Bulletin d'Analyse Phénoménologique Bulletin d'Analyse Phénoménologique -  Volume 21 (2025)  Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15) 

Un sentiment vague de l’existence : vers une clarification phénoménologique du concept de cénesthèse1

István Fazakas
Bergische Universität Wuppertal
Mathilde Bois
Université Concordia

Résumé

Dans le présent article, nous proposons une interprétation phénoménologique du concept historique de cénesthésie, désignant le sentiment confus de notre existence charnelle. Après une première articulation de la cénesthésie par rapport aux théories phénoménologiques du schéma corporel, nous reprenons et élargissons le concept husserlien de sentance (Empfindis) pour comprendre selon quelles modalités la chair se sent elle-même en deçà de sa constitution kinesthésique. Après cette première approche du phénomène, nous procédons à une attestation des cénesthèses par le biais d’une confrontation avec la psychopathologie des cénesthopathies, considérées comme des révélateurs de cette strate tacite et difficilement saisissable de l’expérience. Cette confrontation permet, dans un dernier temps, de livrer quelques éléments pour une phénoménologie de la vie cénesthésique de la chair, notamment eu égard à sa temporalisation. La visée générale de ce travail consiste à dégager la teneur hylétique de la chair, qui accorde une densité à l’expérience incarnée.

1À l’occasion de travaux sur le vertige, Pierre Bonnier constate, comme Henry Head et Gordon Morgan Holmes peu après, que la dimension la plus centrale du vécu corporel tient au sens de la posture du corps dans l’espace2. Cette représentation spatiale interne du corps permet à la fois de situer de façon dynamique les différentes parties du corps les unes par rapport aux autres et de se projeter dans un milieu que l’on peut investir par nos mouvements et nos actions. Cette représentation topographique du corps sera respectivement désignée par les termes de « schématie » ou de « schéma postural », qui mèneront rapidement au concept de schéma corporel, fondamental dans la phénoménologie d’Erwin Straus ou de Merleau-Ponty3. Ce dernier, soutirant à ce concept sa base physiologique, décrit le schéma corporel comme la « prise de conscience globale de ma posture dans le monde intersensoriel », qui « intègre activement » les parties de mon corps « à raison de leur valeur pour les projets de l’organisme »4. Fidèle aux premières élaborations phénoménologiques de Husserl et de Heidegger, Merleau-Ponty caractérise l’expérience incarnée par la spontanéité motrice du corps et son ouverture au monde5. Le corps se révèle toujours déjà en situation, par sa localisation dans le monde, et, par l’intentionnalité motrice, il n’est rien de moins que le sujet même de la perception qui s’éprouve en percevant et en agissant6. Dans un tel cadre, le vécu du corps se condense dans ses fonctions de phénoménalisation du monde extérieur et l’accomplissement de tâches pratiques, et semble quasi infatigable, voire immatériel, dans son incessante activité de constitution des choses et de l’espace.

2Le Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception — sous l’influence des psychologues de la Gestalt — soutient que cette intentionnalité motrice est cela même qui confère une organisation schématique aux vécus corporels qui n’apparaîtraient pas sans elle : le corps est considéré comme une forme (dynamique), dans une conception où le tout précède les parties. Toute forme s’enlève toutefois sur un fond, et c’est précisément sur le fond d’une notion plus ancienne, celle de cénesthésie, que s’élabore la théorie du schéma corporel. Apparaissant à la fin du 18e siècle en Allemagne, la cénesthésie est un concept neurologique auquel les recherches médicales du 19e siècle font abondamment recours pour décrire le rapport immédiat du corps à lui-même et la conscience que nous avons différents événements somatiques y survenant (faim, soif, douleur, plaisir)7. Malgré les nombreux déplacements et transformations de son sens, elle désigne grosso modo le sentiment vague et confus de notre existence charnelle, décrit par différents auteurs comme le « sentiment que nous avons de l’existence de notre corps »; un « sentiment obscur et confus constitué à chaque moment de notre existence, par l’ensemble des sensations provenant simultanément de tous les points de notre organisme »; ce qui forme le « fond commun » de nos « états de conscience »; un sentiment qui « dure et persiste » sous toutes les « impressions accidentelles et locales »; ou encore comme une « masse indistincte, indécomposable, irréductiblement individuelle, continuellement mouvante et changeante, expression immédiate de l’ensemble des états, des besoins et des affections organiques8 ». Or, si ce concept doit être abandonné et remplacé par celui de schéma corporel, c’est pour deux raisons. D’abord — et ce déjà chez Bonnier —, parce qu’elle ne rend pas compte de la dimension spatiale et spatialisante de la chair : « Le mot cénesthésie ne peut avoir de signification valable en physiologie et en psychologie, car il ne comporte pas la notion de figuration topographique indispensable à toute définition de corporalité9 ». Ensuite, et corollairement, parce qu’elle reste — par son ancrage dans l’histoire de la neurologie — liée à un naturalisme du corps où ce dernier n’est que la somme de ses organes et de ses sensations. C’est précisément la possibilité d’une sortie de l’empirisme psychologique véhiculé par la notion de cénesthésie qu’offre, pour la phénoménologie, la notion de schéma corporel : ce dernier implique en effet que l’organisation schématique du corps prime sur la somme des sensations y survenant à contre-pied de tout associationnisme, « le schéma corporel, au lieu d’être le résidu de la cénesthésie coutumière, en devient la loi de constitution10 ».

3Néanmoins, le schéma corporel recouvre-t-il l’entièreté de l’expérience du corps ? La notion de cénesthésie ne présente-t-elle pas, en deçà des interprétations biologiques qu’elle a reçues, un sens phénoménologique, à même d’exprimer une dimension essentielle de l’expérience incarnée ? Tels sont les doutes qui animent le présent travail. Il s’agit autrement dit de se demander si la notion de schéma corporel est à même d’exprimer cette facticité propre au corps, cette forme de passivité qui limite et alourdit ses élans spontanés vers le monde. En ce que la notion historique de cénesthésie désigne le sentiment de l’existence de notre corps et l’élément de son auto-affection11, notre pari est qu’elle permet de désigner ce résidu impossible à approprier par la notion de schéma corporel — comme si, pour reprendre une idée de Thomas Fuchs, on avait tenté avec le schéma corporel de remplacer la maison elle-même par son armature et ses échafaudages12. La tâche qui en découle est de livrer une élaboration et une attestation phénoménologique de la cénesthésie, permettant de s’extirper du cadre épistémologique qui l’a vue naître, faisant ainsi valoir la dimension pré-schématique et passive de la teneur sensorielle du vécu charnel. Pour marquer le sens phénoménologique implicite dans les recherches sur la cénesthésie, nous emploierons désormais le terme de cénesthèse, formé en analogie avec kinesthèse.

4Élaboration et attestation : une tâche en deux temps dont nous proposons de nous acquitter en suivant deux perspectives différentes sur les cénesthèses. 1.) Pour ancrer notre problématique dans la tradition phénoménologique, nous esquisserons, à partir de Husserl, une description provisoire des cénesthèses. 2.) Fidèles à la tradition de la phénoménologie du corps, où l’expérience incarnée est souvent abordée à partir de ses dérèglements13, nous nous pencherons ensuite — dans la perspective d’une psychopathologie phénoménologique — sur le cas des cénesthopathies, à savoir les troubles cénesthésiques, survenant entre autres dans la schizophrénie. Nous considérerons ces pathologies comme des révélateurs, nous permettant de mieux comprendre la teneur du vécu cénesthésique, son statut génétique et sa fonction transcendantale. Ces développements nous permettront de livrer quelques éléments d’une phénoménologie des cénesthèses en guise de conclusion.

