Un modèle axiologique de l’intentionnalité ?
Université de Rennes i
Introduction
1Nous aborderons ici le problème de l’intentionnalité des sentiments et du statut de leurs corrélats, les valeurs. La thèse « standard » en la matière, que l’on trouve aussi bien chez Brentano que chez Husserl, avec néanmoins des nuances significatives sur lesquelles nous aurons à revenir, veut que ces actes de l’affectivité s’édifient sur la base des représentations, considérées comme les conditions de l’apparaître en général. Pour Brentano, tout acte psychique est ou suppose une représentation comme rapport à un objet distinguant les phénomènes psychiques des phénomènes physiques. Les phénomènes psychiques se distribuent, on le sait, en représentations, jugements et émotions, et la représentation sert de présupposition et de motivation aux deux autres types d’actes. Les actes de représentation sont indépendants, alors que les actes de jugement et d’émotion (amour et haine) en sont dépendants. Ce n’est que sur la base d’une présentation initiale d’un quelque chose, qu’un jugement ou une appréciation peuvent advenir. Le jugement et l’appréciation portent par conséquent sur les « choses » présentées dans l’acte de la représentation, qui donne accès à un contenu en général. Il semble que Husserl conserve un schéma similaire, du moins en ce qui concerne les actes affectifs, car l’on sait qu’il récuse la thèse générale de la présupposition de la représentation en ce qui concerne les jugements. La distinction entre actes fondateurs et actes fondés semble en effet reconduire la dualité introduite par Brentano et, d’une certaine manière, la subordination des actes affectifs sur ce que Husserl nomme les actes de l’entendement objectivant. Le bien, le mal, le beau, le laid, l’estimable ou le louable désignent des propriétés des objets irréductibles à leurs propriétés de chose, à leur nature, pourrait-on dire, mais qui ne peuvent être visées que sur la base d’une représentation initiale qui, précisément, les présentent. Les actes de l’affectivité qui donnent accès aux valeurs s’édifient sur le régime intentionnel canonique de l’intentionnalité objectivante. Non seulement l’acte qui vise la valeur ne vise pas l’objet en tant qu’objet, mais en plus, il ne peut, à lui seul, procéder à l’objectivation des qualités axiologiques de l’objet. D’où la qualification de ces actes comme non objectivants. En d’autres termes, il existe une double dépendance de ces actes intentionnels affectifs à l’égard des actes intentionnels simples : d’une part, toute perception de valeur présuppose la donation initiale d’un quelque chose dans un acte de l’entendement ; d’autre part, l’objectivation des caractères axiologiques ne peut être le seul fait de l’affectivité, mais nécessité l’intervention d’un acte intellectuel1. C’est cette thèse d’une dépendance de l’intentionnalité affective-axiologique vis-à-vis d’une orientation primordiale de l’intentionnalité comme visée et saisie d’une simple chose que nous voudrions examiner ici.
2Nous le ferons, dans un premier temps, en observant la manière dont Husserl prend en charge cette question. Nous verrons que sa solution est beaucoup plus complexe à restituer qu’il n’y paraît, puisque loin de réduire l’intentionnalité en ses modalités axiologique et volitive à l’intentionnalité théorique, il s’agit plutôt d’ouvrir un accès à une « autre dimension » de l’expérience, si tant est que l’on puisse encore parler d’expérience à propos des valeurs. De quelle sorte serait cette expérience des valeurs et que nous apprend-elle sur la nature même de l’intentionnalité ? Pour répondre à cette question, nous examinerons, dans un second temps, l’hypothèse inverse, à savoir non plus la dérivation des actes de la conscience axiologico-volitive depuis les prestations de sens de la conscience en son usage théorique et objectivant, mais la possibilité d’une composition initiale de l’intentionnalité sur le modèle de l’appréhension des valeurs, telles que le bien, le mal, le laid, le beau, etc. En d’autres termes, s’il est si difficile et contre-intuitif de considérer que des objets nous seraient présentés d’abord dans une sorte de nudité axiologique, pour être ensuite colorés de nos prises de position affective et pratique, n’est-ce pas parce que le modèle structurant dès le départ l’intentionnalité est celui de l’appréhension de ces objets qui n’existent qu’en tant qu’ils sont ressentis ou connus par une conscience, à savoir les valeurs ? Cela nous permettra, dans un troisième temps, de revenir brièvement sur la dichotomie faits/valeurs et, plus spécifiquement, sur le statut ontologique desdites valeurs dans le cadre d’une théorie générale de l’intentionnalité.
I. Perception de choses et perception de valeur
3Dans la Cinquième Recherche Logique, Husserl approuve la thèse brentanienne d’une intentionnalité des sentiments fondée sur une représentation sous-jacente, qui livrerait l’objet auquel se rapporteraient les actes affectifs. Pour aimer, détester, apprécier quelque chose, il faut que « quelque chose » soit déjà donné, auquel se rapporte un sentiment. Il existe deux intentions, l’une fondatrice — la représentation, qui donne l’objet — et l’autre fondée — le sentiment, qui évalue l’objet donné —, car
un vécu intentionnel n’acquiert, en général, sa relation à un objet que de ce seul fait qu’en lui est présent un vécu d’acte de représentation qui lui présente l’objet. L’objet ne serait rien pour la conscience si elle n’effectuait pas une représentation qui fasse de lui précisément un objet qui lui permette, dès lors, de devenir aussi objet d’un sentiment, d’un désir, etc.2
4L’idée d’une double intention s’inscrit dans la démarcation établie dans cette même Recherche entre actes objectivants et actes non objectivants, ces derniers qualifiant les actes de l’affectivité, par différence avec les actes de la représentation et du jugement. Si les sentiments sont bien, pour certains d’entre eux du moins, intentionnels, en tant qu’ils ne sont pas seulement une modification interne de la sensibilité, mais aussi une orientation vers une transcendance, ils ne se rapportent pourtant pas à des objets, mais à des valeurs. Ces sentiments présupposent qu’un « quelque chose » en général apparaisse à la conscience, ils présupposent par conséquent cette forme générale de la « représentation » et se fondent sur un acte objectivant, mais le corrélat spécifique de ces actes, c’est une valeur et non un objet :
L’acte concret total d’une évaluation contient en soi un acte complet du groupe précédent, un « acte objectivant », et ce d’une manière particulière : l’objet de l’acte objectivant, ce qui est avisé dans l’avis objectivant, est l’objet évalué (…). D’une certaine manière, il faut bien le dire sans doute, il y a dans les actes affectifs aussi quelque chose qui apparaît, il y apparaît aussi précisément des objets-de-valeur, c’est-à-dire non pas seulement les objets qui ont de la valeur, mais les valeurs en tant que telles. Si nous accomplissons un plaisir, alors ce qui apparaît n’est pas seulement la chose qui plaît, telle qu’elle apparaîtrait s’il n’y avait pas de plaisir (…) ; bien plutôt, la chose qui plaît se tient là en tant que telle, ou plutôt en tant que quelque chose de plaisant — ce qui est beau en tant que beau, ce qui est bon en tant que bon3.
