Subjectivité et incarnation
Universiteit Antwerpen
Introduction
1Je souhaite défendre la pertinence de la phénoménologie dans le débat contemporain quant à la possibilité d’une clarification et d’une explication naturaliste de la conscience phénoménale. La première partie explique comment une théorie des actes mentaux intentionnels en termes d’acte conscient, de contenu représentationnel et d’objet intentionnel, qui est inspirée par la phénoménologie husserlienne, conduit à concevoir la conscience phénoménale comme une propriété non intentionnelle et non représentationaliste d’événements mentaux. Cette conception soutient une distinction entre la qualité phénoménale de la conscience et les qualia. Les qualia doivent être compris comme des propriétés phénoménales de l’objet perçu, et peuvent dans ce sens être expliqués comme éléments du contenu intentionnel ou représentationnel, en ligne avec le représentationalisme récent. La seconde partie clarifie la conscience phénoménale, ou le caractère subjectif spécifique des processus mentaux conscients, comme une expérience de soi préréflexive (self-awareness). Dans la dernière partie, une phénoménologie de l’incarnation, qui clarifie les propriétés phénoménales du corps-vécu, contribue à spécifier l’expérience de soi préréflexive en termes d’une expérience de soi spécifiquement corporelle. On soutiendra que la naturalisation éventuelle de l’incarnation réclame une explication radicale des conditions de possibilité de cette conscience de soi corporelle.
2La phénoménologie conduit ainsi à la clarification de plusieurs problèmes centraux dans la discussion actuelle autour de la possibilité de naturaliser la conscience :
3a) Une défense d’une conception non représentationaliste de la conscience phénoménale.
4b) La distinction entre conscience phénoménale et qualia.
5c) L’identification de ces derniers avec les propriétés phénoménales des objets représentés, et de la première avec la conscience de soi corporelle.
Une approche non représentationaliste de la conscience phénoménale
6Un état mental intentionnel représente son objet. Cette représentation ne doit pas être comprise au sens de la présence d’une image intra-mentale de l’objet intentionnel. On rejette cette conception cartésienne puisque l’acte n’est pas tourné vers une telle image, mais dirigé vers l’objet même. Afin de mieux comprendre cette notion de représentation, j’introduis un cadre husserlien/searlien qui attribue une triple structure aux actes intentionnels, distinguant l’acte même, son contenu intentionnel ou représentationnel (noème) et l’objet intentionnel1. Par l’acte intentionnel, par exemple la perception sensorielle, l’objet lui-même apparaît ou est représenté d’une certaine manière. Un objet physique apparaît dans la perception visuelle avec des propriétés phénoménales particulières. Le toucher fait apparaître l’objet d’une manière différente, plus précisément avec des propriétés tactiles, qui ne sont évidemment pas présentes dans la perception visuelle. Des actes différents se lient donc de façon différente au même objet, le résultat étant une représentation spécifique (visuelle, tactile, etc.) par laquelle l’objet apparaît d’une façon différente. Cette façon d’apparaître (Erscheinungsweise ou Gegebenheitsweise) est déterminée par la nature de la perception et doit être distinguée de l’objet même, pourvu que l’on ne comprenne pas ce contenu dans le sens cartésien. Le contenu est un élément nécessaire de l’acte intentionnel, qui détermine quel est l’objet de l’acte et comment cet objet est représenté, même s’il n’y a pas d’objet dans le monde extérieur. Une relation intentionnelle à un objet n’est donc pas nécessairement causale. Pour cette raison, les adeptes d’une conception intentionnaliste distinguent entre l’intentionnalité de l’acte et sa référence objective. Une perception fautive est intentionnelle, mais ne réalise pas de référence objective, puisque l’objet n’est pas comme il est représenté. Une hallucination est intentionnelle, mais ne peut réaliser une référence objective, puisque l’objet n’existe même pas.
