Fédéralisme Régionalisme Fédéralisme Régionalisme -  Volume 7 : 2007  Numéro 2 - Société civile, globalisation, gouvernance : aux origines d’un nouvel ordre politique ? 

La gouvernance est-elle un concept opérationnel ?
Proposition pour un cadre analytique

Marc Hufty

Professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève

Introduction

1On constate une absence notable de cohérence conceptuelle dans l’utilisation des termes de «gouvernabilité» et de «gouvernance»1, tant dans les milieux académiques que chez les décideurs. Trois questions très simples sont à l’origine de notre réflexion. Quel sens donner au mot gouvernance ? À quel objet se réfère-t-elle ? Qu’apporte ce concept aux sciences sociales ?

2Il n’existe pas de définition unique de la gouvernance qui fasse l’objet d’un consensus : «There are almost as many ideas of governance as there are researchers in the field»2. Cependant, l’usage nous permet de distinguer trois groupes d’approches : la gouvernance comme : 1) synonyme de gouvernement ; 2) cadre normatif et ; 3) cadre analytique pour les systèmes de coordination non-hiérarchiques.

3Toute approche de la gouvernance doit à la fois avoir un objet délimité et proposer une méthodologie pour pouvoir être utilisée dans le contexte d’une recherche scientifique. Nous proposons d’examiner les approches existantes à partir des critères suivants :

  • a) valeur ajoutée : l’approche apporte-t-elle quelque chose de nouveau par rapport à ce qui existe déjà ? ;

  • b) caractère scientifique : est-elle vérifiable ? (observable empiriquement ; réfutable dans la mesure où des tests permettent éventuellement de la réfuter et reproductible – le protocole d’expérience ou la démarche logique qui conduit à sa formulation est-il applicable à d’autres cas) et généralisable (applicable à plusieurs types de situations différentes ? ) ;

  • c) caractère opérationnel : permet-elle de développer une méthodologie utilisable par des non-spécialistes ? Permet-elle d’identifier des pistes d’action ?

4Les trois groupes d’approches sont insatisfaisants lorsqu’on les confronte à ces critères. Par conséquent, nous proposons une approche alternative que nous appelons «cadre analytique de la gouvernance», un outil permettant de systématiser la complexité sociale, politique et institutionnelle des processus de formulation et de mise en oeuvre des décisions collectives. C’est là l’objet de ce document.

1. La gouvernance comme «synonyme de gouvernement»

5Utiliser le terme gouvernance comme un synonyme de gouvernement correspond à son usage historique. En effet, le terme vient du grec, kubernân, qui se réfère au pilotage d’un navire ou d’un char mais que Platon utilisait déjà en guise de métaphore pour désigner les hommes3. En latin, gubernare a le même sens qu’en grec. En français du Bas Moyen-Âge, il devient synonyme de «gouvernement», avec un sens explicitement hiérarchique. Par la suite, il tombe en désuétude. Certains dictionnaires ou auteurs perpétuent ce sens du mot. Cet usage ne présente pas de valeur ajoutée et augmente la confusion : il nous semble devoir être évité.

2. La gouvernance comme «cadre normatif»

6Vers la fin des années 80, la gouvernance intègre la boîte à outils de la Banque mondiale. Au départ, elle est utilisée comme un outil méthodologique destiné à identifier les lieux de pouvoir effectifs4 : «Governance is the manner in which power is exercised in the management of a country's economic and social resources for development»5. Rapidement, la Banque élabore une série de critères de qualité de la gouvernance destinés à évaluer les normes et les pratiques de gouvernements et d’organisation et à être appliqués pour orienter les objectifs des programmes de la Banque ou évaluer certaines demandes de financement. Bien qu’il n’existe pas de liste définitive et homogène dans les organisations qui prônent la bonne gouvernance, l’Institut de la Banque mondiale fournit un exemple de ces critères : 1) écoute et imputabilité ; 2) stabilité politique et absence de violence ; 3) efficacité du gouvernement ; 4) qualité de la réglementation ; 5) État de droit ; 6) maîtrise de la corruption6.

7La bonne gouvernance s’adresse dans les faits aux pays en développement ou en transition. Pour ses critiques, la nature des critères retenus, leur inclusion dans la panoplie des conditionnalités des agences bilatérales et multilatérales de coopération au développement faisant systématiquement la promotion l’économie de marché et le fait même de les imposer sont à l’origine de nombreuses incompréhensions et résistances.

8À la Banque mondiale, la gouvernance est devenue davantage un outil politique de transformation des sociétés qu’une approche analytique. Son usage se réfère à ce qui «devrait être» et non à ce qui «est». Sans préjuger du bien-fondé politique de cette approche, du point de vue épistémologique les critères proposés ne sont pas réfutables in fine. La bonne gouvernance se situe donc clairement hors du champ scientifique. L’écart entre les pratiques (par exemple la procédure d’attribution des permis de coupes forestières dans la région X du pays Y) et les critères de bonne gouvernance (par exemple la nécessité de connaître les normes à l’avance, la transparence des procédures ou la possibilité de recours auprès d’une cour de justice indépendante, etc.) peut certes faire l’objet d’une méthodologie scientifique (par exemple en faisant remplir un questionnaire aux différents soumissionnaires à ces permis). D’importantes ressources7 sont consacrées au développement de telles méthodologies qui permettent d’obtenir une description précise de la situation. Mais il demeure qu’à partir du moment où l’on juge le résultat obtenu «bon» ou «mauvais», on se situe dans un raisonnement irréfutable et normatif, lié à des choix philosophiques ou politiques.

3. La gouvernance comme «cadre analytique pour les systèmes de coordination non-hiérarchiques»

9Trois courants peuvent être associés à cette approche. Ils se caractérisent par les propositions générales suivantes : les acteurs et les lieux de prises de décisions sont multiples et divers ; les relations entre les acteurs sont horizontales et non verticales ; les interactions sont auto-régulées.