5On obtient donc une différence entre ce que sont les objets et ce qu’ils ont comme valeur. Bien que fondées sur des représentations primitives, ces intentions affectives ne sont pas pour autant dépourvues d’intentionnalité et leur dépendance logique à l’égard des actes de l’entendement objectivant signifie en même temps la reconnaissance de la spécificité de leur orientation intentionnelle. Ces intentions affectives ne peuvent que viser un objet qui a déjà été présenté à la conscience, mais doivent tout de même avoir un corrélat intentionnel, sans quoi elles ne relèveraient pas de la sphère psychique, mais de celle du physique. Or on sait que Husserl établit précisément une distinction cardinale entre Gefühlsempfindungen et Gefühlsakte4. Les actes comme les sentiments (joie, plaisir, douleur, colère, frustration) et les volitions deviennent presque inclassables. S’ils relèvent de la strate fondée de la construction intentionnelle, à la différence des actes de présentation (comme la perception), se situant, eux, au niveau fondateur ou primaire, doit-on pour autant les compter au nombre des actes complexes et porteurs de la connaissance que sont, entre autres, ceux de l’intuition catégoriale ? Rien n’est moins sûr, puisque le parallélisme des actes intentionnels tend au contraire à mettre au même niveau les Wahrnehmungen et les Wertnehmungen et que les mêmes processus de fondation par couches successives se déroulent dans la sphère affective, comme dans la sphère de la perception simple. Les actes affectifs ne sauraient par conséquent fonctionner comme des actes catégoriaux pour les actes simples, même s’ils ne peuvent être identifiés complètement à ces derniers, puisque l’analogie fonctionnelle revendiquée par Husserl se trouve entachée dès le départ d’une dissymétrie, voire d’une dépendance logique de l’un des membres de l’analogie par rapport à l’autre5.
6Ce paradoxe est renforcé par la tension entre le caractère intentionnel des sentiments et leur incapacité d’objectivation, que soulignent nettement les Cours d’éthique de 1908, évoquant à ce sujet un « obstacle bien malcommode »6. Nous avons accès aux valeurs grâce à l’affectivité, mais l’objectivation des prédicats axiologiques, c’est-à-dire le passage du sentiment individuel et spontané du type « cela me plaît » à la position d’un jugement à portée objective du type « ce tableau est beau », se produit dans un acte de l’entendement ou du jugement objectivants. Les sentiments intentionnels, dépourvus d’objets au sens strict, de Gegenstand, ressentent des valeurs, sans être en mesure de les constituer, c’est-à-dire de les saisir comme valeurs objectives.
Un simple sentiment, un plaisir ou un déplaisir, un acte affectif en général n’objective pas. Il peut se rapporter à de quelconques objets qui lui sont pré-donnés par la faculté de représentation, mais la valeur qu’il attribue par évaluation à ces objets doit être consciente comme quelque chose qui revient à ces objets, ou du moins comme quelque chose qui semble leur revenir, sous la forme d’un acte de l’entendement. En fin de compte, ici comme partout, c’est donc l’entendement, fut-ce avec une certaine participation de l’affectivité, qui pose les objets, les valeurs, qui les saisit immédiatement de façon intuitive et, par la suite, prononce sur eux ses énoncés7.
7Aussi retombons-nous dans ce que Husserl nomme lui-même une « aporie » : les actes affectifs constituent les valeurs, mais seuls les actes objectivants sont susceptibles de constituer quelque chose. Il semble que les Ideen I apportent la solution à ces ambiguïtés, puisqu’on y lit, au § 117, que
tous les actes en général — y compris les actes affectifs et volitifs — sont des actes « objectivants » qui « constituent » originellement des objets ; ils sont la source nécessaire de régions d’être différentes et donc aussi des ontologies différentes qui s’y rapportent. (…) Par exemple, la conscience qui évalue constitue un type nouveau d’objectivité : l’objectivité « axiologique », par opposé au simple monde des choses ; c’est un « étant » relatif à une nouvelle région dans la mesure précisément où l’essence de la conscience qui évalue prescrit des thèses doxiques actuelles à titre de possibilités idéales ; ces thèses mettent en relief des objectivités dotées d’un statut nouveau — les valeurs — qui sont « visées » au sein de la conscience qui évalue8.
8En réalité, la thèse des Recherches Logiques n’est qu’amendée, et non récusée. Si les actes affectifs sont ici intégrés au régime général des actes objectivants, c’est parce qu’ils contiennent de façon implicite la possibilité d’une théorie ou d’un jugement de valeur, laquelle ressort incontestablement de la raison théorique, quand bien même son objet relèverait des dimensions affective ou volitive de notre expérience. Les actes de l’affectivité ouvrent bien à ce que Husserl appelle une andere Dimension de l’expérience, mais cette expérience n’a de sens objectif que si elle peut être reprise théoriquement dans un jugement ou une théorie, du moins potentiellement. Nous aurions affaire ici à des actes authentiquement intentionnels mais dépourvus d’objets au sens strict. Les actes évaluatifs, regardant ailleurs que leur propre objet, mais vers quelque chose qui néanmoins est porteur d’une objectivité en ce qu’il n’exprime pas uniquement l’état émotif du sujet, seraient sujets à la « diplopie », pour reprendre une expression de J. Benoist9. Cette « diplopie » s’atteste en effet dans la description de la « double intention » inhérente aux actes affectifs, par opposition à la simple saisie des actes de perception, ou de représentation, proposée au § 37 des Ideen I. Ainsi, alors que
dans le cas des choses (Dinge) nous n’avons qu’une façon de nous tourner vers elles : c’est en les saisissant ; et il en est de même de toutes les objectivités justiciables d’une « représentation simple » (schlicht vorstellbaren Gegenständlichkeiten) : se tourner vers elles, c’est ipso facto les « saisir », les « observer » (…). Quand je suis tourné vers une chose (Sache) pour l’évaluer, il est sans doute impliqué que je saisisse la chose, mais ce n’est pas la chose simple, mais la chose évaluée ou la valeur qui est le corrélat intentionnel complet de l’acte d’évaluation10.