7Cette approche phénoménologique élémentaire du contenu intentionnel soutient une interprétation non représentationaliste de la conscience phénoménale2. Le représentationaliste comprend les qualia ou les propriétés qualitatives de l’expérience consciente comme des propriétés phénoménales de ce qui est perçu, c’est-à-dire comme des propriétés des objets représentés. « Qualia are, by definition, the way things seem, look, or appear to a conscious creature3. » Cette interprétation représentationaliste des qualia conduit normalement à l’externalisme des qualia. Il est raisonnable de dire que si les choses sont vraiment telles qu’elles sont représentées dans la perception, elles doivent avoir les propriétés avec lesquelles elles sont représentées. « Qualia, or phenomenal properties of experience, are among the objective properties of external objets represented in conscious experience4. » Cette interprétation représentationaliste des qualia est acceptable, mais elle est problématique en tant qu’analyse de la conscience phénoménale, parce qu’elle implique une confusion des propriétés qualitatives de la perception consciente et des propriétés phénoménales, c’est-à-dire représentées de l’objet perçu. La phénoménologie peut contribuer à clarifier ce point. Pour le représentationaliste, l’aspect qualitatif de l’expérience signifie que ce qui est perçu apparaît pour le sujet percevant avec certaines caractéristiques sensorielles, i.e. avec des qualia5. Par conséquent, le représentationaliste soutient que la conscience phénoménale doit être comprise comme conscience de ces propriétés phénoménales. D’un point de vue phénoménologique, on doit dire que le représentationaliste comprend les qualia comme propriétés « objectives » — voire secondaires —, notamment comme propriétés qui appartiennent au contenu représentationnel de l’acte intentionnel. Les qualia, ainsi interprétés comme éléments du contenu représentationnel, sont alors des propriétés représentationnelles, ce qui signifie qu’ils représentent quelque chose. Ils sont les propriétés subjectives, secondaires de ce qui est perçu, qui sont données dans la perception, et ils réfèrent aux propriétés objectives non expériencielles, voire physiques de la chose matérielle. On sous-entend ici la distinction classique entre propriétés primaires et secondaires, et l’identification des qualia avec ces propriétés secondaires. En se basant sur une analyse phénoménologique de la perception, où la distinction entre acte, contenu et objet est en jeu, on doit distinguer entre ces éléments représentationnels de l’expérience (les qualia) et l’aspect qualitatif de l’expérience consciente elle-même. En introduisant la notion d’un aspect qualitatif spécifique de l’expérience consciente elle-même, nous ne voulons certainement pas dire que l’expérience pourrait acquérir une propriété phénoménale de l’objet représenté. Bien au contraire, nous voulons faire la distinction entre cet aspect qualitatif spécifique de l’acte et les propriétés phénoménales (les qualia) de l’objet représenté.
8Si nous ne faisons pas cette distinction et spécifions les propriétés qualitatives de l’expérience elle-même sur la base de la donnée des propriétés phénoménales de l’objet perçu, nous courons le risque de spécifier l’expérience sur la base de l’apparence de l’objet perçu. Mais en se concentrant sur le champ phénoménal de la perception — et cela veut dire : sur la façon d’apparaître de l’objet intentionnel —, on redéfinit subrepticement ce que les philosophers of mind appellent si inadéquatement « phenomenology », et on finit par négliger la conscience phénoménale elle-même. Il est évident qu’en mêlant conscience phénoménale et propriétés phénoménales de l’objet, on n’a pas encore clarifié la nature intrinsèque de l’aspect what it is like de l’expérience.
9Un autre argument pour la distinction entre les qualia ou propriétés phénoménales de l’objet et la conscience phénoménale ou l’aspect what it is like, est la présence de cet aspect dans le cas d’une conscience non perceptuelle et même non intentionnelle. (1) Des émotions conscientes telles que la colère, la fierté, le remords, la jalousie, le bonheur sont conscientes parce qu’elles sont vécues. Bien que ces émotions puissent référer et réfèrent souvent à un état de choses que l’on appréhende affectivement comme positif ou négatif (cf. le bonheur versus la tristesse concernant quelque chose), elles ont une qualité intrinsèque particulière, qui fait qu’elles sont des émotions vécues ou ressenties. (2) Dans la littérature, on trouve également des références à ce qu’on pourrait appeler des émotions non intentionnelles, par exemple un sentiment général de bonheur, un état d’esprit dans lequel on se sent content, sans être content ou heureux de quelque chose spécifique. On dit que « it is something it is like » d’être dans cet état. (3) De plus, si nous distinguons les perceptions des croyances, nous devons admettre que ces croyances conscientes possèdent également une qualité subjective spécifique, un aspect what it is like, qui n’est pas réductible à une qualité sensorielle, et certainement pas quand nous avons affaire à des croyances qui ne concernent pas des objets perceptibles. (4) Enfin, on dit également que pour toute créature consciente, par exemple la fameuse chauve-souris de Nagel, il est « something that it is like » d’être cette créature. Donc l’aspect what it is like, la conscience phénoménale, est également présent dans les états mentaux qui ne sont pas ordinairement classifiés comme perceptions. Si c’est le cas, la qualité sensorielle n’en est pas constitutive, et l’identification de la conscience phénoménale avec la qualité sensorielle est problématique. Il est également clair que ce caractère phénoménal des états mentaux est restreint aux états conscients, c’est-à-dire aux états que leurs sujets vivent, dont ils ont une expérience. Des convictions, des croyances, des frustrations, des désirs inconscients ne sont pas subjectivement vécus, et donc cet aspect what it is like leur fait défaut. Ce que cela signifie est clair si l’on tient compte de la différence avec des systèmes organiques et artificiels non conscients. Ces systèmes perçoivent par exemple aussi bien que des hommes et des animaux conscients par leurs états mentaux intentionnels, qui représentent les propriétés phénoménales des objets perçus. Pourtant, ces systèmes ne sont pas conscients, parce qu’ils ne vivent pas subjectivement leurs états mentaux. C’est pourquoi leurs états sont privés de conscience phénoménale. Un système peut représenter quelque chose de rouge sans l’expérience du rouge. La représentation n’exige pas la conscience. On n’a pas besoin d’expérimentations philosophiques fantastiques avec des zombies, etc., pour comprendre ce point.
