisqu’il met au jour d’une part la configuration des rapports entre un certain type d’opérateurs économiques et les pouvoirs publics dans le contexte de la mondialisation et, d’autre part, les tensions et difficultés inhérentes à un système de régulation à niveaux multiples.
2. Du «pollueur-payeur» au «pollueur-payé»
18L’annonce de la relance de la phase à chaud à Liège et la question des quotas de CO2 a suscité bien des réactions si l’on en juge par le nombre important de prises de position relayées par la presse. Côté syndical, la stratégie de la FGTB fut assez claire. Même si le syndicat socialiste a égratigné la gestion du groupe Arcelor à l’époque où la décision de fermeture a été prise, selon eux «c’est dans le camp de l’Europe que la balle se trouve»40. La CSC métal de Liège a été plus circonspecte que le syndicat socialiste. Elle n’a pas tenu à formaliser sa position par rapport à la problématique des quotas et, à notre connaissance, ses délégués n’ont pas fait de déclaration à la presse sur ce point précis41. Côté politique, les ministres wallons Benoît Lutgen (CDH) et Jean-Claude Marcourt (PS), respectivement en charge de l’Environnement et de l’Économie, ont adressé un courrier aux Commissaires européens Stavros Dimas (Environnement) et Günter Verheugen (Entreprises et industries) pour obtenir des quotas d’émission supplémentaires42. Didier Reynders, Vice-Premier ministre et ministre des Finances, a déclaré avoir obtenu, au nom des libéraux francophones, que le problème des quotas de CO2 manquants soit confié au gouvernement fédéral en formation43. Enfin, le co-président d’Ecolo, Jean-Michel Javaux, a lui aussi exprimé son soutien à cette mobilisation visant à ce que l’exigence d’ArcelorMittal soit satisfaite : «La décision de l’Europe n’est pas vraiment une surprise, il faut maintenant une union sacrée du gouvernement wallon avec tous les partis politiques, les syndicats et aussi la direction d’ArcelorMittal pour défendre le dossier auprès de la Commission et voir quel type de dérogation on peut obtenir»44.
19Dans ce foisonnement d’interventions, le discours dominant des forces politiques et syndicales wallonnes sur la nécessité de fournir à ArcelorMittal les quotas de CO2 exigés a étouffé les discours discordants45. Les prises de position les plus significatives ont entériné l’exigence posée par les dirigeants de la multinationale de l’acier et ont ainsi reproduit le déni de responsabilité de l’entreprise qui l’accompagne. Il est «normal» qu’ArcelorMittal refuse de payer le prix des quotas de CO2 requis par la relance de ses activités liégeoises. Il est tout aussi «normal» d’attendre de l’Europe, ou des pouvoirs publics en général, qu’ils fournissent la «solution» quelle que soit l’assise juridique et politique de celle-ci. Nous assistons ici à une forme de naturalisation d’un point de vue particulier, c’est-à-dire que le discours qui contribue à l’expression de ce point de vue bénéficie d’une présomption implicite de validité du fait de la récurrence de son énonciation.
20Avant de tenter de caractériser l’ancrage idéologique de ce discours, quelques chiffres permettront au lecteur de mettre la question de l’acquisition des quotas dans une perspective financière. ArcelorMittal a déclaré en 2006 un bénéfice net de 6,349 milliards d’euros46 et, en août, la multinationale de l’acier annonçait un bénéfice net de 3,742 milliards d’euros pour le premier semestre 200747. Le prix de la tonne de carbone sur le marché européen pour la période d’engagement 2008-2012 semble se stabiliser autour de 22 euros48. Le calcul du prix approximatif du rachat par ArcelorMittal des quotas nécessaires à la relance de la phase à chaud est simple : 4,5 millions x 22 = 99 millions d’euros. Même si le prix de la tonne de carbone peut fluctuer, ce calcul indique un ordre de grandeur : l’achat des 4,5 millions de tonnes de carbone coûterait à ArcelorMittal une somme équivalente à un 64e de son bénéfice annuel de 200649.