3.1. La «gouvernance des organisations»

10Le premier courant est lié à la gouvernance des organisations, qui apparaît aux États-Unis avec l’essor des sciences du gouvernement. Il se développe à partir de l’analyse des mécanismes de contrôle de deux types d’organisations, les universités8 et les entreprises9. Il est constaté que le pilotage des organisations n’est plus (selon la version analytique) ou ne doit pas être (selon la version normative) seulement hiérarchique. Par conséquent, il s’agit d’observer et de théoriser les mécanismes concrets et les institutions qui facilitent la coordination entre les unités d’une organisation, l’arbitrage des divergences, le maintien de la cohésion de l’ensemble et la gestion des coûts de transaction entraînés par un pilotage plus «horizontal» que «vertical» (et de les promouvoir selon la version normative).

11Selon Williamson, l’un des auteurs principaux du courant néo-institutionnaliste et qui s’inspire des travaux de Ronald Coase, les institutions, par exemple l’entreprise ou le marché, sont composées de structures et de mécanismes de gouvernance différents. Elles connaissent des problèmes de coûts de transaction et de contractualisation spécifiques dont traite précisément l’étude de la gouvernance10.

12Ce courant a vu apparaître une variante normative reflétée, par exemple, dans les «Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE»11. Il s’agit d’une série de critères très semblables, au niveau de la forme et du contenu, à ceux de la bonne gouvernance. Leur intention est «d’élaborer une base commune jugée indispensable à l’émergence de pratiques de qualité dans le domaine du gouvernement d’entreprise». Ces propositions reflètent les pratiques et le mode de gestion en vogue actuellement. Ils reposent largement sur l’approche contractuelle mentionnée ci-dessus et proche de l’école néo-classique.

13D’autres approches, telles que les théories cognitives ou évolutionnistes, axées sur une analyse de rationalité procédurale, donneraient des critères différents. Elles s’intéressent davantage aux processus, aux cours desquels se créent les compétences ou la capacité d’innovation, qu’aux conséquences des décisions prises12.

3.2. La «gouvernance mondiale»

14Un deuxième courant est lié aux relations internationales. Il apparaît dans les années 80, également aux États-Unis. Selon l’approche «réaliste» des relations internationales, qui a connu son apogée dans les années 50, il n’existe pas dans le système international d’entité supra-étatique formelle qui puisse, par exemple, arbitrer les conflits. Cette situation est considérée comme étant «anarchique». Or, progressivement, deux facteurs viennent modifier cette vision. D’une part, le nombre d’acteurs présents sur la scène internationale augmente (entreprises et syndicats internationaux, organisations intergouvernementales ou non gouvernementales, etc.). D’autre part, la vie internationale s’institutionnalise. Une multitude d’accords complexes (conventions internationales, accords régionaux etc.) qui structurent la vie internationale sont conclus. On parle de «régimes internationaux»13 lorsqu’ils concernent des domaines spécifiques. Le concept de gouvernance permet d’appréhender le processus d’élaboration de ces accords destinés à résoudre des problèmes de coordination en dehors de l’autorité centralisatrice d’un État14.

15 L’inclusion d’acteurs non-étatiques, souvent issus du niveau national ou même local, permet de rompre avec la dichotomie traditionnelle politique nationale/politique internationale de l’approche «réaliste». Elle permet également de prendre en compte le fait que les acteurs interviennent à des niveaux différents selon des stratégies parfois complexes. La gouvernance «mondiale» transcende les niveaux d’analyse. Des cas régionaux, comme l’Union européenne, sont appréhendés dans une perspective de «gouvernance multi-niveaux», dans laquelle la prise de décision est fragmentée, les compétences incertaines et les hiérarchies mouvantes en fonction des domaines concernés. Les incertitudes, lenteurs et coûts de transaction s’élèvent d’autant, mais la légitimité démocratique s’en trouve probablement renforcée.

16La Commission sur la gouvernance mondiale15 (1995), créée au début des années 90 à l’initiative du chancelier Brandt pour penser le monde de l’après-guerre froide, fournit en 1995 une définition digne d’être mentionnée. La gouvernance est :

L’ensemble des différents moyens par lesquels les individus et les institutions, publiques et privées, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus continu de coopération et d’accommodements entre des intérêts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les régimes dotés de pouvoirs exécutoires tout autant que les arrangements informels auxquels les peuples et les institutions sont parvenus ou qu’ils perçoivent être de leur intérêt16.

17D’un point de vue analytique, cette perspective est novatrice. L’ensemble des acteurs est pris en compte, qu’ils soient officiels ou non. En décalage avec l’approche relativement limitée du droit international public, on inclut les accords tant formels qu’informels et la perspective est processuelle, tenant compte de l’évolution permanente des relations entre les acteurs.

18Elle représente aussi un défi analytique important. D’un point de vue critique, elle présente un grand défaut, encore une fois lié à sa version normative qui cherche à établir un ordre dans la gouvernance internationale (c’est le cas de la Commission sur la gouvernance mondiale). Les promoteurs de la gouvernance mondiale cherchent avant tout à résoudre les problèmes de coopération et de formulation des décisions. Par conséquent, ils s’appuient sur le consensus et ignorent les relations de pouvoir dans les relations internationales. L’utilisation de ce concept souffre des mêmes problèmes que celle de «régime international» : par exemple, elle n’examine pas la nature des accords pour savoir s’ils sont adaptés aux problèmes de fond17.

3.3. La «gouvernance moderne»

19Selon le troisième courant, proche de la science politique sur le plan thématique, la gouvernance permet d’exprimer un ensemble d’interrogations sur le rôle de l’État dans la société18 ainsi que sur la gestion interne de l’État et plus particulièrement l’administration publique. Le concept est utilisé comme un outil d’analyse et d’action visant à contribuer à résoudre la crise de gouvernabilité des États. En analogie avec les relations internationales, ce courant est lié à l’idée selon laquelle l’État a perdu ou délégué une part croissante de son pouvoir et de ses compétences au profit de plusieurs «entités» locales, nationales et internationales. Par conséquent, la manière de gérer les affaires publiques a très rapidement changé au cours des vingt dernières années, sous l’effet de la crise de l’État providence et de la fin du modèle fordiste de production. Bon nombre de mécanismes de production ou de régulation de biens publics (biens ou services produits par l’État ou une collectivité publique) se sont développés hors de l’État. Dans de nombreux domaines, la rationalité hiérarchique de l’État a cédé la place à des réseaux d’acteurs autonomes et interdépendants et à des accords qualifiés d’institutions au niveau national ou de régimes au niveau international dont les États sont devenus dépendants. C’est le sens que donnent Kooiman19 ou Rhodes20 à la «gouvernance moderne».