Première approche de la teneur hylétique des cénesthèses : les sentances

5Un des enjeux des débats historiques sur la cénesthésie est de savoir s’il s’agit de la somme des sensations organiques internes — à opposer aux sensations externes — ou d’un fond global et confus à partir duquel des sensations discrètes et délimitées peuvent se détacher. La teneur sensorielle propre aux cénesthèses demeure ainsi difficile à interpréter, et l’intérêt que présente Husserl pour nous dans ce contexte est sa description polymorphe de la chair, en tant que phénomène global qui inclut des vécus dotés de différentes teneurs hylétiques, et met en jeu le rapport du corps autant au monde qu’à lui-même. Plus spécifiquement, dans les analyses husserliennes, apparaissent les problèmes posés par l’opposition du schéma corporel et des sentiments de l’épaisseur du corps, ou encore entre l’interprétation du corps à partir du mouvement et sa constitution hylétique. Nous pouvons ainsi reprendre notre problème à travers une confrontation des analyses phénoménologiques des kinesthèses et des Empfindnisse (impressions sensibles ou sentances selon la belle traduction de Levinas). Ces dernières semblent pointer, comme nous l’expliquerons, vers ce reste phénoménologique, qui demeure après l’analyse du vécu du corps comme schéma opérant et phénoménalisant.

6Dans Chose et espace, Husserl affirme que le corps se sent avant tout dans ses sensations de mouvement, c’est-à-dire, dans ses kinesthèses. Dans les fameux § 46 et 47, il introduit en effet une distinction capitale entre sensations exposantes et sensations kinesthésiques, les premières étant les impressions matérielles par lesquelles nous sont données les qualités des objets extérieurs (telles une couleur ou la qualité rugueuse d’une chose) et les deuxièmes nous renseignant sur la situation de notre corps par rapport à ces objets. Or, si les sensations kinesthésiques accompagnent toujours les sensations exposantes, elles n’exposent pour autant rien sous forme d’impressions matérielles dotées d’une étendue. Elles sont en fonction dans la corrélation du Moi percevant et des objets perçus, elles sont des conditions de possibilité de toute exposition (Darstellung) en général. Néanmoins, et c’est ce que Husserl explique clairement dans le § 47, dans leur fonction d’accompagnement possibilisant, les kinesthèses font bel et bien apparaître le corps propre comme support du Moi, dans lequel elles sont ancrées14. Tout en restant infigurables, les kinesthèses tracent donc les lignes de force et les contours de la chair, tout aussi infigurable, à partir de laquelle l’espace se déplie. Ces tracés révèlent ainsi une chair qui apparaît principalement comme le support mobile d’un système des lieux.

7Cette description du vécu de la chair comme champ de localisation, qui se sent à travers ses kinesthèses, demeure une constante dans la phénoménologie du corps chez Husserl. Elle mène notamment à la description de la chair comme organe du vouloir dans les Idées II, où Husserl explique que nous sentons notre chair par la possibilité de la mettre librement et spontanément en mouvement, et les kinesthèses occupent un rôle majeur dans l’explication de la constitution du monde naturel objectif15. Toutefois, dans les Idées II, Husserl ne s’intéresse pas seulement au rôle joué par la chair dans la constitution du monde, mais se penche aussi sur la constitution de la chair elle-même16. Dans ce contexte, c’est le modèle du toucher qui prévaut. Husserl remarque que le toucher ne nous livre pas seulement des sensations exposant la texture ou la température des objets, mais aussi des « sensations de toucher ». En effet, comme il l’explique, lorsque je touche un objet, parallèlement à l’enchaînement cohérent des sensations révélant l’objet, se déroule à l’intérieur de ma chair une série de sensations par lesquelles je me sens sentir, série de sensations pour ainsi dire « interne » à laquelle je peux être sensible par un changement de l’orientation de mon attention17. Ces sensations de toucher jouent un rôle central dans la constitution de la chair — Husserl allant jusqu’à dire qu’une chose « devient chair » lorsque de telles sensations se produisent en elle18.

8Husserl décrit ces sensations comme des « événements de la chair » (Leibesvorkommnisse), pour ensuite les nommer Empfindnisse, par opposition aux Empfindungen qui correspondent, grosso modo, aux sensations exposantes de Chose et espace. La façon dont les Empfindungen entrent dans la constitution et la donation des objets physiques extérieurs est très différente de celle par laquelle les Empfindnisse révèlent la chair à elle-même. En effet, les Empfindungen, comme on le sait, sont la matière des esquisses ; celles-ci s’agencent selon un schème sensible pour me livrer un objet au-delà de ma chair, qui n’est donc jamais perçu intégralement, mais reste l’index d’un continuum infini des apparitions. Comme l’affirme Husserl, les Empfindnisse, en revanche « ne relèvent absolument pas du schème sensible19 », elles me donnent à sentir ma chair immédiatement, sans esquisse aucune. En effet, je ne vise pas ma main de chair comme un objet transcendant, qui m’apparaît à partir d’une série d’apparitions. Ma chair se sent immédiatement dans chacune de ses sentances, de ses Empfindnisse donc. En l’absence d’esquisses et d’actes d’appréhension intentionnels, la constitution de la chair pourrait être caractérisée, avec Dominique Pradelle, de « constitution purement hylétique20 ». Ici, la hylè ne s’efface pas dans la morphé d’un objet intentionnel, mais est à la fois le point de départ et le point d’aboutissement de la constitution, si ce terme est encore adéquat pour décrire un tel phénomène.

9Chez Husserl, cette « constitution » apparaît le plus souvent comme celle d’une surface que traditionnellement on appelle la peau. Husserl parle surtout de ces Empfindnisse en tant qu’elles surviennent quand la chair entre en contact avec le monde extérieur, ou quand deux membres du corps se touchent, donc quand la peau est « touchée, pressée, piquée, etc.21 ». Néanmoins, comme le suggère Rudolf Bernet en rapprochant ces analyses de ceux du § 45 sur l’intériorité somatique « médiatisée par celle du champ du toucher » allant jusqu’à la « sensation du cœur », par exemple, il ne s’agit pas nécessairement d’un toucher qui est seulement médiatisé par la peau, mais plutôt d’un contact plus général de la chair avec elle-même22. Ainsi, bien que Husserl indique que les Empfindnisse sont toujours localisées, cette localisation n’a rien à voir avec celle des objets dans l’espace extérieur : à l’extension (Ausdehnung) des choses externes répond le déploiement (Ausbreitung), ou la propagation (Hinbreitung), des sentances23. En ce sens, la spatialisation des sentances par déploiement et par propagation est une spatialisation en et par volumes compacts et elle fait signe vers des masses hylétiques constituant la chair. Ce sont ces « massifs » de hylé, dans leur localisation sans extension, qui forment la matière ou l’étoffe (Stoff) de sensations beaucoup plus indéterminées que celles à la surface de la peau, à savoir les sensations de bien-être, de tensions, de détente, de plaisir, etc.24 La chair se constitue ainsi — pour reprendre l’expression de Pradelle — comme une « hylè totale25 ». La masse des sentances accompagne non seulement ma perception du monde extérieur, mais constitue aussi la matière dans laquelle la chair se sent, aussi indéterminés ces sentiments fussent-ils.

10Cette masse hylétique n’est rien d’autre, et c’est notre thèse ici, que l’élément de la vie cénesthésique. Il nous semble cependant qu’il faille faire un pas en deçà de la description husserlienne des sentances. En effet, chez Husserl, les Empfindnisse n’apparaissent de prime abord et le plus souvent qu’en corrélation avec des Empfindungen, de telle sorte qu’elles constituent le corps propre, mais en corrélation avec la constitution du monde extérieur26. Dans un cadre husserlien, cette masse se révèle d’ordinaire lorsqu’elle est reprise dans des processus de constitution, à savoir dans des actes intentionnels. Ainsi, c’est dans la mesure où les Empfindnisse sont toujours déjà travaillées par une intentionnalité, fût-elle non objectivante, qu’elles apparaissent en présence. En revanche, avec les cénesthèses, il s’agit de penser la masse hylétique de la chair comme un fait originaire non intentionnel ou pré-intentionnel et même a- ou pré-subjectif. La partie de cette masse qui apparaît par les sentances constituant la chair, n’est, pour ainsi dire, que la partie visible d’un iceberg qui descend dans des couches bien plus profondes et insondables.

