Fédéralisme Régionalisme Fédéralisme Régionalisme -  Volume 1 : 1999-2000 - Nationalisme et démocratie 

Comprendre le nationalisme flamand

Kris Deschouwer

Professeur de sciences politiques, Vrije Universiteit Brussel

1Le nationalisme flamand a une longue histoire, une histoire presque aussi longue que celle de la Belgique, avec laquelle ce mouvement est intimement lié. La Belgique en forme le décor et le cadre de référence, parce que c’est la Belgique qui a créé l’idée et la réalité qui s’appelle Flandre (tout comme elle l’a fait pour la Wallonie et pour la francophonie).

2Au cours de cette longue histoire, le nationalisme flamand a beaucoup changé, beaucoup évolué. Tout d’abord il s’est durci, il est devenu plus maximaliste et plus radical. Ses revendications sont passées du modeste a l’ambitieux. En deuxième lieu le nationalisme flamand s’est lié à un territoire, il est devenu état. Il s’est inventé une place dans la Belgique fédérale.

3Les évolutions du nationalisme flamand ou du mouvement flamand doivent toujours être décrites et comprises dans sa relation avec les autres acteurs dans ce même contexte belge. Ces autres sont nombreux : la Belgique officielle francophone de 1830, la communauté francophone en Belgique, les francophones de Flandre, la Wallonie, Bruxelles et les Bruxellois, la Belgique devenue belgo-flamande, l’Union Européenne, la France, les Pays-Bas, la Société Générale,… Dans la première partie de cette présentation, nous voudrions rapidement retracer et surtout rappeler cette histoire. C’est l’histoire d’une langue qui devient état. Il faut la connaître et la comprendre pour être capable de comprendre et d’apprécier les prises de position et surtout les sensibilités que l’on peut voir et écouter aujourd’hui en Flandre. Dans la deuxième partie nous jetterons un coup d’œil sur le nationalisme flamand dans la Belgique fédérale. Là nous devrons surtout regarder et analyser les institutions qui entourent et qui forment et reforment ce nationalisme. Le poids des institutions et le poids de l’histoire sont présents de toute évidence dans les attitudes du nationalisme flamand de la fin du 20ème siècle.

4Nous ne traiterons pas directement et explicitement du problème de la démocratie, de la question si le nationalisme – flamand en l’occurrence – peut être considéré comme démocratique ou pas. C’est à notre avis une discussion un peu stérile. Le concept de démocratie a hélas bien trop de significations pour pouvoir l’utiliser d’une façon rigoureuse. En outre, dans le débat belge les deux grandes communautés accusent trop facilement l’autre de ne pas être démocratique. Parfois cela veut dire que l’on ne respecte pas les libertés individuelles, une autre fois cela signifie que l’on ne respecte pas les minorités. Et ces points de vue changent évidemment selon la position (majoritaire ou minoritaire) dans laquelle on se trouve. La perception francophone du problème a tendance en général à se référer aux libertés, au libéralisme comme fondement de la démocratie. Cette perception francophone est correcte. La perception flamande du problème a tendance à faire référence à la nécessité de réguler l’emploi des langues dans une situation d’inégalité, parce que dans une telle situation le libéralisme ne fait que renforcer celui qui est déjà le plus fort. Le libre échange sur le marché des langues doit être contré par des lois qui protègent. Cette perception flamande (qui est proche de la perception québécoise) est correcte. Le problème n’est donc pas qu’il y a un bon (le vrai démocrate) et un mauvais, que l’un a raison et que l’autre a tort. C’est bien plus difficile que ça : tous les deux ont raison, mais aucun des deux ne semble capable de comprendre la raison et le raisonnement de l’autre. Nous ne traiterons donc pas directement de la relation entre nationalisme et démocratie, mais en essayant d’expliquer la réalité et la perception flamande, nous pourrons peut-être contribuer à une meilleure compréhension.

De la langue au territoire1

5L’histoire du nationalisme flamand commence au 19ème siècle, quoique le problème flamand n’est pas vraiment un problème politique à cette époque. C’est un problème qui ne divise pas les élites, qui seuls ont le droit de participer à la politique. Les élites au Nord du pays sont francophones aussi (3,2 % de la population en 1846 et 4,1 % en 1866). La langue y marque la différence sociale, est un "mur social"2. Elle n’est pas seule à marquer la différence, mais elle est présente et bien visible. La langue de la population en est un signe d’infériorité.

6Cette langue de la population est le néerlandais, la langue qui se parle également aux Pays Bas. Mais pour cette époque-là il faut nuancer. Les Pays Bas sont déjà un état néerlandophone au 16ème siècle. Pendant 400 ans ce néerlandais y fut donc standardisé et officialisé. Le territoire que l’on nomme aujourd’hui la Flandre ne faisait pas partie de cet état néerlandophone, et la langue populaire a donc beaucoup plus gardée ses variations locales. La pression du français de la France et ensuite de la Belgique sur les langues locales en Wallonie furent bien plus fortes que l’influence du néerlandais sur le "flamand" de la future Belgique du Nord. L’insertion de cette future Belgique dans le royaume des Pays Bas en 1815 n’a pas changé grand chose. D’ailleurs la politique linguistique plutôt néerlandophone de ce nouveau pays issu du Congrès de Vienne deviendra une des raisons pour la sécession de la Belgique en 1830.