21Au vu de la traduction chiffrée de l’effort environnemental demandé à ArcelorMittal, on perçoit la logique sous-jacente aux réponses au défi imposé par le sidérurgiste. Exempter ArcelorMittal de l’obligation de compenser financièrement les effets environnementaux négatifs de ses activités, revient à confier la responsabilité de cette compensation à l’autorité publique. Il s’agit en somme de la prise en charge publique du financement des externalités négatives de la sidérurgie. Or, ces activités industrielles sont à l’origine de bénéfices substantiels et ceux-ci sont redistribués aux actionnaires sous la forme de dividendes. Selon cette logique, les coûts de l’activité économique doivent être pris en charge par la collectivité, mais les profits doivent quant à eux être réservés aux actionnaires. La socialisation des coûts et la privatisation des bénéfices ne constituent-elles pas un des traits de cette idéologie que l’on nomme le «néo-libéralisme»50 ?
22Nous sommes ici bien loin de l’esprit du «développement durable» qui a soufflé notamment lors de la Conférence de Rio de 1992. Rappelons que le seizième principe de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement stipule : «Les autorités nationales devraient s’efforcer de promouvoir l’internalisation des coûts de protection de l’environnement et l’utilisation d’instruments économiques, en vertu du principe selon lequel c’est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution, dans le souci de l’intérêt public et sans fausser le jeu du commerce international et de l’investissement»51. Certes, les derniers termes de cet article laissent entrevoir une forme de primauté des impératifs commerciaux. Néanmoins, il montre très clairement que le principe du «pollueur-payeur»52 compte parmi les principes cardinaux du droit international de l’environnement53. Le réflexe pavlovien des élites politiques et syndicales wallonnes qui se sont exprimées dans le dossier de la relance de la phase à chaud à Liège, qui consiste à répondre favorablement à l’injonction de la multinationale de l’acier, révèle une logique complètement inverse à celle de la déclaration de Rio : les autorités publiques doivent prendre en charge le coût de la pollution liée aux activités industrielles. Même si la solution finalement adoptée opère une certaine répartition de ce coût, les initiatives qui l’ont précédée indiquent que les pouvoirs publics ont fait cause commune avec la multinationale de l’acier pour garantir la compétitivité de ses installations sises en Wallonie.
23La substitution du principe du «pollueur-payé» à celui du «pollueur-payeur» laisse apparaître un évident rapport de subordination entre les logiques politiques et économiques. Le libéralisme politique sur lequel se fondent les régimes de démocratie représentative suppose une limitation/rationalisation de l’exercice du pouvoir par le respect des règles de droit adoptées par l’autorité souveraine54. Dès lors que les représentants de l’autorité publique suspendent l’application de la norme légitime aux aspirations des potentiels pourvoyeurs d’emplois, les principes du libéralisme politique font figure de considérations subsidiaires au regard de la défense de la liberté économique et de la promotion de l’intérêt privé. La mise sous le boisseau du politique par l’économique forme un autre signe distinctif de l’idéologie néo-libérale55. Ainsi se profile une transformation du rôle du politique et du statut de la norme juridique, lequel paraît particulièrement incertain du fait de la continuelle adaptation des dispositifs normatifs et réglementaires aux aléas du marché. Derrière cette évolution, c’est assurément la possibilité et le droit des sociétés à définir de manière autonome les règles appelées à régir la vie en société qui se trouvent contestés56.
24Le discours dominant autour du cas d’espèce qui nous occupe révèle «un système de valeurs et de croyances»57 qui consacre la primauté des considérations économiques. Sauf à verser dans un idéalisme épistémologique, qui consiste à attribuer aux «idées» une capacité autonome de transformation sociale, nous ne pouvons considérer que le néo-libéralisme, par ses propriétés intrinsèques, expliquerait à lui seul les difficultés rencontrées dans le passage au concret de la lutte contre le réchauffement global. Au contraire, les rapports de sens étant liés à des rapports de pouvoir, le langage des idées étant pour partie «le langage de la vie réelle»58, nous pouvons considérer que le néo-libéralisme, saisi comme discours idéologique, se nourrit d’un ensemble de contraintes propres à une certaine configuration des relations de pouvoir. Ainsi, conformément à ce que suggérait Pierre Ansart, nous procèderons dans les deux dernières sections de ce texte à l’examen des «relations entre les rapports de domination inscrits implicitement dans la société globale et les rapports de domination inscrits dans le système d’emprise idéologique»59. En l’occurrence, nous étudions les liens entre le discours idéologique décrit ci-dessus et 1) un ensemble de relations de pouvoir liées au contexte de mondialisation, et 2) une configuration particulière des institutions politiques.