11On peut donc rapidement circonscrire de quoi il retourne avec cette zone d’expérience. La vie cénesthésique est la dimension matérielle du Leib, qu’il faut évidemment distinguer du Körper : il s’agit de sa dimension matérielle en tant que « sous-bassement hylétique », de ces masses de sentances sans sensations (Empfindnisse sans Empfindungen) à travers laquelle la chair se sent, mais sans l’intervention d’un ego constituant27. Il y aurait donc, paradoxalement, des sentances purement virtuelles, sans sujet sentant, des sentances inapparentes et par là inconscientes. Ainsi, la vie cénesthésique est en grande partie virtuelle, pré-égoïque et anonyme. Cette dimension de l’expérience incarnée est caractérisée par une passivité essentielle, à contraster avec le vécu du corps à travers sa motricité dans l’activité de phénoménalisation du monde extérieur. Elle rend compte du fait que non seulement j’ai ou je suis un corps, mais aussi qu’il y a corps — avec tous les accents, positifs et négatifs, que le concept d’il y a peut revêtir. Il s’agit donc d’un fait phénoménologique essentiel, et la question est de déterminer comment en livrer une attestation. Toute la difficulté en effet est de décrire non seulement les événements « en présence » de la chair, ceux dont nous sommes conscients et qui ont été bien cernés par Husserl, mais également ses « événements en absence » (virtuels), qui appartiennent à notre expérience incarnée, mais forment l’arrière-fond de notre vie consciente.

La chair retournée comme un gant : les cénesthopathies

12Les cénesthopathies, à savoir les troubles de la cénesthèse, offrent une voie d’accès pour procéder à l’attestation de cette dimension passive et inapparente de l’expérience incarnée. Par ce geste de s’intéresser aux troubles qui affectent l’expérience, nous nous inscrivons dans une tradition d’anthropologie phénoménologique, à laquelle participent Ludwig Binswanger, Wolfgang Blankenburg, Henri Maldiney, Marc Richir ou encore plus récemment Thomas Fuchs. Les pathologies y fonctionnent comme de « véritables révélateurs28 » des strates tacites de l’expérience, sans lesquelles elle ne serait pas telle que nous la vivons en tant qu’expérience humaine29. En particulier, les hallucinations cénesthésiques — ensemble de vécus délirants survenant dans l’intériorité corporelle — peuvent être comprises comme l’actualisation de virtualités qui franchissent, par transgression, le seuil de la positionnalité et de l’objectivation. Ainsi, les hallucinations ne créent pas leurs contenus de toutes pièces, comme on pourrait l’entendre communément. Elles empruntent leur matière à des concrétudes phénoménologiques, des amorces de vécu encore sans forme intentionnelle, sur lesquelles elles se greffent. Comme le souligne Henri Ey, « l’Hallucination ne tire pas son caractère pathologique d’un stimulus hétérogène, mais d’une “libération” anormale d’une virtualité immanente à l’ontologie même de l’être psychique30 ». Cette libération ne laisse pas indemnes ces phénomènes virtuels appartenant aux strates profondes du « psychique » : la révélation de ces strates tacites de l’expérience s’accompagne de leurs distorsions ; devenant apparentes, changeant de registre de phénoménalisation, elles perdent leurs propriétés essentielles et en gagnent de nouvelles. La double intuition qui guide donc cette partie tient à ce que les hallucinations cénesthésiques rendent bien une strate de l’expérience visible, mais par ce fait même, elles déforment cette strate, la transforment de part en part31. Dans les termes du cadre conceptuel que nous venons de proposer, dans les hallucinations cénesthopathiques, la masse hylétique virtuelle de la chair est transfigurée en matière du délire. La chair se transmue en une chair délirante (Wahnleib), dans un processus qu’il s’agira ici d’éclaircir.

13Malgré l’abandon de la notion de cénesthésie comme catégorie expliquant l’émergence de pathologies, les hallucinations cénesthésiques et les cénesthopathies restent encore aujourd’hui en usage dans la nosographie psychiatrique, pour désigner des symptômes liés principalement aux troubles schizophréniques. En effet, Huber introduit en 1957 la notion de schizophrénie cénesthopathique pour désigner une forme de schizophrénie caractérisée par l’apparition de sensations corporelles anormales et étranges32. Selon les études, de 6 à 23 % des personnes diagnostiquées de schizophrénie seraient affectées de troubles cénesthésiques33. Ces troubles, dans les outils diagnostiques — que ce soit celui développé historiquement par Huber ou encore dans l’entretien semi-structuré EASE, publié en 2005 — recouvrent divers phénomènes comme des sentiments de lourdeur, de légèreté, de lévitation, de sensations d’électrification, l’expérience que des parties du corps migrent ou encore celle de l’absence d’organes internes34. Mais tournons-nous vers deux descriptions de cas pour comprendre comment ces différents phénomènes se manifestent et s’articulent.

14Le premier est rapporté par Minkowski en 1933 et le second par deux psychiatres néerlandais en 2012, qui ont proposé le diagnostic de schizophrénie cénesthésique pour leur patiente :

Ça m’arrache tout le corps. Tout remue en moi des pieds à la tête. On ne sait pas si on a encore du sang dans les veines tellement c’est drôle. À tout moment ça me passe dans les dents et s’entortille. Il me semble que je vais tomber en morceaux de tous les côtés. On dirait que je me sens maigrir. J’ai l’impression que mon corps s’en va de tous les côtés. Ça m’arrache au-dessus des dents ; avant ça n’arrachait que les gencives. Mes ongles me font mal comme le reste de mon corps. On dirait que j’ai dix millions de fils fins qui me tirent. On dirait que mes jambes sont en longueur et que ça m’arrache en dehors de moi, comme s’il y avait des fils qui tireraient au dehors. [...] Un jour sur deux mon corps est dur comme du bois. Aujourd’hui mon corps est épais comme ce mur (montre le mur). Hier, à tout moment, j’avais la sensation que mon corps c’est de l’eau noire, plus noire que cette cheminée (montre la cheminée). On dirait que j’ai de l’eau plein le corps, de l’eau qui sent mauvais. Avant-hier, dans la nuit, je brûlais, mon corps était du feu, aujourd’hui c’est froid, tout ce que j’endure est froid. [...] Le corps semble tout noir, mais par moment j’ai aussi l’impression contraire de pouvoir voir à travers mon corps. C’est noir mon corps, et ça fait clair aussi par moments. Il est difficile d’expliquer cela. J’ai parfois l’impression de voir à travers mon ventre, de le voir transparent. [...] Je sens une profondeur épouvantable dans la bouche qui va jusqu’au cœur et tous les jours cette profondeur devient plus grande. [...] Les nerfs ont une bouche dans le ventre. Je vois dans mon ventre une femme qui marche en boitant comme moi35.

La patiente A, une femme de 74 ans, a été admise au service de psychiatrie gériatrique du centre psychiatrique universitaire de Kortenberg. Elle a signalé des « tics sous-cutanés » douloureux dans la région du dos, des bras, des jambes et du visage. Cette sensation lui donnait l'impression que tout son corps était en train de se détacher. Elle a également fait l’expérience que la peau était devenue plus fine, que ce qui se trouvait en dessous n’existait pas. Elle n’avait aucun contrôle sur ce qui arrivait à son corps. Elle a établi des connexions extraordinaires avec le corps, par exemple le lien entre le fait de mettre des lunettes et le fait que le dos se détend. Le corps n’offre plus un point de départ stable pour se situer dans le monde, ce qui rend la communication avec les autres plus difficile. Lorsqu’elle mettait du chewing-gum dans sa bouche, les choses allaient mieux, car elle pouvait alors mieux se contrôler et empêcher la « désintégration » du corps. Le fait de s’allonger dans un fauteuil avec les jambes relevées a également contribué à réduire les symptômes. Puis elle a eu la sensation de flotter. Son corps était anormalement lourd et légèrement engourdi. Elle ressentait un inconfort quotidien et était anxieuse36.