10Donc je suis partiellement d’accord avec Harman, pour qui le débat concernant les qualia se fonde sur une distinction confuse entre les qualia comme qualités phénoménales intrinsèques de l’expérience et les propriétés phénoménales des objets perçus6. Mais je suis en désaccord avec lui et les autres représentationalistes, quand ils concluent qu’il faut lever cette confusion en disant qu’il n’y a simplement pas de telles qualités intrinsèques des expériences, à part et en plus des propriétés phénoménales des objets expérimentés, qu’ils appellent, pour leur part, les qualia. Cette position a évidemment pour résultat une identification des qualia avec les propriétés phénoménales, et entraîne la fusion des qualités phénoménales intrinsèques des expériences avec les propriétés phénoménales des objets. Mon désaccord sur ce dernier point n’implique pas que je rejette complètement le représentationalisme. On peut comprendre les propriétés phénoménales des objets représentés ou les qualia selon une approche représentationaliste. Mais contrairement au représentationalisme, je soutiens qu’elles doivent être distinguées du fameux aspect what it is like ou encore de la conscience phénoménale. D’un point de vue phénoménologique, on peut conclure que les qualia sont les propriétés phénoménales des objets, qu’ils appartiennent à ce que les phénoménologues appellent le contenu intentionnel, et on peut également commencer à comprendre pourquoi il faut distinguer ces qualia des propriétés intrinsèques des états mentaux consciemment vécus7. On cherche une qualité non représentationnelle/non intentionnelle de l’acte même. Si cette qualité n’appartient pas au contenu intentionnel, elle ne représente simplement rien. La phénoménologie supporte la distinction, faite par Shoemaker, entre propriétés intentionnelles et qualitatives de l’expérience8. Évidement, nous n’avons pas encore déterminé leur nature exacte en identifiant leur place précise dans l’architecture mentale. Mais nous avons une idée intéressante. En tant que propriété intrinsèque d’états mentaux perceptuels et autres, cette qualité définit des états consciemment vécus.
Phénoménologie de l’expérience subjective
11La conscience phénoménale ou l’aspect what it is like caractérise les actes mentaux conscients ou expérimentés. L’allemand « Erlebnis », normalement traduit par « vécu » ou « expérience » (cf. l’anglais « lived experience »), semble le terme approprié pour rendre cette expérience consciente. Husserl écrit : « Jedes Erlebnis ist aber selbst erlebt, und insofern auch bewusst »9. Il dit également : « Das Wort Erlebnis drückt dabei eben dieses Erlebtsein, nämlich Bewussthaben im inneren Bewusstsein aus10. » La 5e Recherche logique de Husserl s’ouvre sur une distinction entre trois notions de conscience : 1) la conscience comme « Verwebung der psychischen Erlebnisse in der Einheit des Bewusstseinstromes » (= ego phénoménologique) ; 2) la conscience comme « inneres Gewahrwerden von eigenen psychischen Erlebnissen » ; 3) la conscience comme « zusammenfassende Bezeichnung für jederlei “psychische Akte” oder intentionale Erlebnisse ». En résumé : 1) flux ; 2) expérience interne ; 3) intentionnalité11.