3. Mondialisation et dépendance structurelle
25La lutte contre le réchauffement de la planète ne se déploie pas dans un vacuum social écrivions-nous en début de texte. Les rapports de pouvoir qui structurent l’espace social exercent une influence décisive sur la forme de cette lutte. C’est en particulier le cas des rapports entre l’autorité publique et les acteurs du système économique. Il ne s’agit pas ici de reproduire la mécanique déterministe d’un marxisme vulgaire qui a fait son temps, mais de comprendre les propriétés d’une dynamique sociale à partir des structures de pouvoir dans lesquelles elle s’insère. Les structures de pouvoir auxquelles nous nous intéressons ici sont notamment celles qui sont produites par le système capitaliste et qui sont amplifiées par la planétarisation de l’espace économique.
26D’un point de vue macro-historique, le capitalisme représente un vaste et irrésistible mouvement de transformation sociale qui a profondément marqué paysages, identités, comportements et activités de production60. En quelques décennies, se sont créés un «système économique» dans lequel l’accumulation du capital s’est érigée en «loi régulatrice fondamentale» et un «système social dans lequel ceux qui ont obéi à ces règles ont eu un si grand impact sur l’ensemble de la société qu’ils ont créé des conditions où tous les autres ont été contraints soit de se conformer à leurs modèles, soit d’en supporter les conséquences»61. À la suite de François Perroux, et loin de toute appréciation morale ou politique, nous pouvons caractériser le capitalisme comme un système économique d’entreprises qui s’efforcent de porter au maximum leur «revenu monétaire net»62. Comme l’a également souligné Karl Polanyi, le «mobile du gain»63 se confond avec la logique d’action de ce système ; la quête du profit est en définitive «la quintessence de la motivation capitaliste»64.
27Dans ce contexte, la geste politique de la période moderne a principalement consisté à gérer la tension entre d’une part, le désir d’autonomie individuelle et collective instillé dans l’imaginaire collectif par l’esprit des Lumières et, d’autre part, l’impératif de rationalité productive propre au système capitaliste65. La modernité a ainsi uni développements économique et politique dans une relation dialectique. D’un côté, l’essor du capitalisme s’est appuyé sur une stabilité, que seule une autorité publique monopolisant les moyens de la contrainte pouvait assurer par l’édiction de normes impératives66. De l’autre, l’édification d’un pouvoir souverain pérenne supposait des ressources que seule une activité économique dynamique pouvait transmettre par le truchement du prélèvement fiscal67. Bien que la gestion de cette tension ait été le plus souvent conflictuelle68, elle a néanmoins permis l’édification progressive d’un régime de citoyenneté riche de trois dimensions : civile, politique et sociale69. L’acmé de cette logique transactionnelle a été atteint au cours des premières décennies de l’après Seconde Guerre mondiale, lorsque le compromis fordiste a permis l’émergence d’un «capitalisme civilisé» conciliant pour l’essentiel croissance économique et dispositifs redistributifs et protectionnels70.