15Les deux exemples entremêlent la présence de sentiments corporels anormaux d’un côté et une perte du vécu de la chair de l’autre — avec des sentiments de vide, d’arrachement, etc., comme si la cohésion de la chair avait disparu. En cela, ils semblent présenter une structure particulière d’excès et de défaut. Cet entremêlement n’est pas contingent ou accidentel : Blondel, qui s’est penché avec beaucoup d’attention sur les malades souffrant de cénesthopathies au cours de la première moitié du 20e siècle, remarque que ces troubles sont par essence contradictoires, unissant à la fois des pertes de sensations (acénésthésie) et une masse foisonnante de sensations anormales, exprimées dans un vocabulaire très imagé par les patients37. Remarquons que même dans ce qui relève du défaut, il demeure encore quelque chose qui relève du sentir : les patients sentent une profondeur qui s’ouvre en eux, ou encore leur chair se désintégrer. En ce sens, il ne s’agit pas d’anesthésie, donc d’une perte de sensation, qui n’est pas nécessairement vécue de façon douloureuse ou troublante, si on pense au cas d’hypoesthésie, où la sensibilité générale diminue jusqu’à la disparition. De l’autre côté, la masse de sensations exprimées par des métaphores plus inventives les unes que les autres n’a pas pour répondant sur le plan physiologique des douleurs particulièrement aiguës, comme le remarque encore Blondel, qui souligne que les douleurs chroniques des syphilitiques sont bien plus importantes, violentes et contrastées dans leurs effets que celles dont souffrent ses propres patients en proie à des délires cénesthésiques38.

16Ainsi l’enjeu ne semble pas résider dans le nombre, l’intensité, voire la qualité des sensations corporelles à proprement parler. Louis Sass, psychologue et philosophe contemporain, remarque que les sensations ressenties comme anormales peuvent être rapprochées de celles que l’on pourrait faire de notre propre expérience corporelle si nous fermons les yeux et tentons de mettre entre parenthèses toutes images perceptives ou représentations théoriques du corps39. C’est donc plutôt la façon dont les patients se rapportent à ces sensations, ou plus précisément, les sentent, qui est remarquable. En effet, les cliniciens notent des difficultés d’expression chez les patients, et indiquent que les sensations anormales semblent particulièrement étranges et difficiles à saisir pour le patient lui-même. Mais le patient, manifestement, ne s’arrête pas à ce flou, et produit des descriptions extrêmement précises et imagées — qui contrastent avec le sentiment habituel que nous avons de notre corps, qui peut sembler relativement pauvre en comparaison.

17Cette dynamique de défaut et d’excès dans les cénesthopathies correspond à ce qui, dans les recherches actuelles sur la schizophrénie comme trouble d’ipséité, est décrit comme une auto-affection diminuée et une hyperréflexivité40. L’auto-affection diminuée perturbe le vécu pré-réflexif de la chair, elle se manifeste par une perte du sentiment de présence à soi, une forme de détachement par rapport au vécu habituellement immédiat du corps. Stanghellini, Fuchs et d’autres encore qualifient en ce sens l’expérience schizophrénique de « disembodied », ce qui caractérise assez bien les descriptions de cas, le sentiment que leur corps se désintègre, s’évide, qu’il n’est plus un lieu stable pour se situer dans le monde41. Quant au deuxième aspect, l’hyperréflexivité, il se manifeste notamment par le fait que la chair n’est plus vécue comme un bruit de fond qui accompagne imperceptiblement l’existence et en assure la continuité. Le corps devient le thème d’une attention très aiguisée, dont la forme prémonitoire est souvent l’hypocondrie (et d’ailleurs Huber explique en 1971 que les délires hypocondriaques sont souvent le premier stade des cénesthopathies42). Ces deux dimensions — auto-affectivité diminuée et hyperréflexivité — sont intimement liées et la question est désormais de cerner quelle est la nature de ce lien dans les cénesthopathies.

18Notre hypothèse est que dans les troubles cénesthésiques, la chair ou le Leib semble s’évanouir dans la perte du contact avec soi et ce contact doit désormais être refait dans le délire. L’hyperréflexivité compense ainsi pour la perte de l’auto-affection pré-réflexive : une attention extrême aux multiples événements somatiques et à leur objectivation en hallucinations cénesthésiques supplée cette auto-affectivité charnelle tacite qui accompagnait l’expérience43. Ce rapport de compensation peut être compris ainsi : le cénestopathe attrape avec des mailles descriptives très fines des sensations par essence confuses pour produire, par le délire, une perception interne du corps : les hallucinations cénesthésiques recomposent — en vain — un vécu intime du corps qui a été perdu. D’un point de vue architectonique, le champ anonyme et pré-intentionnel de l’expérience n’est plus là pour soutenir les synthèses actives, mais, au contraire, les synthèses actives doivent pénétrer la dimension passive de notre expérience incarnée pour lui donner une consistance qu’elle aurait perdue44. Catastrophe architectonique : le positionnel se met donc « en dessous » du non-positionnel, l’actuel « en dessous » du potentiel et du virtuel. C’est cette catastrophe que rapportait Blankenburg dans l’étude de patients appartenant au spectre large de la schizophrénie, en expliquant que contrairement aux personnes bien portantes, ils doivent fournir un effort immense pour rattraper activement les effectuations transcendantales pré-conscientes et passives45.

19Pour expliquer cette inversion de deux strates de l’expérience, on peut faire recours à une expression proposée en 1924 par Maurice Mignard, un médecin, psychologue et philosophe, à savoir la subduction mentale morbide. Mignard la définit, dans un langage psychologique, comme « létat d’une pensée dont la spontanéité normale se trouve soumise de façon excessive à l’influence de certains automatismes organiques normalement subordonnés à la sienne propre46 » (fig. 1).

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Fig. 1 La subduction mentale morbide.

20On peut décrire cet état comme le fruit d’un double mouvement : les événements corporels en viennent à dominer la vie psychique, à la parasiter, pour ainsi dire, de façon obsessive — ainsi ces patients qui semblent en permanence attaqués par une variété de sensations somatiques toujours changeantes. Mais cela implique également, dans un mouvement opposé, que la vie intentionnelle contamine la vie somatique, en objectivant sous forme d’images des zones de l’expérience qui sont invisibles et doivent le rester, au risque de changer radicalement d’essence. Une telle mise en œuvre de l’intentionnalité dans la dimension passive de l’expérience peut être comprise, dans la suite de Minkowski cette fois, comme une véritable « violation » par le sujet lui-même de l’« intimité du moi physique » ; comme « une violation particulière des limites naturelles du moi (impénétrabilité du moi intime pour autrui et impénétrabilité du moi corporel pour moi-même) qui mène à un envahissement de ces “zones réservées” par des facteurs d’ordre sensoriel, rationnel et spatial, qui, dans le psychisme normal, leur sont entièrement étrangers47. » Autrement dit, la réflexivité, ou plutôt l’hyperréflexivité, s’immisce dans des zones ou registres de l’expérience qui doivent rester invisibles et non posés.

21Cette inversion architectonique entraîne, comme nous pouvons le pressentir, une transformation ou une déformation totale, mais cohérente, de la masse hylétique des cénesthèses. Le délire cénesthopathique révèle cette profondeur hylétique du Leib, mais ce faisant la déforme : cette hylè pré-intentionnelle devient une hylè reprise dans l’intentionnalité qui fixe le vécu du corps en une série d’images. La hylè virtuelle se trouve par là coagulée ou rigidifiée par une intentionnalité objectivante, et elle cesse notamment de constituer une masse indéterminée de profondeur. Il en découle — et cela permet de préciser la nature de cette déformation — que, dans les termes que nous avons proposés suivant Husserl, les Empfindnisse (sentances) ne sont plus distinctes des Empfindungen. Les sentances sont déformées en contenus sentis, elles entrent dans la constitution d’un objet qui se présente désormais comme extérieur, bien qu’au lieu même de l’intimité du soi (fig. 2).

