Daniel Giovannangeli, en reconnaissance
1Il y a vingt ans, en 2005, paraissaient les premiers numéros du Bulletin d’Analyse Phénoménologique, revue scientifique en ligne éditée par l’unité de recherches Phénoménologies — aujourd’hui Centre de recherches phénoménologiques (Creph) — de l’Université de Liège, elle-même fondée quatre ans plus tôt. Depuis lors, ce ne sont pas moins de 135 numéros, dont 14 numéros spéciaux contenant des actes de colloques et 10 numéros de recensions, qui ont été publiés dans la revue, et ce sur tous les auteurs et tous les champs d’investigation de la phénoménologie, reflétant par là la diversité des préoccupations de l’équipe originelle1.
2Dans le tout premier numéro figurait un texte intitulé « L’homme en question2 », dû à Daniel Giovannangeli, figure fondatrice tout à la fois du Centre de recherches phénoménologiques et du Bulletin d’Analyse Phénoménologique, à qui on avait confié le soin de donner sa première impulsion à la revue. Aujourd’hui, le Bulletin a le grand plaisir de publier un autre article de D. Giovannangeli, « Pierre Bourdieu, la croyance originaire et la phénoménologie », et de marquer par cette occasion deux autres anniversaires.
3Le Bulletin d’Analyse Phénoménologique est d’abord très heureux de saluer, quelques mois après son quatre-vingtième anniversaire, le travail d’un philosophe qui n’a cessé d’arpenter l’œuvre des figures majeures de la phénoménologie, de Husserl et Heidegger à Granel et Janicaud, en passant par Sartre, Merleau-Ponty, Dufrenne et Ricœur. Au long de ses travaux, D. Giovannangeli a bâti une solide histoire de la philosophie phénoménologique en proposant, en retour, de nouvelles lectures phénoménologiques de l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine, éclairant les philosophies de Descartes, de Kant ou encore de Hegel. Préfaçant La Fiction de l’être en 1990, Jacques Taminiaux avait parfaitement cerné cette capacité giovannangelienne de mobiliser la philosophie et son histoire : « L’un des mérites les plus frappants de ses essais, ce qui les rend si vivants, tient au talent rare qu’ils ont, chacun d’eux, discrètement, de mobiliser — au sens premier de rendre mobiles — au service d’une question précise, à la fois les textes classiques qui l’imposent, leurs historiens et analystes les plus autorisés, et les philosophes qui, jusqu’aux plus contemporains, ont été interpellés par elle3. »
4Au fil des années, D. Giovannangeli a publié plusieurs de ses essais dans le Bulletin d’Analyse Phénoménologique4. Le présent article sur Bourdieu et la doxa phénoménologique est sa sixième contribution à la revue. Ces aperçus d’un travail de longue haleine ont fait dialoguer dans nos pages Sartre, Husserl et Dufrenne avec Foucault, Lévy-Bruhl, Lyotard et, évidemment, Derrida, interrogeant sans relâche, en la portant à ses limites, la légitimité de la méthode phénoménologique.
5Cette manière de porter la phénoménologie à ses limites, pour reprendre une formule qui est chère à D. Giovannangeli et à celles et ceux qu’il a formés ou qui l’ont lu, était déjà au cœur de sa thèse de doctorat, Vers un Dépassement de la phénoménologie et du structuralisme. La Réflexion sur la littérature dans la pensée de Jacques Derrida, présentée à l’Université de Liège en 1974. Cette thèse était la première thèse consacrée à la pensée de Derrida, il y a tout juste cinquante ans. Elle fut bientôt publiée par Mikel Dufrenne chez 10/185. Comme D. Giovannangeli l’a écrit plus tard à propos de Lyotard, il s’agissait de se tenir « au point d’hérésie entre phénoménologie et structuralisme6 ». De cette approche de la philosophie derridienne, les plus jeunes chercheurs et chercheuses du département de philosophie ont gardé une manière de pratiquer l’histoire de la philosophie en renonçant à ses partages historiographiques ou paradigmatiques trop simples : phénoménologie allemande vs phénoménologie française, phénoménologie vs philosophie analytique, philosophie française contemporaine vs sciences sociales, etc. On ne peut que se réjouir de la perspective d’une republication prochaine d’Écriture et répétition.
6Le premier texte de D. Giovannangeli dans le Bulletin mettait l’homme en question(s). On trouvera ici, dans « Pierre Bourdieu, la croyance originaire et la phénoménologique », une même préoccupation pour l’homme, ressaisie dans l’expérience para-doxale de la quotidienneté telle qu’elle peut être décrite à partir de la sociologie bourdieusienne et de l’anthropologie phénoménologique de Bruce Bégout. Rendant compte du premier ouvrage de D. Giovannangeli, Pierre Somville avait perçu l’inquiétude qui point dans l’enquête « méthodologique » menée à partir de Derrida7. Évoquant à son tour la gravure de Dürer « Le chevalier, le diable et la mort », il cernait, au cœur du livre, les thèmes de la facticité et du temps « qui nous rappellent, en la dotant peut-être d’un sens ultime, l’opacité de notre condition ». Se penchant quelques années plus tard sur La Passion de l’origine, Juliette Simont avait souhaité rapporter l’indécidable derridien à la liberté angoissante de la conscience sartrienne : « je m’angoisse parce que je ne suis jamais cause de mes comportements comme une force l’est du mouvement d’un corps, je m’angoisse parce que l’indécidable sur fond duquel j’ai décidé de donner poids à tel “motif” fragilise à jamais cette décision et menace de faire retour en elle8 ? » Dans l’article que nous donnons ici à lire, D. Giovannangeli distingue rigoureusement de l’angoisse l’inquiétude originelle de l’être-au-monde : alors que celle-là paralyse dans le néant, celle-ci, bien que travaillée par le doute, mobilise et pousse à agir.
7D. Giovannangeli nous invite ainsi, au-delà de la reconnaissance que nous lui devons, à reconnaître pour nous-mêmes l’intensité d’une exigence intellectuelle. En redisant son ouverture à la diversité des contributions phénoménologiques, l’équipe du Bulletin d’Analyse Phénoménologique se réjouit dès lors de réaffirmer son ambition initiale et de poursuivre l’entreprise collective commencée il y a déjà vingt ans.
Notes
1 Nous en profitons pour remercier nos collègues Arnaud Dewalque et Denis Seron qui ont assuré, avant nous, la direction du Bulletin d’Analyse Phénoménologique pendant de très nombreuses années.
2 Daniel Giovannangeli, « L’homme en question », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, n° 1, 2005, https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=121&lang=nl.
3 Jacques Taminiaux, « Préface », dans Daniel Giovannangeli, La Fiction de l’être. Lectures de la philosophie moderne, Bruxelles, De Boeck, 1990, p. 5-6.
4 Voir https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=122 pour la liste de ces articles.
5 Daniel Giovannangeli, Écriture et répétition. Approche de Derrida, Paris, Union Générale d’Éditions, 1979.
6 Daniel Giovannangeli, « Un moment de la phénoménologie en France : Dufrenne, Lyotard, et le problème de l’expression », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 12, n° 2, 2016, p. 324, https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=809.
7 Pierre Somville, CR d’Écriture et répétition, dans Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, t. 172, n° 1, 1982, p. 64-65.
8 Juliette Simont, CR de La Passion de l’origine, dans Bulletin d’information du Groupe d’Études Sartriennes, n° 9, 1995, p. 81.