Intentionnalité cum fundamento in re: La constitution des champs sensoriels chez Stumpf et Husserl
Université de Liège
1J’aborderai ici le problème de la passivité de l’esprit dans le cadre d’une analyse de la perception sensible1. La question qui m’occupera sera la suivante : quel est le rôle des matériaux sensoriels ou des phénomènes sensibles dans la perception ? Plus exactement : quel sens faut-il donner — s’il faut en donner un — à la notion de « champs sensoriels » (Sinnesfelder) dans l’analyse intentionnelle de la perception ? Je commencerai par rappeler que l’approche intentionnelle, telle qu’elle est développée par Edmund Husserl — mais aussi, notamment, par August Messer —, implique une critique très vive du sensualisme, aussi bien dans sa version atomiste que dans sa version gestaltiste. J’examinerai ensuite une certaine difficulté de la conception intentionaliste exposée dans les Ideen I (1913).
2Cette difficulté a été mise en évidence, dans le champ de la psychologie expérimentale d’inspiration wundtienne, par Edward Titchener (Systematic Psychology, 1929) et surtout, dans l’école brentanienne, par Carl Stumpf (Erkenntnislehre, 1939). Elle concerne le rôle des données sensibles ou de la « hylè sensuelle » au sein des prestations intentionnelles du sujet percevant. Le point que fait valoir Stumpf se résume à ceci : si l’étude des états mentaux perceptuels ne doit pas devenir une « phénoménologie sans phénomènes », alors il semble que l’on doive renoncer au concept éthéré d’une « hylè sensuelle », comprise comme un matériau de sensation quelconque. En lieu et place d’une hylè indéterminée, il y a lieu d’admettre des phénomènes sensibles pourvus de propriétés qui sont analysables (théorisables) pour elles-mêmes. Le programme de Stumpf me semble ainsi plaider en faveur de la thèse selon laquelle l’intentionnalité perceptuelle est au moins partiellement fondée dans les phénomènes sensibles, qui possèdent leur propre structuration immanente. Cette thèse implique que le matériau phénoménal joue un rôle dans le mécanisme référentiel de la perception antérieurement à toute indentification conceptuelle du type <ceci est F>, donc aussi antérieurement à toute activité prédicative ou judicative stricto sensu2.
3En ce sens, la phénoménologie de Stumpf — l’étude des phénomènes sensibles et de leurs propriétés — se déploie à un niveau « inférieur » de la vie psychique qui correspond grosso modo à la sphère hylétique et à la constitution passive des « champs sensoriels » que Husserl a entrepris de thématiser dans ses leçons sur les synthèses passives (et ce, pour partie, comme on sait, au moyen du concept stumpfien de « fusion », Verschmelzung). Bref, si l’on réintrègre ces réflexions dans le cadre d’une analyse intentionnelle, il semble que l’intentionalité de la perception doive être conçue comme une intentionnalité cum fundamento in re, en entendant par res les phénomènes sensibles.
1. Intentionalisme vs sensualisme
4Envisagée dans le cadre d’une théorie de la perception, la notion de passivité est difficilement dissociable de la notion de réceptivité, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle il y a des données sensibles (impressions, sense data, etc.) qui s’imposent à l’esprit et qui constitueraient en quelque sorte la matière première de la vie de la conscience. On peut dire, sans exagérer, que cette idée constitue la base même du programme empiriste classique. La thèse empiriste stipule effectivement que les opérations de l’esprit, essentiellement associatives, s’effectuent sur la base d’une réceptivité originaire et dans les limites de ce qui est reçu passivement. Ainsi, chez Locke, le matériau premier de l’activité de l’entendement est fourni par les « idées simples », que l’esprit n’a le pouvoir ni de supprimer, ni de modifier, ni de créer : « Quand les idées simples s’offrent à l’esprit », écrit Locke, « l’entendement ne peut ni refuser de les avoir ni, une fois qu’elles sont imprimées, les altérer, les effacer ou en créer lui-même de nouvelles, pas plus qu’un miroir ne peut refuser, altérer ou effacer les images ou idées qu’y produisent les objets placés devant lui » (Locke 1690 ; trad. fr. modifiée, p. 185).
5Comme on sait, ce modèle a perduré dans la tradition analytique, mutatis mutandis, à travers la théorie des sense data, jusqu’à ce qu’il devienne la cible des puissantes objections venant des philosophes de l’école d’Oxford. Chez des auteurs comme Russell, Price ou Ayer, l’intérêt pour les « données sensibles » est largement motivé par la dichotomie inférentiel/non inférentiel, et par l’apparente fiabilité que semble conférer aux données sensibles leur statut non inférentiel. Par contraste avec les opérations intellectuelles de l’esprit, qui impliquent des médiations logiques et qui sont par nature exposées à l’erreur, les sense data semblent échapper aux soupçons épistémologiques qui pèsent sur les processus inférentiels ; ils sont « immunisés » contre la possibilité d’erreur (cet aspect du programme sensualiste est, me semble-t-il, très justement mis en évidence par Swartz 1965, p. xiv). C’est pourquoi il a pu sembler séduisant d’analyser la perception en termes de données sensibles et de chercher à reconstruire, sur une base phénoméniste, les inférences conduisant à poser des objets physiques, psychiques, culturels, etc. (je songe ici au système « multi-niveaux » de Carnap). C’est pourquoi aussi l’empirisme, dans la tradition analytique, a progressivement pris la forme d’un vaste programme de traduction visant à « reconduire » (zurückführen) tous nos énoncés sur le monde à des énoncés portant sur des sense data.
6Le principe d’un tel programme — qui a été mis en œuvre par Carnap dans l’Aufbau (1928), par C.I. Lewis dans An Analysis of Knowledge and Valuation (1946) et par Goodman dans Structure of Appearance (1951) — est toutefois remis radicalement en question par l’approche intentionnelle qui s’est développée dans la tradition concurrente, provenant de l’école de Brentano. Cela vaut bien sûr, avant tout, de Husserl. En revendiquant la priorité de l’analyse intentionnelle (l’analyse des actes et de leur « contenu ») sur l’analyse hylétique (l’analyse des sensations), Husserl entend en effet rompre avec toute forme de sensualisme. De nombreux passages du corpus husserlien témoignent de cette rupture, à commencer sans doute par les §§ 85-86 des Ideen I. Contre le sensualisme qui fait des données sensibles la matière première de la vie de la conscience, Husserl maintient que le flux des vécus n’est pas un flux de sensations ni un ensemble de data hylétiques — lesquelles constituent une « matière qui par elle-même est en fait dénuée de sens et irrationnelle, quoique assurément accessible à la rationalisation » (Husserl 1913 = 31928, p. 176 ; trad. fr., p. 295). Les vécus, insiste Husserl, ne sont pas des complexes de contenus qui « existent » mais « ne signifient rien, ne veulent rien dire et qu’il suffirait de distribuer en éléments et formations complexes » (ibid., p. 178 ; trad. fr., p. 298). Ainsi, dans les Ideen I, l’analyse des data hylétiques est explicitement subordonnée à l’analyse intentionnelle. L’ « hylétique pure », écrit Husserl, constitue certes une « discipline autonome » qui « a sa valeur en elle-même », mais il reste que, « d’un point de vue fonctionnel, elle n’a de signification qu’en tant qu’elle fournit une trame possible dans le tissu intentionnel, une matière possible pour des formations intentionnelles » (id.).