9Lorsque je vis, par exemple, dans l’attitude de jouissance, il se peut certes que je saisisse la chose, mais ce n’est pas cette chose en tant que « simple chose » qui m’intéresse et qui est visée : c’est la chose en tant qu’elle suscite tel ou tel sentiment, telle ou telle réaction affective. Le regard intentionnel passerait donc sans s’arrêter sur la chose en tant que chose de la nature, de sorte que l’évaluation d’une chose possède un objet intentionnel double et une double intentio, rappelant le caractère « fondé » des actes affectifs établi dans la Cinquième Recherche Logique, double intentio qui se rapporte à la même chose, mais selon deux modalités distinctes et corrélée par conséquent à deux objets intentionnels : l’objet-chose et la valeur. L’objectivité des valeurs s’obtient par la position d’une thèse touchant l’être du bon, du mauvais, du louable, etc, qui peut certes s’opérer depuis la sphère affective, mais par un acte qui n’est plus celui du simple sentiment et qui doit être ce que Husserl appelle un « cogito doxique », une prise de position. Formellement, la thèse demeure inchangée en ce qu’elle commande qu’un acte affectif seul ne saurait procéder à aucune objectivation des qualités axiologiques de son objet, sauf que, dorénavant, l’acte affectif lui-même peut jouer le rôle d’acte fondateur, même s’il est lui-même fondé, ce qui était réservé, dans les Recherches Logiques, à la simple présentation. C’est dire qu’à présent les actes émotifs constituent une authentique région de l’être indépendante de la région chose, même si l’objectivité des prédicats axiologiques ne peut procéder que d’un acte intellectuel.
II. La structuration axiologique de l’intentionnalité
10Il paraît particulièrement délicat de déterminer le statut exact de cette intentionnalité qui se rapporte au bien, au beau, à l’agréable, de ces actes de plaisir et de déplaisir, d’amour et de haine. Seule paraît assurée son origine, à savoir l’affectivité, entendue comme faculté d’éprouver, d’être touché et de réagir positivement, négativement ou avec indifférence à une situation ou à un événement. Peut-on véritablement lever ces « nombreux et malcommodes obstacles » par les seules ressources de la phénoménologie husserlienne, ou bien faut-il y voir l’un de ses points d’achoppement ? Ne faut-il pas voir dans ces atermoiements le signe de l’inaptitude foncière d’une théorie de l’intentionnalité à concevoir de façon authentique l’essence de l’affectivité ? Pour y parvenir, ne convient-il pas de se débarrasser du schème intentionnel dont la focalisation sur la transcendance, dans son exigence primordiale de visibilité, opacifie paradoxalement la structure même de nos affects, en les reconduisant au mode d’existence de la perception sensible ? Si le parallélisme des actes intentionnels témoigne d’un double souci de systématicité et de rationalité, prenant le contrepied d’une tradition philosophique encline à repousser l’expérience affective dans l’obscurité d’une intériorité aveugle et passionnelle, ne concourt-il pas, dans le même temps, à se rendre lui-même aveugle à sa dimension profondément passive, personnelle et heureusement incontrôlable ? Les développements ultérieurs de la phénoménologie soulignent les limites d’une intentionnalité conçue comme structure universelle — ou milieu, en s’appuyant justement sur le cas-limite de l’expérience affective. Emmanuel Lévinas conteste ainsi que la mise en évidence des structures fondamentales de la conscience, en particulier le parallélisme entre les divers types d’intentionnalités, permette une réelle percée hors du schème général de la conscience objectivante, qui serait davantage conquise grâce à l’ouverture de l’intentionnalité aux potentialités implicites et confuses de l’expérience de la conscience11, interprétée ici comme ouverture au non-intentionnel12. Lévinas puise ainsi dans toutes les ressources de la description des structures d’horizon et des potentialités de la vie intentionnelle, pour mettre en lumière le nécessaire dépassement de l’intention dans l’intention elle-même, ce trop-plein de la vie anonyme et obscure, dans lequel viendrait s’abîmer toute tentative pour limiter l’intentionnalité à l’actualité d’un regard thématique. L’ambivalence de la position lévinassienne à l’égard de la théorie phénoménologique de l’intentionnalité se lit dans cette reprise du thème de l’inactualité, censé rompre avec le paradigme cartésien de la représentation, combiné avec la critique de l’extension de l’intentionnalité à tous les domaines de l’expérience humaine13. Plus exactement, cette extension reconduit les cadres conceptuels que l’ouverture à l’inactualité avait justement permis de dépasser :
Le conditionnement de l’actualité consciente dans la potentialité compromet la souveraineté de la représentation bien plus radicalement que ne le fait la découverte dans la vie sentimentale d’une intentionnalité spécifique, irréductible à l’intentionnalité théorique, plus radicalement que l’affirmation d’un engagement actif dans le monde, antérieur à la contemplation14.
11Mutatis mutandis, c’est également sur ce point précis — celui du parallélisme entre les différents types d’actes et de l’extension du motif intentionnel aux affects — que se focalise la critique henryenne de Husserl. Si la méthode phénoménologique, en remontant jusqu’aux data sensibles en lesquels tout apparaître se donne, semblait avoir fourni les outils pour une compréhension renouvelée de cette matière affective, c’est pourtant
le contraire qui se passe chez Husserl. (…) Il apparaît que ces vécus, que l’affectivité et la pulsionnalité sont en soi intentionnelles, que l’élément impressionnel et affectif qu’ils renferment ne constitue pas leur essence, ce qui fait d’eux des vécus affectifs et pulsionnels et d’abord des vécus en somme, ce qui les donne et ainsi les révèle originairement : l’impressionnel, l’affectif ne sont en eux que des « data sensibles », lesquels « se présentent avec la fonction de matière », tout comme les data sensibles de perception, pour fournir un contenu à l’acte intentionnel qui les jettera hors d’eux-même dans la vérité de l’objet15.