20La création d’une typologie des méthodes de régulation représente un pas important vers une clarification conceptuelle. Selon Jessop21, par exemple, il existe trois types idéaux de modes de régulation de la société : hiérarchique (par l’autorité), économique (par le marché) et hétérarchique (par des réseaux auto-organisés et des associations). Ces trois mécanismes coexistent depuis toujours mais dans des configurations variables. Ce que Jessop appelle la gouvernance est l’expansion actuelle du mécanisme héterarchique au détriment des deux autres conduisant, selon lui, à une véritable rupture.

21Ce phénomène est associé à la «mondialisation»22 : accélération des transports et de la communication, circulation accélérée des capitaux, uniformisation des modes de consommation, processus d’intégration régionaux, internationalisation de la société civile23 et des entreprises. Il est également le résultat de l’«évidemment» (hollowing-out) de l’État résultant des politiques néolibérales : ouverture commerciale, décentralisation, nouvelle gestion publique24, privatisations, etc.

22Cette «grande transformation», pour paraphraser Polanyi, remet en cause la pertinence d’une analyse de la régulation centrée sur l’État et entraîne logiquement la recherche d’un concept capable de décrire cette nouvelle régulation. Le concept de gouvernance apparaît dans les années 90 en guise de réponse intellectuelle et politique. D’un point de vue intellectuel, l’école parfois appelée Anglo-governance school25 réunit les chercheurs qui considèrent que la gouvernance est une forme historique spécifique qu’ont revêtu les relations politiques et les institutions, surtout en Grande-Bretagne et en Europe.

23Cependant, cette analyse présente des défauts :

  • 1) L’«évidement» et l’effacement de l’État restent encore à démontrer. Plusieurs analystes soulignent qu’en se concentrant sur ses fonctions principales, l’État s’est au contraire renforcé, y compris face aux acteurs réputés autonomes26.

  • 2) Elle repose principalement sur des études réalisées dans les pays industrialisés et sur une période relativement courte. Or, comme le font remarquer plusieurs études, les cycles des politiques publiques s’étendent sur des périodes allant de 20 à 40 ans27.

  • 3). Par conséquent, si l’on admet que la gouvernance se réfère à une forme historique spécifique, le concept disparaîtra lorsque cette dernière se transformera.

  • 4) Les pays non-européens semblent à priori être exclus de cette analyse, dont la portée est loin d’être universelle.

  • 5) Cette analyse ne propose pas de méthodologie spécifique.

24La majorité des textes qui incluent cette perspective s’en tiennent à des analyses générales et à une perception relevant largement du sens commun («L’État est affaibli, les autres acteurs se sont renforcés») et marquée par une idéologie des années 80, le néo-libéralisme. Dans les contextes extrêmement divers des démocraties, des pays en transition et des États «fragiles», comment observer une importance accrue des réseaux par rapport à la hiérarchie ? Il se révèle rapidement impossible et inutile d’observer empiriquement ces propositions eu égard au progrès de la connaissance que cela permet.

25Ce courant a également une version normative. La gouvernance apparaît souvent comme une solution à la crise actuelle de gouvernabilité de l’État, dans laquelle la surcharge des demandes sociales et la réduction de la marge de manœuvre conduisent à l’échec de la régulation hiérarchique centralisée28. La gouvernance par les réseaux remplacerait les solutions hiérarchiques et l’État se contenterait de jouer un rôle de «facilitateur». Elle se propose donc de donner une forme concrète à la solution à la crise de l’État.

26Pour une critique modérée, cette proposition tend à l’idéalisme. Orientée vers la coopération entre les acteurs, elle minimise la dimension conflictuelle des sociétés humaines. Elle présente la politique comme une recherche de consensus entre personnes de bonne volonté et dotées des mêmes ressources dans un contexte a-historique. Les inégalités Nord-Sud ou internes (États) s’effacent devant l’étude de la décentralisation, de la nouvelle gestion publique, des nouvelles technologies de la communication, des négociations internationales et d’autres phénomènes guidés par une logique commerciale ou technocratique. Sa validité risque donc de se limiter «aux espaces étroits dans lesquels les acteurs ont en commun un référentiel minimum»29.

27Pour une critique plus radicale30, cette proposition représente une deuxième phase historique de mise sous contrôle de la démocratie. Les dominants ont été étonnés de découvrir que la participation citoyenne, triomphante au début du 20ème siècle, ne menait pas à la révolution. Par l’instauration de l’État providence, inspiré de Bismarck, ils ont veillé à apaiser le citoyen-électeur. Mais à la fin des années 70, l’affaiblissement de l’État providence exigeait un nouveau type de contention, qui prit la forme de la gouvernance. La «société civile» se substitue au peuple, les mécanismes horizontaux de marchandage et de concertation entre les secteurs cooptés remplacent la délibération au sein du corps politique et les autorités tirent leur légitimité de leurs résultats économiques et non de leur mandat électif, à l’instar des régimes autoritaires des années 1950-1980.

4. Le cadre analytique de la gouvernance

28De l’examen, sommaire, il est vrai, de ces différents entendements du terme gouvernance émerge une profonde insatisfaction. Ces approches mêlent l’analytique, le normatif et le prescriptif. Elles ne proposent pas de méthodologie spécifique ou généralisable. Il nous semble possible de développer une approche de la gouvernance qui ne soit ni normative, ni prescriptive, qui soit rigoureuse et en même temps opérationnelle, c’est-à-dire applicable à des situations concrètes. Parmi les approches évoquées ci-dessus, nous retenons une série de propositions qui nous permettent d’élaborer une nouvelle approche et que nous nommons «cadre analytique de la gouvernance»31.

29La gouvernance, représentant une catégorie de faits sociaux, est un objet d’étude. Elle se réfère aux processus collectifs, formels et informels, qui déterminent, dans une société donnée et relativement aux affaires publiques, la manière dont les décisions sont prises et les normes et les institutions sociales élaborées.