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Fig. 2 La déformation des cénesthèses par les cénesthopathies.

22En effet, les cénesthèses virtuelles deviennent les matériaux pour la perception d’un corps qui n’est plus le corps vécu de l’intérieur, mais un corps vu, senti, touché — et les patients disent percevoir la couleur de l’intérieur de leur corps, le sentir, d’en toucher la matière, comme si celui-ci se trouvait à l’extérieur. Ainsi, ce que Minkowski décrit comme l’envahissement de l’intimité charnelle par un autre mode de spatialisation peut ici se comprendre en termes husserliens comme un remplacement du déploiement (Ausbreitung) et de la propagation (Hinbreitung) par l’extension (Ausdehnung), la spatialité de la chair empruntant désormais celle des objets mondains (res extensa).

23Ainsi, toutes les ressources de la vie intentionnelle (la signification langagière, les habiti perceptifs, la constitution de l’espace) sont employées pour décrire minutieusement le chaos des sentances qui ne sont dès lors plus absorbées dans le sentiment confus de notre existence corporelle. Comme si l’ego transcendantal employait toute son industrie pour faire apparaître l’inapparent qui lui manque. Suivant Henri Ey, l’hallucination devient une erreur d’objectivation : le caractère délirant de l’hallucination n’est pas redevable à la teneur hylétique à sa base, mais plutôt au fait que le sujet vise sur la base de ce qui est éprouvé un objet fantasmé, qui n’est rien d’autre que son propre corps perçu comme un objet extérieur48. Dans ce processus, l’intimité hylétique virtuelle de la chair est presque tout entièrement consommée, l’immanence est presque entièrement jetée au dehors : les Empfindnisse se retrouvent hors de la chair, à côté des Empfindungen et l’intimité se donne désormais par des esquisses agencées par les schèmes du délire. Dans les délires cénesthopathiques, la chair se retrouve donc pour ainsi dire retournée comme un gant, et son intimité est éprouvée comme une place vide qu’a priori tout peut occuper.

La vie cénesthésique comme élément de la chair

24La question qui se pose alors concerne la raison pour laquelle les cénesthèses demeurent virtuelles le plus souvent, ce qui implique également de s’interroger sur le fonctionnement virtuel des cénesthèses dans l’expérience non pathologique. Or, ce sont là des questions auxquelles nous ne pouvons répondre que d’une manière formelle et provisoire.

25Comme on l’a vu, la chair est en proie à des cénesthopathies lorsque les cénesthèses franchissent le seuil de l’apparaître positionnel en présence : ce qui était essentiellement pré-conscient (et aurait dû le demeurer) entre sur la scène de la conscience. Nous nous accordons à Blondel lorsqu’il explique que, du moment qu’une part de la vie cénesthésique devient distincte et peut être saisie précisément, il ne s’agit plus là de cénesthésie à proprement parler, mais de cénesthopathies49. Les cénesthèses sont donc par essence obscures et diffuses, car jamais elles ne se constituent comme des vécus discrets, se détachant comme des figures sur un fond. Les cénesthèses demeurent ainsi à l’état d’un fond qui exerce un effet vague sur le flux des vécus présents de la conscience. Les qualificatifs — vague, obscur, diffus — n’expriment pas ici une privation ou une modification d’une donation originaire. Ils renvoient vers une dimension sous le présent de la conscience et des objets qui y apparaissent, à savoir un régime de phénoménalité qui se vit pour ainsi dire en et par absences.

26Pour penser la vie cénesthésique autrement que comme une somme de sensations vécues au présent, Blondel propose l’expression de « décantation cénesthésique50 ». Alors que dans les cénesthopathies la masse hylétique des cénesthèses parvient dans le registre de l’actualité (intentionnelle) — comme des particules qui brouilleraient le vin de la conscience — dans la cénesthésie non pathologique, les événements somatiques (mais leiblich !) se déposent en une masse confuse, de laquelle on ne peut distinguer aucun élément, formant, pour filer la métaphore, une lie qui soutient les effectuations de la conscience, mais n’apparaît pas dans le champ intentionnel. La décantation cénesthésique exprime donc ce processus — que nous qualifions de transcendantal — par lequel une part de ce qui s’éprouve charnellement n’est jamais senti de manière discrète et situable à des points du temps, mais est d’entrée de jeu fondu dans une masse cénesthésique, qui se constitue par fusion et transformation lente à travers le temps pour faire la continuité de l’expérience charnelle51.

27Dans une perspective phénoménologique, nous pouvons reconnaître dans les tentatives de Blondel la description d’une dé-présentation (Entgegenwärtigung), c’est-à-dire un rendre non présent ou une mise en absence52. La déprésentation ici en question est une déprésentation originaire qui relègue d’emblée la masse hylétique de la chair dans une dimension d’absence opérante. La décantation cénesthésique dé-présente à chaque moment (c’est-à-dire avec l’Urimpression) les divers événements somatiques, avant même qu’ils se constituent comme présents, pour les fondre dans la masse hylétique de la cénesthésie. Ainsi, les cénesthèses n’apparaissent pas à des points situables du temps ; leur mode de temporalisation n’est pas celui de la temporalisation en présents successifs (emboîtement rétentionnel et protentionnel). Elles relèvent d’une temporalisation plus originaire, où les données impressionnelles sont toujours — pour reprendre les analyses husserliennes des Manuscrits C — déjà amalgamées de façon à constituer un fond continu depuis lequel peuvent se détacher des saillances53. La déprésentation des cénesthèses renvoie au fait qu’elles sont — exception faite des cénesthopathies — (con)fondues, créant une forme d’état qui ne change pas dans le temps, mais plutôt avec lui, en en modulant imperceptiblement l’écoulement. Les cénesthèses forment donc un arrière-fond de la conscience, qui ne peut être visé mais seulement « vaguement » et « confusément » senti. Plutôt qu’être des vécus isolés, elles forment un halo de continuité, une sorte d’éternelle contemporanéité, par absence, qui enveloppe chaque instant.

28Ainsi, les cénesthèses transparaissent surtout dans les phénomènes tels l’humeur, le sentiment de bien-être ou à l’inverse de fatigue, qui sont des régions phénoménales privilégiées par leur caractère vague et leur durée sans bornes déterminées. Me découvrant abattu par l’épuisement, je ne saurais dire exactement quand cet état s’est initié ni le situer en ma chair selon le schéma corporel. Les cénesthèses, sans se confondre avec ces modulations affectives de l’expérience incarnée, leur offrent leur part hylétique foncièrement indéterminée, sans laquelle elles ne seraient que des idées, sans teneur matérielle. En outre, cette masse cénesthésique participe également aux vécus particuliers de la vie intentionnelle, mais sans devenir elle-même thématique ni s’individuer. En effet, les cénesthèses fournissent la teneur hylétique aux Empfindnisse qui sont corrélées avec des Empfindungen, mais ce ne sont pas les cénesthèses elles-mêmes qui sont thématiques, mais plutôt la corrélation à laquelle elles confèrent une pesanteur. Ainsi, quand je nage ce ne sont pas seulement les sensations de l’eau, ni les sensations de froid et les sentances qui les accompagnent, ni encore les sensations musculaires et kinesthésiques qui sont en jeu. Tout cela est rattaché à la masse hylétique de ma chair qui y reste en fonction sans s’épuiser dans cette différenciation en diverses sensations, permettant en quelque sorte de leur fournir un fond commun sans qu’une synthèse doive activement être accomplie.

