Fédéralisme Régionalisme

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Jacques Ténier

L’Asie du Sud entre désintégration et intégration régionale

(Volume 11 : 2011 — Numéro 2 - Le régionalisme international : regards croisés. Europe, Asie et Maghreb)
Article
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Résumé

Désintégrée dans la violence au vingtième siècle, l’Asie du Sud connaît de puissantes forces centrifuges, tant dans les relations entre les États qui la constituent qu’au sein de chacun d’entre eux. C’est peu dire qu’il ne va pas de soi dans ces conditions d’évoquer des perspectives d’intégration ni même de coopération régionale. Nous sommes pourtant en présence d’une «région du monde», dotée d’une consistance géographique et historique et dans une certaine mesure culturelle et linguistique. Les pays de cette région sont confrontés à des adversités communes grandissantes, écologiques, sociales et économiques et nombre de leurs dirigeants comme de leurs habitants ont compris qu’ils ne pourront y faire face séparément. C’est à ce défi que doit répondre l’association pour la coopération régionale en Asie du Sud (SAARC en anglais) formée en 1985 et dont les réalisations modestes sont toutefois prometteuses. Les sociétés civiles ne s’y trompent pas qui, à travers des coopérations transnationales, cherchent à conforter la démocratie et à promouvoir les droits humains contre les agissements de nomenklaturas bellicistes. A la rencontre souvent conflictuelle de l’Asie centrale, du Moyen Orient, de l’océan Indien et de l’Asie du Sud Est, l’Asie du Sud est un lieu d’affrontement entre adversaires et partisans d’une coopération pour le bien commun des peuples en relation organisée avec les régions du monde voisines.


1. La désintégration à l’œuvre

1À l’inverse de l’Asie du Sud Est, l’histoire du demi-siècle écoulé en Asie du Sud est celle de sa désintégration : celle des Indes britanniques, par la sanglante constitution du Pakistan en 1947 et celle du même Pakistan, par la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971. Outre le Népal et le Sri Lanka, le sous-continent indien s’est ainsi vu décomposer en des États d’autant plus jaloux de leur souveraineté qu’ils tiraient leur origine d’une matrice commune et qu’ils étaient travaillés par des forces centrifuges.

1.1. Au Pakistan1

2Constitué conceptuellement comme l’État des musulmans du sous-continent, le Pakistan, «le pays des purs», rassemble en réalité des populations de cultures hétérogènes, Pachtouns, Pendjabis, Sindhis, Baloutches notamment, au confluent de trois grandes régions : l’Asie du Sud, l’Asie centrale et le monde persan2. Installé à un carrefour millénaire des civilisations dont en premier celle de l’Indus, le nouvel État se trouve dès sa création situé à la rencontre de plaques tectoniques tant sismiques que politiques. Il illustre la nécessité de penser non seulement l’organisation des espaces régionaux mais aussi celle de leurs intersections.

3La faiblesse persistante du contrôle du territoire par l’État central apparaît clairement dans l’autonomie dont jouissent les territoires pachtouns de la Province de la Frontière du Nord-Ouest (NWFP en anglais) et plus encore les zones dites tribales notamment du Waziristan mais aussi une grande partie du Baloutchistan. Les forces centrifuges s’alimentent particulièrement aux solidarités transfrontalières avec l’Afghanistan, des populations comme des combattants islamistes.

1.2. Au Sri Lanka

4En l’absence d’accord sur une organisation fédérale de l’île, la rébellion des Tigres Tamouls3 a contesté par les armes l’unité du Sri Lanka. À l’issue d’une médiation de la Norvège, un cessez-le-feu était entré en vigueur en 2002 et une évolution fédérale semblait se dessiner. Le cessez-le-feu fut dénoncé par le gouvernement de Colombo en 2008 et le nouveau président nationaliste cinghalais Mahinda Rajapaksa reprit les hostilités. Encerclés par l’armée sri-lankaise, les séparatistes tamouls cessèrent le combat en mai 2009. Au prix de la mort de dizaines de milliers de civils et de la violation des libertés publiques, le gouvernement a réinstauré l’unité territoriale.

1.3. En Inde

5Le géant indien, souvent source d’effroi pour ses voisins en raison de sa taille et de ses nouvelles prouesses économiques, est lui aussi travaillé par de puissantes forces centrifuges. Le contrôle du Cachemire fixe l’hostilité du voisin pakistanais. Des mouvements sécessionnistes sont toujours actifs dans les États du Nord Est aux populations plus tibéto-birmanes qu’indiennes (Arunachal Pradesh, Assam, Manipur, Meghalaya, Mizoram, Nagaland, Tripura)4. Les campagnes déshéritées des États du Centre comme l’Orissa sont le théâtre d’action d’une guérilla maoïste, les Naxalites. De façon plus pacifique, la dernière décennie a vu l’émancipation croissante par rapport au centre New Delhi de certains États de la fédération qui aspirent à développer leurs propres relations internationales, ainsi le Tamil Nadu dans ses relations avec la Malaisie ou Singapour.

1.4. L’affrontement des forces intérieures

6À nul moment mieux qu’au tournant des années 2000, l’affrontement des volontés d’intégration et de désintégration ne s’est mieux exprimé. 1998 vit les essais nucléaires de l’Inde et du Pakistan et 1999 le déplacement du Premier ministre nationaliste indien Atal Bihari Vajpajee dans les Pendjab indien et pakistanais, accueilli à Lahore par son homologue Mian Nawaz Sharif. Dans les semaines qui suivirent, le chef d’État major pakistanais Musharraf sabota le rapprochement et conduisit une offensive – dite de Kargil – pour le contrôle du glacier du Siachen dans l’Himalaya cachemiri. Il renversa le gouvernement Sharif. Les dirigeants de la SAARC ne se réunirent plus jusqu’en janvier 2002 (sommet de Katmandou). Les attentats du 11 septembre 2001 ont changé la donne et ont conduit le nouveau président Musharraf à renouer avec l’Inde. Depuis 2003, le cessez-le-feu est en vigueur au Cachemire. Pour la première fois, des décisions facilitent la vie quotidienne des populations frontalières. En 2004, Indiens et Pakistanais décident d’ouvrir des consulats à Mumbai et à Karachi et de rouvrir la ligne de chemin de fer fermée depuis 1965 entre le Rajasthan et le Sind, chose faite en 2006.