30Il s’agit d’un concept généralisable. Dans toute société, qu’elle soit locale, nationale ou internationale, et à toute époque, on peut observer un processus de gouvernance. il ne s’agit pas d’un phénomène propre à notre époque. La gouvernance est indispensable à toute société. Il est toujours nécessaire de prendre des décisions ; par conséquent, s’instaurent des systèmes de prise de décision, des normes sociales (juridiques ou coutumières) et des institutions32 qui permettent aux membres d’une société de coexister et de coopérer même si la société est dépourvue d’un gouvernement33. La gouvernance n’est pas non plus synonyme ni de «système politique», qui caractérise une forme spécifique de société, l’État-nation, ni de politiques publiques, qui sont des actes d’une autorité juridique, généralement l’État. Elle se rapproche par contre de la notion du «politique» de l’anthropologie politique34.

31Il ne s’agit pas d’un concept normatif ou prescriptif. La gouvernance telle que nous la définissons «est». Elle n’est ni bonne ni mauvaise à priori, mais dotée de caractéristiques analysables et interprétables. Toute société élabore ses propres processus et modèles de gouvernance, ses propres systèmes de prise de décision ou de résolution des conflits entre ses membres, ses normes et institutions. Elle peut également être analysée de manière non normative et non prescriptive (bien que, du point de vue épistémologique, toute théorie, élément nécessaire à l’analyse, repose in fine sur des valeurs). La gouvernance n’est donc pas un «modèle» spécifique qu’il est «souhaitable d’encourager» et il ne peut y avoir plus ou moins de gouvernance.

32Il est indispensable d’élaborer une méthodologie qui serve de référence au processus d’observation afin de pouvoir étudier la gouvernance. Un cadre analytique est un ensemble cohérent de modèles (représentations schématiques d’une situation) associé à une méthodologie qui permette de le passage entre les propositions théoriques (généralisations) et l’observation empirique. Cette proposition définit certains critères fondamentaux : le cadre analytique devrait être réaliste, interdisciplinaire, comparatif, généralisable, réflexif et opérationnel. L’adjectif «réaliste» se réfère à sa capacité de décrire les faits tels qu’ils sont, et non comme ils devraient être, par opposition aux perspectives normatives.

33L’interdisciplinarité est définie par Jollivet et Legay comme «une démarche de recherche construite en assemblant de manière méthodique des connaissances, des opinions et des techniques de travail provenant de disciplines différentes»35. Elle requiert une coopération active entre les chercheurs de différentes disciplines (sociologie, anthropologie, droit, économie, géographie, etc.)36 pour élargir la compréhension d’un phénomène particulier ou réaliser un projet commun. Un premier pas vers l’interdisciplinarité est la construction commune d’un objet : les disciplines se coordonnent pour définir l’objet, la méthodologie et la contribution spécifique apportée par chaque discipline au projet global. Il est entendu que ce processus exige une réflexion épistémologique théorique approfondie. La tension entre le souci de précision et d’exactitude, qui exige une spécialisation croissante, et le souhait de se référer à la réalité, où tout découpage de l’objet suppose une perte de sens, se fait sentir tout particulièrement dans le cas de la recherche-action. Elle se présente sous différentes formes, appréhendée au sens large comme un processus itératif d’interaction entre une recherche et l’utilisation des résultats comme preuve. Cette exigence rompt avec une approche de la gouvernance étroitement disciplinaire et la transforme en un «concept passerelle» entre disciplines.

34Cette méthodologie est comparative et généralisable : elle suppose également qu’on peut observer et comparer plusieurs configurations ou modèles de gouvernance et leurs effets différenciés sur une variable considérée comme dépendante. Il est pour cela nécessaire de disposer d’un cadre analytique, d’indicateurs empiriques mesurables et de méthodes d’observation adéquates.

35Si l’on part du principe que la neutralité axiologique du chercheur est inatteignable et si l’on prend en considération les nombreuses références faites par les différents auteurs aux changements introduits dans les situations sociales par le simple fait de les observer, les chercheurs sont considérés comme des acteurs. Cela signifie qu’ils doivent adopter une perspective réflexive tenant compte de leurs interactions avec les autres acteurs ainsi que les conséquences qu’entraînent ces contacts.

36Les processus de gouvernance de différentes sociétés, en différents lieux et temps, ont des caractéristiques distinctes qui peuvent être analysées à l’aide d’une méthodologie que nous appelons «cadre analytique de la gouvernance» (CAG).

37Le cadre analytique proposé est composé de cinq éléments : les enjeux ou problèmes, les acteurs, les points nodaux, les normes et les processus. Les acteurs sont des individus ou des groupes. Leur action collective entraîne la formulation de normes (ou de règles du jeu ou de décisions) qui orientent le comportement des acteurs et sont à leur tour modifiées par l’action collective. Cette dernière découle de l’interaction entre les acteurs, qu’elle soit conflictuelle ou coopérative, des transactions, des accords et des décisions prises ainsi que de leur mise en œuvre. On peut observer les interactions dans des points nodaux, des interfaces physiques ou virtuelles où convergent les problèmes, les processus, les acteurs et les normes. Les processus sont les successions d’état par lesquels passent les interactions entre les acteurs, les normes et les points nodaux. Les processus, les acteurs et les normes peuvent être formels, c’est-à-dire reconnus par les acteurs détenteurs d’autorité dans la société observée (cette reconnaissance est «légale» dans les sociétés dotées d’un droit positif) ou informels, définis par la pratique des acteurs.

38Dans la perspective de son opérationnalité, la gouvernance peut être considérée comme une variable intermédiaire. D’une part, elle produit des effets sur une variable dépendante (par exemple : le problème de l’accès équitable aux services de santé publique dans un système fédéral fragmenté37) et d’autre part, elle dépend de variables indépendantes qui la déterminent (exemple : la culture ou le système politique). Le processus de gouvernance n’est vraisemblablement qu’un facteur explicatif parmi d’autres (multi-causalité), son isolement est une opération nécessaire ici.

Schéma 1 : La gouvernance en tant que variable intermédiaire

39À partir de l’utilisation des catégories d’analyse, cette méthodologie vise à identifier la manière dont la gouvernance influence les variables dépendantes retenues. Elle cherche à déceler si les points nodaux présentent des caractéristiques favorables ou défavorables à un changement de l’enjeu en question.

40Le tableau 2 présente un exemple simplifié de la gouvernance comme variable indépendante. On part du principe qu’en analysant les points nodaux et les processus d’interaction (dans ce cas précis, l’interaction de 4 points nodaux), on peut identifier le lieu spécifique d’intervention (le point nodal B) permettant de modifier l’enjeu en question (l’iniquité).