29Les cénesthèses sont donc cette masse hylétique totale qui permet à l’intentionnalité d’investir le corps pour l’ouvrir au monde sensible et ce qui en même temps confère une pesanteur phénoménologique à la chair, l’empêchant de s’envoler dans l’ouvert. En effet, comme l’indique Husserl dans les Idées II, un corps qui ne serait que voyant, qui serait donc dépourvu du contact avec lui-même à travers le toucher et les Empfindnisse, ne serait pas doté de chair54. Un tel ego « ne fait qu’un avec cette liberté dans le kinesthésique55 », mais ses kinesthèses, comme l’indique Husserl, ne pourraient être appréhendées en son corps. Les sensations kinesthésiques ne seraient ainsi vécues que dans leur fonction de phénoménalisation du monde extérieur, dans leur corrélation aux flux des apparitions, sans être senties de l’intérieur. On comprend ainsi que c’est la masse des Empfindnisse qui donne un poids à cet organe de phénoménalisation, par lequel il ne s’épuise pas dans ce qui est vu, mais se sent lui-même, par sa fatigue, sa légèreté, ses malaises, dans son activité constituante.

30Les cénesthèses, en tant que des Empfindnisse anonymes et virtuelles, sont ainsi pour nous le nom de cette épreuve pré-réflexive de la chair qui lui accorde sa densité. Il s’agit d’une dimension qu’on appellerait la dimension élémentale de la chair56. C’est que par sa masse hylétique la chair est bel et bien un élément dans le sens où l’on parlait de l’air, du feu, de l’eau et de la terre comme des éléments57. Par le fait même, la masse cénesthésique est en deçà de toute choséité et ne participe que très rarement, et de façon impropre, à la dimension des idéalités. Elle ne se confond ainsi pas avec la chair en entier, et n’en constitue que son fond matériel virtuel comme masse foisonnante des sentances toutes indifférenciées. Cette masse forme un « contenu sans forme », sans faces, n’appartenant à personne, car venant d’un avant de tout pronom personnel, sinon celui de la troisième personne impersonnelle que Levinas décrit comme l’il y a et dans lequel se prolongent les éléments58. Or, si la masse hylétique du corps peut, par des occasions, se révéler en effet comme un foisonnement impersonnel, comme un « bruissement anonyme et insensé de l’être59 » du corps, elle joue également un rôle positif qui permet notamment d’ancrer les mouvements qui vont vers le monde et vers autrui dans une matière qui donne à ces mouvements une qualité, mais aussi une gravité. Les cénesthèses dotent ainsi les vécus d’une part de flou ou d’indétermination, grâce à laquelle nous ne sommes pas collés aux apparitions de choses et au sens intentionnel des phénomènes.

31*

32Le schéma corporel exprime certes une dimension fondamentale de notre vécu du corps, mais ne pourra jamais épuiser son fond cénesthésique qui a fait l’objet de nos analyses dans le présent travail. Ainsi, à côté du corps comme organisation schématique, dont l’unité tient sa force de la vertu d’une forme, il devient possible de penser une autre cohésion de la chair, peut-être plus archaïque, qui n’a pas la teneur d’un schéma mais plutôt celle d’un fond, d’une masse, à partir de laquelle des vécus individualisés (et localisés) peuvent s’extirper. L’exemple des cénesthopathies permet de saisir ce qu’il advient de l’expérience incarnée lorsque ce fond en vient à faire défaut : le corps s’épuise dans une intentionnalité délirante, il est vécu comme un objet à l’extérieur du soi, morcelé en différentes parties qui sont senties, vues et touchées presque comme des objets du monde. A contrario, les cénesthèses chez le sujet non pathologique donneraient sa densité hylétique à ce qu’on pourrait appeler un espace du dedans, espace sans coordonnées ni échelle qui fait l’intimité du corps.

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Notes

1 Cet article s’inscrit dans le cadre du projet SelfRecovery, soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), Projet numéro ANR-22-FRAL-0008 et par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) - Projektnummer 510763842.

2 P. Bonnier, « L’aschématie », Revue Neurologique, vol. 12 (1905), p. 605-609 ; H. Head et G. Holmes, « Sensory Disturbances from Cerebral Lesions », Brain, vol. 34, no 2-3 (1911), p. 187-188.

3 E. Straus, Du sens des sens, Contributions à l’étude des fondements de la psychologie, Paris, Millon, « Krisis », 1989, p. 432 sq. ; M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p. 114-172. Le schéma corporel demeure un concept central dans les recherches phénoménologiques contemporaines sur le corps comme en témoigne le collectif Body Schema and Body Image, Y. Ataria, S. Tanaka et S. Gallagher dir., Oxford, Oxford University Press, 2021.

4 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 116.

5 Nous pensons notamment, pour ce qui est de Husserl, à Chose et espace (1907), ou encore au concept de « Je peux » développé dans les Méditations cartésiennes, et, dans le cas de Heidegger, à l’analyse de la spatialité du Dasein dans Être et temps.

6 Cf. les excellentes analyses de D. Saretta Verissimo, « Sur la notion de schéma corporel dans la philosophie de Merleau-Ponty : de la perception au problème du sensible », Bulletin d'Analyse Phénoménologique, vol. 8, no 1 (2012), p. 499-518.

7 En 1794, Hübner, publie une thèse en médecine intitulée Coenaesthesis, dans laquelle il discute de la conscience que nous avons de notre propre corps, en le liant aux recherches de son époque en neurologie. La thèse centrale, qu’il partage avec Reil, son directeur de thèse, tient à ce que le système nerveux non seulement communique des informations sur le monde extérieur, mais se sent lui-même (ou s’auto-affecte) par l’entremise d’une sorte de pulpe entourant les nerfs. (C. F. Hübner, « Coenesthesis. Abhandlung über das Gemeingefühl », dans de la Roche (éd.), Zergliederung der Verrichtungen des Nervensystems, vol. 2 (1794), p. 225–303.) Ce concept a une postérité immédiate dans le contexte des mouvements vitalistes allemands, où il devient — par des infléchissements génétiques — l’assise charnelle de la conscience de soi. La première occurrence en français se trouve probablement nulle part ailleurs que sous la plume de Maine de Biran, en 1823 (cf. F. Azouvi, Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin, 1995, p. 416, note no 1 en bas de page), mais c’est cinquante ans plus tard qu’il gagne une place dans les recherches médicales et psychopathologiques françaises. La cénesthésie devient un concept clé pour comprendre les problèmes de dépersonnalisation et les hallucinations somatiques, chez des figures comme Dupré et Camus, Sollier, Ribot et Blondel, qui désignent ces perturbations de l’expérience corporelle comme cénesthopathies. Pour un panorama plus complet de la fascinante histoire de la notion de cénesthésie, on consultera avec profit : J. Starobinski, « Le concept de cénesthésie et les idées neuropsychologiques de Moritz Schiff », Gesnerus, vol. 34 (1977), p. 2-20 ; T. Fuchs, « Coenästhesie. Zur Geschichte des Gemeingefühls », Zeitschrift für Klinische Psychologie, Psychopathologie und Psychotherapie, vol. 43 (1995), p. 1-14.

8 Respectivement : J. Séglas, Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses (Salpêtrière, 1887-1894), Paris, Asselin et Houzeau, 1895, p. 286 ; E.-B. Leroy, « État cénesthésique considéré dans ses rapports avec des troubles apparents de la perception et avec des convictions délirantes touchant la rationalité. Forster O., Denis G. et Camus P. », L'année psychologique, vol. 12 (1905), p. 615 ; P. Sollier, « Mémoire affective et cénesthésie », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, vol. 76 (1913), p. 586 ; L. Peisse, 1844, cité dans J. Starobinski, « Le concept de cénesthésie et les idées neuropsychologiques de Moritz Schiff », art. cit., p. 4 ; C. Blondel, La conscience morbide, Essai de psychopathologie générale, Paris, Félix Alcan, 1914, p. 279.