7Le 16 août 2005, le Premier ministre indien Manmohan Singh affirmait : «Il n’y a pas de problème qui ne puisse être résolu par la discussion et le dialogue». L’Inde et le Pakistan signaient un accord de notification préalable de leurs essais de missiles mais le 11 juillet 2006, des islamistes pakistanais commettaient les attentats de Mumbai, entraînant la mort de plusieurs centaines de personnes.

1.5. Les forces centrifuges extérieures

8Des acteurs extérieurs à la région sont intéressés à en cultiver les forces centrifuges, principalement afin de contenir le rayonnement indien. La Chine appuie traditionnellement le Pakistan mais aussi le Bangladesh et le Sri Lanka dans leurs relations conflictuelles avec la puissance sous-régionale. Un rapprochement entre l’Inde et l’Afghanistan amorcé par le déplacement à Kaboul en 2005 du Premier ministre indien Manmohan Singh constitue un motif d’inquiétude pour le gouvernement d’Islamabad dans l’hypothèse où l’hostilité à l’adversaire fondateur continuerait à prévaloir. La Chine, afin d’assurer la sécurité de ses approvisionnements pétroliers, développe la stratégie dite du collier de perles qui consiste à disposer de bases navales dans un chapelet de pays «amis», tels le Myanmar, le Bangladesh, le Sri Lanka et le Pakistan.

9L’histoire contemporaine, la diversité culturelle et religieuse, le contexte géopolitique et les considérables inégalités sociales et territoriales nourrissent abondamment les forces de désintégration de l’Asie du Sud. Même l’économie a longtemps été mise hors-jeu, les échanges entre l’Inde et le Pakistan ne représentant que 1 à 2 % de leur commerce total. L’imbrication économique préexistante a été défaite, comme le montrent les importations par le Pakistan, de thé kényan ou de ciment indonésien, de préférence aux produits de son voisin. Différence fondamentale avec l’association des nations du sud-est asiatique (ASEAN en anglais), aucun ennemi commun ne garantit la cohérence de la région, bien au contraire, les États s’y fantasment l’un l’autre comme ennemi et lorsque cette perception s’atténue, ce sont des forces hostiles aux intégrations nationales qui se déchaînent. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que l’Asie du Sud ne soit pas la première région du monde évoquée s’agissant d’intégration ni même de coopération régionale. Toute entreprise en ce sens, pour surmonter les obstacles, doit être animée par une forte volonté politique des gouvernements mais aussi par l’engagement des populations et du secteur privé.

10La signature en 1983 d’une déclaration de coopération, puis la création le 8 décembre 1985 à Dacca (Bangladesh) de l’Association pour la Coopération Régionale en Asie du Sud (SAARC en anglais) a commencé à faire entendre la petite musique du rapprochement à côté des grandes orgues des affrontements de toute sorte. «Au sommet de la SAARC en 2005, le Premier ministre indien rappelle qu’un pays ne choisit pas ses voisins mais qu’il a l’obligation de travailler avec eux. C’est poser justement la question de l’intégration régionale, c'est-à-dire l’aptitude à coopérer avec les voisins»5. Vingt-cinq ans après la fondation de l’organisation, nous nous proposons ici d’étudier la partition écrite dans le tumulte des événements.

2. Les voies de la coopération régionale

2.1. Les éléments du contexte

Source : rapport mondial sur le développement humain 2010, PNUD.

2.1.1. Le poids de l’Inde

11Les pays membres de la SAARC sont d’une considérable inégalité. On peut en dire de même d’un point de vue économique des pays signataires de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ou des États membres de la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC en anglais), les États-Unis et l’Afrique du Sud surclassant très nettement leurs partenaires. Mais dans le cas de l’Asie du Sud, cette suprématie est également démographique, l’Inde compte plus d’un milliard d’habitants, le Bhoutan à peine un million et les Maldives trois cent mille. À eux deux, les anciens Pakistan occidental et oriental rassemblent il est vrai près de quatre cent millions de personnes, soit une population comparable à celle de l’Union européenne avant les élargissements de 2004 et de 2007. Pesant 80 % de la richesse économique et les trois-quarts de la population, l’Inde apparaît non seulement comme la puissance régionale, mais aussi comme un géant menaçant d’étouffer ses voisins ; l’intégration est alors vue à travers le prisme d’une inacceptable perte d’indépendance nationale. Jusqu’à l’adhésion de l’Afghanistan à la SAARC, les États membres ne partageaient pas de frontière sinon avec l’Inde6.

12Il n’est donc pas étonnant que le modeste mouvement engagé en 1985 à rebours d’une violente histoire de désintégration, se soit fixé pour objectif une simple coopération. Celle-ci est apparue comme un moyen d’encadrer la domination indienne alors qu’un processus d’intégration approfondie faisait courir le risque d’une dilution dans l’espace indien7.

2.1.2. L’espace commun

13Si lourds soient les contentieux et si grandes les préventions, les États d’Asie du Sud n’en partagent pas moins un même espace géographique et n’en sont pas moins confrontés à des défis analogues : les désastres naturels, accentués par le réchauffement climatique ; le manque d’eau dans certaines régions et grandes métropoles et la gestion à organiser conjointement des grands fleuves, comme le Gange, le Brahmapoutre, l’Indus et ses affluents ; les pandémies comme celles du VIH/SIDA ou de la tuberculose ; les trafics d’êtres humains, de stupéfiants et d’armes ; les violences faites aux femmes et aux enfants ; la sécurité alimentaire. On peut y ajouter le terrorisme. Conscients de l’inaptitude des pays de l’Asie du Sud, Inde comprise, à surmonter des obstacles au développement et à la stabilité, d’une telle ampleur, les dirigeants de la région s’accordent progressivement pour poser les jalons d’une coopération régionale. À la fin des années 1970, le président du Bangladesh Ziaur Rhaman prend une première initiative en vue d’un accord commercial et en 1981 à Colombo les ministres des affaires étrangères se réunissent pour la première fois.