7Par commodité, j’appellerai cette thèse la thèse de la subordination de l’hylétique à l’intentionnel :
8(TS) Les données sensibles n’ont de signification qu’en tant que matière (hylè) pour des prestations intentionnelles.
9Cette thèse a manifestement plusieurs implications. Elle implique notamment que les données sensibles sont par elles-mêmes dépourvues de sens, mais aussi que les prestations intentionnelles du sujet percevant consistent essentiellement à « mettre en forme » la matière brute des sensations, à conférer une « morphè intentionnelle » à « la hylè sensuelle ». Je ne discuterai pas ici ces différents aspects du dualisme hylé-morphique adopté par Husserl dans les Ideen I. Le point essentiel sur lequel je voudrais insister, dans l’immédiat, est que (TS) joue manifestement un rôle central dans la démarcation du programme phénoménologique husserlien face à un ensemble de positions dont le dénominateur commun est la tentative de reconstruire la vie psychique à partir des sensations ou des sense data.
10Fait remarquable, la critique husserlienne du sensualisme touche aussi bien sa version atomiste et associationniste, représentée exemplairement par l’empirisme classique, que sa version anti-atomiste liée aux théories modernes de la Gestalt (notamment incarnées par les travaux pionniers d’Ehrenfels et de Stumpf d’abord, par l’École de Graz et l’École de Berlin ensuite). En prenant leur point de départ dans les sensations, ces deux versions du sensualisme — la version atomiste et la version gestaltiste — véhiculent toutes deux une interprétation de la vie psychique qui aurait pour principal défaut de négliger les prestations intentionnelles de la conscience. Pour reprendre les termes du passage des Ideen I que je viens de citer, elles réduiraient la conscience, respectivement, à des « éléments » — des sensations isolées — et à des « formations complexes » — des ensembles articulés de sensations, des Gestalten. Or, pour une « théorie descriptive de la conscience qui procède radicalement et reprend l’analyse au commencement » (radikal anfangende deskriptive Bewußtseinslehre), écrit Husserl dans les Méditations cartésiennes, les « qualités de forme » découvertes par Ehrenfels sont des « idées préconçues » ou des « préjugés » (Vorurteile) au même titre que les sense data isolés (Husserl 1929b = Hua I, p. 77 ; trad. fr. mod., p. 73-74). L’erreur du sensualisme, une fois encore, est d’essayer de reconstruire la vie de la conscience à partir de sensations ou de données hylétiques en négligeant les actes ou les « fonctions intentionnelles ». Je cite un autre passage, qui a été publié la même année dans Logique formelle et logique transcendantale et qui est, là aussi, parfaitement clair :
Le sensualisme qui s’attache aux data et qui prédomine dans la psychologie comme dans la théorie de la connaissance […] consiste en ce qu’il construit la vie de la conscience au moyen de data comme si c’était des objets pour ainsi dire achevés. Il est là vraiment tout à fait indifférent que l’on pense ces data comme des « atomes psychiques » séparés et amoncelés selon des lois empiriques incompréhensibles à la manière d’amas mécaniques dont il faut maintenir plus ou moins la cohésion, ou que l’on parle de totalités et de qualités de forme, que l’on considère les totalités comme précédent les éléments que l’on peut distinguer en elles (Husserl 1929a, § 107c, p. 252 ; trad. fr., p. 379).
11Que les données sensibles ne sont pas des objets de perception, c’est un point que Husserl avait clairement établi dans les Recherches logiques : je ne perçois pas des sensations auditives, mais la voix de la cantatrice, le gazouillement des oiseaux, etc. (Husserl 1901, p. 374 et 381 ; trad. fr. p. 176 et 184)3. Aussi Husserl soutient-il, dans les Méditations cartésiennes, que le seul point de départ viable de l’analyse phénoménologique est le cogito et ses cogitationes, bref : la corrélation noético-noématique. Il s’ensuit que l’on ne saurait pas rendre compte adéquatement d’une expérience perceptuelle en la construisant à partir de sensations, mais seulement en la décrivant comme un acte intentionnel, dirigé vers quelque chose. Ce « quelque chose » est spécifié par la charge sémantique du noème ou, comme dit Husserl, par le « sens noématique », qui est existentiellement et référentiellement opaque (donc qui n’implique ni l’existence ni l’identification « pleine et entière » du référent de la perception).
12Husserl n’est pas le seul à établir une relation d’exclusion mutuelle entre approche sensualiste et approche intentionnelle. En dehors de la tradition phénoménologique proprement dite, une position similaire est défendue par August Messer dans Empfindung und Denken (11907, 21924, 31928). Comme son titre l’indique, cet ouvrage porte directement sur l’articulation de la sensation et de la pensée. Messer y reformule le point de vue husserlien dans les termes de la Denkpsychologie de l’école de Würzburg. Ses analyses sont d’autant plus intéressantes qu’elles s’appliquent très explicitement à la perception, pour y révéler l’intervention cruciale de ce que Messer appelle, à la suite de Stumpf, les « fonctions intentionnelles » — c’est-à-dire l’équivalent des « actes » husserliens, qui se trouvent ici assimilés à la « pensée » (das Denken).
13Comme Husserl, Messer estime effectivement que la simple présence de data hylétiques ne suffit pas à faire une perception. À la rigueur, on peut admettre l’existence de cas tout à fait isolés, dans lesquel il y a présence de data hylétiques en l’absence de toute appréhension intentionnelle ou, comme dit Messer, en l’absence de toute « interprétation objectuelle » (gegenständliche Deutung). Mais de tels cas sont tout à fait exceptionnels et ne constituent pas à proprement parler des expériences perceptuelles4. Comme Husserl également, Messer considère en outre que l’approche gestaltiste s’inscrit encore dans le cadre de la psychologie des sensations et ne suffit pas à rendre compte adéquatement des expériences perceptuelles. Celles-ci impliquent un « sens » (Sinn) qui ne peut être capturé que par l’analyse des actes ou des fonctions psychiques. Ici encore, Messer fait expressément valoir l’approche intentionnelle contre le principe même d’une psychologie sensualiste :
La tentative de reconduire tous les vécus, en dernière instance, à des sensations, nous semble sans espoir (aussichtslos). […] C’est seulement par les « actes » que les éléments intuitifs reçoivent un sens et une signification. Mais il est impossible de construire la vie de l’esprit à partir d’éléments étrangers au sens. C’est seulement par l’ « intention », par le fait d’être dirigé vers de l’objectif et de viser au-delà de soi-même, que le psychique devient sensé, que la « psyché » devient le support du « logos » (Messer 31928, p. 51).
14En d’autres termes, c’est par l’intention que le rouge devient le rouge de ce livre posé devant moi, que les sensations auditives deviennent le bruit du train qui passe sur la voie toute proche, etc. On retrouve ici la thèse de la subordination de l’hylétique à l’intentionnel, avec peut-être une différence caractéristique : dans le sillage de Külpe et des autres représentants de la Denkpsychologie, Messer voit dans les « actes objectivants » husserliens l’intervention de la « pensée » (Messer 31928, p. 76). Il s’agit bien là d’une variable incontournable qui n’est prise en compte ni par le sensualisme atomiste ni par sa variante gestaltiste (ibid., p. 68-69). Quelque différents qu’ils soient, les développements de Husserl et de Messer convergent donc vers une seule et même idée : l’analyse de la perception en termes de données sensibles reçues passivement est intenable, car elle néglige la dimension sémantique-intentionnelle de la vie psychique.