9 « Le sens des attitudes nous fournit la notion du lieu de chaque partie de nous-mêmes et forme la base de toute orientation, tant objective que subjective et psychique. Il a pour objet la figuration topographique (schéma) de notre moi. J’ai également proposé ce terme de schématie pour le genre d’images fournies par ce sens. Le mot cénesthésie ne peut avoir de signification valable en physiologie et en psychologie car il ne comporte pas la notion de figuration topographique indispensable à toute définition de corporalité ». P. Bonnier, Le sens des attitudes, 1904, cité dans C. Morin et S. Thibierge, « L’image du corps en neurologie : de la cénesthésie à l’image spéculaire. Apports cliniques et théoriques de la psychanalyse », L’Évolution Psychiatrique, vol. 69, no 3 (2004), p. 420.

10 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 115.

11 C’est ainsi que nous comprenons la « pulpe » de Reil entourant les nerfs (cf. note 7), mais également l’idée d’un « sentiment global » dans ou au sein duquel se déploie l’auto-affection. Nous y reviendrons.

12 T. Fuchs, « Coenästhesie. Zur Geschichte des Gemeingefühls », art. cit., p. 10. Il y aurait ici une confrontation à faire entre la critique que Fuchs adresse au schéma corporel et la critique que Deleuze et Guattari adressent à la notion phénoménologique de chair dans Qu’est-ce que la philosophie. Selon Deleuze et Guattari le dernier avatar de la phénoménologie serait redevable d’un « curieux Carnisme » qui « la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être, ne tiendrait pas debout toute seule (elle descendrait le long des os, comme dans les figures de Bacon). (G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit, 1991, p. 169.) Il faut alors un deuxième élément « pour faire tenir la chair », que Deleuze et Guattari appellent, notamment, « la maison, l’armature » (Ibid., p. 168-170).

13 Par exemple chez Merleau-Ponty, Erwin Strauss, Ludwig Binswanger, Henri Maldiney ou Marc Richir, entre autres.

14 E. Husserl, Chose et espace : leçons de 1907 [Hua XVI], trad. J.-F. Lavigne, Paris, Presses Universitaires de France, « Épiméthée », 2001, p. 161 sq. (pagination de l’édition allemande en marge de la traduction française).

15 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Tome 2 — Recherches phénoménologiques pour la constitution [Hua IV], trad. É. Escoubas, Paris, Presses universitaires de France, « Épiméthée », 1982, p. 152 (pagination de l’édition allemande en marge de la traduction française).

16 Ibid., p. 144, 160.

17 Ibid., p. 146-147. Sur ce point, voir les analyses de Derrida dans Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 193 sq.

18 Ibid., p. 145.

19 Ibid., p. 150.

20 D. Pradelle, L’Archéologie du monde, Alphen aan den Rijn, Kluwer, « Phaenomenologica », 2000, p. 262.

21 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, op. cit., p. 146.

22 Ibid., p. 165 ; R. Bernet, Force – pulsion – désir, Paris, Vrin, « Problèmes & controverses », 2013, p. 302.

23 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, op. cit., p. 149.

24 Ibid., p. 152-153.

25 D. Pradelle, op. cit., p. 262-263.

26 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, op. cit., p. 155.

27 Sur la base de la distinction phénoménologique entre le réal, renvoyant aux choses de la nature, et le réel, désignant les contenus immanents de la conscience, nous pouvons distinguer deux sens de la matérialité : une matérialité réale et une matérialité réelle. Nous reprenons pour cette distinction respectivement les termes de matérial et matériel. Ce dernier terme recoupe l’usage husserlien du « materiell », « stofflich », le premier déplace le sens de l’usage husserlien du « material » (synonyme de « sachhaltig ») en ce qu’il ne désigne pas une région eidétique ou ontologique, mais bel et bien une matérialité pensée à partir d’une attitude naturelle. (Sur les termes « materiell » et « material » chez Husserl cf. J.-F. Lavigne, « Matière et individuation selon Husserl », P.-J. Renaudie et C. Vishnu Spaak (éds.) Phénoménologies de la matière, Paris, CNRS Editions, 2021, p. 83-103.) Selon la distinction que nous proposons, nous pouvons dire que tandis que le Körper est matérial, le Leib est de part en part matériel.

28 Cf. M. Richir, Phantasia, imagination, affectivité, Grenoble, Millon, « Krisis », 2004, p. 269-425.

29 Cf. par exemple H. Maldiney : « La folie est une possibilité de l’homme sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est. » (H. Maldiney, Regard, parole, espace, Paris, Cerf, 1973, p. 210) ; « Aussi entendons-nous saisir dans l’existence psychotique l’existential humain qui la rend possible, là même où la psychose en est une forme à l’impossible. » (H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, « Krisis », 1991, p. 5) ; Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 5 ; T. Fuchs, Randzonen der Erfahrung, Freiburg im Breisgau, Karl Alber, 2020, p. 13-14, 299sa.

30 H. Ey, Traité des hallucinations, tome 1, Paris, Masson et cie, 1973, p. 73.

31 Nous nous inspirons de l’infléchissement que Richir donne au concept de déformation cohérente, qui apparaît d’abord chez Malraux puis chez Merleau-Ponty dans la discussion du style artistique. Chez Richir, il s’agit de l’opération par laquelle les concrétudes phénoménologiques qui appartiennent à un registre de l’expérience sont transposées dans un autre registre appartenant à un moment ultérieur du processus de constitution. (cf. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 68, 97, 101, 114). Le terme de « déformation cohérente » est présent dans plusieurs ouvrages de Richir et joue un rôle central aussi bien dans ses Méditation phénoménologiques [Grenoble, Millon, « Krisis », 1992] que dans Phénoménologies en esquisses. Nouvelles fondations [Grenoble, Millon, « Krisis », 2000].

32 G. Huber, « Die coenästhetische Schizophrenie », Fortschritte der Neurologie und Psychiatrie, vol. 25 (1957), p. 491-520.

33 G. Jenkins et F. Röhricht, « From cenesthesias to cenesthopathic schizophrenia : a historical and phenomenological review », Psychopathology, vol. 40, p. 364. Louis Sass, psychologue et philosophe contemporain, identifie les cénesthopathies comme l’un des deux symptômes de base de la schizophrénie. L. Sass, « Schizophrenia, Self-Experience, and the So-Called “Negative Symptoms”. Reflections on Hyperreflexivity », dans D. Zahavi (éd.), Exploring the self, Advances in consciousness research, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2000, p. 161.

34 G. Huber, « Die coenästhetische Schizophrenie », art. cit. ; J. Parnas, P. Moller, T. Kircher, J. Thalbitzer, L. Jansson, P. Handest et D. Zahavi, « EASE : Examination of Anomalous Self-Experience », Psychopathology, vol. 38, no 5 (2005), p. 236–258.

35 E. Minkowski, Le temps vécu, Paris, Puf, « Quadrige », 1995, p. 299-300 ; 302-303.

36 T. Uyttendaele et F. Bouckaert, « Coenesthetische schizofrenie uit de vergeethoek », Tijdschrift voor psychiatrie, vol. 54, no 7 (2012), p. 594.

37 C. Blondel, op. cit., p. 243.

38 Ibid., p. 246.

39 L. Sass, « Schizophrenia, Self-Experience, and the So-Called “Negative Symptoms”. Reflections on Hyperreflexivity », art. cit., p. 162.

40 L. Sass et J. Parnas, « Schizophrenia, consciousness, and the self », Schizophrenia Bulletin, vol. 29, no 3 (2003), p. 427-44. Cf. également B. Nelson, J. Parnas et L. Sass, « Disturbance of minimal self (ipseity) in schizophrenia : clarification and current status », Schizophrenia Bulletin, vol. 40, no 3 (2014), p. 479-482 ; en français : L. Sass, « Altération du self et schizophrénie : structure, spécificité, pathogénèse (Problèmes actuels, nouvelles orientations) », Recherches en psychanalyse, vol. 16, no 2 (2013), p. 111-126 ; T. Grohmann, Corps et monde dans l’autisme et la schizophrénie, New York, Springer, 2019, p. 195-216.