12La seconde notion de conscience est importante ici, car cet « inneres Gewahrwerden » est une propriété fondamentale de ce que Husserl appelle un Erlebnis. Ce qui est conscient dans le deuxième sens est erlebt, vécu. La seconde notion est la plus fondamentale, parce qu’elle concerne la nature des éléments du flux des expériences (notion 1), dont les expériences intentionnelles (notion 3) font partie. La seconde notion est également plus fondamentale au sens où nous savons qu’il y a un flux de conscience qui consiste en expériences (cf. notion 1), parce que nous avons une expérience actuelle dont nous sommes conscients (notion 2). Sur la base de la temporalité de la conscience, nous pouvons élargir cette expérience momentanément donnée. Cela veut dire que nous pouvons inclure dans notre conscience toutes ces autres expériences qui sont retenues, dont nous nous souvenons et qui forment une unité avec l’expérience consciente actuelle. Husserl dit ainsi : « (…) Jedes (…) Bewusstseinserlebnis ist (…) bewusst, und alle Bewusstseinserlebnisse eines Ich sind umspannt von der Einheit eines inneren Bewusstseins, und ordnen sich in der Einheit einer immanenten Zeit (…)12. »
13Husserl parle d’une conscience interne (inneres Bewustsein) de l’expérience, et assimile cette conscience à une perception interne de l’expérience13. Ce qui le rangerait parmi les adeptes de la théorie HOP et disqualifierait évidemment son approche de la nature de l’expérience consciente. Mais en discutant cet inneres Bewusstsein, il remarque qu’une second-order theory de la conscience s’expose à un regressus ad infinitum. On devrait encore expliquer ce qui rend cette perception interne elle-même consciente, ce qui exigerait une deuxième perception interne de cette première perception interne, etc. La seule alternative serait d’attribuer une sorte d’expérience originale à la perception interne de l’acte de premier ordre.
Jedes Erlebnis ist « empfunden », ist immanent « wahrgenommen » (inneres Bewusstsein), wenn auch natürlich nicht gesetzt (…) Freilich scheint das auf einen unendlichen Regress zurückzuführen. Denn ist nun nicht wieder das innere Bewusstsein, das Wahrnehmen vom Akt, (…) ein Akt und daher selbst wieder innerlich wahrgenommen ? Dagegen ist zu sagen : Jedes « Erlebnis » im prägnanten Sinn ist innerlich wahrgenommen. Aber das innere Wahrnehmen ist nicht im selben Sinn ein « Erlebnis ». Es ist nicht selbst wieder innerlich wahrgenommen14.
14Quand nous tenons compte de la critique husserlienne de Brentano, nous devons être d’accord avec Zahavi que Husserl ne défend pas une approche de la conscience du type HOP, mais qu’il utilisait néanmoins une terminologie confuse en parlant de la conscience interne en termes de perception interne15. Il distinguait pourtant clairement cette conscience interne de la perception interne quand il disait que cette dernière est une « réflexion », qui objective l’état mental sur lequel on réfléchit, tandis que la première, c’est-à-dire la conscience interne, est une « auto-donation originaire » (Selbstgegebenheit) de l’acte, une auto-donation qui précède la réflexion16. Donc la conscience interne est un Erlebtsein non objectivant, un être-vécu ou être-expérimenté de l’acte mental. Un autre passage important confirme cette interprétation, où Husserl dit que les vécus dans leur qualité d’être conscients ou expérienciels ne sont des objets d’aucune apperception17. La même idée est même encore plus clairement exprimée quand Husserl écrit : « Erlebtsein ist nicht Gegenständlichsein » (être vécu n’est pas être un objet)18. Le caractère conscient, l’Erlebtsein, doit donc être entendu en termes d’une auto-donation originaire non objectivante et préréflexive de l’acte mental.
15 « Conscient », pris comme adjectif d’un état mental, est équivalent à « vécu », ce qui suggère que la conscience est impossible sans un sujet de l’expérience. « Subjectivity is often claimed to be of the essence of consciousness19. » Subjectivité veut dire : conscience directe de ses propres états mentaux (accès épistémique spécial), et implique en ce sens la perspective de la première personne. Il ne peut y avoir un what it is like impersonnel. Pour qu’un état soit conscient, quelqu’un doit en avoir conscience. Donc « conscient » est équivalent à « vécu par un sujet ». On peut avec Husserl défendre une interprétation de l’auto-donation qui n’implique pas une notion d’un soi comme sujet de l’expérience. La première notion husserlienne de la conscience en tant que flux des expériences, curieusement appelé ego phénoménologique, n’a pas du tout une structure égologique. Traditionnellement, le moi, le sujet des actes mentaux, garantit l’unité de la conscience. Tous les états mentaux sont unifiés parce qu’ils sont les états ou propriétés d’un moi. Husserl fait valoir que ce principe unifiant n’est pas nécessaire. La conscience est unifiée sur la base de ce qu’il appelle des processus passifs, dont la temporalité interne est fondamentale20. Si le moi n’est pas une structure de la conscience, alors on n’a pas besoin d’une théorie du soi afin de clarifier la notion d’une auto-donation originaire des expériences. Auto-manifestation de l’acte ne signifie pas nécessairement co-apparence d’un sujet qui expérimente cet acte.