15Pour autant, une théorie adéquate de la perception peut-elle se passer de toute référence à quelque chose comme un donné sensible ? Et si ce n’est pas le cas, la référence à des sense data ou des phénomènes sensibles ne constitue-t-elle pas un défi pour l’approche intentionaliste ? Pour le formuler autrement : l’idée d’une réceptivité ou d’une passivité de la sensibilité peut-elle encore avoir un sens dans un cadre intentionaliste comme celui de Husserl ou de Messer ?
2. L’anti-intentionalisme de Titchener
16Les remarques précédentes montrent que l’analyse intentionnelle de la perception est expressément dirigée contre l’idée de données sensibles reçues passivement. En souscrivant à (TS), Husserl et Messer remettent radicalement en question le cadre empiriste classique qui perdurait encore chez les théoriciens des sense data. Mais d’un autre côté, une théorie satisfaisante de la perception se doit de rendre compte de la fonction des phénomènes sensibles dans les expériences perceptuelles. La thèse de la subordination ne permet pas d’éluder cette question, mais elle la fait tout au plus ressortir de façon plus brûlante. Avant d’examiner l’important critique formulée par Stumpf, je voudrais mentionner succinctement une autre critique qui a surgi en dehors de l’école de Brentano, à savoir chez Edward Titchener. Ce détour nous permettra d’accentuer encore le contraste entre intentionnalisme et sensualisme, et de mieux cerner ce qu’il y a de potentiellement problématique dans la position intentionaliste ou, plus exactement, dans son anti-sensualisme radical.
17Dans sa Systematic Psychology, Titchener prend le parti de la psychologie expérimentale de Wundt contre la psychologie empirique de Brentano. Bien qu’elles revendiquent toutes deux le recours à l’expérience, ces deux formes de psychologie, remarque Titchener, donnent un sens tout différent à la notion d’expérience. Brentano s’appuie sur la perception interne, qu’il distingue de l’observation interne et qu’il conçoit, dans la lignée de Descartes, comme une source d’évidence. Tous les développements de la Psychologie d’un point de vue empirique (1874) se situent à un niveau argumentatif, et la perception interne elle-même — qui constitue, pour Brentano, la base empirique de la psychologie — est l’instance qui permet de trancher dans la discussion des différents arguments : elle est pour ainsi dire, écrit Titchener (ibid., p. 13), « de la même étoffe » (of the same stuff) qu’un argument. En revanche, poursuit-il, Wundt, dans sa Psychologie physiologique parue la même année (1874), n’adopte pas une approche argumentative, mais il s’efforce de collecter minutieusement des faits observés en laboratoire et corrélés aux réactions physiologiques des sujets. Aussi, ce qui est en jeu, à travers l’opposition Wundt-Brentano, c’est l’opposition entre deux types de psychologie : une « psychologie d’en bas » (psychology from below), qui s’appuie sur la physiologie et évolue « dans une atmosphère biologique » (la psychologie physiologique de Wundt), et une « psychologie d’en haut » (psychology from above), qui travaille « à partir de la discipline supérieure qu’est la logique » et qui procède par arguments (Titchener 1929, p. 194). Or, cette différence d’approches ou de méthodes n’est pas sans impact sur le contenu même de la psychologie.
18Titchener ne cache pas sa préférence pour la « psychologie d’en bas ». Dans cette optique, il entreprend de critiquer l’ « intentionalisme » de l’école brentanienne, dans lequel il voit une forme d’activisme. Les phénomènes psychiques de Brentano, soutient Titchener, sont conçus comme des activités de l’esprit et sont assimilables à elles. C’est pourquoi les substantifs « représentation », « jugement », « doute », « désir », etc., ne sont que des expressions impropres qui prêtent à confusion dans la mesure où elles ne capturent pas la dimension censément active des phénomènes psychiques brentaniens. La seule manière d’exprimer proprement ces phénomènes et de recourir à des verbes actifs comme « représenter », « juger », « douter », « désirer », etc. Bref, selon Titchener, Brentano ne se contente pas de privilégier une approche argumentative-logique, il conçoit également la psychologie comme une théorie des activités psychiques au sens le plus strict du terme :
Brentano définit la psychologie comme la science des phénomènes psychiques. Le terme peut facilement prêter à confusion, car les phénomènes en questions sont très loin d’être des apparences statiques. D’un point de vue générique, ce sont des activités ; au niveau du cas individuel, ce sont des actes. Par conséquent, ils ne peuvent être dénommés de façon propre que par un verbe actif. Ils se divisent en trois classes fondamentales, à savoir celles du représenter (je vois, j’entends, j’imagine), du juger (je reconnais, je rejette, je perçois, je me souviens) et celle de l’aimer et du haïr (je sens, je souhaite, je décide, j’ai l’intention de, je désire). Nous pouvons employer des substantifs si nous voulons, et parler de sensation et de représentation, de mémoire et d’imagination, d’opinion, de doute, de jugement, de joie et de tristesse, de désir et d’aversion, d’intention et de décision. Mais nous devons toujours garder à l’esprit que le phénomène psychique est actif, est un sentir, un douter, un se-souvenir ou un vouloir (Titchener 1929, p. 11-12).
19Or, selon Titchener cette conception risque de porter préjudice à la psychologie empirique brentanienne, dans la mesure où elle l’empêche de rendre compte de la sphère passive du psychique. Contrairement à la psychologie expérimentale de Wundt, qui procède par analyse et dégage les sensations pures comme ultimes composantes de la vie psychique (ibid., p. 14), la psychologie brentanienne — parce qu’elle est intentionnelle, et donc (conclut Titchener) focalisée sur les activités psychiques — échouerait finalement à rendre compte des sensations et de tout ce qui compose les couches inférieures (disons, « passives ») de la vie psychique. Ces remarques s’appliquent directement à l’analyse de la perception :
Si l’on commence avec l’intentionalisme, on peut difficilement trouver quelque chose de plus simple que la perception d’objets externes. Mais alors, on se souvient, que ce soit historiquement ou empiriquement, qu’il y a quelque chose qui est logiquement antérieur à la perception, à savoir la sensation. Et pourtant, la sensation n’est pas manifestement intentionnelle. Que faut-il donc faire ? (Titchener 1929, p. 246)
20En disant que la sensation n’est pas intentionnelle, Titchener pense manifestement mettre en évidence une sphère psychologique qui échappe à l’analyse intentionnelle. Il pense donc, par voie de conséquence, mettre en avant le caractère nécessairement lacunaire d’une approche intentionnelle de la vie psychique. Sa critique, en la matière, peut probablement être ramenée au raisonnement suivant : la psychologie intentionnelle étudie les activités psychiques, or les activités psychiques ne sont pas la totalité de la vie psychique, donc la psychologie intentionnelle n’étudie pas la totalité de la vie psychique. Elle n’épuise pas la psychologie dans son ensemble.