41 G. Stanghellini, Disembodied spirits and deanimated bodies, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; T. Fuchs, « Corporealized and Disembodied Minds. A Phenomenological View of the Body in Melancholia and Schizophrenia », Philosophy, Psychiatry & Psychology, vol. 12, no 2 (2005), p. 95-107.

42 G. Huber, « Die coenästhetische Schizophrenie als ein Prägnanztyp schizophrener Erkrangungen », Acta Psychiatrica Scandinavica, vol. 47, no 3, p. 351; J. Parnass, « The Self and Intentionality in the Pre-Psychotic Stages of Schizophrenia. A Phenomenological Study », art. cit., p. 126, 137.

43 Nous nous inspirons notamment des travaux de Stanghellini et Northoff, selon qui les cénesthopathies sont le résultat d’une désintégration de la continuité temporelle de l’expérience (qu’ils nomment le « transcendantal time (TT) », en référence à Husserl), continuité qui relève de cette dimension passive et anonyme dont les opérations sont compromises dans la schizophrénie. Cf. G. Northoff et G. Stanghellini, « How to Link Brain and Experience? Spatiotemporal Psychopathology of the Lived Body », Frontiers in Human Science, vol. 10, art. no 172 (2016), p. 11. Northoff et Hartwich proposent également une interprétation psychodynamique des cénesthopathies, où elles seraient des réactions de défense contre la dissolution du soi dans la psychose. P. Hartwich et G. Northoff, « Schizophrenia and Other Psychoses », dans H. Boeker, P. Hartwich and G. Northoff (éds.), Neuropsychodynamic Psychiatry, Cham, Springer, 2018, p. 188.

44 Des observations dans le champ de la neurologie font échos à cette description : selon Northoff et Stanghellini, dans la schizophrénie, les différents stimuli internes (p. ex. les battements du cœur et autres processus végétatifs) ne sont pas suffisamment intégrés, en termes de connexions neurologiques, ce qui mène à un vécu du corps comme un objet morcelé voire désanimé. G. Northoff et G. Stanghellini, « How to Link Brain and Experience? Spatiotemporal Psychopathology of the Lived Body », art. cit., p. 9-12.

45 Blankenburg observe cet effort principalement chez sa patiente Anne Rau, souffrant d’une schizophrénie hébéphrénique dans le contexte d’une analyse de la perte de l’évidence naturelle caractéristique pour ce trouble sans symptômes délirants. Cela permet de dégager cette catastrophe comme un phénomène commun aux troubles du spectre schizophrénique et de ne pas la limiter aux schizophrénies délirantes. Dans son étude magistrale de La perte de l’évidence naturelle (Paris, Presses universitaires de France, 1971), Blankenburg décrit plusieurs aspects de ce retournement des strates : l’activité consciente doit rattraper la genèse passive de l’évidence naturelle (p. 132) et cela est en relation avec les asthénies corporelles (p. 133), s’exprimant au niveau temporel par un renversement de l’a priori et de l’a posteriori (p. 142-143.)

46 M. Mignard, « La subduction mentale morbide et les théories psychophysiologiques », L'année psychologique, vol. 25 (1924), p. 89.

47 E. Minkowski, Le temps vécu, op. cit., p. 303.

48 H. Ey, Traité des Hallucinations, op. cit., p. 46-47, 74.

49 C. Blondel, La conscience morbide, op. cit., note p. 275.

50 Ibid., p. 283. Blondel se positionne par là dans le vieux débat opposant l’interprétation de la cénesthésie comme somme des sensations organiques et celle, moins positiviste, qui tente d’approcher la cénesthésie comme un fond dépourvu de vécus pouvant en être isolés (sauf dans les cas pathologiques). Ibid., note p. 277.

51 Ainsi, les périodes de grande transformation corporelle, comme l’adolescence, peuvent entraîner des troubles cénesthésiques. Cf. N. Jimenoa et M. L. Vargas, « Cenesthopathy and Subjective Cognitive Complaints: An Exploratory Study in Schizophrenia », Psychopathology, vol. 51, no 1, p. 2.

52 La notion de déprésentation est centrale dans la phénoménologie de Fink, mais apparaît également chez Husserl. Chez Fink, la déprésentation intervient au niveau de l’intentionnalité longitudinale et rend compte du décalage originaire du temps qui en constitue ses horizons et par là son écoulement même. Sur les différents aspects et la complexité de la problématique de la déprésentation chez Fink, cf. S. Finetti, « Le concept finkien de déprésentation », dans Annales de phénoménologie — Nouvelle série, no 16 (2017), p. 5-31. Ici nous proposons de comprendre la déprésentation originaire non pas comme une modification de quelque chose de présent, mais — un peu à l’instar de la différance derridienne, plutôt que de la néantisation sartrienne — comme le processus de reléguer à l’absence quelque chose qui n’a jamais eu le temps de devenir présent. En ce sens, la déprésentation originaire se rapproche plutôt des déphasages du flux hylétique qui constituent un des thèmes centraux des Manuscrits C de Husserl (cf. E. Husserl, Späte Texte Über Zeitkonstitution (1929–1934) Die C-Manuskripte [Hua Mat VIII], Dordrecht, Springer, 2006). Suivant cette hypothèse, les cénesthopathies auraient partie liée avec une perturbation de la temporalisation originaire, comme ce fut suggéré dans des recherches en neurophénoménologie (cf. note 43).

53 Cf. en particulier le manuscrit no 20 (Edmund Husserl, Späte Texte Über Zeitkonstitution, op. cit., p. 80-88.) Ce modèle permettrait également de développer une approche phénoménologique génétique des saillances aberrantes dans le délire schizophrénique (cf. par exemple A. Mishara et P. Fusar-Poli, « The phenomenology and neurobiology of delusion formation during psychosis onset : Jaspers, Truman symptoms, and aberrant salience. », Schizophrenia Bulletin, vol. 39, no 2 (2013), p. 278-286.)

54 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, op. cit., p. 150. Cf. également les très profondes analyses de ces passages par Marc Richir et sa distinction entre voir et regarder dans : Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon, « Krisis », 2006, p. 283 sq.

55 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, op. cit., p. 150.

56 L’élémental désigne en ce sens un milieu qui a sa propre épaisseur, un massif dans lequel les choses (ici l’intentionnalité et les sensations et sentiments se dégageant par individuation) baignent. Cette dimension élémentale fut déjà entrevue dans les textes historiques : en référant à une « pulpe » entourant les nerfs, Reil et Hübner parlent d’un élément physiologique, en renvoyant à un « fond commun » de « nos états de conscience » ou encore d’une « masse indistincte » « des affections organiques », Sollier et Blondel entrevoient respectivement un élément psychologique et affectif. Tout l’enjeu étant pour nous de ne pas identifier l’élément des cénesthèses avec un phénomène physico-biologique ou purement psychologique, mais d’en dégager la teneur phénoménologique. Sur le phénomène de l’élémental : cf. I. Fazakas, « Vers une phénoménologie de l’élémental », Annales de phénoménologie — Nouvelle série, no 20 (2021). cf. également notre article sur la cénèsthese comme élément charnel de l’ipséité : I. Fazakas, M. Bois & T. Gozé, « Giving thickness to the minimal self : coenesthetic depth and the materiality of consciousness », Phenomenology and the Cognitive Sciences, online first, (2023), https://doi.org/10.1007/s11097-023-09951-w.

57 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 181-182.

58 E. Levinas, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 151 ; pour l’analyse lévinassienne de l’élémental cf. p. 137sq.

59 E. Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 51.

To cite this article

István Fazakas & Mathilde Bois, «Un sentiment vague de l’existence : vers une clarification phénoménologique du concept de cénesthèse1», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 21 (2025), Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1579.

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