16Les Erlebnisse, ou expériences, sont subjectives parce qu’elles sont miennes. La donation en première personne des expériences signifie que c’est moi qui ai ces expériences. Mais s’il n’y a pas de co-apparence expérimentale d’un sujet de l’expérience quand par exemple une perception est consciemment vécue, alors cette subjectivité ne peut résulter d’une attribution. Je ne m’attribue pas mes actes vécus. Une telle attribution présuppose la réflexion qui objective le sujet. Mais je n’ai pas à réfléchir sur mes actes afin de vivre consciemment mes expériences. Expérience signifie subjectivité dans un sens absolu et immédiat, comme dit Sartre. Il ne peut y avoir de conscience qui ne s’expérimente soi-même. Il est de l’essence même de la conscience d’être self-aware. «Une conscience qui s’ignorerait soi-même, une conscience inconsciente, ce qui est absurde21. » Pour Sartre, cette conscience d’elle-même est une condition de possibilité nécessaire et suffisante de la conscience intentionnelle. Sartre essayait de rendre ce caractère immédiat de cette conscience non réflexive de la conscience thétique en mettant entre parenthèses le « de ». Afin de souligner le caractère non transitif et non objectivant de la conscience de soi, Sartre écrit ainsi « conscience (de) soi »22. Il identifie cette conscience de soi non réflexive à la subjectivité. Il dit que la conscience préréflexive est personnelle à cause de cette présence à soi, mais il considère que l’ego est transcendant à la conscience23. Donc on doit conclure que l’expérience elle-même, l’Erleben, est constitutive de la subjectivité24. Ce que cet être soi-même en tant que constitué par la conscience de soi signifie est assez évident dans un contexte intersubjectif. Je ne peux jamais vivre la conscience d’une autre personne, mais seulement la percevoir comme un objet, exprimé dans un comportement. En étant consciente, une expérience consciente est nécessairement mienne. Mais il est clair que cette subjectivité a une signification très spécifique pour la phénoménologie. Il n’y a pas de soi comme dimension de l’expérience consciente. Il y a seulement une auto-manifestation de l’expérience consciente. Cette auto-manifestation clarifie la notion de donation en première personne. Nous avons à séparer descriptivement d’une part la conscience phénoménale, l’expérience subjective, que nous pouvons comprendre en termes de conscience de soi préréflexive, et d’autre part une métaphysique du soi, de l’ego ou du sujet. La conscience de soi doit être entendue comme l’intimité ou la familiarité que la conscience a avec elle-même et non comme l’expérience d’un ego connaissant.
17L’aspect what it is like sera absent, à moins que le processus mental ne soit conscient. Cette auto-donation, qui est interprétée ici comme conscience de soi en première personne, définit les processus qui sont phénoménalement conscients. Les phénoménologues ont essayé de clarifier cette conscience de soi préréflexive par une analyse de la temporalité de la conscience. On se concentrera ici sur l’analyse husserlienne de la temporalité, qui explique l’auto-apparence du flux de la conscience (Selbsterscheinung des Flusses)25. Selon Husserl, chaque expérience, que ce soit une perception, une imagination, une croyance ou autre chose encore, est évidemment en premier lieu un événement mental actuel, qui est dirigé vers quelque chose. Il parle ici d’Ur-Impression, ce qu’on peut traduire par « impression primaire ». En anglais, on traduit par « présentation primaire ». Mais cette impression contient aussi une référence rétentionnelle à un moment passé de l’expérience, et une anticipation protentionnelle des moments suivants. Ce fonctionnement triadique, plus précisément le fait qu’il est à la fois présentationnel, rétentionnel et protentionnel, caractérise chaque moment de l’expérience. La structure temporelle de la conscience conditionne une activité intentionnelle fondamentale de la conscience, que Husserl appelle l’intentionnalité transversale (Querintentionalität). Cette structure rend possible la perception d’un objet temporel, c’est-à-dire d’un objet avec une durée comme une mélodie, l’exemple préféré de Husserl. Mais cette même structure temporelle fonde également l’auto-apparence du flux de la conscience, que Husserl appelle conscience interne ou conscience primaire (Ur-Bewusstsein)26. La conscience primaire ou conscience de soi est une intentionnalité non objectivante, par laquelle le flux de la conscience fait apparaître sa propre unité en tant qu’unité temporelle. Cette activité intentionnelle spécifique est appelée intentionnalité longitudinale (Längstintentionalität), et Husserl la comprend comme la deuxième activité intentionnelle fondamentale de la conscience, qui se déroule en même temps que l’intentionnalité transversale.