Schéma 2 : Méthodologie d’intervention

4.1. Définition du problème

41De manière générale, le CAG sert à analyser les situations dans lesquelles un «problème» est l’objet d’un processus de gouvernance. Il peut s’agir de l’accès inégal à la santé publique, de la déforestation dans une zone protégée, ou de l’interaction des acteurs qui produit un résultat inférieur au résultat escompté. La première étape et catégorie analytique du CAG est donc de comprendre et de définir clairement le problème ou l’enjeu.

42Cette étape repose sur l’hypothèse selon laquelle tout problème est une construction sociale. L’enjeu peut être totalement différent pour chaque acteur impliqué dans un processus de gouvernance. Chaque acteur (y compris l’observateur, la personne ou le groupe qui utilise le CAG pour établir un diagnostic) appréhende l’enjeu à sa manière. En effet, tout dépend de la place qu’il occupe dans la société ainsi que des histoires, des cultures, des pressions, des objectifs et des discours spécifiques : il s’agit des «univers de signification». Tout interaction sociale, le conflit même, est une rencontre de ces univers. Lorsqu’on entreprend une étude avec le CAG, il est nécessaire en premier lieu de reconnaître cette pluralité de points de vue, ce qui suppose que l’observateur ou l’acteur prend du recul par rapport à sa perspective. Il s’agit d’une étape fondamentale pour effectuer une analyse réaliste et trouver une éventuelle solution.

43Par conséquent, «déconstruire» et «reconstruire» le problème peut être considéré un premier outil. Ainsi, sur une zone protégée qui serait au centre de demandes incompatibles et conflictuelles, la déforestation ou la disparition de la diversité biologique pourrait être considérée comme un problème majeur pour les écologistes, tout comme la question de la répartition des terres pour les paysans, de l’accès aux ressources et du maintien de l’intégrité du territoire pour les autochtones, de l’accès au bois pour les marchands de bois, de l’accès aux ressources minérales du sous-sol pour une compagnie pétrolière, de l’équilibre entre le développement économique, la conservation et la paix sociale pour l’État.

44Pouvoir définir ce qui est en jeu fait partie de ce qui est en jeu et fait l’objet d’une lutte de pouvoir. Toute relation sociale implique donc des relations de force et la définition du problème en jeu peut être imposée par la force ou la persuasion. Celui qui possède le plus de ressources peut influer sur la définition du problème. Cela sera probablement une source de mécontentement et engendrera des formes passives ou actives de résistance. Le recours à une violence symbolique (Bourdieu et Passeron, 1970) représenterait en revanche une façon plus subtile d’imposer sa volonté, en démontrant aux autres acteurs que sa propre préférence est une préférence dominante, tout comme dans une relation patron-client. Dans le cadre de relations inégales, la définition du problème intégrera très probablement ces schémas.

45Grâce à des discussions avec les stakeholders, ou protagonistes, à une révision de la littérature, et à une transformation des problèmes sociaux identifiés («mes enfants sont malades et je ne suis pas en mesure d’acheter des médicaments») en problèmes sociologiques («l’accès aux médicaments est inégal»), la problématique peut être «reconstruite». Pour l’observateur, la capacité à dépasser ce que les acteurs considèrent comme un problème et en faire une question sociologique dépend en grande partie du contexte, de la méthodologie, des techniques et de l’expérience.

4.2. Les normes

46Les normes sociales constituent un enjeu majeur, à savoir, en premier lieu les règles du jeu, et en second lieu, les règles permettant de déterminer qui définit les règles et comment. Il existe dans toute société des accords et des décisions entre acteurs, conséquences des processus de gouvernance, qui permettent la formulation de normes (généralement définies comme reflétant les attentes collectives pour ce qui est considéré comme un comportement approprié dans une société donnée). Les normes orientent le comportement des acteurs et sont modifiées par l’action collective, comme le souligne l’économie institutionnelle «classique»38. Les normes s’appuient sur des valeurs ou des croyances (le sens de ce qui est bon ou incorrect) et incluent une prescription (ce que quelqu’un doit ou ne doit pas faire). Elles peuvent influencer le comportement de l’agent et sont modifiées par l’action collective. Lorsque les normes sont récurrentes, elles sont institutionnalisées. Elles peuvent dès lors être étudiées comme des institutions, à partir d’une théorie des institutions, par exemple celle l’économie institutionnelle classique.

47Les normes doivent être considérées ici d’un point de vue sociologique. Elles peuvent être légales (inscrites dans le droit positif de l’État-nation), formelles (reconnues par les autorités de la société étudiée) ou informelles (produites par la pratique des acteurs). Il est possible de recourir à la science juridique ou à l’anthropologie juridique pour rendre ces distinctions. Dans le cadre d’une analyse réaliste, l’effectivité d’une norme est plus importante que sa nature. Il faut souligner en outre que diverses normes ou divers systèmes normatifs peuvent à la fois se chevaucher, être en concurrence ou coexister dans une société donnée.

48Cette situation de pluralisme normatif peut devenir une source majeure de conflits. L’objectif des acteurs est de déterminer quelles seront les normes relatives à l’enjeu, qui aura le droit ou la légitimité pour formuler ces normes, et quelles seront les normes qui seront définies pour déterminer les règles du jeu entre les acteurs. Les normes constituent alors des noyaux essentiels, sont l’objet d’une concurrence entre les acteurs et d’une relation politique, que ce soit au travers du recours au pouvoir (la capacité, socialement contrainte, de modifier un comportement), aux techniques ou aux manœuvres stratégiques39.

49L’application de normes et leur respect dépend de facteurs spécifiques qui requièrent une théorisation (pouvoir, légitimité, sanctions, etc.). S’interroger sur le non-respect d’une loi requiert la formulation d’une variable dépendante de la gouvernance ainsi que l’application du cadre proposé dans cette étude.

50Nous identifions trois types de normes, chacune renvoyant à différents niveaux d’analyse :

  • En premier lieu, les méta-normes qui se rapportent aux principes qui orientent le «contrat social» au sens large, définissant des valeurs largement partagées (par exemple développement durable, propriété privée, etc.)

  • En second lieu, les normes constitutives qui définissent les mécanismes organisationnels et institutionnels liés au fonctionnement sectoriel de l’objet ou du scénario étudié (par exemple l’organigramme d’une organisation).

