Esquisse d'une phénoménologie de la mort : Réflexions husserliennes
Università degli Studi di Ferrara — Université de Nice
Résumé
Ce travail porte sur le problème de la mort du point de vue de la phénoménologie husserlienne ; la question est de savoir si une analyse du phénomène de la mort, en tant que phénomène limite, est possible. Nous proposons ici trois voies pour aborder la question : les voies générative, génétique et analogique. En partant de la voie générative nous verrons comment la mort peut être constituée en tant qu’événement mondain ; ensuite, par la voie génétique — d’un point de vue immanent —, nous montrerons en quel sens le flux vivant peut être conçu comme immortel. Enfin, il faudrait analyser le phénomène de la mort effectivement en première personne, en tant que non-donation pure ; de cette façon, la mort devient inévitablement un phénomène irreprésentable. D’où la nécessité de chercher une voie analogique dans les expériences limites comme le sommeil sans rêve et le dépérissement charnel.
1Est-il possible, pour la réflexion phénoménologique, de dépasser les limites de l’individualité incarnée ? Cette question implique un problème encore plus profond: est-il possible, pour le vivant, de faire expérience au-delà de la chair ? En d’autres termes, le flux de l’expérience peut-il continuer après la mort ? En phénoménologie, la question pourrait être formulée ainsi : pouvons-nous constituer la mort ? Si la perte de la chair, en tant que sphère d’expérience la plus originaire, distincte de la dimension corporelle, marque le passage de la vie à la mort, la réflexion sur ce « passage » devra nous faire réfléchir sur la possibilité de la continuité de la vie hors du monde, sur la continuité entre le venir à la vie dans la naissance et le laisser la vie dans la mort. L’ensemble de ces problèmes est l’objet chez Husserl d’une analyse profonde — mais non systématique —, en particulier dans les manuscrits des années 1930. Dans les pages qui suivent, je voudrais réfléchir sur les manières possibles d’aborder de tels problèmes à partir de la pensée husserlienne.
1. La mort selon la voie générative
2Il est évident que toute tentative visant à penser la mort en phénoménologie se distingue essentiellement de la réflexion s’appuyant sur l’expérience phénoménale du vécu de conscience. Ce qui caractérise la mort comme « phénomène limite », en effet, c’est proprement la non-appartenance au champ de la donation1. La perception, le souvenir, l’attente, l’imagination sont des modes noétiques de la conscience, soumis à la gradualité de la donation ; ils répondent aux lois de la gradation de la clarté, des degrés les plus bas et obscurs jusqu’à la limite idéale de la donation pure en soi. Mais la mort, si elle ne peut jamais être une forme d’intuition leibhaftig, ne peut même pas se donner comme forme de présentification : elle ne renvoie pas à une expérience originaire qui ne pourrait plus être portée à l’intuition originale, elle est non-donation « pure ». Mais si elle ne renvoie à rien, comment est-il possible d’en faire un objet d’analyse phénoménologique ? Comment pourrons-nous faire l’expérience de la non-donation ? L’épochè peut-elle la reconduire à la sphère transcendantale ? Pour avancer correctement, il importe de bien saisir comment Husserl analyse l’idée du mourir. Le point essentiel, à cet égard, réside dans la différence du « qui » de la mort : ma mort et celle de l’autre. Si l’expérience du mourir ne peut pas être vécue personnellement, comme événement mondain elle peut être objet d’expérience en tant que mort de l’autre sujet ; la non-donation concerne seulement la première personne. La mort représente, de même que la naissance, un « événement » dans le monde, un fait qui s’inscrit dans la mondanité intersubjective : comme donation, elle est un « problème en tant qu’événement (Vorkommnis) dans le monde factuel »2. De ce point de vue, les problèmes du naître et du mourir comptent donc parmi les problèmes de la constitution.
3Dans un texte de 1931, Husserl distingue deux formes fondamentales de constitution, qui correspondent aux deux voies que la phénoménologie peut parcourir pour s’approcher du problème limite de la mort : 1) la constitution « ascendante », qu’on doit accomplir en chaque monade humaine à partir de l’enfance — constitution génétique ; 2) la constitution qui s’accomplit dans le monde intersubjectif, dans le procès le plus vaste de socialisation et développement collectif dans lequel chaque monade est déjà comprise — constitution en tant que « développement historique »3. À ces deux formes correspondent donc deux approches phénoménologiques différentes du thème de la mort, l’une « génétique », l’autre « générative ». Voyons avant tout comment se développe la seconde forme.