2.2. La charte de Dacca (1985)

2.2.1. La recherche du bien-être des populations

14En 1983, les États du sous-continent adoptent une déclaration sur la coopération régionale et lui donnent vie à travers un programme intégré d’action couvrant onze domaines. En 1985, ils signent à Dacca la charte constitutive de la SAARC qui fixe un objectif de bien-être des populations par la croissance économique, le progrès social et le développement culturel8. Une telle trilogie «braudélienne» distingue l’initiative sud-asiatique, des accords régionaux strictement commerciaux qui fleurissent alors sur la planète, méritant qu’on lui fasse crédit d’une inspiration diversifiée et non entièrement dévouée au libre-échange. La charte mentionne ainsi : l’accélération de la croissance économique ; le progrès social et le développement culturel ; la contribution à la bonne compréhension entre les États ; la coopération en matière économique, sociale, culturelle, technique et scientifique ; la défense d’intérêts communs dans les instances internationales ; la coopération avec les organisations internationales et les autres organisations régionales poursuivant des objectifs similaires.

15Les signataires adhèrent aux principes des Nations unies ainsi qu’à ceux du non-alignement. À l’instar des traités établissant l’ASEAN, la charte de la SAARC proclame le principe d’égalité entre États souverains, l’intégrité territoriale, l’indépendance nationale, le non recours à la force pour le règlement des différends et la non-ingérence dans les affaires intérieures. «L’association cherche à prendre en compte les intérêts communs des États dans un monde globalisé»9.

2.2.2. Des institutions strictement intergouvernementales

16Se défiant de l’intégration et poursuivant une coopération circonscrite, les États membres comptent sur leurs seules forces et se gardent de doter de pouvoirs effectifs, des institutions régionales.

17 

2.2.3. Le commerce et l’économie

18Un comité de coopération économique réunissant les ministres en charge du commerce est mis en place en 1991. Un accord commercial préférentiel d’Asie du Sud (SAPTA en anglais)10 entre en vigueur en décembre 1995, les réductions tarifaires progressivement accordées aux partenaires constituant une étape sur la voie d’un libre échange régional. Des facilités de visa sont accordées aux hommes d’affaires. Une conférence des chambres de commerce et d’industrie est installée et la SAARC commence à tenir des foires commerciales. Au sommet d’Islamabad le 6 janvier 2004, les États membres s’accordent sur la formation d’une zone de libre échange sud-asiatique (SAFTA en anglais)11, elle-même conçue comme une étape sur la voie d’une union économique.

19Sans doute ont-ils été convaincus de la nécessité de disposer d’une forte base régionale pour s’affirmer dans la mondialisation. Non seulement les pays de l’Union européenne (70 %), mais aussi ceux de l’Amérique du Nord (60 %) et ceux de l’Asie de l’Est (50 %) font entre eux la plus grande part de leurs échanges et s’attribuent mutuellement les plus importants flux d’investissement. Forts de cette structuration régionale, ils prolongent leurs ambitions sur la scène mondiale. À l’inverse, les pays de l’Amérique andine et centrale ou ceux de l’Afrique continuent à pâtir d’un faible commerce intra-régional, au mieux de 15 %, et d’une insertion, toujours de nature coloniale dans le commerce mondial, exportant des produits bruts vers les pays du Nord et important des produits manufacturés.

20L’Asie du Sud sous la colonisation britannique était en un certain sens économiquement intégrée. Des Indes indépendantes non divisées se seraient épargné le handicap de l’indifférence économique et commerciale entre voisins. En 1947, dans la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes, les espaces politique mais aussi économique du Cachemire et du Pendjab à l’ouest et du Bengale à l’est furent désintégrés. Deux ans après l’indépendance, l’Inde suspendait tout commerce avec le Pakistan qui faisait encore avec elle la moitié de ses échanges. Au début des années 2000, le commerce interne à l’Asie du Sud n’atteignait pas 5 % du commerce total des pays de la région et les échanges entre l’Inde et le Pakistan représentaient 1 % de leur commerce respectif.

21À la suite du sommet d’Islamabad, l’Inde et le Pakistan réinstallèrent une commission économique mixte en sommeil depuis la fin des années quatre-vingt. Si les économies sont encore plus concurrentes que complémentaires, un grand nombre de produits offrent d’ores et déjà des perspectives de croissance rapide des échanges : le thé et le café, le coton et la plupart des textiles, les fruits et les légumes, le fer et l’acier, le caoutchouc naturel, la petite mécanique, les produits pharmaceutiques et les équipements médicaux. On peut même soutenir de façon paradoxale que le commerce en Asie du Sud est devenu pour le Pakistan l’un des moyens de lutter contre ses forces de désintégration interne12.

2.2.4. La prise en compte relative de l’inégalité des partenaires

22L’inégalité des partenaires est telle que la libéralisation des échanges régionaux peut avoir pour principal effet d’ouvrir les différents marchés nationaux au flux des produits indiens. À la différence d’un grand nombre d’accords commerciaux qui s’appliquent avec la même rigueur aux États signataires quel que soit leur niveau de développement, l’accord de libre échange prévoit une différenciation, toutefois modeste, des exigences selon la force économique des partenaires. Dans les deux ans de l’entrée en vigueur de l’accord, les pays les plus pauvres doivent réduire les droits de douane à un niveau moyen de 30 % et les autres à 20 %. Un mécanisme de compensation des pertes de recettes douanières et d’assistance technique est mis en place pour les pays les moins développés, le Bangladesh, le Bhoutan, les Maldives et le Népal. Si ces mécanismes de correction et de différenciation dans le temps ont un sens pour des pays moins développés mais fortement peuplés comme le Bangladesh, on ne voit pas en revanche le sens d’un libre échange entre l’Inde et le Bhoutan, sinon celui d’une perte des quelques éléments d’autonomie de ce dernier.

3. Des réalisations modestes et prometteuses

23Le propos n’est pas d’exagérer l’importance du bilan de la SAARC. Les forces hostiles à la coopération régionale sont toujours puissantes et elles le demeureront. A l’inverse, elles ne doivent pas nous aveugler au point de mépriser les efforts accomplis, d’autant moins que des forces centripètes se sont mises en mouvement. Si les États de l’Asie du Sud n’ont pas d’adversaire commun, ils sont confrontés à des adversités communes grandissantes : le réchauffement climatique à travers la fonte des glaciers de l’Himalaya, la désertification et les désordres météorologiques13, la rareté de l’eau, la pauvreté persistante de la majorité de la population et les pandémies. Ils ont des intérêts communs à faire valoir sur la scène mondiale notamment au sein de l’organisation mondiale du commerce (OMC), à commencer par ceux de leur industrie textile.