18Les deux activités intentionnelles sont expliquées par la fonction rétentionnelle de la conscience, qui est un aspect de sa temporalité. Chaque impression actuelle, ou impression primaire, est modifiée le moment suivant dans une rétention d’elle-même, ce qui est un modus operandi fondamental de ce moment suivant. Cette nouvelle, deuxième impression est donc en même temps la rétention de l’impression qui vient de passer. Une nouvelle impression primaire est en même temps la modification rétentionnelle ou bien la rétention de toutes les impressions précédentes. En d’autres termes, l’impression actuelle est simultanément une synthèse d’impressions précédentes modifiées. C’est dans et par cette modification que la perception d’un objet temporel est possible (Querintentionalität) et que la conscience s’apparaît à soi-même (Längstintentionalität). Puisque chaque impression est dirigée vers un objet et est donc intentionnelle, sa modification rétentionnelle est également intentionnelle. La rétention signifie littéralement qu’une conscience précédente ou passée d’un objet est préservée ou retenue dans la conscience actuelle, ce qui implique que la note précédente de la phrase musicale est, elle aussi, simultanément retenue. Mais pour Husserl la rétention est une modification d’un moment précédent du flux de la conscience, d’une impression primaire. Cela veut dire que la rétention est en fait une conscience modifiée d’un événement conscient précédent, c’est-à-dire une forme fondamentale de conscience de soi. C’est pourquoi il parle de la double intentionnalité de la rétention. La rétention ré-objective les phases précédentes des objets temporels comme passées, en modifiant les phases précédentes de la perception de ces objets. Ainsi, la conscience de soi non réflexive se déroule de façon rétentionnelle27.
19Sur la base de cette théorie de la temporalité de la conscience, certains soutiennent que la conscience interne du temps est la conscience de soi préréflexive28. Mais cette thèse est problématique, vu que la perception ou plutôt la phase de la perception active qui vient de passer et qui est retenue, devrait déjà être vécue ou phénoménalement consciente, en d’autres termes erlebt, pour être retenue. Husserl dit que la rétention d’un contenu non conscient n’est pas possible.29 Si seule une expérience consciente peut être retenue, il suit que la fonction rétentionnelle de la conscience du temps ne constitue pas, mais bien au contraire présuppose déjà la conscience de soi comme une auto-manifestation ou auto-donation originale, i.e. non rétentionnelle de l’impression primaire. La phase actuelle ne peut être consciente sur la base de la conscience du temps, mais elle est en un sens « ultimement » consciente30. La conscience de la phase actuelle doit alors être entendue comme une conscience instantanée, qui n’est pas temporellement médiatisée, et qui n’est donc pas encore expliquée par une analyse de la conscience interne du temps. La conscience du temps est responsable de l’unité de la conscience, mais pas de sa subjectivité. Ou bien nous avons besoin d’une autre phénoménologie pour rendre compte de l’expérience subjective des processus mentaux conscients, dans ce cas-ci de l’impression primaire, ou bien nous devons admettre que la phénoménologie touche ici à ses limites en tant que théorie explicative. Donc l’auto-apparence du flux sur la base de sa structure temporelle peut certainement être constitutive de la « conscience d’un soi », mais pas de la qualité phénoménale, de l’ultime conscience de soi, de l’auto-donation des processus mentaux. La temporalité ne semble donc pas être constitutive de cet Erleben31.
Conscience phénoménale et incarnation subjective
20Cette conception anti-représentationaliste de la conscience phénoménale appelle une explication plus générale et plus radicale de l’incarnation consciente. Il existe un lien direct entre la conscience phénoménale comme expérience subjective ou auto-donation préréflexive de la perception et la conscience de soi corporelle, puisque la perception est toujours vécue comme incarnée. La phénoménologie peut contribuer ici sur la base de l’analyse de l’incarnation, thème phénoménologique classique traité par Husserl, Sartre, Merleau-Ponty et d’autres encore.
21Naturaliser la conscience signifie donner une explication causale des états, processus et événements mentaux conscients par des processus neurologiques sous-jacents. Le naturalisme comprend le corps comme un objet physique particulier, notamment un organisme vivant qui manifeste des propriétés particulières telles que sa sensibilité et son mouvement intentionnel volontaire. La psychophysique essaie d’expliquer ces propriétés en identifiant leurs causes physiques. Le mental est une couche causale d’une réalité causale, l’unité psychophysique, qui est explicable fonctionnellement par sa dépendance causale envers des mécanismes psychologiques internes et des déterminants neuronaux. La phénoménologie accepte la nécessité de cette psychophysique, mais elle essaie de l’évaluer. Le naturalisme présuppose une ontologie de la vie consciente, qui est basée sur une attitude naturaliste spécifique, qui elle-même n’est pas fondamentale32. L’interprétation des processus mentaux comme des propriétés phénoménales particulières du noème « réalité psychophysique » n’est légitime que dans les limites de l’approche naturaliste.