12Michel Henry tend ainsi à séparer intentionnalité et sentiment, ou plutôt, à inverser l’ordre de fondation, puisque dans une philosophie de la vie conçue comme épreuve affective de soi toute réalité a la structure de l’auto-affection. La structure auto-affective est plus fondamentale que l’intentionnalité dont elle constitue le soubassement et la condition même. Lorsque je perçois cet objet, je me sens moi-même le percevant. La perception, sans cela, ne serait pas mienne et se perdrait dans un anonymat synonyme d’irréalité. Un sentiment qui serait intentionnel, perdrait de facto sa teneur affective. C’est cette structure fondamentale que manque la phénoménologie hylétique, en considérant toujours les data hylétiques sous l’angle de leur participation possible à la constitution noético-noématique d’objectités signifiantes. La phénoménologie matérielle, pour sa part, pose à la phénoménologie transcendantale husserlienne la question transcendantale kantienne, en lui intimant d’exhiber les conditions de possibilité de sa propre démarche constitutive. Le renversement husserlien du sens du transcendantal, ne désignant plus une condition de possibilité de l’expérience, mais une dimension de l’expérience, par opposition à sa dimension naïve et naturelle, se voit ici redoublé, puisque la phénoménologie henryenne pose à l’attitude transcendantale la question de ses propres conditions de possibilité et à l’apparaître lui-même les possibilités de son apparition. Or, sans l’impression, il n’y aurait pas d’apparition. L’ouverture husserlienne au transcendantal, sous le motif intentionnel, constitue alors un exemple de découverte qui recouvre en même temps, puisque le schème de l’intentionnalité, dès lors qu’il est universalisé, dissimule en même temps qu’il dévoile. Attribuer aux sentiments et affects d’un individu un pouvoir de révélation, au sens d’un rapport à une transcendance (les valeurs), consiste en vérité en une dissimulation de leur essence affective et impressionnelle — qui est aussi vitale, personnelle et pathologique — au seul profit de leur appartenance à la noèse, qui constitue la marque de tous les vécus intentionnels et non spécifiquement des affects. C’est donc à la fois réformer entièrement le concept de l’affectivité, en en décrivant l’organisation et les structures eidétiques, et manquer ce qui fait la dimension affective de l’affectivité. Les deux approches convergent vers un décrochage de l’intentionnalité et de l’affectivité, solidaire d’une reformulation complète du concept d’intentionnalité allant jusqu’à son épuisement en une requête pour déceler le fondement non intentionnel de l’intentionnalité16. La cible privilégiée de ces critiques peut être repérée dans la doctrine husserlienne du parallélisme des actes et de l’intentionnalité des sentiments, orientés vers des transcendances axiologiques. Ces relectures ont pour mérite de lever nombre de difficultés descriptives, mais on peut se demander quel est le prix à payer d’une telle dissociation entre sentiment et affectivité. Ne consiste-t-elle pas en une retombée dans un paradigme de type leibnizien — celui du déficit de rationalité propre au monde sensible — que la méthode phénoménologique tentait de dépasser ?
13Il faut néanmoins tenter de comprendre pourquoi la constitution affective des objectités axiologiques sur la base de présentations objectivantes initiales provoque autant d’embarras et d’insatisfaction d’un point de vue descriptif. N’est-ce pas, en définitive, parce que le modèle à partir duquel est pensée l’intentionnalité elle-même, c’est-à-dire la directionnalité des actes de la conscience vers une transcendance, reprend le régime spécifique de notre relation aux valeurs ? En d’autres termes, ne faut-il pas substituer à l’insondable question de savoir comment une intentionnalité des sentiments peut avoir lieu, dès lors que ce sont d’autres actes de la conscience qui lui présentent ses objets, la question de savoir si la caractérisation générale des actes de la conscience comme intentionnels ne s’appuie pas sur le schéma de notre rapport aux valeurs. Deux voies peuvent alors s’ouvrir, que nous allons successivement parcourir.
14La première consiste à montrer que l’intentionnalité recèle un certain nombre d’éléments à la fois axiologique et pratiques, de telle sorte que toute relation à un quelque chose en général ne pourrait faire fond que sur une « pré-compréhension » de la dimension affective de notre rapport au monde. Or, pour faire apparaître cette dimension, il faut convoquer un certain nombre de textes ou d’auteurs qui s’écartent sensiblement de la « théorie standard » de l’intentionnalité, telle qu’on la trouve formulée chez Brentano, reprise et modifiée par Husserl. En m’en tenant aux thèses les plus classiques et les plus orthodoxes du transcendantalisme phénoménologique, je voudrais examiner dans un deuxième moment la pertinence d’une telle hypothèse : un modèle axiologique est-il à l’œuvre dans la détermination de l’essence de la conscience comme intentionnalité ?
II-1. L’environnement axiologico-pratique et les fondements de l’intentionnalité
15Un pan entier de la phénoménologie s’attelle ainsi à restituer la dynamique de constitution des unités de sens intentionnelles depuis la subjectivité concrète et veut décrire comment les phénomènes nous apparaissent. Ils ne sont pas seulement clairs ou obscurs, ils ne se présentent pas seulement par esquisses, ils ne se donnent pas dans la neutralité dépouillée du regard objectif ; ils plaisent, amusent, étonnent, excitent, ennuient, servent, font penser à, etc. L’intentionnalité pratique anté-prédicative fondatrice de l’intentionnalité théorique explicite s’ancre dans l’affection originaire de la rencontre du Je et du monde, dans la relation charnelle qui se noue, par le toucher notamment, entre la conscience et son environnement. Les premiers paragraphes d’Expérience et Jugement décrivent cette façon dont nous sommes originairement « touchés » par le monde et ne sont pas sans faire penser à certaines des descriptions heideggériennes17. Mais à l’inverse de Heidegger, qui décrit cet être-au-monde depuis le mode d’être (de l’étant), Husserl considère la Störung fondamentalement à partir de la subjectivité et en relation avec un cogito, comme une excitation interrompant l’activité thématisante, vers laquelle le Je peut ou non se tourner. Cela signifie certes que cette intention thématisante, objectivante, est première, mais cela indique en même temps que la prise de connaissance résulte du double jeu de la tendance (subjective) et de la stimulation (de l’objet) et renvoie à la sphère volitive originaire, à l’Urpraxis. La modification d’inactualité, présentée de façon statique dans le tome premier des Ideen, s’enrichit désormais d’un enracinement dans la corporéité de notre rapport au monde ambiant. Les conversions du regard intentionnel et les modifications de l’attention ne peuvent se comprendre en négligeant les contraintes pratiques auxquelles elles sont soumises (intérêt, tendances, excitations, etc.). Comment en venons-nous à faire de tel phénomène l’objet explicite de notre regard attentionnel ? Il existe bel et bien un « élément nouveau (…) quand le Je cède à la stimulation. La stimulation exercée par l’objet (Objekt) intentionnel tourné vers le Je attire celui-ci plus ou moins fortement, et il s’y abandonne plus ou moins »18. La tendance qui pousse à la réorientation du regard possède un versant subjectif, celui des motivations, et un versant objectal. Il y a, dans la tendance entendue comme « stimulation du vécu intentionnel d’arrière-plan, et ses différents degrés de force », l’insistance, l’ « attrait que le donné exerce sur le Je » et, « du côté du Je, la tendance à s’y adonner ». Tous les objets intentionnels n’attirent pas l’attention selon le même degré et ne possèdent pas la même force d’excitation. Cette tendance qui pousse le Cogito est alors une tendance à double face, dépendant à la fois de la nature de l’objet intentionnel et de son pouvoir d’excitation (on peut en effet supposer que le cri strident d’une personne dans la rue excitera plus notre attention et sera plus à même de troubler notre orientation actuelle que le bruit de fond d’un autoroute) et de la « tendance » du Je à s’y adonner. La corrélation intentionnelle s’entend comme mise en rapport dynamique de deux pôles d’intérêts, l’intention appelant une satisfaction et présentant des degrés d’intensité dans la tension vers cette satisfaction, et l’objet suscitant ou remplissant telle ou telle tendance à la prise de connaissance.