21Que retenir de cette critique ? D’abord, il est douteux que les actes psychiques de Brentano puissent être conçus comme des activités au sens propre du terme. Husserl lui-même, en cherchant à clarifier la terminologie brentanienne dans un passage important de la cinquième Recherche logique, a suffisamment insisté sur la distinction acte/activité et a expressément mis ses lecteurs en garde contre ce qu’il nomme, à la suite de Natorp, la « mythologie des activités » (Husserl 1901, p. 379 note ; trad. fr., p. 182). Du reste, les classifications des phénomènes psychiques proposées par certains héritiers de Brentano — comme Meinong, Witasek ou Stumpf — font du couple activité-passivité une variable classificatoire, donc admettent des phénomènes psychiques passifs — ce qui contredit l’interprétation de Titchener5.
22Quoi qu’il en soit, la question soulevée plus haut demeure : que faire des sensations ? Et comment les intégrer dans l’analyse intentionnelle ? Je pense qu’il y a de bonnes raisons de prendre ce problème au sérieux, non pas — comme l’envisage Titchener — dans le sens où il conviendrait de réhabiliter une forme de sensualisme par opposition à l’intentionalisme, mais dans le sens où rendre compte du mécanisme intentionnel de la perception implique de clarifier la fonction des données sensorielles au sein de ce mécanisme. L’idée que je voudrais défendre, en somme, est que l’analyse des données sensorielles peut être compatible avec l’analyse sémantique-intentionnelle. Tout le problème est naturellement de concevoir cette compatibilité : quelle est la place de l’analyse sensorielle dans l’analyse intentionnelle ? Et comment la première s’intègre-t-elle dans la seconde ? Comme on va le voir, c’est précisément là, en un certain sens, l’enjeu principal de la controverse qui oppose Husserl à Stumpf.
3. La controverse Husserl-Stumpf
23Qu’en est-il, donc, de la critique formulée par Stumpf ?
24Rappelons d’abord qu’à l’origine de la controverse Husserl-Stumpf, on trouve une conception différente de ce qu’il faut entendre par « phénoménologie » et de la manière de penser les rapports entre phénoménologie et psychologie. Dans ses conférences d’Amsterdam, Husserl indique que la phénoménologie est initialement le nom d’une approche qui était pratiquée par certains scientifiques comme Ernst Mach et Ewald Hering pour contrer une tendance excessive à la théorisation dans les sciences de la nature (Husserl 1928 = Hua ix, p. 302 ; trad. fr., p. 245). La phénoménologie, comprise en ce sens, signifie donc initialement une méthode visant à fonder les théories dans l’analyse des phénomènes sensibles (sons, couleurs, etc.). Comme on sait, la signification du terme a toutefois été considérablement élargie par Husserl : la phénoménologie ne se réduit pas, pour lui, à l’étude des phénomènes sensibles, mais elle englobe l’étude des actes psychiques et de leurs corrélats intentionnels. Elle devient ainsi quasiment synonyme d’étude des phénomènes psychiques au sens de Brentano. Ce déplacement du regard en direction de la sphère des actes psychiques explique aussi que l’intentionnalité, qui est la marque des phénomènes psychiques (cf. la « thèse de Brentano »), devienne du même coup « un concept de départ et de base absolument indispensable au début de la phénoménologie » (Husserl 1913, § 84 = 31928, p. 171 ; trad. fr., p. 287).
25Stumpf, quant à lui, n’a pas suivi Husserl dans cette voie. Il estime effectivement qu’il n’est pas souhaitable de rompre avec l’usage habituel des mots, selon lequel le terme « phénoménologie » est restreint à l’étude des phénomènes ou « apparitions » (Erscheinungen) sensibles (Stumpf 1939, p. 188), i.e. de ce qui nous apparaît grâce à nos organes sensoriels6. Sous le titre de phénoménologie, Stumpf entend précisément « une analyse des phénomènes sensibles en eux-mêmes », tels que les couleurs, les sons, les bruits, les figurations dans l’espace et le temps, etc. (Stumpf 1907, p. 186 ; trad. fr., p. 127). Plus largement, le concept stumpfien de « phénomène sensible » peut manifestement être considéré comme un analogon du concept lockien d’idée. Les phénomènes sensibles englobent d’ailleurs aussi bien les phénomènes de premier degré (sons, couleurs, etc.) — les impressions humiennes — que les phénomènes de second degré — leur reproduction ou leur réactivation dans le souvenir et l’imagination, c’est-à-dire dans la « simple représentation » (blosser Vorstellung)7.
26Ainsi focalisée sur l’étude systématique du champ sensoriel, la phénoménologie de Stumpf présente deux particularités remarquables.
27a / Tout d’abord, le domaine des phénomènes sensibles qu’elle prend en vue n’est ni celui des choses physiques étudiées par les sciences de la nature, ni celui des fonctions psychiques étudiées par les sciences de l’esprit. Étant en deçà de la distinction entre nature et esprit, la phénoménologie de Stumpf est censée être une science « neutre » au même titre que l’analyse des corrélats de nos fonctions psychiques (l’analyse des « formations », que Stumpf baptise eidologie) et l’analyse des relations (la « doctrine des rapports », Verhältnislehre). Cette neutralité de la phénoménologie la situe sur un tout autre plan que la psychologie.
28b / Ensuite, les énoncés phénoménologiques prennent la forme de propositions primitives (non dérivées) immédiatement évidentes. Comme dit Stumpf (1939, § 13), de telles propositions doivent être considérées comme des « axiomes » d’un genre particulier, à savoir des axiomes « régionaux » ou « objectuels », qui valent pour une région déterminée ou un domaine d’objets déterminé. C’est pourquoi ils doivent être nettement distingués des axiomes formels, qui sont fournis par les lois logiques traditionnelles (comme le principe de contradiction, le tiers exclu, etc.). Par définition, il est impossible d’obtenir des axiomes régionaux en faisant abstraction du domaine de phénomènes sensibles concernés. Ce statut axiomatique-régional des énoncés phénoménologiques s’explique par le fait que la phénoménologie de Stumpf vise avant tout à étudier et à fixer des relations d’essence entre contenu sensibles déterminés, par exemple la relation de co-dépendance entre l’étendue et la couleur, la relation d’opposition entre le blanc et le noir, etc. Les propositions qui saisissent ces relations sont des propositions qui « valent » (gelten), au sens que Rudolf Hermann Lotze donnait à cette expression dans sa grande Logique (Lotze 1874, § 171 sq. et § 316). Elles constituent des connaissances non dérivées (« intuitives ») à la fois matérielles et aprioriques8.