28Le partenariat noué entre la puissance publique et les entrepreneurs est demeuré valide tant que la géographie économique se mariait avec celle de la politique. Bien évidemment, aucune économie n’a jamais fonctionné en complète autarcie et le capitalisme appelle l’internationalisation des échanges de biens et de services comme l’avaient déjà suggéré les travaux d’Adam Smith et surtout de David Ricardo71. Bien que le capitalisme porte nécessairement en germes le processus de mondialisation, celui-ci comporte indéniablement différentes dimensions qui exercent des effets politiques spécifiques72. Si la configuration stato-nationale a pu s’accommoder de l’internationalisation des échanges, elle semble en revanche davantage affectée par celle des investissements et des activités industrielles. Dès que la technique a rendu possible la circulation des capitaux et la mobilité des facteurs de production, et que le droit les a autorisées, s’est amorcé un mouvement de différenciation entre l’espace de jeu de l’économie et celui de la puissance publique. Les firmes qui opèrent dans ce nouvel espace cherchent à localiser leurs activités là où les coûts de production sont les plus bas – toutes choses étant égales par ailleurs – et les États-nation, institutions incarnant l’autonomie normative des sociétés, se retrouvent dès lors contraints de mettre à l’encan droits sociaux et législation environnementale73. Comme l’a noté Ulrich Beck, l’épée de Damoclès de la délocalisation et du non-investissement, réduit les autorités politiques à une certaine impuissance lorsqu’il s’agit d’imposer le respect de normes qui contreviennent aux intérêts des acteurs du capitalisme mondialisé74. Jürgen Habermas évoque quant à lui la destruction, par la mondialisation de l’économie, d’une «constellation historique» qui avait permis à un modèle d’État régulateur de se stabiliser temporairement75. Dans la configuration émergente, le rôle des pouvoirs publics semble consister à créer les conditions les plus favorables possibles à l’implantation d’activités économiques. La fonction régulatrice, traditionnellement assignée au politique, paraît céder le pas à la promotion dérégulatrice exercée dans le but de renforcer l’attractivité des territoires pour les investisseurs potentiels.
29Dans un tel contexte, il n’y a rien d’étonnant à ce que politiques et syndicalistes – du moins certains d’entre-eux – réclament à l’unisson que soient octroyés gracieusement à ArcelorMittal les quotas de CO2 qu’il réclame pour relancer la phase à chaud liégeoise. En termes gramsciens, il existe un «bloc historique» conscient du fait que de telles firmes déploient leurs stratégies d’investissement à l’échelle mondiale et qui partagent la volonté de se parer de tous les atours susceptibles de séduire le géant de l’acier76.
30Le pouvoir exorbitant des firmes comme ArcelorMittal est propre au contexte de mondialisation. Il n’en demeure pas moins que le pouvoir structurel que la mondialisation confère aux firmes multinationales s’amplifie nettement en Wallonie, en raison des caractéristiques de son tissu social et économique. La première raison à laquelle on pourrait être tenté d’imputer cette amplification réside dans les insuffisances de la diversification du tissu économique wallon. Dans une région prospère et disposant d’atouts multiples, on ne déroge pas délibérément aux dispositions européennes en échange d’emplois dont la durée paraît d’emblée déterminée77. En réalité, la place de la sidérurgie dans l’économie wallonne dans son ensemble a fortement diminué ces dernières décennies. Tout d’abord, l’économie wallonne a connu une certaine «tertiarisation» puisqu’en 1997, la Wallonie «ne voit plus que 28,7 % des 50 milliards € de son PIB produits par le secteur secondaire»78. Ensuite, au sein du secteur secondaire, la sidérurgie contribue moins à la création de valeur ajoutée que les secteurs de la chimie ou de la production d’électricité79. Cela étant, la place de la sidérurgie dans le tissu économique wallon demeure significative, que ce soit en termes d’emplois ou de richesse créée80. La persistance de l’importance économique de la sidérurgie apparaît encore davantage à l’échelle de certaines sous-régions comme celles qui maillent l’ancien sillon industriel wallon81.
31La seconde raison de cette amplification concerne plus spécifiquement le niveau élevé du taux de chômage wallon qui transforme la politique de l’emploi en enjeu crucial. À l’échelle de la Wallonie, le taux de chômage se situe aux alentours des 17 %, là où la moyenne européenne se situe aux alentours des 8 %82. Tout comme en matière de production de richesse, la situation de l’emploi dans les anciens bassins industriels doit être différenciée de celle de l’ensemble du territoire wallon. En août 2007, leurs taux de chômage dépassaient en effet significativement la moyenne régionale, puisque la Louvière se situait à 19,8 %, Liège à 21,4 %, Mons à 22,4 % et Charleroi à 23,1 %83. Vu le poids de ses activités dans les bassins industriels wallons et vu le taux de chômage qui sévit dans ces régions, il est évident qu’ArcelorMittal dispose en Région wallonne d’un remarquable pouvoir d’influence. Dans une région dont certaines zones connaissent un chômage massif et dont l’économie dépend au moins pour partie de l’industrie lourde, il est sans doute plus difficile qu’ailleurs de s’embarrasser de scrupules écologiques.