22La phénoménologie nous apprend que l’interprétation et l’explication naturaliste du corps comme réalité physique (Körper), présuppose l’expérience du Leib, ou corps-vécu. Elle soutient que le corps n’apparaît pas originairement comme une réalité physique envers laquelle la couche psychique, mentale, consciente serait fonctionnellement dépendante. Au contraire, il est subjectivement vécu ou expérimenté comme un organe de perception dont le sujet dispose et qui se meut volontairement33. Ainsi l’apparence de l’objet intentionnel ou le noème de cette expérience originelle diffère substantiellement de la manière dont le corps apparaît dans la perception naturaliste. Les éléments suivants récapitulent la compréhension phénoménologique du corps vécu aujourd’hui généralement acquise34. Le corps vécu a une spatialité particulière qui le distingue des objets spatiaux ordinaires. Il est le centre inaliénable de l’espace vécu et exhibe en conséquence une perspective essentiellement incomplète, puisqu’il est toujours « ici ». Il est en outre caractérisé par une mobilité volontaire unique, qui signifie que le sujet maîtrise son corps d’une façon très particulière. Ce mouvement est une condition de possibilité nécessaire pour la perception et permet également à une personne d’intervenir dans le monde physique. De plus, afin d’agir et de percevoir, une personne représente consciemment son corps vécu en termes d’image et de schéma corporel. Le rôle de ces représentations subjectives conscientes et subconscientes du corps est bien documenté.
23L’élément le plus important pour la question de l’explication naturaliste de la conscience phénoménale concerne le fait que le corps est sensible. Cela ne signifie pas seulement que le corps génère des données sensorielles. Tout système percevant enregistre de l’information sensorielle qui est causée par des événements physiques dans ses organes ou appareils sensoriels, naturels ou artificiels. Mais une personne consciente, crucialement, vit cette information. Donc les inputs sensoriels ne sont pas seulement des stimulations physiques, mais ils sont aussi des sensations consciemment vécues. C’est évident dans le cas des sensations tactiles et kinesthésiques. Une analyse du toucher — analyse déjà faite par Husserl lui-même — confirme cette thèse. Toucher ne donne pas seulement une information sur les propriétés tactiles de l’objet, puisque le toucher lui-même est senti. Je ne sens pas seulement que la surface de la table est lisse, je sens également que mes doigts sentant glissent sur la surface. Donc toucher est en même temps une sensation corporelle et donc une auto-expérience du corps touchant. Husserl parle ici d’une sensation double, d’une intentionnalité double du toucher35. La spécificité de cette expérience sensorielle entraîne la localisation des sensations sur le corps. La conscience de la sensation tactile se produit là où le corps touche, et a pour résultat la localisation de cette sensation sur et dans cette partie du corps où la sensation tactile se produit. Puisque je sens que mes doigts touchent, je localise le toucher dans le bout de mes doigts. Ces sensations localisées, Husserl ne les appelle pas simplement des Empfindungen, mais il formait le terme Empfindnisse36. La même analyse peut être présentée concernant les sensations kinesthésiques. Cette sensibilité du corps signifie qu’il y a une auto-manifestation préréflexive des sensations corporelles, que l’on pourrait appeler conscience de soi corporelle. Le corps est corps vécu ou erlebt, c’est-à-dire senti. Il existe une conscience de l’incarnation dans le sens que le mouvement génère des sensations kinesthésiques et que les sensations tactiles sont senties. Ces sensations exhibent toutes les propriétés qui définissent la conscience phénoménale : subjectivité ou donation en première personne, immédiateté, etc. Tout cela nous amène à conclure que la perception est seulement possible pour un sujet qui vit son corps et le maîtrise en tant qu’organe de perception volontairement muable et sensitive. L’incarnation est vécue comme un « je peux », comme une capacité d’action37. Contrairement à ce que soutient le naturalisme, le corps n’est pas une cause physique de la perception consciente. La relation entre corps et conscience n’est pas causale, l’incarnation est le mode essentiel d’être d’une conscience perceptuelle.
24L’incarnation consciente est constituée par la conscience de soi corporelle, qui est une sorte de sensibilité tactile et proprioceptive particulière, sensorimotrice comme on dirait aujourd’hui, par laquelle un corps vécu se vit et se sent soi-même. Il y a conscience de soi corporelle quand des sensations localisées sont présentes. En conséquence, la perception sensorielle organique ou mécanique ne devient de la sensation consciemment vécue qu’à condition que cette « expérience localisée » de la perception sensorielle se produise. On peut dire que le corps même a des expériences parce que cette conscience de soi corporelle existe. En tant qu’organisme sentant, le corps vécu est apparemment plus qu’une cause physique ou même un objet particulier de l’expérience consciente, puisqu’il en est plutôt un élément constitutif38. C’est pourquoi une approche fonctionnelle psychophysique, qui explique la relation entre les processus corporels non conscients et les états mentaux conscients, ne suffit pas pour vraiment comprendre l’incarnation d’une personne consciente. On pourrait même dire, bien que cela soit déjà plus controversé, que certains de ces processus corporels ne causent pas seulement la conscience, mais qu’ils sont eux-mêmes déjà investis de conscience. Cela expliquerait pourquoi un système artificiel non conscient, dont les mécanismes perceptuels fonctionneraient parfaitement bien et qui donc perçoit, ne produirait jamais une perception consciente et vécue.