16Il y a là peut-être quelque chose comme un « retour du refoulé », puisque ces descriptions sont étonnamment proches de l’interprétation dynamique de l’intentionnalité en général défendue par Husserl dans ses écrits « pré-phénoménologiques », en particulier dans les textes de 1893-1894 qui considèrent l’intention comme intérêt, même si cette approche est amendée dès les Cours sur l’attention de 189819, qui opéreront fermement le départ entre intérêt théorique et intérêt affectif ou pratique. Il devient dès lors clair que
de simples data de sensation et, au niveau supérieur, des objets sensibles, tels que les choses, qui pour le sujet sont là, mais dépourvues de toute valeur, sont des abstractions. Il ne peut rien y avoir, qui ne touche l’affectivité20.
17Deux options se sont présentées pour résoudre les problèmes posés par la description phénoménologique des rapports entre intentionnalité fondatrice et intentionnalité fondée, l’une consistant à suivre le fil de la dissociation entre intentionnalité et affectivité, au moyen des approches lévinassiennes ou henryennes, l’autre puisant, au sein de l’évolution philosophique de Husserl elle-même, les motifs propres à dépasser ces ambiguïtés. L’explicitation des structures du monde-de-la-vie revient en effet largement sur le rapport de fondation initialement posé entre intentionnalité théorique et intentionnalité pratique. L’enracinement de toute activité constitutive comme de tout sens « idéal » dans un environnement pratique premier signifie que la scission entre monde des faits, monde de l’histoire ou monde des valeurs ne serait que la marque d’une opération de « l’entendement séparateur ». Incontestablement, nombre d’analyses présentes dans Expérience et Jugement comme dans la Krisis vont dans cette direction, au point que l’on pourrait penser, in fine, à une certaine assimilation du sens à la valeur en une optique résolument pragmatiste qui n’est pas si étrangère à la dernière œuvre rédigée par Husserl. Une telle assimilation du sens à la valeur permet de lever les difficultés propres à l’articulation des prestations de la conscience théorique et de la conscience axiologique et pratique, en absorbant sous le schème général de la valeur toutes ces dimensions de l’intentionnalité. Elle contourne définitivement les difficultés de la description des actes non objectivants ou de la « double intentio », comme d’ailleurs l’insoluble problème de l’objectivation des propriétés axiologiques des objets intentionnels. La solution pragmatiste lève toutes ces ambiguïtés en stipulant que le « sens en général » de tout objet intentionnel — le noème — s’éprouve dans l’usage qui en est fait. L’identification du sens et de la valeur, de la référence d’une intention à la rectitude de son usage et à son bon maniement est énoncée de façon particulièrement nette au § 34 de la Krisis :
Ce qui est effectivement premier, c’est l’intuition « simplement subjective-relative » de la vie pré-scientifique du monde. Certes pour nous ce « simplement » prend la couleur de la Doxa, objet d’un long héritage de mépris. Mais c’est une couleur dont elle ne porte naturellement aucune trace dans la vie pré-scientifique ; là elle forme au contraire un royaume de bonne confirmation et ensuite de connaissances prédicatives bien confirmées et de vérités qui sont exactement aussi assurées que l’exige ce qui détermine leur sens : le projet pratique de la vie21.
18Dès lors que l’on refuse tout réalisme naïf et que l’on considère les objets comme « investis d’esprit », mais aussi, de sens, de culture, d’histoire, de traditions et d’héritages, le monde se dévoile comme horizon signifiant à partir duquel il est possible d’identifier le sens d’un objet à son usage, à sa valeur, aux types d’intérêts qu’il remplit, voire aux aspirations qu’il satisfait, du moins au réseau de schèmes signifiants qu’il tisse autour de lui et grâce auquel il nous est permis de nous y repérer en ce qui concerne cet objet. Cependant, cette hypothèse contourne les obstacles plus qu’elle ne les franchit, en substituant au problème posé (celui des rapports entre intentionnalité théorique et intentionnalité affective) un autre questionnement, portant sur l’expérience au sens large. Elle indique qu’il faut faire droit à un concept large d’expérience, riche à la fois des activités théoriques, pratiques, individuelles et sociales, historiques et culturelles, et reformule ainsi le concept étroit d’expérience qu’assumait la phénoménologie statique, en l’identifiant avec la saisie des propriétés essentielles, ousiologiques, des objets. Mais un tel déplacement ne permet pas encore de savoir ce qu’est l’intentionnalité des sentiments, puisqu’il se contente d’élargir le concept d’expérience jusqu’à y introduire une dimension affective et pratique (éventuellement, même, primitive), sans porter davantage le regard sur cette modalité spécifique de la vie intentionnelle. Bien plus, en ouvrant ainsi une dimension affective et pratique de l’expérience dans laquelle s’enracineraient les activités de la conscience théorique, une telle optique ne décrit plus de façon directe la relation aux valeurs portée par ces sentiments. Une rapide comparaison des textes de Philosophie première, Expérience et jugement et Krisis, avec les Leçons sur la théorie de la valeur des années 1910 et les manuscrits contemporains consacrés aux Structures de la conscience, montre à l’inverse que c’est bien la phénoménologie statique qui prend en charge frontalement le statut des actes affectifs et de leurs corrélats axiologiques.