32Dans le contexte de la mondialisation de l’économie, les autorités publiques doivent en permanence rendre leur territoire attractif aux yeux des investisseurs potentiels. Les velléités régulatrices dans le domaine social ou environnemental doivent composer avec le risque de heurter l’intérêt des acteurs de l’économie mondialisée. Par son histoire sociale et économique, la Wallonie connaît une situation de dépendance particulière par rapport à certaines firmes qui semblent manifestement disposées à user du pouvoir que cette situation leur confère pour adapter l’environnement réglementaire dans lequel elles déploient leurs activités à leur ambition de produire à moindre coût. Cette relation de pouvoir oriente de manière déterminante les positions des acteurs de la lutte contre les changements climatiques. À celle-ci s’en ajoute une autre davantage institutionnelle que nous abordons dans la section suivante.
4. Les ambivalences du multi-niveaux
33Sur le plan de l’économie générale des institutions politiques, notre époque se caractérise par un double mouvement de redistribution des prérogatives publiques84. Vers le bas, les entités sub-nationales exercent des compétences importantes dans un nombre de domaines sans cesse croissant. Vers le haut, les instances internationales produisent des normes, dont le caractère impératif peut varier, mais qui concourent à créer un ensemble normatif surplombant. Au centre de ce mouvement symétrique, les États conservent l’exercice de nombreuses compétences, mais ils doivent composer d’une part, avec les entités sub-nationales pour l’élaboration des politiques qui touchent à leurs domaines de compétence, et d’autre part, avec des règles auxquelles ils ont souscrit au terme d’une procédure intergouvernementale ou qui leur sont imposées par une entité supranationale à laquelle ils ont préalablement délégué une part de leur souveraineté. La redistribution des prérogatives publiques aboutit à créer autour de certains enjeux, comme les changements climatiques, un mode de régulation associant des institutions situées à des niveaux de pouvoir différents85.
34La voie de la gouvernance à niveaux multiples, bien qu’elle semble incarner une option permettant de sortir de cette configuration aporétique où la norme sert de repoussoir dans un monde qui en réclame pourtant sans cesse de nouvelles, s’avère des plus ardues. Le premier obstacle qui se présente sur la voie de la régulation à plusieurs niveaux se confond avec les caractéristiques structurelles du système politique international. Comment en effet produire une norme commune dans un système politique dépourvu d’une autorité centrale et caractérisé par la prédominance des considérations singulières86 ? C’est a fortiori le cas lorsque ladite norme commune s’oppose à d’importants intérêts matériels comme dans le cas du réchauffement. La norme internationale, notamment en matière d’environnement, ne représente la plupart du temps que le plus petit commun dénominateur, tout simplement car, dans une dynamique de négociations intergouvernementales, la contrainte fait fuir le chaland87. L’alternative est dès lors la suivante : soit un traité ambitieux formulant des objectifs élevés et contraignants mais qui ne rassemble que la poignée des convaincus qui font souvent de nécessité vertu, soit un traité minimaliste qui prévoit quelques principes généraux et l’une ou l’autre mesure le plus souvent essentiellement symbolique88. D’ailleurs, le Protocole de Kyoto, bien qu’il prévoit des objectifs quantifiés obligeant les pays industrialisés – Parties au traité – à maîtriser leurs émissions de GES, est plutôt un traité allégé, dans la mesure où les objectifs qu’il prévoit sont modestes et où il comporte bon nombre d’échappatoires89. Il est d’ailleurs de notoriété publique que son impact sur les concentrations atmosphériques de GES sera à peu près nul. Aussi modestes qu’ils soient, pour que ces dispositifs internationaux de coopération puissent fonctionner et atteindre les objectifs pour lesquels ils ont été créés, il est nécessaire que les États qui y participent respectent leurs engagements plus souvent qu’ils ne les bafouent. Si, au moindre avatar, l’un des participants remet en cause la portée de ceux-ci, le dispositif de coopération internationale risque de faire long feu.