25L’élucidation de l’incarnation consciente suggère également une clarification possible du problème de la conscience phénoménale, qui, pour la phénoménologie, concerne ultimement la nature de l’auto-donation des impressions primaires. Une impression primaire est seulement donnée comme le résultat de, ou plutôt en même temps qu’une exploration corporelle du monde39. Dans le cas du toucher, cette exploration est consciente en tant que conscience de soi corporelle, qui consiste en sensations kinesthésiques et tactiles localisées et vécues. L’auto-manifestation des sensations corporelles dans le cas du toucher semble évidente. Les impressions tactiles primaires sont conscientes comme des sensations corporelles tactiles localisées. Il semble alors que, pour clarifier le problème de la conscience phénoménale, de l’auto-donation des impressions primaires, nous ayons à expliquer la conscience de soi corporelle. Le cas de l’ouïe et de la vue semble plus complexe. Il ne semble pas y avoir de localisation directe des sensations visuelles et auditives comme c’est le cas des sensations tactiles. Selon toute apparence, nous ne sentons pas que nous voyons de la même manière que nous avons l’expérience de notre exploration tactile du monde. Mais il pourrait y avoir un lien entre l’expérience subjective de l’incarnation et la localisation de nos sensations visuelles dans nos yeux, sur la base de la sensation kinesthésique qui se produit quand nous mouvons nos yeux. L’ouïe serait encore un autre problème. Cela implique que l’expérience subjective ou la conscience phénoménale de la vue et de l’ouïe est différente de la conscience phénoménale du toucher. S’il en est ainsi, le problème de la conscience phénoménale est plus complexe qu’on a pu le suggérer dans la littérature phénoménologique et analytique. L’aspect what it is like n’est pas une expérience unique. Ce n’est pas la même chose d’avoir l’expérience de son ouïe et d’avoir l’expérience de sa vue ou de sa tactilité. Quoi qu’il en soit, ce qui précède suggère que l’auto-donation des sensations implique la conscience de soi corporelle, qui est reliée à leur localisation. Les sensations sont localisées pour autant qu’elles sont senties. Mais comment et pourquoi sont-elles vécues ? Quand on se limite au toucher, la phénoménologie non naturaliste de l’expérience tactile originelle du corps vécu pourrait préparer une approche plus générale et — pourquoi pas ? — une explication naturaliste plus correcte de la conscience incarnée. Notons que cela n’est pas encore réalisé par une psychophysique qui identifie les corrélats neurologiques de la sensibilité du corps vécu, très probablement dans les systèmes proprioceptifs. Il ne faut pas seulement naturaliser le corps vécu, tel qu’il apparaît dans l’expérience corporelle avec sa sensibilité et sa mobilité. Il faut également expliquer pourquoi ces processus neuronaux proprioceptifs, qui constituent une forme complexe de self-monitoring non conscient et subconscient, donnent naissance à l’expérience consciente de l’incarnation. N’est-il pas tout aussi important de comprendre et d’expliquer cette expérience elle-même ? Si le what it is like de l’incarnation, l’expérience de la corporéité, est d’avoir des sensations corporelles localisées de sa propre incarnation, alors cette conscience de soi corporelle concerne l’expérience subjective de l’incarnation. Naturaliser l’incarnation demanderait finalement une explication naturaliste de la conscience de soi corporelle. Ce que l’on cherche donc vraiment est une explication de la genèse du corps vécu en tant que composante — et non en tant que cause ou objet — de la conscience. Puisque le corps ne devient conscient que quand des sensations localisées sont présentes et que s’effectue la conscience de soi corporelle, une explication radicale essayera d’identifier ses conditions de possibilité somatiques. Bien que cette suggestion soit cohérente d’un point de vue phénoménologique, elle demande encore à être validée par la recherche empirique. Si l’on ne réussit pas à identifier une base physique de la conscience de soi corporelle autre que les systèmes proprioceptifs, kinesthésiques, sensori-moteurs et vestibulaires, alors ou bien mon analyse est fondamentalement mal conçue, ou bien, pire encore, un explanatory gap et un hard problem nous hanteront toujours. Nous n’avons toujours pas expliqué pourquoi la proprioception, qui est une sorte de self-monitoring non conscient, génère une expérience consciente de l’incarnation. C’est pourquoi la phénoménologie ne se contente pas d’une explication psychophysique du self-monitoring des systèmes organiques.