7Le rôle de l’Eglise catholique dans tout ceci n’est pas toujours très clair. L’Eglise très influente au nord défend parfois le "non français", parce que le français véhicule des idées de révolution, de liberté, de laîcité et de franc-maçonnerie qui pourraient pervertir les âmes. L’Eglise locale consciente du problème et de la différence linguistique et sociale a des lors parfois tendance à préférer les particularismes locaux plutôt que la défense d’un néerlandais standardisé. En outre ce néerlandais des Pays Bas est la langue du protestantisme, ce qui la rend plus que suspecte.

8L’Eglise officielle belge est tout naturellement francophone. Elle fait partie de "l’establishment" belge, qui est francophone au Nord comme au Sud. Cette Eglise va donc tout aussi naturellement s’indigner des demandes qui visent à faire entrer l’emploi du néerlandais dans l’enseignement, secteur qu’elle contrôle solidement. Il faut les placer et les comprendre dans leur contexte historique, mais les propos tenus par le cardinal Mercier en 1906 et que nous citons in extenso ci-dessous démontrent quand même d’une façon assez aiguë l’attitude normale des élites religieuses et politiques vis à vis des demandes flamandes. Il s’agit d’une réflexion sur l’éventuel emploi du néerlandais dans l’enseignement universitaire :

9Quiconque comprend le rôle de l’Université ne peut raisonnablement prétendre que le français et le flamand doivent être mis sur un pied d’égalité dans l’enseignement universitaire. Et comme chacun est homme plus encore que Belge, c’est-à-dire, comme les intérêts généraux de la civilisation sont supérieurs aux intérêts particuliers d’une nation, la culture du français doit, pour ceux qui sont appelés à jouer un rôle dans le mouvement universel de la pensée et de l’action, primer celle du flamand. Les Flamands qui voudraient flandriciser (sic) une université belge n’ont pas réfléchi au rôle supérieur auquel doit prétendre une université. Si leurs revendications étaient accueillies, la race (sic) flamande serait du coup réduite à des conditions d’infériorité dans la concurrence universelle. Les raisons, qui nous font repousser l’idée d’une université flamande en Belgique, nous engagent aussi à nous opposer à l’introduction du flamand comme langue unique ou principale dans l’enseignement des humanités.

10Voilà donc un petit mouvement culturel qui revendique le droit d’employer sa langue et de l’enseigner qui se heurte à une incompréhension totale, une incompréhension qui n’est d’ailleurs pas agressive ni cynique – elle se réfère à l’humanité et à la civilisation -, mais qui n’en est pas moins radicale. Voilà donc un petit mouvement de petits bourgeois qui se voient confrontés à un dilemme  : choisir le français, qui est la langue officielle, la langue dite de la civilisation, la langue de la mobilité sociale, ou choisir le conflit. Il y en a pas mal qui optent pour la première solution, surtout à Bruxelles (et de toute évidence en Wallonie). A Bruxelles cela fait tourner à toute allure la machine de la francisation. C’est une machine qui n’a pas de chauffeur conscient et déterminé à obtenir ce résultat, mais la machine tourne quand même. Elle tourne comme elle tourne et tournera toujours dans un contexte où deux langues se touchent, et où une des deux a un statut supérieur à l’autre. La liberté individuelle de l’emploi des langues fait davantage reculer la langue qui a le statut inférieur (statut qui n’a évidemment rien à voir avec la nature de la langue elle-même, mais qui est le produit du contexte dans laquelle elle se parle – le français en l’occurrence change de statut quand il quitte la Belgique pour le Canada).

11Le mouvement flamand va donc demander des protections, des lois linguistiques. Il va se défendre contre les effets pervers du libéralisme linguistique. Il va demander une reconnaissance officielle de l’existence des deux langues belges, et la reconnaissance du droit de les employer. Cela veut dire très concrètement qu’il veut pouvoir employer sa propre langue chez lui. Le mouvement flamand du 19ème siècle défend donc une autre idée de la Belgique. Il ne veut pas d’une Belgique homogène francophone, mais d’une Belgique bilingue là où il le faut, c’est-à-dire où la population en général n’a pas le français comme langue maternelle (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse pas le parler). Le mouvement flamand n’est donc en aucun cas à ce moment-là un mouvement anti-belge. C’est un mouvement réformiste dans le sens le plus pur du mot.