35Au niveau européen, l’élaboration et la mise en œuvre des dispositifs de lutte contre les changements climatiques ont été accompagnées de fortes tensions. Lorsque les États européens ont cherché à se répartir l’effort de réduction des émissions de GES accepté par l’Union dans les négociations internationales, des États comme la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne ont mis en avant leur besoin de développement économique et l’augmentation des émissions qui y est liée pour obtenir une différenciation des objectifs de réduction des États membres reflétant leurs niveaux de développement90. Dans la première phase d’élaboration des instruments européens de lutte contre le réchauffement, intervenue dans les années 1990, les tensions entre États membres se sont couplées avec les dissensions entre institutions européennes et entre les Directions générales de la Commission pour accoucher d’un ensemble de mesures qui ne semblait pas à la hauteur du dynamisme de l’Union dans la diplomatie du climat91. Dans le cadre de l’évaluation des PNAQ, la Commission a jugé que bon nombre d’entre eux étaient insuffisants, du moins dans leur version initiale92. Les ONG écologistes les plus importantes pointent d’ailleurs l’inefficacité du mode actuel de distribution des quotas de CO2 au motif que la grande marge de manœuvre laissée aux États membres serait propice à une sur-allocation aux effets rédhibitoires pour le système européen d’échange de droits d’émission93. Le mode de répartition des quotas en vigueur a cependant été jugé injuste par la Slovénie, la Pologne et la République tchèque qui ont décidé d’introduire un recours devant la Cour européenne de justice pour contester le plafond de droits d’émission qui leur a été imparti par la Commission94. Avec la demande wallonne d’assouplissement du cadre européen, nous assistons à une nouvelle expression de cette tension entre les objectifs généraux de la politique climatique européenne et les contraintes que leurs traductions concrètes supposent.
36Dans le contexte politique et institutionnel propre à la Belgique – État fédéral jusqu’à nouvel ordre – l’initiative wallonne pose d’autres difficultés à la fois juridiques et politiques. Sur un plan juridique, on peut se demander si les démarches du gouvernement wallon vers la Commission n’outrepassaient pas les compétences de la Région wallonne. Si les Régions sont compétentes en matière d’allocation de quotas, c’est bien l’État fédéral qui demeure responsable de l’exécution de la directive européenne. Même si des démarches similaires semblent avoir été entreprises par le gouvernement fédéral en affaires courantes95, une telle initiative brouille la logique de préséance entre État fédéral et entités fédérées qui devrait prévaloir dans les relations avec la Commission européenne en matière de politique climatique. Sur un plan politique, la redéfinition du plan wallon ne pouvait avoir lieu sans relancer un débat belgo-belge associant Régions et gouvernement fédéral. Le rééquilibrage du plan wallon devait nécessairement se faire dans les limites des objectifs que la Belgique s’est engagée à respecter puisque la Commission a refusé de revoir ceux-ci. C’est, en somme, le principe des vases communicants : à objectif belge de réduction inchangé, la part de l’effort de réduction des émissions qui n’est plus prise en charge par la Région wallonne doit l’être par une autre entité publique belge, qu’elle soit fédérale ou régionale. Ce transfert de charge implique nécessairement des compensations dont la teneur exacte se négocie durement, parfois en lien avec d’autres matières. Si un accord semble avoir été trouvé sur la question des quotas d’ArcelorMittal dans le cadre de la discussion sur l’adaptation du plan belge aux exigences de la Commission, l’exercice délicat de négociation de la répartition de l’effort de réduction des émissions devra être reproduit pour les prochaines périodes d’engagement. À cet égard, les expériences précédentes ont souligné toute la fragilité des équilibres âprement négociés dans le cadre fédéral belge96.
37Le mouvement général de redistribution des prérogatives publiques crée un système politique et institutionnel complexe fait de chaînes d’interdépendance entre niveaux de pouvoir différents. En dépit des espoirs placés par d’aucuns en un mode d’action publique partiellement émancipé du carcan westphalien, il semble qu’une des caractéristiques de cette configuration éclatée est qu’elle démultiplie les possibilités de conflit autour de l’élaboration de la norme et de son application, que ce soit au niveau international, européen, ou encore dans le cadre domestique d’États qui connaissent un important degré de décentralisation.