3.1. La faiblesse institutionnelle

24En 1987 les États membres de la SAARC l’ont dotée d’un modeste secrétariat, installé à Katmandou mais ils n’ont pas doté celui-ci des pouvoirs ni des moyens qui en feraient une source d’initiatives et un garant de la mise en œuvre des décisions14. Le mandat du secrétaire général est limité à deux ans, une durée suffisamment brève pour qu’il n’ait pas le temps de s’affirmer face aux dirigeants des États membres. «La SAARC n’a pas de ressources propres. Comme n’importe quelle organisation internationale elle est financée par les contributions des États membres»15. De ce point de vue, la dotation d’un Fonds de développement de la SAARC est une initiative à saluer (cf. infra) : «Le choix des actions à financer, la distribution des crédits et le contrôle de leur emploi confronteront la SAARC à son manque de moyens administratifs»16. Les évolutions positives ont tenu à la création d’agences spécialisées qui se caractérisent toutefois par une même modestie de moyens, respectivement en charge de la météorologie à Dacca, de la lutte contre la tuberculose à Katmandou, de la documentation à New Delhi, de l’énergie à Islamabad et de la culture à Kandy.

25En 2007 lors du sommet de New Delhi, les États membres ont insisté sur le besoin urgent pour l’organisation de passer de la phase déclamatoire à celle de la mise en œuvre des décisions. Le Fonds de développement, qui doit être financé à partir de ressources tant régionales qu’extra régionales, constitue le premier outil de cette transformation17.

26Les organisations de coopération ou d’intégration régionale qui se défient de toute supranationalité sont toujours confrontées à la lourdeur et à l’incertitude de la mise en œuvre des décisions sur une base intergouvernementale à travers la signature puis la ratification de conventions internationales. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a ainsi évolué dans une direction supranationale en créant une Commission analogue à celle de l’Union européenne. La Communauté et le Marché Commun des Caraïbes (CARICOM) et surtout la Communauté de Développement de l’Afrique australe (SADC en anglais) ont pris des décisions ambiguës qui n’ont pas accru l’efficacité et l’effectivité des décisions. Tout en affirmant toujours récuser le principe de la supranationalité, les États membres de l’ASEAN ont en revanche compris après la crise financière de la fin des années quatre-vingt-dix, la nécessité de développer les procédures et les institutions régionales.

27En 2005, les États membres de la SAARC se sont à leur tour accordés sur l’établissement d’un conseil d’arbitrage pour les différends liés au commerce et aux investissements. Ils ont engagé un audit des institutions et des mécanismes de l’organisation, dont le secrétariat et les centres régionaux. Nulle part mieux que dans le point 48 sur la coopération politique, de la déclaration de Dacca, l’ambivalence des dirigeants des États de la SAARC au regard des objectifs et des moyens de la coopération n’est plus manifeste :

They reiterated their commitment to the principles of sovereign equality, territorial integrity and national independence, non-use of force, non-intervention, and non-interference in the internal affairs of other member states18.

Recognizing the increasing interdependence and the imperative of pursuing the objectives of peace, freedom, social justice and economic prosperity, they reaffirmed their resolve to foster mutual understanding, good neighbourly relations and a more meaningful cooperation through sustained constructive engagement among member states.19

3.2. La réduction de la pauvreté

28L’amélioration du bien-être des populations est la première ambition de la charte de Dacca. Dans un sous-continent où les pauvres continuent à se compter par centaines de millions, les chefs d’État ou de gouvernement peuvent se retrouver dans une volonté commune de réduire la pauvreté. Ils y ont consacré la décennie 2006-2015. La Commission indépendante sud-asiatique sur la réduction de la pauvreté (ISACPA en anglais) a conçu des objectifs de développement qui déclinent régionalement les objectifs du Millénaire, illustration de l’heureuse articulation entre les initiatives onusiennes et les actions régionales20. Selon une logique analogue à celle des fonds structurels européens qui aujourd’hui diffuse, même modestement, dans la plupart des régions du monde, un Fonds de développement a été mis en place en 200821. Les intégrations africaines tout comme depuis peu l’ASEAN et le Mercosur disposent d’un mécanisme analogue, à destination des États les moins développés de la région. Le Fonds sud-asiatique comprend trois volets, social, économique et pour les infrastructures. Au titre du volet social, ont d’ores et déjà été sélectionnés des projets concernant les droits des femmes, la santé maternelle et infantile et la formation des enseignants. En 2010, les dirigeants des États membres ont salué le concept bhoutanais de Bonheur National Brut22 et ont demandé une accélération de la mise en œuvre de la Charte sociale de la SAARC à travers des plans d’action nationaux.

3.3. L’économie et les coopérations techniques

29L’accord de libre échange régional (SAFTA) entré en vigueur le 1er janvier 2006 doit produire tous ses effets en 2016. Dès le 1er janvier 2008, l’Inde, le Pakistan et le Sri Lanka ont réduit leurs droits de douane à un taux moyen de 20 %. Rompant avec le développement séparé des dernières décennies, la mise en œuvre effective de l’accord retient l’attention des dirigeants. En 2010, ils appellent à une diminution du nombre des produits dits sensibles qui échappent à l’abaissement des droits de douane ainsi qu’à une levée progressive des obstacles non tarifaires aux échanges23. Ils installent une organisation régionale des normes et ils poursuivent l’idée de former ensuite une union douanière puis une union économique.

30La sécurité alimentaire étant une préoccupation majeure en Asie du Sud, une banque alimentaire a été constituée en 2007, chargée de gérer une réserve régionale de blé et de riz dont chaque État membre doit fournir les facilités de stockage. Une banque des semences doit également voir le jour et une procédure régionale de vérification et de certification de celles-ci doit être définie.