  • En troisième lieu, les normes régulatrices ou règles qui définissent les règles de conduite permettant de préciser ce qui est approprié du point de vue de la société en termes de comportement, ce que chacun doit ou peut faire, et définissant des sanctions positives (approbation, récompense) ou négatives (désapprobation, punition).

51Les normes expriment par ailleurs l’aspect multi-niveaux de la gouvernance. Celles-ci peuvent être formulées à divers niveaux et être transférées à d’autres niveaux. Les normes sont, par exemple, élaborées au niveau international, transférées au niveau national, puis au niveau local. À chaque niveau, il existe un processus de réaction, de rejet ou d’internalisation et d’adaptation. La méta-norme de la «participation» s’est ainsi transformée en une norme dominante dans le contexte politique actuel. Elle s’est diffusée par exemple dans le monde du développement à travers les mécanismes de financement internationaux jusque dans les zones les plus reculées de la planète.

52Pour analyser les processus de transformation des normes sociales, il est conseillé d’utiliser une matrice permettant de diviser les étapes du processus de production des normes, d’analyser les différents niveaux, et de reconnaître les relations mutuelles de conditionnement. Le graphique ci-après illustre ce processus.

Schéma 3. Cadre d’analyse des normes

4.3. Les acteurs

53Dans le cadre d’une analyse dynamique des processus de gouvernance, les normes sociales sont intimement liées aux acteurs, à leur conduite, leurs interactions, et sont conditionnées par leur nature, leur pouvoir, leurs intérêts, leur culture et leur histoire. Nous partons ici du postulat selon lequel toutes les «parties prenantes» (individus ou groupes) sont intégrés à l’analyse, qu’elles soient «formelles ou informelles» (reconnues ou non par la loi ou les autorités), ceci sans préjugés. Les réseaux sociaux font ainsi partie intégrante de la réalité de chaque société organisée, mais ils ne sont souvent pas pris en compte dans une analyse portant sur les acteurs, en dépit de leur importance dans de nombreuses décisions. Tous les acteurs n’ont cependant pas la même influence dans un processus de gouvernance. C’est pourquoi nous proposons un sous-ensemble d’outils visant à analyser les ressources disponibles et la manière dont chaque acteur peut influer sur un processus de gouvernance donné.

54Le premier outil est une grille descriptive permettant de distinguer les caractéristiques des acteurs.

Schéma 4 : Description des acteurs

55L’identification des différents types de ressources contrôlées ou mobilisées par les acteurs inclut des ressources matérielles et immatérielles à leur disposition. Il existe un rapport entre les acteurs, les ressources et le pouvoir ou la capacité d’influer sur la nature de la trame des relations, des règles et des processus. Le type de ressources contrôlées, la combinaison de celles-ci par un acteur et sa capacité à les mobiliser en fonction de ses propres intérêts renforcent son pouvoir dans la définition ou la modification des règles du jeu. La méthodologie propose alors une analyse situationnelle du pouvoir relatif des acteurs. Il s’agit d’une fonction à quatre variables : les ressources contrôlées (économiques, sociales, culturelles, symboliques…) ; la volonté et la capacité à mobiliser ses ressources ; la mobilisation effective dans le processus de gouvernance analysé ; l’interaction stratégique avec les autres acteurs. Deux dimensions devraient être prise en compte pour une évaluation empirique : la dimension objective de ces variables (par exemple de quel type de ressources financières dispose un acteur) et la dimension subjective, qui dépend de la perception des acteurs (ego autant que ses concurrents). Cette dernière dimension est essentielle, la capacité à paraître plus puissant que l’on ne l’est en réalité est par exemple une ressource déterminante dans une interaction stratégique.

56Sans préjuger de la méthodologie employée par l’observateur, nous proposons une classification des acteurs en trois catégories basés sur quatre variables : «acteurs stratégiques», «pertinents» et «secondaires». L’effort d’analyse portera logiquement sur les acteurs stratégiques. Prats40 (2001) les définit comme «tout individu, organisation ou groupe avec des ressources de pouvoir suffisantes pour empêcher ou perturber le fonctionnement des règles ou des processus de prise de décision et de mise en œuvre de solutions aux conflits collectifs». En revanche, les acteurs pertinents sont des acteurs impliqués dans la trame institutionnelle et qui possèdent les ressources nécessaires pour être considérés comme des acteurs stratégiques, mais qui ne mobilisent pas leurs ressources ou qui sont dominés au cours du processus. Les acteurs secondaires n’ont pas suffisamment de pouvoir pour influer sur les règles du jeu.

Schéma 5 : Importance des acteurs selon 4 variables

57La nature des interactions entre les acteurs peut être divisée en quatre types en se basant sur l’économie institutionnelle classique et l’anthropologie sociale :

  • Les transactions de négociation qui déterminent les règles collectives relatives au transfert du droit de propriété sur un objet ou un travail (achat, salaire). Elles supposent une relation d’inégalité de droit entre les acteurs, qui peut (mais ne doit pas) être garantie par un tiers. La relation transactionnelle établie, de la persuasion à la coercition, est fonction des capacités de marchandage de chacun des acteurs présents.

  • Les transactions de direction qui organisent la production de biens et de services ainsi que les relations de travail selon le principe d’efficience. Les acteurs se retrouvent dans une relation d’inégalité économique et juridique, où l’un ordonne et l’autre obéit, en fonction des règles fixées par les transactions de négociation.

  • Les transactions de répartition qui organisent la rationalisation et la distribution des richesses produites en fonction du principe de soumission au gouvernement ou à l’autorité. Celles-ci supposent une relation d’inégalité entre les acteurs et l’obligation pour les soumis de respecter les décisions prises par le souverain, garantie par le monopole de la violence.

  • Les transactions de réciprocité qui sont le fondement du «capital social». Celles-ci correspondent aux «dons et contre-dons» de Mauss (qu’ils soient directs ou indirects) et impliquent un système de dette morale, et dans le même temps une solidification du tissu social. Un type particulier d’interaction constitue le réseau. L’identification des réseaux, toujours plus informels et liés aux affinités électives ou aux transactions de réciprocité, peut constituer une clé importante pour la compréhension de certains phénomènes.