29Revenons à la question qui nous occupe. Ces différences relatives au concept et aux énoncés de la phénoménologie entraînent certaines divergences de vue relatives à la fonction des données sensibles dans les expériences perceptuelles. Dans les Ideen I, Husserl estime manifestement que la phénoménologie de Stumpf tombe sous le coup de la thèse de subordination évoquée plus haut. Il défend l’idée que l’analyse des phénomènes sensibles doit être intégrée dans un cadre plus vaste, à savoir la phénoménologie au sens de l’analyse descriptive des actes de la conscience. Loin de constituer une discipline neutre qui serait logiquement antérieure aussi bien aux sciences de la nature qu’aux sciences de l’esprit (y compris la psychologie), la phénoménologie de Stumpf devrait donc être revue à partir d’une théorie de la conscience constituante. Elle n’est dès lors rien d’autre, écrit Husserl, qu’un chapitre d’analyse hylétique et de psychologie éidétique. Ici encore, Husserl se sert donc de (TS) pour délimiter son propre programme phénoménologique face au sensualisme, dont la phénoménologie de Stumpf ne serait au bout du compte qu’un autre avatar :
Il est déjà arrivé plusieurs fois de confondre le concept de phénoménologie chez Stumpf (au sens de doctrine des « phénomènes ») avec le nôtre. La phénoménologie de Stumpf correspondrait plutôt à l’analyse qui a été caractérisée plus haut comme hylétique, à ceci près que la détermination que nous lui donnons est essentiellement conditionnée dans son sens méthodique par le cadre transcendantal dans lequel elle s’insère [je souligne ; AD]. D’autre part l’idée de l’hylétique se transpose ipso facto de la phénoménologie sur le plan d’une psychologie éidétique ; or c’est dans cette psychologie éidétique que devrait être incluse selon notre interprétation la « phénoménologie » de Stumpf (Husserl 1913 = 31928, p. 178-179 ; trad. fr., p. 299).
30Stumpf a répliqué, dans son Erkenntnislehre, par une série de critiques prenant pour cible la conception exposée dans les Ideen I9. Ses critiques suggèrent en particulier deux choses : (a) le programme des Ideen I renferme une contradiction interne et est donc, comme tel, impossible à mener à bien ; (b) la seule manière de lever cette contradiction est de remplacer l’idée d’une hylè sensuelle indéterminée par l’idée de phénomènes sensibles pourvus de propriétés. Considérons ces deux points d’un peu plus près.
31a / La phénoménologie husserlienne, estime Stumpf, vise principalement à dégager des propositions primitives immédiatement évidentes (des axiomes). Son travail n’est pas un travail d’établir des inférences à partir de certaines prémisses, mais de fournir un fondement intuitif à l’ensemble des nos connaissances. Conformément au fameux « principe des principes » du § 24 des Ideen I, il s’agit bien, en effet, de prendre l’intuition (sensible et non sensible) comme une « source de droit » pour la connaissance, donc de dégager des propositions non dérivées, soit des axiomes. Or, il n’y a que deux types d’axiomes : les axiomes universels ou formels, qui valent pour n’importe quel genre de contenu ; et les axiomes régionaux ou objectuels (matériels), qui valent pour une sphère délimitée de contenus. Les premiers sont les vieilles lois étudiées par la logique traditionnelle ; les seconds relèvent de l’étude des phénomènes sensibles comme les couleurs, les sons, etc. Le problème, poursuit Stumpf, est que la discipline nouvelle que Husserl baptise « phénoménologie pure » ne recouvre ni l’étude des axiomes universels ni celle des axiomes régionaux. En réduisant le rôle des phénomènes sensibles à celui d’un simple « matériau » pur, sans qu’il soit précisé si ce matériau est de nature visuelle, tactile, etc., Husserl poursuivrait finalement le but absurde d’une « phénoménologie sans phénomènes », c’est-à-dire d’une psychologie descriptive ou d’une analyse des actes intentionnels qui négligerait la base hylétique ou impressionnelle :
La phénoménologie pure est un fantôme, et même une contradiction en elle-même. On exige d’elle qu’elle soit la science fondamentale de la philosophie, par analogie aux phénoménologies régionales qui sont les sciences fondamentales des disciplines particulières. Seulement, le contraire de « régional » n’est pas « pur », mais « universel ». Or, il y a bien sûr, outre les axiomes régionaux, des axiomes universels, qui valent de la même façon pour n’importe quels contenus de pensée, mais ce sont nos anciens principes logiques, connus depuis longtemps […]. Il n’y a donc absolument aucune place pour la « phénoménologie pure ». Elle est en effet une contradiction en elle-même, une phénoménologie sans phénomènes (eine Phänomenologie ohne Phänomene) (Stumpf 1939, 192).
32b / Comment remédier à cette situation ? Comment lever la contradiction qui affecte le projet husserlien ? À l’évidence, la seule manière de dégager des axiomes régionaux est d’admettre des phénomènes sensibles déterminés, dotés de propriétés intrinsèques. Stumpf, pour sa part, refuse justement de considérer le champ sensoriel comme un simple amas de données sensibles isolées (de « contenus absolus ») dépourvues de propriétés — ou dont les propriétés seraient fixées « après-coup », par les prestations intentionnelles du sujet percevant. Dans le sillage de Lotze (1874, § 171 sq.), il soutient au contraire que l’analyse des contenus sensibles met au jour une série de lois ou de contraintes qui émanent des phénomènes sensibles eux-mêmes et qui pèsent sur nos fonctions psychiques : « Les phénomènes », écrit-il, « nous sont donnés (gegeben) avec leurs propriétés, ils se tiennent face à nous comme quelque chose d’objectif, ayant ses propres lois (etwas Objektives, Eigengesetzliches), que nous avons seulement à reconnaître et à décrire » (Stumpf 1907, p. 30 ; trad. fr., p. 195-196)10. En même temps qu’une objectivité des phénomènes sensibles, cette conception implique manifestement une certaine passivité de la conscience à l’égard des configurations sensibles. Si l’on peut parler d’une constitution intentionnelle des objets sur la base des phénomènes sensibles, il n’y a pas lieu, en revanche, de parler d’une constitution intentionnelle des phénomènes sensibles eux-mêmes. Les fonctions psychiques n’ont pas le pouvoir de modifier les phénomènes sensibles, précisément parce que ceux-ci obéissent à leurs propres lois. L’attention, à la rigueur, peut certes contribuer à faire ressortir un aspect ténu du champ sensible, mais ce faisant, elle ne peut que s’en tenir aux « possibilités prescrites par la nature propre des phénomènes » :
Même avec tout l’effort d’attention possible, par exemple, nous ne pouvons ajouter aucune nouvelle dimension à l’espace intuitif ni transformer un son simple en son double ni inventer un passage entre couleurs et sons, encore moins un passage direct entre le bleu et le jaune (sans la médiation du rouge ou du vert) (Stumpf 1907, p. 30 ; trad. fr., p. 195-196).
33Comme on l’a vu (supra, § 1), l’analyse intentionnelle de la perception implique un déplacement du regard de la sphère des données sensibles à la sphère des choses perçues : je n’entends pas des sensations auditives, mais le chant de la cantatrice, etc. Ce que suggère maintenant la critique stumpfienne de Husserl, c’est que ce déplacement du regard ne nous autorise pas pour autant à négliger le rôle des phénomènes sensibles au sein même du mécanisme intentionnel. L’analyse intentionnelle ne peut rendre compte adéquatement de la perception qu’à prendre en compte son soubassement hylétique, non intentionnel.
34Par ailleurs, il est intéressant de noter que cette critique rejaillit sur la théorie de l’intuition des essences ou intuition éidétique exposée dans les Ideen I. Le point essentiel, à cet égard, est que les analyses éidétiques ne peuvent pas avoir pour objet des choses, mais seulement des phénomènes sensibles ou des « intuitions élémentaires » (elementare Anschauungen). C’est là un aspect central de la « vision des essences » que Husserl, selon Stumpf, n’a pas suffisamment souligné : « Nous pouvons probablement parler d’une vision éidétique des sons, des couleurs, du cours du temps, mais non d’une vision éidétique des pâtés de foie ou des maladies des yeux » (Stumpf 1939, p. 190). Il y a donc, en l’espèce, une « limitation fondamentale aux intuitions élémentaires » qu’il serait « fatal » d’oublier, comme semblent pourtant enclins à le faire les partisans de l’intuition des essences (id., p. 200). On ne peut donc pas appliquer l’analyse éidétique aux corrélats des actes, mais seulement aux matériaux sensoriels qui en constituent le soubassement.