31La plupart des pays d’Asie du Sud souffrent d’une grave défaillance des infrastructures nationales. C’est l’un des principaux handicaps de l’économie indienne. Le diagnostic est encore plus sévère s’agissant d’infrastructures transnationales entre des États qui se sont évertués pendant plusieurs décennies à se couper les uns des autres. Le développement du commerce régional passe donc par l’interconnexion des infrastructures : «Parmi les premiers projets, peuvent être cités la construction d’une route bitumée sur les quelques dizaines de kilomètres qui séparent les capitales des Pendjab pakistanais et indien, Lahore et Amritsar et la mise en service d’une liaison en fibre optique entre les deux villes. Une liaison maritime entre les deux grands ports Karachi et Mumbai doit être établie»24. La préparation d’un plan d’action est confiée au centre de l’énergie de la SAARC (Islamabad)25 et l’Inde s’apprête à faire des propositions en vue de la formation d’un marché régional de l’électricité.

32Dans le domaine de la santé, en 2005, les Chefs d’État ou de gouvernement ont appelé à la mise en œuvre d’une stratégie régionale contre le VIH/SIDA mais on ne voit guère à ce jour des réalisations analogues à celles mises en œuvre dans les Caraïbes par la CARICOM. Ils appelaient également à une coopération dans les domaines de la médecine et de la pharmacie, médecines traditionnelles comprises.

3.4. La coopération politique et la promotion de la démocratie et des droits humains

33Lors du 16e sommet de l’organisation au Bhoutan en 2010, les États membres en ont célébré le vingt-cinquième anniversaire. Un Forum de l’Asie du Sud, composé de personnalités des secteurs public et privé, doit être installé afin de proposer les éléments d’une vision à long-terme. La lutte contre le terrorisme et la promotion de la démocratie et des droits humains, notamment ceux des femmes, sont toujours placés en tête de l’agenda.

34Dès 1986 à Bangalore, les États membres considéraient comme vitale la coopération régionale dans la lutte contre le terrorisme. À chaque sommet, les dirigeants condamnent le terrorisme sous toutes ses formes et soulignent les liens avec les trafics d’armes, de stupéfiants et d’êtres humains26. En 2009, ils ont adopté une convention dont l’objet paraît exagérément ambitieux puisqu’il est de supprimer le terrorisme. L’article VI dans une rédaction prudente prévoit la collaboration des États parties, conformément à leur droit national, à une demande d’extradition d’un terroriste présumé27. Cette prudence trouve particulièrement à s’exercer dans le cas de l’Inde et du Pakistan, notamment au Cachemire. Si les autorités indiennes se sont interdit de faire un amalgame entre les terroristes de juillet 2006 à Mumbai et les autorités pakistanaises, plusieurs années ayant passé, elles réitèrent leur demande d’une traduction en justice des auteurs et des commanditaires des attentats28.

35On conçoit dans un tel contexte que l’ouverture des frontières au déplacement des personnes se fasse avec une grande prudence : «La délivrance de visas, aujourd’hui accordée ville par ville, doit être facilitée par l’ouverture d’un consulat indien à Karachi et d’un consulat pakistanais à Mumbai. Cinq cents prisonniers, principalement des pêcheurs qui avaient en méconnaissance de cause franchi illégalement la frontière, ont été libérés en 2005 par les deux pays. Un accord d’échange d’informations entre les garde-côtes pour la sécurité maritime a été signé»29. La fréquence des liaisons en autocar entre Srinagar et Muzzafarabad, capitales respectives des Cachemire indien et pakistanais, est augmentée, peu de temps avant la destruction de cette dernière par un séisme. Les limites de la coopération régionale apparurent alors, le gouvernement pakistanais déclinant des propositions indiennes de secours.

36L’amélioration de la situation des femmes et des veuves en particulier et des enfants est une priorité de la coopération régionale. Pour la première fois en 2011, une femme, nommée par le gouvernement des Maldives, accède à la fonction de secrétaire générale de la SAARC. Dès 2002, les États membres adoptaient une convention pour prévenir et combattre le trafic des femmes et des enfants. Ils s’engageaient à se prêter mutuelle assistance en la matière et à ouvrir des foyers pour la réhabilitation des victimes. En 2008 ils signent une nouvelle convention qui élargit le champ de l’assistance mutuelle à l’ensemble des affaires criminelles.

37Les universités sont incitées à travailler ensemble et la reconnaissance des diplômes est l’un des objectifs de l’organisation. La décision a été prise au sommet de New Delhi en 2007, d’installer une université de l’Asie du Sud et de la doter de campus régionaux. Les États membres semblent enfin faire le pari d’une régionalisation des esprits par l’éducation et devraient organiser bientôt un sommet régional de la jeunesse. Quelques associations d’étudiants avaient ouvert la voie de l’échange culturel et de la compréhension mutuelle30.

3.5. La société civile et la formation d’un esprit commun

38«La déclaration de Dacca de novembre 2005 invite les pays membres à assumer leur identité sud-asiatique et à favoriser les contacts entre les populations. Les actions transfrontalières de la société civile sont décisives pour l’apaisement des esprits et la dynamique qu’elles créent serait plus grande si tous les États de la région étaient démocratiques»31. Le Bangladesh a proposé l’élaboration d’une charte de la démocratie.

39C’est en effet dans les esprits que se joue une coopération régionale, l’exemple franco-allemand le montre. Nombreuses sont les nomenklaturas bellicistes et pas seulement dans les services secrets pakistanais. Une inimitié pérenne fonde leur pouvoir. C’est à la corrosion de celui-ci que doivent œuvrer dans chaque pays les partisans d’un rapprochement des peuples, les acteurs de la société civile venant en appui à ceux des dirigeants qui y sont fermement engagés. Des minorités pacifiques et citoyennes se sont organisées dans la région dans les années quatre-vingt-dix, ainsi avec le Forum des peuples du Pakistan et de l’Inde pour la paix et la démocratie ou l’Initiative des femmes pour la paix en Asie du Sud.

40Un bon exemple d’une tentative de formation d’un esprit commun est la création dès 1987 à l’initiative d’écrivains de l’Asie du Sud, d’une fondation pour la littérature. Cette même année, des écrivains pakistanais se réunirent en Inde pour la première fois depuis la partition mais il fallut attendre 2001, un an après une première conférence régionale, pour que des écrivains indiens se réunissent à leur tour au Pakistan32. À partir de 1999, la fondation ouvre un bureau dans chacun des États membres, Afghanistan compris. La littérature ouvre ainsi la voie à la politique. Deux poètes afghans (pachtoun et dari) sont invités à la conférence de 2000.