II-2. Irréalité du Bien, irréalité de l’objet
19En nous munissant des seules ressources de la phénoménologie statique, est-il encore envisageable de dénouer les multiples écueils descriptifs signalés plus haut, ou bien doit-on se résigner à en accepter l’insuffisance ? Si l’intentionnalité de la conscience était pensée originairement sur le modèle de la perception des valeurs, alors, sans se dissiper, ces difficultés pourraient du moins s’expliquer. Je ne prétends pas que l’intentionnalité, pour autant, soit prioritairement orientée vers des valeurs, mais je pose simplement la question de savoir si la manière dont on décrit la relation intentionnelle d’un acte à un contenu ne serait pas, en un sens, celle par laquelle, beaucoup plus classiquement, est décrite l’expérience émotive d’un sujet. Brentano et Husserl ont indiqué les contours d’une intentionnalité émotive, mais la thèse du caractère intentionnel de tout ou partie des actes affectifs ne signifie pas que l’intentionnalité soit « structurée comme une relation aux valeurs » et semble même s’y opposer, puisqu’elle repose sur la transcription des caractères propres à l’intentionnalité de chose aux actes visant autre chose que de simples choses et que, partant, elle présuppose la découverte des structures générales de l’intentionnalité. Il se pourrait cependant que la difficulté à décrire phénoménologiquement le mode spécifique de l’intentionnalité affective tienne non au fait qu’elle dérive d’une intentionnalité primaire et objectivante, mais plutôt qu’elle l’inspire. Si, en effet, l’intentionnalité, en son mode canonique de relation à un objet en vue d’en saisir les composants objectaux, s’entend en réalité comme la transcription d’une forme de « se rapporter à » empruntée au modèle de notre expérience affective, alors on comprend l’aporie de toute tentative pour expliquer comment des sentiments peuvent être intentionnels tout en n’ayant pas d’objet propre.
20La distinction traditionnelle entre choses (faits) et valeurs oppose d’un côté des réalités naturelles existant empiriquement et, de l’autre, des entités dépourvues d’existence effective, au sens d’une réalité spatio-temporelle. Le Bien n’existe pas comme existe un fait du monde physique et n’existe, c’est-à-dire n’a de sens, qu’en tant qu’il est perçu par des agents, reconnu par des groupes ou des sociétés, réalisé dans des actions, etc. Que sont les valeurs, si ce n’est des objets irréels, in-existants, c’est-à-dire existant intentionnellement ? N’est-ce pas, par conséquent, le mode d’(in)-existence des valeurs qui inspire et détermine le sens de l’intentionnalité de la conscience ? Les valeurs peuvent être conçues comme le maximum de l’objet intentionnel, en tant qu’elles sont simultanément irréales et irréelles. Aux §§ 11 et 12 de la Cinquième Recherche Logique, Husserl pointe les deux erreurs de Brentano, à savoir, d’une part, une conception de l’intentionnalité comme processus réel (real) entre la conscience et la chose et, d’autre part, la doctrine du contenu mental, faisant de l’objet un contenu réellement existant dans la psychè. Cette approche en termes de contenu mental tend à superposer deux choses, l’objet et le vécu intentionnel, là où en réalité il n’y en a qu’une, selon Husserl, le vécu intentionnel relatif à un objet. L’objet visé par ce vécu n’a donc pas d’existence « dans la conscience », il n’y est pas présent à titre de contenu réellement immanent, mais se voit maintenu dans la transcendance, sans pour autant exister « extra mente » : il n’existe absolument pas. L’intentionnalité ne doit pas s’entendre comme une relation réelle à un objet réel existant dans le monde. L’idéalité de l’objet peut se comprendre selon le paradigme logico-sémantique de l’idéalité de la vérité et du sens des propositions, mais il est assez frappant de constater que ce que Husserl dit de « l’objet intentionnel » et toutes les descriptions phénoménologiques qu’il en donne concordent pour une bonne part avec ce qu’on appelle une valeur.
21Le § 11a distingue le sens phénoménologique de l’être pour la conscience de son sens psychologique d’être conscient, c’est-à-dire d’être dans la conscience, et semble rejoindre l’une des caractéristiques de toute évaluation, puisque les valeurs ressenties, posées ou connues n’entrent jamais dans la conscience ; elles lui demeurent par essence transcendantes et marquées d’ir-réalité. Par ailleurs, l’un des principaux enjeux de l’idéalisme transcendantal phénoménologique résidera ensuite dans l’exigence de conserver la transcendance des phénomènes tout en reconduisant l’apparaître aux vécus intentionnels leur conférant une signification. L’immanence intentionnelle, désormais clairement distinguée de l’immanence réelle des contenus des vécus, permet de réintégrer la transcendance de l’objet dans la sphère phénoménologique descriptive, mais la thèse de l’idéalité de l’objet et de l’inachèvement principiel de la démarche constitutive assure le rejet dans la transcendance d’une phénoménalité, jamais résorbée dans les actes d’une conscience fondamentalement incapable d’achever le processus d’attribution du sens des phénomènes. D’où une similitude avec notre manière d’appréhender les valeurs, puisque la beauté d’un tableau, la noblesse d’une action ou la bonté d’un individu ne sauraient jamais pénétrer à l’intérieur de l’esprit qui les connaît ou du sentiment qui les éprouve. Mais, en même temps, elles ne sauraient non plus constituer des propriétés des choses en soi, existant indépendamment de notre rapport à elles. La beauté d’une œuvre d’art se situe précisément à l’intersection du sujet et de l’objet et n’a de sens qu’en lien à un acte de notre capacité de sentir tout en faisant signe vers une dimension objective, sans quoi elle demeurerait une simple réaction émotive n’exprimant que l’état affectif du sujet. Le Bien lui-même ne possède pas d’existence réelle, au sens d’une réalité sensible spatio-temporelle, quand bien même, comme c’est le cas chez Platon, il constituerait le plus haut degré de plénitude ontologique. Et il faut distinguer la teneur ontologique d’une Idée comme le Bien de son être réel sensible ; plus elle s’écarte de celui-ci, plus elle se rapproche de celui-là.