38De nombreux éléments alimentent sans doute cette démultiplication des foyers de tension, mais, dans le cas d’espèce, le mode de répartition des compétences du système fédéral belge, qui attribue notamment aux régions d’importantes prérogatives dans le domaine de la politique économique et industrielle, semble s’accompagner d’une focalisation des processus de légitimation sur des enjeux matériels et immédiats. L’article 6 de la Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 fait des régions des acteurs économiques importants97. Comme en attestent par exemple le contenu des «Contrats d’avenir» et autres «Plan Marshall» wallons, les dirigeants régionaux se présentent comme (co)responsables du niveau de prospérité qui prévaut sur leur territoire. La croissance économique ou le taux d’emploi constituent les aunes à partir desquelles les élites politiques construisent le processus de légitimation de l’action des exécutifs régionaux. Des recherches complémentaires devraient être menées pour explorer le lien entre «domaines de compétence» et «mode de légitimation», mais les prises de position dans le débat sur la question des quotas de dioxyde de carbone réclamés par ArcelorMittal (voir supra) indiquent en tout cas un rétrécissement de l’horizon des préoccupations légitimes dans le débat public régional en Wallonie.
39À chaque étage de cette régulation à multiples niveaux, la volonté de faire baisser globalement les émissions semble se heurter à des intérêts nationaux et régionaux qui sont l’expression de préoccupations immédiates essentiellement matérielles. Face aux problèmes d’emploi, de compétitivité, l’écologie c’est semble-t-il toujours pour demain. Quelle que soit la rive de l’Atlantique sur laquelle on se situe, la chaleur des intérêts locaux semble encore primer sur la froideur abstraite de l’universel.
Conclusions
40Nous avons tenté de montrer, au travers de la question des quotas d’émission réclamés par ArcelorMittal pour relancer la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise, que la politique de lutte contre le réchauffement de la planète ne pouvait être pensée indépendamment des structures historiques au sein desquelles le jeu social se produit. Le principal enseignement issu de notre analyse, est que la configuration actuelle des rapports de pouvoir ne semble pas particulièrement propice à l’édification d’une société-monde dont les activités ne seraient pas délétères pour le système climatique. Le contexte de mondialisation induit une concurrence entre les territoires qui érode les ambitions normatives plus qu’elle ne les renforce. La gouvernance à multiples niveaux que nous connaissons ne provoque pas la disparition des conflits, elle en démultiplie les possibilités d’expression. La complexification du jeu politique et la mondialisation de l’économie semblent ici conjuguer leurs effets pour œuvrer à une forme de fragilisation de l’État – entendu comme principale expression de l’autorité publique – ainsi qu’à une altération du statut de la norme juridique. Or, comme nous l’avons déjà souligné, derrière la question du pouvoir de l’État, se profile celle, beaucoup plus importante, du maintien de la capacité des sociétés humaines à s’auto-instituer.
41Outre qu’il illustre les lourdes transformations qui affectent l’économie des rapports de pouvoir, ce dossier souligne peut-être également la nécessité d’élargir la focale du débat public. L’ambition de diminuer massivement les émissions de GES suppose la transformation en profondeur de la «civilisation thermo-industrielle»98. Or, il est difficile d’imaginer qu’une «grande transformation» puisse sourdre de l’harmonisation spontanée des intérêts. La métamorphose de la «base matérielle» de la vie sociale ne peut se produire sans réaction des individus et des collectifs affectés par ces métamorphoses car, comme le soulignait Fernand Braudel, «l’humanité est plus qu’à moitié ensevelie dans le quotidien»99. Plus près de nous, le sociologue Steven Yearley a bien montré le lien indéfectible qui unit la protection de l’environnement à une analyse critique des pratiques sociales les plus courantes «All the time – for example – that people demand cars, that companies benefit from selling them, that the motor lobby campaigns on their behalf and national fortunes depend, as Margaret Thatcher said, on ‘the great car economy’, environmental policies will not be assessed in their own right but in relation to the value people place on cars, and so on. (…) most (…) aspects of environmental policy impact in a broader sense on the way people live their lives, organize their work and conduct their personal relationships»100. Il semble qu’au-delà de la politique du climat se profile une réflexion sur l’ensemble des activités qui tissent la trame des sociétés industrielles avancées. En somme, par-delà le carbone de Kyoto et le sort des «mains d’or»101 du bassin liégeois, notre analyse interroge la pertinence d’une politique du climat qui ne replacerait pas les structures sociales fondamentales dans le champ de l’historicité.