41Au sommet de Katmandou en 2002, les chefs d’État ou de gouvernement reconnaissent l’importance de la culture dans la dynamique régionale, amendent la charte en conséquence et reconnaissent la fondation pour la littérature comme un organe de l’organisation33. Elle explore et diffuse les richesses culturelles de la région, lien millénaire entre les peuples de l’Asie du Sud depuis la civilisation de l’Indus, notamment à partir des traditions issues du Bouddhisme et du Soufisme34. Elle tient des conférences et des séminaires, organise des festivals de littérature et de poésie dont elle publie des anthologies dans les huit États membres, outre un journal trimestriel «Au-delà des frontières.» Un festival du folklore et de l’héritage se tient à Chandigarh en 2010.

42Le Prix littéraire de la SAARC, créé en 2001, fut remis en 2007 par le gouverneur de l’Haryana (Inde) au poète pakistanais (pendjabi) Akhtar Hussein Akhtar, lors du festival de la poésie des deux Pendjab, signe d’une réconciliation dans l’un des lieux martyrisés par la partition, soixante ans plus tôt. Le lien culturel et la reconnaissance mutuelle des créations du cœur et de l’esprit dans leur singularité et leur richesse ouvrent la voie au désarmement psychique. C’est la raison d’être de l’UNESCO dont ces initiatives sud-asiatiques donnent une déclinaison régionale35. Sans l’ouverture et le lien qu’apporte avec elle la culture, la déclaration du Jubilé adoptée par les dirigeants de l’organisation régionale à Thimphu (Bhoutan) en 2010, «Towards a Green and Happy South Asia» demeurerait lettre morte.

43Les sentiments en Asie du Sud s’investissent aussi dans le cricket. Les compétitions sportives peuvent offrir le meilleur comme le pire, l’enthousiasme d’une passion partagée comme l’exaltation nationaliste. En 2003, l’Inde levait l’embargo sur les compétitions de cricket avec le Pakistan et un tournoi indo-pakistanais se tenait l’année suivante à Islamabad dans une atmosphère festive36.

4. La SAARC en Asie du Sud, en Asie et dans le monde

4.1. En Asie du Sud

44Nombreux sont les enjeux régionaux qui rendent nécessaire l’action d’une organisation comme la SAARC. La dégradation de l’environnement et la fréquence, comme l’intensité, croissantes des désastres naturels dans la région sont source de grandes inquiétudes. L’Asie du Sud devrait payer un lourd tribut au réchauffement climatique, la montée des eaux pourrait submerger les Maldives et une grande partie du Bangladesh. Des initiatives régionales ont été prises, zones transfrontalières de protection de la biodiversité, réseau électronique des stations météorologiques, partage de données scientifiques. Après l’agence pour la météorologie à Dacca, un centre régional pour les forêts vient d’être installé au Bhoutan. Un accord sur une réponse rapide aux désastres naturels est en préparation. «Les rencontres d’experts dans les domaines de l’agriculture, des forêts, des transports, des sciences, de la santé et de l’énergie contribuent à faire, lentement, converger les politiques publiques des États de la région »37.

45Afin de développer des coopérations techniques répondant à des besoins spécifiques, des formules sous-régionales sont également inventées, ainsi entre le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde et le Népal (BBIN), dont certaines sont élargies aux voisins de l’Asie du Sud Est (BIMSTEC ; coopération économique entre le Bangladesh, l’Inde, Myanmar, le Sri Lanka et la Thaïlande).

46À la rencontre de celle-ci comme de l’Asie centrale, l’Asie du Sud excède en effet l’espace constitué par les États fondateurs de la SAARC. L’Afghanistan est devenu le huitième État de l’organisation dont deux membres, avec le Pakistan, se trouvent ainsi à l’intersection des Asies centrale et méridionale. Ils appartiennent en effet également à l’Organisation de Coopération Economique (ECO en anglais) qui les rassemble avec l’Iran, la Turquie et les républiques de l’ancienne Asie soviétique dans la construction d’infrastructures et dans un objectif de libre échange en 2014.

4.2. En Asie

47L’Asie du Sud a une consistance géographique, historique et dans une certaine mesure, culturelle et linguistique38. Elle est au cœur de l’océan Indien. D’autres régions du monde la jouxtent, l’Asie centrale, l’Asie du Sud Est, Le Moyen Orient et dans une certaine mesure l’Asie du Nord Est. Par sa position géographique et par ses affinités politiques et culturelles, chaque État s’insère dans des voisinages spécifiques. La défiance à l’égard d’une identité sud-asiatique conduit souvent le Pakistan à privilégier une politique en Asie centrale39 et parfois l’Inde, une politique orientale en direction des économies prospères de l’Asie du Sud Est40.

48L’appartenance exclusive des États membres de l’Union européenne à leur organisation d’intégration ne doit pas nous dispenser de considérer l’intérêt d’un pluralisme des affiliations. Les pays carrefours ne peuvent pas choisir de fermer l’un de leurs horizons. Les organisations d’intégration ou de coopération régionale et les États membres doivent apprendre à gérer leurs intersections et leurs cercles concentriques. En 1994 les pays de l’ASEAN en ont donné l’exemple en formant un Forum régional ouvert aux voisins du Nord Est (Chine, Japon, Corées, Russie), du Sud (Australie, Nouvelle-Zélande), de l’Est (États-Unis, Canada) et à l’Union européenne41. Instance de prévention des conflits régionaux notamment en mer de Chine, l’ARF s’est élargi à l’Inde, au Pakistan et au Bangladesh, offrant à leurs relations conflictuelles un débouché à la fois indirect et plus vaste que celui du strict face à face régional. Si la SAARC joue l’utile rôle d’un tiers proche pour désarmer les préventions, celui-ci se voit renforcé par le rôle de tiers plus lointain joué par ce nouveau forum.

49L’accueil d’observateurs par les organisations régionales est un autre moyen de gérer les intersections : après la Chine et le Japon accueillis à ce titre par la SAARC en 2005, ce sont désormais neuf partenaires qui jouissent de ce statut : l’Australie, la Corée du Sud, l’Iran, le Myanmar, Maurice, les États-Unis et l’Union européenne. L’Inde et le Pakistan sont reçus dans des conditions analogues à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) pilotée par la Chine et par la Russie.