35Que retenir provisoirement de tout cela ? Manifestement, en substituant des phénomènes sensibles pourvus de propriétés à une simple hylè indéterminée, Stumpf se trouve en bonne position pour conférer à l’analyse « pré-intentionnelle » des phénomènes sensibles un rôle de tout premier plan dans sa théorie de la perception. La question est dès lors la suivante : quelles sont les conséquences de cette approche pour l’analyse des expériences perceptuelles ? À quoi peut ressembler une théorie de la perception fondée dans la phénoménologie au sens de Stumpf, i.e. dans l’étude des phénomènes sensibles ? Afin de répondre au moins partiellement à cette question, je voudrais à présent considérer la théorie de la perception de Stumpf. Je focaliserai en particulier mon attention sur deux concepts étroitement liés : le concept de « contenu partiel » (Teilinhalt) et le concept de « perception concomittante » (Mitwahrnehmung). Comme on va le voir, ces deux concepts me semblent précisément rendre compte du soubassement phénoménologique de la théorie de la perception de Stumpf.
4. Contenus partiels et perceptions concomittantes
36L’exposition la plus complète de la théorie de la perception de Stumpf se trouve peut-être dans le premier tome de l’Erkenntnislehre (Stumpf 1939, § 14-18). Mais le reste de l’œuvre est émaillé de développements qui se rattachent directement à l’analyse de l’expérience perceptuelle. C’est le cas, naturellement, du célèbre Raumbuch publié en 1873 et dédié à Lotze. Stumpf y expose sa critique de la théorie kantienne de l’espace. C’est dans ce contexte qu’est introduite la notion de « contenu partiel » qui nous intéresse ici. Reconstruisons brièvement l’argumentation de Stumpf.
37Dans la Critique de la raison pure, Kant soutient plusieurs thèses sur l’espace, parmi lesquelles les deux suivantes :
38(T1) L’espace est quelque chose de subjectif (Kant KrV, B 38 et B 41-42)
39(T2) L’espace est une forme a priori par opposition au matériau sensible (id.)
40Stumpf procède à l’évaluation de ces deux thèses d’un point de vue psychologique. Selon lui, les arguments invoqués par Kant à l’appui de ces thèses sont hautement problématiques.
411 / En faveur du caractère subjectif de l’espace, Kant fait appel au fait suivant : se représenter des sensations dans des lieux différents, cela présuppose de les situer dans un espace total homogène (KrV, B 38). Si l’on comprend par là qu’il est impossible de localiser des sensations sans avoir une représentation de l’espace intermédiaire qui les sépare, précise Stumpf, l’argument est inacceptable : la représentation de l’espace intermédiaire est certes nécessaire pour mesurer la distance séparant deux sensations dans le champ perceptif, et cette mesure présuppose que les contenus sensoriels isolés s’ordonnent dans une série continue, mais elle n’est pas nécessaire pour se représenter deux sensations situées en des lieux différents (Stumpf 1873, p. 17).
422 / Le second argument invoqué par Kant à l’appui de sa théorie repose sur le fait suivant : on peut ôter les qualités sans supprimer la représentation, mais non l’espace ; autrement dit, il est possible de se représenter un espace sans qualité, par exemple dépourvu de couleur. Stumpf (1873, p. 19) objecte que ce prétendu « fait » est illusoire : ce que révèle l’analyse psychologique, c’est bien plutôt qu’il est impossible de se représenter un espace visuellement sans se représenter en même temps une couleur, d’avoir une représentation tactile de l’espace sans avoir en même temps un sentiment de contact (une certaine qualité tactile), etc. L’argument kantien repose en réalité sur une confusion entre le fait d’enlever la qualité et le fait d’en faire abstraction. Lorsque nous observons une figure spatiale d’un point de vue géométrique, nous faisons abstraction de la qualité colorée, c’est-à-dire que nous considérons la couleur de la figure comme « irrelevante ». Mais il nous est impossible de nous représenter un triangle qui n’aurait pas une certaine couleur, car ce qui est dépourvu de couleur n’est tout simplement pas « présent » (vorhanden) pour le sens de la vue (Stumpf 1873, p. 20). Contre le deuxième argument de Kant, Stumpf fait donc valoir que l’espace et la couleur, dans le domaine de la représentation visuelle, sont inséparables : ils ne peuvent pas être pensés l’un sans l’autre (ibid., p. 21).
43Il n’y a aucune raison de considérer l’espace comme une forme a priori de la sensibilité. L’espace fait lui-même partie du contenu représenté. Simplement, il est ce que Stumpf appelle au § 5 un « contenu partiel », c’est-à-dire un contenu qui ne peut jamais être représenté indépendamment d’un autre contenu (la couleur). De même qu’il est impossible de se représenter un mouvement sans vitesse ou une vitesse sans mouvement, il est impossible de se représenter une couleur sans étendue ou une étendue sans couleur. L’impossibilité est fondée dans la nature même des contenus de représentation. La liaison, écrit Stumpf, est « nécessaire par nature » (naturnotwendig)11.
44Cette thèse est étroitement liée à ce que Stumpf appelle par ailleurs la théorie des perceptions concomittantes : nous ne percevons pas seulement des données sensibles « absolues », mais aussi des relations entre ces données sensibles. Dans sa Tonpsychologie, Stumpf mentionne quatre types de relations : pluralité (Mehrheit), renforcement (Steigerung), ressemblance (Änlichkeit), fusion (Verschmelzung) (1882, § 6, p. 96). Cette liste n’est naturellement pas exhaustive : on pourrait encore admettre des formes intermédiaires entre la pluralité et la fusion, qui sont deux extrêmes. Tous ces phénomènes désignent des structurations du champ sensoriel et dénotent une organisation non plus idéale mais factuelle des data hylétiques. Certains contenus se trouvent de facto dans une relation de pluralité ou de fusion.
45Stumpf soulève expressément la question de l’origine de cette organisation. Le problème, plus exactement, est de savoir si ces relations sont instaurées par la conscience ou bien sont données avec les phénomènes. Cette question est intimement liée aux débats sur les qualités de forme. L’un des principaux arguments invoqués par Ehrenfels en faveur de l’existence de « qualités de forme » est ce que l’on appelle communément l’argument de la transposabilité : comme l’avait déjà remarque Mach en 1886 dans l’Analyse des sensations, les formes ont la propriété très remarquable d’être (relativement) transposables d’un matériau sensoriel à un autre ; des données sensibles différentes, par exemple des notes différentes, peuvent être le support d’une même forme, par exemple d’une même mélodie. Cette propriété de transposabilité interdit que l’on définisse la mélodie comme la somme des notes qui la composent ; elle est l’indice que quelque chose de plus s’ajoute aux données sensibles pour constituer la mélodie totale. Le problème de Mach-Ehrenfels, comme on sait, est de déterminer la nature de ce « plus » : qu’est-ce qui s’ajoute aux données sensibles et qui permet l’apparition d’une forme ?