22N’y a-t-il pas, pourtant, un hiatus infranchissable entre une conception de l’intentionnalité comme activité d’une conscience se rapportant à autre chose qu’elle-même et le caractère passif, et auto-affectant, de tout sentiment ? Ne faut-il pas séparer le moment de l’activité de la conscience objectivante de la dimension affectée par le monde et saisie par ses composants pratiques de la conscience. Mais c’est précisément ce à quoi se refuse Husserl, qui conteste, au § 13 de la seconde édition de la Cinquième Recherche Logique, en suivant pour le coup Natorp, toute « mythologie des activités ». Le concept de l’intentionnalité ne coïncide pas avec le concept d’activité et tout résidu actif et dynamique doit être expurgé de l’intention. Cela semble plaider pour une appréhension purement formelle de l’intentionnalité, hors de toute composante affective ou volitive, en parfaite adéquation d’ailleurs avec la double réduction — eidétique et transcendantale — désormais accomplie par la phénoménologie. Or, si tout acte est fondamentalement vécu, toute constitution devient redevable d’une donation originaire, laquelle, sans même évoquer une quelconque doctrine de la finitude ou de la passivité, fait néanmoins nécessairement intervenir une réceptivité, qui renvoie à une ouverture à l’altérité figurée dans le concept même de l’affectivité. Il se pourrait alors que le rapport aux valeurs soit un schème explicatif de l’intentionnalité, en vertu, notamment, du statut ontologique très spécial de ces propriétés,
23On pourrait déceler une telle structure dans la doctrine du noème, telle qu’elle est présentée dans le § 88 des Ideen I, qui reprend la distinction des composantes proprement dites des vécus intentionnels et de leurs corrélats intentionnels établie au § 41, pour l’envisager d’un point de vue transcendantal. En plus des moments noétiques réellement inhérents au vécu, tout vécu « possède » des moments, qui ne sont pas réels, mais qui sont les corrélats indispensables de ces moments noétiques. Pour tout vécu existent deux types de moments inséparables et nécessairement corrélés : les différentes actions de la conscience dans le vécu, ses modifications, ses modalités mêmes (conscience attentive, réflexive, saisissante, etc.) et le sens général de tout vécu. Il y a donc des composantes réelles et des composantes non réelles, ou intentionnelles, mais ces dernières sont nécessaires. Le sens du noème, du « sens en général », est prescrit par le type de « présence » de la conscience (savoir si c’est une conscience perceptive, imaginative, doxique, etc.), mais la noèse ne peut exister sans noème. Chaque noème est corrélé à la manière dont il est visé, mais chaque noèse est corrélée à ce qui est visé, au type d’objet intentionnel qu’elle a en vue. La corrélation est en ce sens absolue et indéchirable.
24Le fameux exemple du pommier en fleurs du § 88 est de ce point de vue révélateur : dans cet exemple, le vécu est double, à la fois la perception du pommier et le plaisir ressenti à cette perception. Le noème, quant à lui, est l’arbre perçu, ou l’arbre plaisant, c’est-à-dire l’arbre en tant qu’il est perçu, en tant que corrélat, en tant que sens d’un acte de perception et l’arbre en tant que corrélat et sens d’un acte affectif. C’est le sens de ce qui est perçu ou ce qui est perçu comme plaisant. Il est tout à fait significatif que, dans cet exemple, qui possède incontestablement une valeur topique dans l’édification d’une phénoménologie transcendantale dont le thème capital est l’intentionnalité, le vécu analysé se manifeste comme à la fois « théorique » et « axiologique ». La première phrase du texte décrit ainsi « notre regard (qui) se porte avec un sentiment de plaisir sur un pommier en fleurs, dans un jardin, sur le vert tendre du gazon » (tr. fr., p. 306). Il semble se tisser ici une concomitance des deux intentions, voire une priorité de l’intentionnalité affective, puisque ce n’est pas une simple pelouse quelconque qui est vue, mais un tendre et verdoyant gazon, appelant immédiatement une connotation axiologique. L’attitude naturelle identifie cette relation à une mise en rapport d’une réalité naturelle existant dans l’espace et le temps objectifs à un état mental que nous éprouvons réellement, en tant qu’être naturels. Certes, le vécu de plaisir n’est probablement pas plus originaire que le vécu simplement perceptif, du moins la description ici proposée met-elle au jour leur concomitance et leur co-naissance, en lieu et place de toute subordination ou dépendance de l’un à l’autre. La question déterminante devient celle-ci : qu’est-ce qui « peut être découvert du point de vue eidétique dans le complexe du vécu noétique inclus dans la perception et dans l’évaluation agréable » ? Le résidu phénoménologique de cette mise entre parenthèses est décrit peu après comme « vécu de perception et de plaisir phénoménologiquement réduit (..), tel qu’il s’insère dans le flux transcendantal du vécu ». Délivré de toute position thétique, le vécu de perception demeure et « l’arbre n’a pas perdu la moindre nuance de tous les moments, qualités, caractères, avec lesquels il apparaissait dans cette perception, et avec lesquels il se montrait “beau”, “plein d’attrait”, etc., “dans ce plaisir” » (tr. fr., p. 307). Le noème apparaît alors comme l’objectualité réduite, purifiée, et prend la place de ce qui était auparavant considéré comme existant factuellement dans la nature. Ce décrochage vis-à-vis de toute position d’existence ouvre à une nouvelle dimension ontologique, ou phénoménologique, qui est celle du sens, du sens en général, comme le précise Husserl. Or, cette modification du regard ne peut signifier, comme le montrera Husserl au § 90 des Ideen I, un dédoublement ou une superposition de deux réalités, celle de l’existence et celle de la perception, mais doit s’entendre davantage comme une conversion engageant un changement qualitatif. Si le pommier ne brûle pas ni ne se décompose, n’est-ce pas aussi et peut-être d’abord parce qu’il m’apparaît comme beau, plaisant et agréable ? Ces propriétés axiologiques ne sont en rien dépendantes de l’existence réelle du pommier, mais en expriment le sens en général, du moins en tant qu’il est perçu. L’évidence de la perception du « pommier en fleurs », n’est-ce pas l’évidence des sentiments qu’il m’inspire et de la charge affective dont il est immédiatement porteur ? Du point de vue noématique, l’irréalité du pommier, n’est-ce pas précisément le mode d’être des valeurs ? Le passage d’une ontologie à une phénoménologie, par le biais de la découverte de l’intentionnalité, ne signifie-t-il pas en réalité le passage d’une vision physicaliste de l’expérience en termes de faits, à une conception dont le modèle serait à chercher du côté de l’axiologie, en ce que cette dernière fait fi de la réalité naturelle de ces objets, s’appuie sur des déterminants subjectifs, sans verser pourtant dans l’émotivisme et cherche à garantir aux valeurs une « objectivité », sans les réduire à des objets au sens strict du terme ?