4.3. Dans le monde

50Lors de sa 59e session, l’assemblée générale des Nations Unies a accordé à la SAARC un statut d’observateur. À Colombo en 2008, les États membres se sont accordés sur l’adoption possible de positions communes dans les négociations internationales42. Sur les principaux sujets commerciaux ou climatiques, ils ont d’autant moins de difficulté à dégager une position commune, qu’ils s’affirment conjointement face à l’Union européenne ou à l’Amérique du Nord. A Thimphu en 2010, ils ont adopté une déclaration sur le changement climatique, où ils font valoir les responsabilités communes mais différenciées des États selon la contribution de chacun à la production de gaz à effet de serre et selon leur capacité d’action respective, ce qu’ils résument sous l’appellation de «justice climatique»43. Les ministres du commerce ont coordonné leur position sur l’agenda de Doha de l’OMC.

Conclusion

51Un humain sur quatre vit en Asie du Sud. Les pays de la région connaissent des maux analogues, la grande pauvreté et l’insécurité alimentaire, les pandémies, la dégradation de l’environnement, la corruption et les trafics de tous ordres. Les États se sont à l’époque contemporaine construits à l’abri supposé de leurs frontières, dans l’adversité l’un à l’autre. Or les vingt dernières années ont vu s’exaspérer les forces centrifuges à l’intérieur même des frontières nationales et s’affaiblir la pertinence des cadres étatiques existants pour la définition et la mise en œuvre de politiques répondant à des enjeux d’envergure sous-continentale. Ces contradictions contribuent à expliquer qu’en dépit de la défiance entre les partenaires et de la grande fragilité du Pakistan face aux islamistes, l’objectif de la coopération régionale ait été maintenu et que les moyens en soient progressivement définis. Les contraintes que fait peser la mondialisation sur les économies sont aussi un puissant facteur de régionalisation et de même, la construction d’infrastructures énergétiques.

52La coopération en Asie du Sud n’a rien d’un long fleuve tranquille, elle voit s’affronter au sein de l’appareil de chacun des États membres de la SAARC les bellicistes et les partisans du rapprochement. Mahbub ul Haq, l’économiste pakistanais du développement, qui en 1997 installa une commission d’intellectuels pour dégager des pistes de développement humain concerté, tirait des enseignements de l’intégration de l’Asie du Sud Est44 : «chaque État doit surmonter ses difficultés constitutives et ses partenaires doivent l’y aider, le pays le plus grand doit adopter un profil bas et le travail en commun doit devenir une habitude.» 

53Par des initiatives conjointes face à la pauvreté, au changement climatique, aux besoins en infrastructures énergétiques ou en approvisionnement en eau, faisant ainsi front commun face aux enjeux auxquels ils sont tous confrontés, les pays de l’Asie du Sud peuvent se donner empiriquement les moyens de contenir les nationalismes. Comme le dit un universitaire, «nous n’avons pas à perdre nos nationalités. Nous avons à regagner notre supranationalité en tant que sud-asiatiques.45» Jawaharlal Nehru l’avait compris dès les années quarante avant que la partition n’emporte avec elle les solidarités : «Greatly attached as I am to India, I have long felt that something more than national attachment is necessary for us in order to understand and solve our own problems, and much more so those of the world as a whole46 Dans cette vision, les consciences nationales, sud-asiatiques et universelles ne s’opposent pas mais se renforcent mutuellement.