12Et voilà donc un mouvement flamand qui est en train de se "territorialiser". C’est assez logique, puisque la différence dans l’emploi (et la connaissance) des langues suit une ancienne frontière géographique. C’est une frontière qui s’est mise à bouger – nous y reviendrons – mais c’est une frontière visible et réelle. Quand on franchit la frontière du Nord au Sud, on passe dans la partie francophone et on devient de toute évidence francophone, même si on s’appelle toujours Cools, Van Cauwenberghe, Onkelinkx, Jongen ou Beenkens. Quand on la passe du Sud au Nord, on passe dans la partie où les deux langues coexistent, parce que le français y marque sa différence et sa supériorité. Petit à petit l’ennemi numéro un du mouvement flamand va des lors devenir le francophone de Flandre.

13On commence donc à parler de la "Flandre". Cette Flandre ne comprend pas seulement les provinces de l’ancien comté de Flandre, mais également la partie néerlandophone de l’ancien Brabant (dans lequel la province d’Anvers est comprise) et le Limbourg. Ce sont tout simplement les régions dans laquelle la population – un petit pourcentage élitaire mis à part – ne parle pas le français. On gomme donc les différences. Le non-français devient une langue commune, qui est en train de se développer. C’est le néerlandais, qui se standardise dans sa version belge. La langue qui se défend devient territoire, devient la base d’une série de revendications qui visent à sauvegarder ce territoire, à en garder l’intégrité. La langue devient territoire, parce que le bilinguisme exigé n’a aucun sens au sud de la frontière linguistique. Au Sud on ne demande pas ce bilinguisme. L’idée d’un bilinguisme généralisé n’est d’ailleurs pas très alléchante pour la francophonie belge, sauf s’il signifie qu’on peut parler le français là où on le veut. La langue devient donc territoire, devient la base de demandes d’autonomie qui se réfèrent au territoire, par exemple pour pouvoir soi-même contrôler l’application correcte des lois sur l’emploi des langues.

14Non seulement le mouvement flamand devient-il un mouvement de défense d’un territoire, il se durcit petit à petit. Il se durcit parce qu’il se heurte à des adversaires – les élites belges - tout aussi durs. Il a fallu beaucoup de temps pour obtenir la reconnaissance des deux langues, il a fallu beaucoup de temps pour faire passer l’idée d’un enseignement dans la langue de la population, il a fallu attendre jusqu'en 1930 pour faire accepter à la Belgique l’idée d’organiser des cours en néerlandais à l’université de Gand. Certains parlent alors d’une vraie autonomie, d’une réforme de l’état suivant une logique fédérale (et donc encore territoriale), d’une structure dans laquelle on puisse être ma

Notes

1 Cette partie est très largement basée sur Reynebeau (Marc), Het klauwen van de leeuw. De Vlaamse identiteit van de 12de tot de 21ste eeuw, Leuven, Van Halewyck, 1995. Il est bon de savoir qu’il s’agit ici d’une histoire très critique du mouvement flamand, qui a d’ailleurs été assez mal reçue dans les milieux nationalistes. Nous ne reprenons pas ici les analyses de Reynebeau sur la construction de l’identité flamande, mais seulement quelques grandes étapes de l’histoire comme elle nous est contée par un flamand ‘mou’. Il va de soi que la littérature sur l'histoire de la Belgique en général et du mouvement flamand en particulier est abondante.
2 De Metsenaere (M.), Taalmuur = sociale muur? De negentiende-eeuwse taalverhoudingen te Brussel als resultaat van geodemografische en sociale processen, VUB Press, Bruxelles, 1988
3 Voir également Deschouwer (K.) et Jans (T.M.), La Flandre et la Belgique de demain: une identité devenue institution, papier présenté à l'université de Lille, mai 1997
4 Il est important de signaler que quand on sort et traduit quelques phrases de ces discours – ce que font en général les médias francophones – il est bien difficile de les percevoir autrement que comme étant radicaux, nationalistes et sans nuances.
5 Voir par exemple De Winter (L.) et Frognier (A.), «L'évolution des identités territoriales en Belgique durant le période 1975-1995», dans Jaumain (S.) (éd.), La réforme de l'Etat· et après? L'impact des débats constitutionnels en Belgique et au Canada, Bruxelles, Editions de l'ULB, 1997, p. 161-176
6  Notons qu'on pourrait éventuellement éviter l'obligation du consensus. Mais cela ne serait possible qu'à condition qu'on ne reconnaisse pas la présence de deux groupes ayant une identité différente. Alors on peut recourir à la logique majoritaire. Or en Belgique on imagine mal cette logique, qui ferait gagner les Flamands au niveau fédéral (rappelons-nous le référendum de 1950) et les francophones à Bruxelles. Cette dernière remarque, qui parle de flamands et de francophones (et eux-mêmes parleraient chacun ce langage), démontre très bien que ces groupes existent, et que donc la logique est nécessairement bipolaire.
7 Voir par exemple Scharpf (F.), «The joint-decision trap. Lessons from German federalism and European integration», Public Administration, 1988, p. 239-278.

Pour citer cet article

Kris Deschouwer, «Comprendre le nationalisme flamand», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Volume 1 : 1999-2000 - Nationalisme et démocratie, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=285.