46L’argument de la transposabilité suggère immédiatement une réponse : les relations. Ce qui est conservé lorsque la mélodie est jouée dans une autre gamme, c’est effectivement l’ensemble des relations entre les notes. C’est l’option retenue par Anton Marty. Dans le paragraphe qu’il a consacré à la notion de Gestalt dans sa monumentale Allgemeine Grammatik de 1908, Marty soutient précisément que « la “forme” au sens de Gestalt n’est rien d’autre qu’un genre particulier et une somme de rapports » (Marty 1908, p. 109). Ehrenfels, quant à lui, écarte cette option immédiatement après l’avoir évoquée. Son raisonnement est le suivant : les qualités de forme (les mélodies, les figures géométriques, etc.) sont perçues ; or si nous percevons les données sensibles qui servent de soubassement ou de fondement aux formes, nous ne percevons pas les relations qui subsistent entre les données sensibles ; donc les qualités de forme ne sont pas un ensemble de relations, car si c’était le cas, elles ne seraient pas perçues. L’argument repose sur la thèse selon laquelle les relations ne sont pas perçues.
47Cette thèse est expressément reprise par Meinong dans son compte rendu de l’article d’Ehrenfels. Il est effectivement tentant, concède Meinong, de faire appel aux relations pour résoudre le problème de la nature des qualités de forme, mais le fait que les relations ne fassent pas partie du contenu perceptif interdit cette échappatoire :
Il est facile de voir que l’on peut tout aussi peu constater une égalité ou une ressemblance entre des relations qui « consistent » mais desquelles on ne sait rien qu’entre d’autres contenus qui ne nous sont pas présents. Et il sera pourtant hors de doute que, en entendant une mélodie, je ne compare pas chaque son avec chaque autre ; que l’on songe seulement combien de représentations de relation devraient surgir de cette manière ! (Meinong 1891 = GA I, p. 284).
48Cette objection a encore été développée, contre Marty, par Höfler dans son article « Gestalt und Beziehung — Gestalt und Anschauung ».
49En revanche, dans le camp opposé, à savoir parmi les partisans d’une interprétation relationnelle des Gestalten, on trouve justement Stumpf. Comme Marty, Stumpf soutient qu’une Gestalt n’est rien d’autre qu’un ensemble déterminé de relations. Cette interprétation a l’avantage de rendre compte aisément de la propriété de transposabilité des Gestalten, mais aussi de leur caractère fondé. Contre les membres de l’école de Berlin et en accord cette fois avec Meinong et l’école de Graz, Stumpf (1939, § 15b, p. 232 sq.) fait valoir que la mélodie n’existe pas sans les notes qui la composent ; elle est un « contenu fondé » qui requiert des « contenus fondateurs ». L’existence des notes en tant qu’unités « absolues » est présupposée par la perception de la mélodie. De même qu’une relation n’existe pas sans relata, une forme n’existe pas sans contenus absolus.
50L’interprétation relationnelle des formes doit toutefois faire face à la difficulté soulevée par Ehrenfels et Meinong : est-il légitime de dire que les relations sont perçues au même titre que les contenus absolus ? La question renvoie à nouveau au problème de la passivité. Les relations sont-elles constatées passivement à même les matériaux sensibles ? Ou bien sont-elles « instaurées » par l’activité comparative de l’esprit, comme le suggère Meinong ? Pour Stumpf, seule la première option est tenable. La charge de la preuve, ici comme dans le cas de la théorie kantienne de l’espace, incombe au partisan de l’interprétation « intellectualiste », c’est-à-dire à celui qui croit en une spontanéité de l’esprit. Or, poursuit Stumpf, il n’y a aucune raison empirique permettant d’affirmer que l’esprit se comporterait autrement envers les relations qu’envers les contenus absolus. L’argument repose simplement sur le caractère « objectif » et contraignant des relations : pas plus qu’il ne peut supprimer, modifier ou créer des data sensoriels absolus (cf. la citation de Locke supra), l’esprit ne peut supprimer, modifier ou créer les relations qui subsistent entre ces contenus absolus. Les relations sont justement fondées dans les données sensibles elles-mêmes :
Les rapports mentionnés sont immanents aux sensations des sens, ils ne sont pas insérés d’abord par le jugement. Il est vrai, par exemple, que nous ne parlerions pas d’une ressemblance entre deux sensations si un jugement n’était pas présent. Mais d’autre part, l’évaluation (Beurteilung) ne crée pourtant pas la ressemblance, mais la constate seulement. Pour employer une expression scolastique, on pourrait dire : la ressemblance, et il en va de même de chacun des autres rapports ci-dessus, est un ens rationis cum fondamento in re — en entendant, par res, les sensations (Stumpf 1882, p. 97).
51La même thèse est reprise dans « Phénomènes et fonctions psychiques » et, surtout, dans l’Erkenntnislehre de 1939. L’argument repose, là aussi, sur le caractère contraignant des relations :
De même que, par l’audition et la vision, certains sons et certaines couleurs s’imposent à nous de façon contraignante, s’imposent aussi à nous certains rapports entre les sensations isolées, par exemple de fortes différences de luminosité, de hauteur tonale, etc. Nous ne produisons pas ces rapports, nous ne les insérons pas d’abord dans le matériau sensible donné, mais nous pouvons seulement les y percevoir (Stumpf 1939, p. 12).
52Sans doute, concède Stumpf, la perception des relations dépend de certaines conditions qui peuvent paraître plus restrictives qu’en ce qui concerne la perception des contenus absolus. Deux conditions doivent en effet être remplies pour que l’esprit perçoive les relations : d’une part, il faut — comme pour toute donnée sensible — qu’elles atteignent le seuil de la perceptibilité ; d’autre part, il faut que l’esprit dirige sont attention sur elles. Stumpf ne nie pas que l’intervention de l’attention joue un rôle plus important dans la perception des relations que dans la perception des contenus absolus. Mais cette différence autorise seulement à parler d’une différence de degré, non d’une différence de nature entre des fonctions psychiques différentes. Elle ne constitue donc pas une raison suffisante pour rejeter la thèse de la perception des relations. Reste que, en vertu de leur caractère fondé, les relations ne peuvent naturellement pas être perçues « directement », c’est-à-dire sans que l’on perçoive les relata. C’est pourquoi Stumpf propose de qualifier la perception des relations de « perception concomitante » (Mitwahrnehmung).
53Le concept de perception concomitante est naturellement étroitement lié à celui de contenu partiel, dont il forme en quelque sorte, comme je l’ai suggéré plus haut, la contrepartie du côté noétique ou fonctionnel (du côté des actes ou fonctions psychiques). De même qu’un contenu partiel est un contenu qui ne peut pas être représenté sans un autre contenu, une perception concomitante est une perception qui ne peut pas avoir lieu sans une autre perception. En ce sens, on pourrait dire que toute perception de contenu partiel est une perception concomitante :
Remarquons encore que, dans bien des cas, on doit parler plus précisément d’une perception concomittante, à savoir lorsque ce qui est perçu ne peut pas être donné isolément en vertu de sa nature. C’est le cas avec la perception de rapports, mais aussi avec la perception de limites, par exemple des limites entre deux parties du champ visuel qui ont une couleur différente, et avec la perception des propriétés attributives d’un contenu de sensation. Car les hauteurs tonales ou les forces tonales ne peuvent pas non plus être perçues isolément les unes des autres (Stumpf 1939, p. 210).