Notes

1 «Le premier, le poète Allama Mohamed Iqbal eut l’idée de créer un État séparé pour les musulmans du sous-continent indien. Un étudiant de l’université de Cambridge, Chaudry Rahmat Ali, proposa le nom de Pakistan. Le ‘pays des purs’ est aussi l’acronyme des cinq provinces, le Pendjab, l’Afghania (province frontière du Nord-Ouest), le Kashmir, le Sind et le Baloutchistan.» (Tenier (J.), Faire la paix dans les régions du monde – essai sur le rapprochement des peuples, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 178)
2 «La géographie physique et humaine du Pakistan se situe à la charnière de deux mondes : la moitié ouest participe du monde iranien tant par le relief que par l’organisation de la population en tribus, tandis que les zones orientales du Pakistan actuel appartiennent davantage à l’Asie des moussons et partagent avec l’Inde des logiques de caste», Jaffrelot (C.)(éd.), Le Pakistan, Paris, Fayard, 2000, p. 15.
3 Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE).
4 Le gouvernement fédéral a créé des instances en charge du développement des États du Nord Est : dès 1971, le Conseil du Nord Est pour le développement économique et social, en 1995, une société financière de développement et en 2001 un ministère pour le développement de la région du Nord Est.
5 Tenier (J.), «L’Association pour la Coopération Régionale en Asie du Sud : une intégration régionale improbable», Études Internationales, Québec, vol. 37, n° 4, décembre 2006, p. 618.
6 Ce n’est plus vrai du Pakistan depuis l’adhésion de l’Afghanistan à la SAARC.
7 «A prime motivative factor behind the establishment of SAARC was the common fear of all small countries of domination by India and hopes that Indian ambitions to regional hegemony could be contained within the framework of a regional grouping», Jain (R.K.), «The European Union and SAARC», in Jain (R.K.), India and the European Union in the 21st century, New Delhi, Radiant Publishers, 2002, p. 73.
8 Tenier (J.), «Panorama comparatif des dynamiques d’intégration», in Flaesch-Mougin (C.) et Lebullenger (J.) (ed.), Regards croisés sur les intégrations régionales, Bruxelles, Bruylant, 2010.
9 Tenier (J.), Intégrations régionales et mondialisation, Paris, La Documentation française, 2003, p. 141.
10 South Asian Preferential Trade Agreement
11 South Asian Free Trade Area
12 Tenier (J.), 2006, op. cit.
13 Cf. le point 10 de la déclaration du sommet de Colombo du 3 août 2008, «Partnership for Growth for Our People» : «Being increasingly aware of global warming, climate change and environmental challenges facing the region, which mainly include sea-level rise, deforestation, soil erosion, siltation, droughts, storms, cyclones, floods, glacier melt and resultant glacial lake outburst floods and urban pollution, the Heads of State or Government reiterated the need to intensify cooperation …»
14 «Members of SAARC have not really given it the necessary means and powers to act on decisions. Neither is the SAARC secretariat empowered to undertake reviews of what happens between summits in order to make positive critical comments. It also does not have any monitoring capabilities to assess the degree of progress in various areas», Jain (R. K.), «The European Union and SAARC», op. cit., p. 82.
15 Tenier (J.), 2006, op. cit., p. 621.
16 Ibid., p. 622.
17 Cette double origine des financements rappelle le système des partenaires du dialogue mis en place par la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC en anglais).
18 Propos que l’on dirait extraits d’un sommet de l’ASEAN au 20e siècle.
19 Propos qui rapprocherait la SAARC des objectifs d’une organisation de coopération régionale comme le Conseil de l’Europe.
20 Independent South Asian Commission on Poverty Alleviation (ISACPA) ; SAARC Development Goals (SDG).
21 SAARC Development Fund (SDF).
22 Gross National Happiness (GNH).
23 Fait notable, l’accord SAFTA a été ratifié en temps voulu par l’ensemble des États membres.
24 Tenier (J.), 2006, op. cit., p. 620.
25 SAARC Energy Centre (SEC).
26 Cf. le point 37 de la déclaration de Dacca, 2005: «Terrorism violates the fundamental values of the SAARC Charter and the United Nations, and constitutes one of the most critical threats to international peace and security».
27 Convention régionale de la SAARC sur la suppression du terrorisme, article VI : «A contracting State in whose territory an alleged offender is found, shall, upon receiving a request for extradition from another Contracting State, take appropriate measures, subject to its national laws, so as to ensure his presence for purposes of extradition or prosecution. Such measures shall immediately be notified to the requesting State».
28 Communiqué du gouvernement indien du 25 novembre 2010.
29 «90 % des Pakistanais qui demandent un visa pour se rendre en Inde résident à Karachi, la ville abritant la majorité des Musulmans ayant quitté l’Inde en 1947, les Muhajirs», Tenier (J.), 2006, op. cit., p. 623.
30 Créée à Gujranwala (Pendjab pakistanais), l’ONG Bargad cherche à développer un dialogue régional en faveur de la paix et de la démocratie. Elle regroupe des étudiants de dix universités pakistanaises, de deux universités indiennes (université Jawaharlal Nehru et université de Delhi) et de l’université de Kaboul : www.bargad.org.pk.
31 Tenier (J.), 2006, op. cit., p. 624.
32 Cf. déclaration de la conférence des écrivains, 2000: «We are the mad dreamers of the SAARC region. Let governments do their political and diplomatic work. Let us, the writers and the creative fraternity of the region, endeavor to create bridges of the friendship across borders, and beyond borders».
33 Foundation of SAARC Writers and Literature (FOSWAL).
34 «In this time of conflict and terror and instability in the region, FOSWAL keeps highligthing the common concerns through culture and literature, through theatres and films, through visual arts and performing arts
35 Garabaghi (N.), Les espaces de la diversité culturelle – Du multilatéralisme au multiculturalisme régional, Paris, Karthala, 2010, p. 97 et s.
36 «Tales of shopkeepers refusing to let Indians pay for their shopping because «You are our guests» and taxi-drivers offering free transportation for the same reason. Tales from the stadium of Indians and of Pakistanis tying their flags together in remarkable gestures of friendship and of Pakistanis cheering for India instead of spitting venom as is usually the case», Singh (T.), The Sunday Express, New Delhi, 4 avril 2004.
37 Tenier (J), 2006, op. cit., p. 621.
38 Cf. le point 19 de la déclaration de New Delhi, 2007 : «The Heads of State or Government noted the cultural and social ties among the SAARC countries, based on common history and geography and reiterated that the future of peoples of South Asia is interlinked» ; Cf. également le point 3 de la déclaration du 20e anniversaire à Dacca en 1985: «Cooperation and partnership within the framework of SAARC is based on the sound foundation of shared values, beliefs and aspirations.»
39 Le Pakistan est membre fondateur de l’Organisation de Coopération Economique (ECO en anglais) créée en 1977 avec la Turquie et l’Iran et élargie en 1992 aux républiques issues de l’ancienne Asie centrale soviétique et à l’Afghanistan. À Douchanbé, les États membres de l’ECO ont décidé de constituer une zone de libre-échange régional d’ici à 2014.
40 Jaffrelot (C.), «India’s look East policy: an Asianist strategy in perspective», Indian Review, vol. 2, n° 2, avril 2003, p. 35-68.
41 ASEAN Regional Forum (ARF).
42 Cf. le point 39 de la déclaration de Colombo, 2008: «The Heads of State or Government resolved to encourage consultations among delegations of SAARC Member States at the appropriate international forums and agreed to cooperate accordingly».
43 Cf. le point 12 de la déclaration de Colombo, 2008: «They were of the view that any effort at addressing climate change should take into account historical responsibility, per capita emissions and respective country capabilities».
44 «The key elements of his vision were: (a) a lasting peace between India and Pakistan; (b) greater intra-regional trade and commerce eventually leading to an ideal situation of seven polities but a single integrated economy; and (c) massive investment in human development», Haq (K.), The South Asian Challenge, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. XII.
45 «We need not lose our nationalities. We need to regain our supra nationality as South Asians», Desai (M.), «Defining a new vision for South Asia», in Hak (K.), 2002, p. 27 ; «The history of SAARC shows that substantive as against formal cooperation is difficult. The problems are the result of the first movements of independence but also of much that has happened since. The problems are within each country as much as between countries» (Ibid., p. 7) ; «The South Asian Community should stay a community of independent sovereign states, which would become a single market. Having won nationhood after bitter and bloody struggles, it is unlikely that South Asians want to give up their nation states and merge into some larger entity» (Ibid., p. 29).
46 Nehru (J.), The Discovery of India, 1946, 23e édition, Oxford University Press, 2003, p. 352.

Pour citer cet article

Jacques Ténier, «L’Asie du Sud entre désintégration et intégration régionale», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Numéro 2 - Le régionalisme international : regards croisés. Europe, Asie et Maghreb, Volume 11 : 2011, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=1079.

A propos de : Jacques Ténier

Conseiller maître à la Cour des comptes française ; Membre du Centre d’excellence Jean Monnet de Rennes ; Membre fondateur de la Chaire UNESCO sur les intégrations régionales