25Cette hypothèse mériterait à l’évidence une plus ample analyse. Mais l’examen des rapports entre les différents types d’intentionnalité ne peut que conduire à reconnaître le caractère irréductiblement pluriel de celle-ci. Une théorie de l’intentionnalité ne réduit pas toutes ces dimensions à la modalité canonique de l’intention objectivante saisissant les « choses », mais la confusion entretenue à ce sujet provient certainement du fait que Husserl porte à son comble l’exigence de rationalité. Autrement dit, il ne s’agit pas de faire des intentions affectives des intentions théoriques ou judicatives, mais il s’agit bien de réaliser avec les premières ce qui a été fait pour les secondes, à savoir les porter à un degré de rationalité et d’intelligibilité que toute approche naturaliste, anthropologique ou psychologiste obère.
III. La dichotomie faits/valeurs et le point de vue de l’intentionnalité
26En guise de conclusion, j’examinerai les ressources que peut procurer une théorie de l’intentionnalité pour penser les rapports entre « faits » et valeurs. Si l’on prête attention aux deux grands promoteurs modernes du concept d’intentionnalité, à savoir Brentano et Husserl, on s’aperçoit que leurs conceptions paraissent ruiner toute distinction principielle entre faits et valeurs. Avec Brentano, le schéma épistémologique de la psychologie descriptive rend caduque toute opposition ontologique entre faits et valeurs. Il n’y a plus, d’un côté, les choses neutres de la physique et, de l’autre, les valeurs culturelles, humaines, échappant aux lois de la nature, mais la distinction passe dorénavant entre l’existence réelle de l’objet et son inexistence intentionnelle, c’est-à-dire le fait qu’il soit objet de quelque chose (représentation, amour, intérêt, approbation, etc). Pour schématiser, on pourrait dire qu’un nouveau couple se forme, en deçà du couple faits/valeurs, celui formé entre les faits et les objets intentionnels, entre l’existence physique et l’inexistence intentionnelle. Le problème se renforce et se déplace dans l’approche phénoménologique de l’intentionnalité, en ce sens que cette dernière met hors-jeu l’opposition ontologique des faits et des valeurs. Sans l’intentionnalité, tout serait beaucoup plus simple. On aurait d’un côté des faits de la nature, déterminés par des lois causales et, de l’autre, des valeurs, comme le bon, le mauvais, le bien, le laid, etc., qui sont dépourvues d’existence factuelle dans la nature et qui n’existent qu’en tant qu’elles sont connues ou senties par des sujets. Paradoxalement, en s’abstenant de toute prise de position touchant l’existence réelle des choses, la méthode phénoménologique rend presque invisible à l’œil nu la distinction canonique entre les faits et les valeurs, dans la mesure où elle intègre au régime général de l’intentionnalité toutes les dimensions de l’expérience humaine et fait de l’intentionnalité émotive un des modes de l’intentionnalité. Les « choses », comme les « valeurs » s’entendent comme des corrélats d’actes qui possèdent chacun leur spécificité, de même que, sur le plan noématique de la phénoménologie de l’objet, elles renvoient à des sphères eidétiquement distinctes de l’expérience prescrivant les modalités de leur appréhension par la conscience. La reconduction des faits aux essences, la thèse de l’irréalité des phénomènes ou objets intentionnels et, enfin, la méthode de réduction phénoménologique, semblent nuire à toute délimitation nette entre faits et valeurs, puisque ces dernières sont aussi des essences, sont également irréelles et enfin, ne sont pas non plus entamées par la mise hors circuit de toute position d’existence. Poser l’intentionnalité de la conscience reviendrait donc à penser d’une manière radicale et originale l’articulation entre les faits et les valeurs et l’approche husserlienne en la matière nous paraît une des voies possibles au sein des nombreuses tentatives contemporaines pour amoindrir cette dichotomie par trop rigide. Je ne pourrai m’attarder sur ces questions, mais ce qui paraît important, c’est que l’intentionnalité n’est pas un dépassement de cette dichotomie par l’ajout d’une théorie supplémentaire. C’est davantage un réinvestissement du problème au sein d’une exigence fondamentale de rationalité. Même si elle n’est pas évidente à trouver et même si elle pose des problèmes bien malcommodes, cette exigence nous oblige à tenter de décrire l’intentionnalité de nos sentiments. Elle oblige également à mobiliser un nouveau concept d’expérience, lequel, normalement, ne devrait concerner que l’expérience des qualités empiriques, essentielles, des choses. Or, nous faisons l’expérience des valeurs et il faut bien tenter d’en rendre compte. Il serait probablement très malcommode, en recourant exclusivement à la dimension statique de la phénoménologie husserlienne, de parvenir à renverser l’ordre de fondation entre intentionnalité de valeur et intentionnalité de « chose ». Mais il est tout aussi indubitable que Husserl a saisi de façon particulièrement lucide les difficultés descriptives qu’engendrait le maintien de la thèse de la fondation des valeurs sur les choses. Nombre d’auteurs du mouvement phénoménologique ont proposé des réponses à cette question. Parmi eux, Max Scheler pourrait fournir une alternative au décrochage quasi-complet de l’affectivité et de l’intentionnalité opéré par Lévinas ou Henry. L’intentionnalité axiologique constitue bel et bien, selon Scheler, le schème structurant notre rapport au monde. Toute connaissance, toute action, toute réalisation dans le monde se produisent sur le fond d’une relation de prime abord affective et axiologique. Reste que le corrélat de cette thèse est celui d’une accession des sentiments eux-mêmes à une connaissance de l’intimité du monde et des valeurs à une objectivité. Par les sentiments, nous connaissons les valeurs existant réellement et inscrites de manière immuable dans des hiérarchies. Or, une telle accession des affects à la connaissance et même à la catégorialité en ruine l’originalité, en en garantissant l’originarité. Le maintien du caractère sensible des affects vise à l’inverse à garantir qu’à travers eux nous ayons affaire à une « autre dimension », à quelque chose d’autre qu’à l’expérience des faits. Les sentiments possèdent un pouvoir de révélation original. De telle sorte que s’il paraît peu concevable qu’ils structurent la relation intentionnelle elle-même, du moins peut-on comprendre cette autre dimension nécessitant une conversion d’attitude, comme l’équivalent, pour le régime réduit, de l’attitude transcendantale pour l’attitude naturelle.