54Cette notion de perception concomitante permet de faire face à l’objection d’Ehrenfels-Meinong selon laquelle les relations ne sont pas perçues — objection qui conduira à la théorie de la production de Stephan Witasek et à l’interprétation des Gestalten comme « représentation produites » :
On n’entend et on ne voit certes pas la similitude et la différence, la pluralité et l’unité, la ressemblance et la dissemblance […], mais on les perçoit dans ce qui est entendu, dans ce qui est vu. C’est une perception concomitante, comme la perception des limites de deux champs colorés disposés côte à côte, comme la perception de l’extension dans et avec la couleur ou une autre qualité sensible (Stumpf 1939, p. 228).
5. Champs sensibles et intentionnalité de la perception
55Dans les premières sections, j’ai suggéré qu’ « intentionalisme » et « sensualisme » sont des expressions commodes pour désigner deux approches de la conscience (et de la perception) qui s’excluent mutuellement. Si le sensualisme néglige les prestations intentionnelles du sujet percevant, l’intentionalisme laisse pendante la question du rôle joué par les matériaux sensoriels au sein du mécanisme intentionnel de perception. J’ai également laissé entendre que la théorie de la perception de Stumpf a ceci de remarquable qu’elle prend implicitement ce problème en charge. La meilleure manière de résumer la thèse de Stumpf me semble résider dans l’idée suivante : nous n’avons jamais affaire à une hylè indéterminée ou à un matériau phénoménal quelconque, mais toujours à des phénomènes sensibles dotés de propriétés déterminées. C’est l’existence de ces propriétés qui explique l’intérêt de Stumpf pour la notion de contenu partiel et pour celle de perception concomittante : par nature, c’est-à-dire en vertu de leur propriétés intrinsèques, certains phénomènes constituent des contenus partiels d’actes psychiques, notamment de perceptions ; par nature, ils sont co-perçus en même temps que d’autres contenus partiels (l’étendue est co-perçue en même temps que la couleur, etc.).
56La structuration du champ sensible qui se constitue ainsi (par exemple, le champ visuel) ne doit rien à l’activité associative du sujet percevant — contrairement à ce que pensaient les empiristes classiques — ni à une quelconque spontanéité de la conscience intentionnelle. Elle se constitue « passivement » :
C’est donc dans la matière des phénomènes (Erscheinungsstoff), qui nous est donnée, que doivent être cherchés les fondements décisifs et — logiquement parlant — parfaitement évidents de toutes les synthèses. Les concepts de l’objet, de la nature, des lois de la nature, sont, pour transposer ici une formule scolastique employée diversement à l’occasion de la querelle des universaux, des entia rationis cum fundamento in re — en entendant de prime abord, par res, les phénomènes sensibles et, dans un second temps, les choses objectives sans lesquelles les phénomènes ne seraient pas compris (Stumpf 1892, p. 479)12.
57Anticipativement, on pourrait dire que la théorie de la perception de Stumpf fait ainsi la part belle à ce que l’on appelle communément, depuis les cours de Husserl du début des années 1920, les « synthèses passives ». Reste à soulever la question suivante : est-il possible de dépasser l’antagonisme entre intentionalisme et sensualisme ? Est-il possible d’intégrer les analyses « phénoménologiques » (disons, « hylétiques ») de Stumpf dans le cadre des analyses intentionnelles au sens de Husserl ? En gros, je pense que c’est précisément là, d’une certaine manière, l’enjeu des leçons que Husserl a consacrées au problème des synthèses passives13.
58Les synthèses passivent s’opèrent pour ainsi dire à un niveau infra-intentionnel — donc, aussi, infra-sémantique —, et motivent les actes ou les fonctions psychiques. Si l’on s’en tient au plan strictement descriptif, la nécessité de recourir au concept de champ sensoriel structuré passivement repose principalement sur les observations suivantes :
59a / Toute perception d’un objet sensible présuppose une visée intentionnelle qui possède une charge sémantique, laquelle permet de spécifier le contenu de la perception en tant que tel ou tel (e.g. en tant que « pommier en fleurs au fond du jardin »).
60b / Pour qu’une visée intentionnelle de ce type soit simplement possible, il faut que les données sensorielles possèdent une certaine structuration immanente ou intrinsèque. L’ « effectuation active du Je », écrit Landgrebe au § 15 d’Expérience et jugement, « présuppose que quelque chose nous soit déjà donné par avance (vorgegeben), [quelque chose] vers quoi nous pouvons nous tourner dans la perception » (Husserl 1939 = 61985, p. 74). Dans ses leçons sur les synthèses passives, Husserl ne dit pas autre chose : « Prendre en vue, appréhender directement, nous ne le pouvons que là où nous avons quelque chose de détaché pour soi » (Zu Gesicht bekommen, direkt erfassen können wir ja nur, wo wir für sich Abgehobenes haben) (1918-26 = Hua xi, p. 129 ; trad. fr. mod., p. 200). Les synthèses passives sont ainsi appelées à former le soubassement de la vie intentionnelle de la conscience.
61c / Si l’on fait abstraction des synthèses temporelles, on trouve au premier plan des synthèses d’homégénéité et d’hétérogénéité : les contenus sensibles appartenant à un même champ sensoriel (par exemple le champ visuel) sont unifiés et distingués des contenus sensibles appartenant à un autre champ sensoriel (par exemple le champ auditif).
62d / Ensuite, à l’intérieur de chaque champ sensoriel, un double phénomène d’unification et de différenciation se produit. En un mot, il y a des phénomènes de contraste qui précèdent toute visée intentionnelle-sémantique et qui la rende possible. Par exemple, plusieurs taches rouges sur une feuile blanche « fusionnent » pour former un groupe de taches, lequel contraste avec le fond blanc de la feuille de papier.
63Ces descriptions, et d’autres du même type, me semblent pleinement compatibles avec l’approche intentionnelle-sémantique liée à (TS). Husserl suggère d’ailleurs que les phénomènes de contraste, pour ne citer qu’eux, forment la base de toute « prédication conceptuelle » (begrifflicher Prädikation, 1918-26 = Hua xi, p. 144 ; trad. fr. mod., p. 213-214). Bien sûr, aussi longtemps qu’aucune identification conceptuelle ou, disons, sémantique, n’entre en jeu, le champ sensoriel n’est pas encore un champ d’objets. Mais à nouveau, si nous pouvons prendre telle tache rouge comme objet de perception ou comme terminus ad quem d’une visée intentionnelle, c’est uniquement dans la mesure où le champ sensoriel n’est pas non plus un « simple chaos » (Husserl 1939 = 61985, p. 75) : il est lui-même structuré grâce aux synthèses d’homogénéité et d’hétérogénéité, et grâce aux phénomènes de fusion et de contraste au sein d’un même champ sensoriel (par exemple visuel). Sans ce soubassement hylétique ou sensoriel, l’identification sémantique ou conceptuelle (prédicative) ne trouverait rien à quoi s’accrocher. Loin d’être irréconciliables, les approches sensualiste et intentionnelle semblent donc compatibles et, en définitive, complémentaires.
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