58Différentes combinaisons de ces quatre types d’interactions correspondent à des types de relations tels que le clientélisme, le commerce, la famille, etc. Ces types doivent faire l’objet d’un développement théorique se basant sur les observations sur le terrain.

4.4. Les points nodaux

59On entend par points nodaux, en référence aux lieux où convergent des rails de chemin de fer, les espaces physiques (par exemple une table de négociation, le conseil communal, etc.) ou virtuels (par exemple une conférence par internet), où convergent divers problèmes, trajectoires d’acteurs, processus (temps et espace), et où des décisions sont prises, des accords sont conclus et des normes sociales sont élaborées. Le «point nodal» est un espace d’observation où se croisent des projets, de cultures, des visions et des intérêts distincts, portés par les acteurs qui y participent. Deux notions proches, mais distinctes sont celle d’ «interface sociale» de N. Long41 et d’«arène» de J.-P. Olivier de Sardan42.

Schéma 6 : Points nodaux

60Il s’agit d’un point de départ intéressant et pragmatique pour l’observation des processus de gouvernance. Un processus de gouvernance peut comprendre en réalité de nombreux points nodaux, ou un point nodal principal et des points nodaux secondaires, articulés entre eux. Par exemple lors d’une négociation autour des salaires, chaque groupe représenté a lui-même une discussion interne pour déterminer sa stratégie dans laquelle s’affrontent des acteurs distincts, mais qui finissent par agréger leurs demandes ou leurs positions en vue de la négociation principale. L’identification des différents points nodaux, leur caractérisation, leurs relations et leurs effets sur les variables dépendantes permettent d’analyser les conditions existantes (favorables ou défavorables) dans le cadre d’un processus de gouvernance.

4.5. Les processus

61Les processus sont une succession d’états par lesquels passe un système. Ils introduisent l’historicité au sein des modèles de gouvernance. Il est ainsi possible pour un objet donné, ou un point nodal, d’identifier des séquences qui permettent d’évaluer la direction dans laquelle ces processus évoluent et de localiser les facteurs favorables au changement. L’analyse des processus de changement cherche à identifier les modèles d’évolution des points nodaux, la trame d’interactions entre les acteurs et leur implication dans la modification des règles du jeu.

Schéma 7 : Interaction de points nodaux dans un processus de gouvernance

Conclusion

62Aujourd’hui, la gouvernance reste dans la majorité des cas un signifiant flou, son sens varie selon qui l’emploie et dans quel contexte. Politiquement, il fait partir de ces termes qui prennent des sens différents et qui permettent un consensus politique tactique entre personnes aux idées parfois éloignées, fondé justement sur leur imprécision. Cette polysémie permet le consensus ou tout au moins un «malentendu productif»43.

63Notre raisonnement est donc triple, à la fois ontologique, en vue de délimiter un objet gouvernance ; théorique, pour catégoriser les propositions faites au sujet de la gouvernance ; et méthodologique, curieux que nous sommes de savoir par quel procédé l’observer et comment se servir d’un tel procédé dans une recherche ou dans des applications concrètes. Le problème du sens en est tout d’abord un de cohérence, de cohérence externe pour différencier ce concept de termes proches, de cohérence interne en vue de stabiliser son ce qu’il désigne et ses usages, de cohérence sociale, en vue de lui faire perdre les connotations négatives qu’il a acquis dans une grande partie du monde.

64Nous espérons que ce modèle représente un progrès en comparaison aux orientations antérieures. Il entend tout au moins transformer un concept vague et conflictuel en un concept digne de faire partie de la panoplie des sciences sociales doté d’une méthodologie empirique suivant des critères stricts. Actuellement mise à l’épreuve dans diverses études de cas (environnement, santé publique, urbain, mouvements sociaux, décentralisation, sécurité), cette proposition doit être considéré comme un travail en évolution. Nous espérons ainsi, grâce à notre contribution, être en mesure de contribuer à donner une certaine précision et une certaine rigueur à un concept qui nous paraît doté d’un potentiel scientifique.

Notes

1 En anglais, le terme de governance est utilisé. En allemand, le terme le plus commun est Steuerung, qui a le sens de «conduite» ou «contrôle», mais est apparu le terme Governanz. En espagnol ou en portugais, le terme de governança avait autrefois le sens de «gouvernement». Il est tombé en désuétude et, comme en français, c’est sous l’influence de l’anglais qu’il réapparaît. En espagnol moderne, il existe une confusion des termes. En Espagne, le terme de gobernanza est introduit en particulier par l’Union européenne. En Amérique latine, la Banque mondiale et de nombreuses organisations utilisent le terme de gobernabilidad, qui introduit une confusion avec le contenu original du concept de gouvernabilité («la capacité d’un système à s’auto-gouverner», J. Kooiman, Modern Governance : New Government-Society Interactions, Londres, Sage, 1993). Confusion entretenue d’ailleurs par la Real Academia Española de la Lengua, qui recommande l’usage de gobernanza, mais l’accepte comme synonyme de gobernabilidad ! On trouve aussi le terme de gobernancia, un néologisme qui présente l’intérêt de ne pas être connoté. Gobernanza ou gobernancia paraissent être les termes les plus appropriés (Solá A., 2000, «La traducción de governance», Puntoycoma, nº 65).
2 Björk (P.) et Johansson (H.), «Towards Governance Theory : In Search for a Common Ground», IPSA Papers, 2001.
3 de Oliveira Barata (M.), Étymologie du terme «gouvernance», http://ec.europa.eu/governance/docs/doc5_en.pdf (consulté le 1er septembre 2003).
4 Smouts (M.-C.), «Du bon usage de la gouvernance en relations internationales», Revue internationale des sciences sociales, n° 155, 1998, p. 85-94.
5 World Bank, Governance and Development, Washington, IBRD, 1992. Si on a la curiosité de consulter ce rapport, cette définition est suivie d’une note de bas de page qui en indique la source : Webster’s New Universal Unabridged Dictionary, Londres, Dorset & Baber, 1979. La définition de la Banque est celle d’un dictionnaire !
6 http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/WBI/EXTWBIGOVANTCOR/0,,contentMDK:20771165~menuPK:1866365~pagePK:64168445~piPK:64168309~theSitePK:1740530,00.html (consulté en mars 2007).
7 Kaufmann (D.), Kraay (A.) et Mastruzzi (M.), Governance Matters IV : Governance Indicators for 1996-2004, The World Bank, 2005, http://www.worldbank.org/wbi/governance/pubs/govmatters4.html (consulté en mars 2007).
8 Olsen (J.), «University Governance : Non-participation as Exclusion or Choice», in March (J.) et Olsen (J.) (éds), Ambiguity and Choice in Organizations, Bergen, Universitetsforlaget, 1996, p. 277-313.
9 Coase (R.H.), The firm, the market and the law, Chicago, The University of Chicago Press, 1988 [1937].
10 Williamson (O.E.), The Mechanisms of Governance, Oxford, Oxford University Press, 1996.
11 OECD, OECD Principles of Corporate Governance, Paris, OECD, 2004.
12 Charreaux (G.), «Le gouvernement d’entreprise», in Allouche (J.) (coord.), Encyclopédie des ressources humaines, Paris, Vuibert, 2003, p. 628-640.
13 Krasner (S.D.), «Structural Causes and Regime Consequences : Regimes as intervening Variables», International Organization, vol. 36, n° 2, 1982, p. 185-205.
14 Rosenau (J.N.), Governance without Government : Systems of Rule in World Politics, Los Angeles, Institute for Transnational Studies, University of South California, 1987.
15 Commission on Global Governance, Our Global Neighbourhood, Oxford, Oxford University Press, 1995.
16 Notre traduction. «Governance is the sum of the many ways individuals and institutions, public and private, manage their common affairs. It is a continuing process through which conflicting or diverse interests may be accommodated and co-operative action may be taken. It includes formal institutions and regimes empowered to enforce compliance, as well as informal arrangements that people and institutions either have agreed to or perceive to be in their interest».
17 Smouts (M.-C.), «Du bon usage de la gouvernance en relations internationales», Revue internationale des sciences sociales, n° 155, 1998, p. 85-94.
18 Pierre (J.) et Peters (B.G.), Governance, Politics and the State, New York, St. Martin’s Press, 2000.
19 J. Kooiman (éd.), Modern Governance : New Government-Society Interactions, Londres, Sage, 1993.
20 Rhodes (R.A.W.), Understanding Governance : Policy Networks, Governance, Reflexivity and Accountability, Philadelphia, Open University Press, 1996.
21 Jessop (B.), «L’essor de la gouvernance et ses risques d’échec. Le cas du développement économique», Revue internationale des sciences sociales, nº 155, 1998, p. 31-49.
22 Beaud (M.) et al. (dirs), La mondialisation, les mots et les choses, Paris, Karthala, 1999.
23 Edwards (M.) et Gaventa (J.) (éds), Global Citizen Action, Boulder, Lynne Rienner, 2001.
24 Hufty (M.) (dir.), La pensée comptable : État, néolibéralisme, nouvelle gestion publique, Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 8, Genève, IUED ; Paris, PUF, 1999.
25 Marinetto (M.), «Governing the Centre : A Critique of the Anglo-Governance School», Political Studies, vol. 51, 2003, p. 592-608.
26 Holliday (I.), «Is the British State Hollowing Out ?», Political Quarterly, vol. 71, n° 2, 2000, p. 167-176.
27 Sabatier (P.A.), Theories of the Policy Process, Boulder, Westview Press, 1999.
28 Merrien (F.-X.), «De la gouvernance et des États-providence contemporains», Revue internationale des sciences sociales, n° 155, 1998, p. 61-71.
29 Smouts (M.-C.), «Du bon usage de la gouvernance en relations internationales», Revue internationale des sciences sociales, n° 155, 1998, p. 85-94.
30 Hermet (G.), Kazancigil (A.) et Prud’homme (J.-F.), La gouvernance de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
31 Une série d’études empiriques mettant en œuvre ce cadre analytique sont en cours dans plusieurs pays et domaines, un colloque rassemblant ces équipes de recherche a eu lieu à Genève en novembre 2007 et fera l’objet d’une publication en 2008. Voir : calenda.revues.org/nouvelle9340.html.
32 Les systèmes récurrents de normes sociales qui orientent et sanctionnent les actions des individus et des groupes. Ce concept est différent du concept d’«organisation», qui a du personnel, une structure reconnue, une hiérarchie, une répartition du travail, des ressources et un objectif.
33 Ce point est théorique étant donné la domination actuelle de l’État-nation, mais de nombreuses régions du monde échappent à la souveraineté nationale (zones «libérées» par des guérillas pendant une guerre civile ou peuples autochtones isolés, etc.). Voir aussi en anthropologie les travaux de Clastres (P.) (La société contre l'État, Paris, Éditions de Minuit, 1974).
34 Telle que développée par exemple par Balandier (G.), Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967.
35 Jollivet (M.) et Legay (J.-M.), «Canevas pour une réflexion sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences sociales», Natures, Sciences, Sociétés, vol. 13, n° 2, 2005, p. 184-188.
36 Techniquement, il s’agit d’une «interdisciplinarité étroite» limitée aux sciences sociales et humaines et non aux sciences de la vie ou de la nature.
37 Un exemple tiré d’un projet de recherche en cours en Argentine, où trois niveaux disposent d’un système de santé public (le gouvernement fédéral, les provinces et les municipalités), créant de mutiples problèmes pour les usagers.
38 Commons (J.R.), Institutional Economics. Its Place in Political Economy, New York, Macmillan, 1934.
39 Goodin (R.E.) et Klingemann (H.D.) (éds), A New Handbook of Political Science, Oxford, Oxford University Press, 1998.
40 Prats (J.), Gobernabilidad democrática para el desarrollo humano, Inter-American Development Bank, 2001, www.iadb.org/etica/documentos/pra_gober.pdf (consulté en mars 2007).
41 Long (N.), Development Sociology : Actor Perspectives, London, Routledge, 2001.
42 Olivier de Sardan (J.-P.), Anthropologie et développement : Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD-Karthala, 1998.
43 Sahlins (M.), «Historical Metaphors and Mythical Realities. Structure in the Early History of the Sandwich Islands Kingdom», Association for Social Anthropology in Oceania, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1981.

Pour citer cet article

Marc Hufty, «La gouvernance est-elle un concept opérationnel ?», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Numéro 2 - Société civile, globalisation, gouvernance : aux origines d’un nouvel ordre politique ?, Volume 7 : 2007, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=635.