4La générativité représente l’un des sujets de recherche les plus intéressants de la dernière période de recherche de Husserl. Centralement, cette conception repose sur l’idée d’intersubjectivité en tant que forme de socialisation autonome, qui ne se lie pas nécessairement à la constitution de la monade individuelle : « Chaque homme, écrit Husserl, en tant que vivant dans sa conscience-du-monde […], est pour soi-même personne dans une connexion générative ouverte sans fin »4. Ainsi, du point de vue de l’union générative, la phénoménologie peut étudier les liens intermonadiques en sortant de la perspective de la « constitution en première personne ». L’ensemble des sujets, de ce point de vue, constitue une entité supra-subjective qui ne peut pas cesser. La générativité constitue la base de la continuité entre les monades, une continuité historique qui ne peut pas être interrompue par la mort du moi individuel. Le moi, en effet, s’éveille toujours dans une chaîne générative déjà présente. La naissance peut être conçue comme un « se réveiller » dans la société du « Nous », dans une forme intersubjective en un processus constitutif constant. C’est pourquoi Husserl peut affirmer, dans un manuscrit de 1935, que la générativité est, phénoménologiquement, un univers de « modes du moi » et de « modes du nous »5. Cette perspective phénoménologico-générative a l’avantage d’offrir à l’étude du phénomène de la mort la possibilité de le considérer proprement comme phénomène, comme quelque chose qui se donne, en s’inscrivant donc, en tant qu’événement au-delà de la première personne, dans la sphère de l’intersubjectivité transcendantale. Cette idée d’intersubjectivité correspond à celle qui est décrite dans plusieurs manuscrits de recherche comme communauté transcendantale, comme All-Gemeinschaft, dans laquelle le sujet monadique est pensé en tant qu’élément d’un plus vaste « être absolu » (absolute Sein), qui persiste dans le développement génératif. D’ailleurs, comme le souligne Husserl en 1931, l’absolu n’est pas éliminé par la mort, car il la porte en soi en tant qu’un de ses modes6.
5Si la naissance et la mort sont des points limites qui marquent le début et la fin de la subjectivité vivante, ils deviennent cependant, du point de vue génératif-transcendantal, des faits du monde qui peuvent donc être constitués : « Naissance et mort doivent valoir comme événements constitutifs pour la possibilité de la constitution du monde — ou comme parties-essentielles pour un monde constitué »7. Ces événements, qui s’insèrent dans la continuité générative, sont donc des faits qui concernent l’autre ; la constitution de la mort, en tant qu’événement qui peut être compris au niveau intersubjectif, ne concerne pas mon moi mais le moi de l’autre monade : c’est pourquoi « la mort de l’autre est la première mort constituée. Il en va de même pour la naissance de l’autre » (Ms. A VI 14a, 3)8. La mort de l’autre, avec laquelle le corps charnel ne peut plus être porteur d’un moi que je peux comprendre, représente la seule manière dont le phénomène de la mort peut être effectivement constitué. Il en va de même, par conséquent, pour la naissance de l’autre être humain ; « pour moi », affirme Husserl, « la naissance de l’autre est son nouveau se lever dans la communauté transcendantale, à une place temporelle du temps transcendantal-historique, et la mort la séparation, l’élimination de la communauté omni-temporelle »9. De même que la mort de l’alter ego n’interrompt pas la continuité du monde, de même ma mort sera la fin seulement pour moi, et l’autre pourra faire expérience de « ma » fin en tant que fait transcendantal. Le monde donc « comprend la mort, le mourir comme cessation de l’être de l’homme psychophysique, et de la même façon la naissance comme nouvelle formation d’un organisme humain »10. Sans la constitution de ces événements, l’idée d’une communauté intersubjective historique en développement continu dépassant les limites de mon expérience subjective ne serait pas compréhensible11.
6Si la constitution de la mort peut être inscrite dans le processus transcendantal génératif qui se développe dans le monde, nous n’avons toutefois pas encore considéré ce qui caractérise le lien génératif lui-même. Comment la monade peut-elle se réveiller dans une constitution qui la précède ? En effet, du point de vue transcendantal, la naissance de l’infant n’est pas ab initio un se réveiller sans relation ; c’est pourquoi la continuité du monde est une continuité chargée de « tradition », qui se forme au-delà des « pauses » de la vie, donc au-delà de la naissance et de la mort des individus. Husserl parle à ce propos, dans un texte datant de 1931, de « l’unité de la tradition » en tant qu’ensemble des générations qui s’unit éternellement dans l’unité générative, qui lie tous les hommes l’un avec l’autre12. Donc, dans le développement génératif, le « se réveiller » de la monade n’est jamais un commencement absolu. L’infant transcendantal se réveille dans un état historique intersubjectif, par conséquent « il s’approprie des résultats du développement »13. La genèse qui trouve son origine dans la naissance est alors précédée par une genèse plus vaste qui dépasse les limites de la monade individuelle, et qui continue nécessairement aussi après la mort. Le lien génétique qu’a chaque enfant avec cette genèse « générative » est donc, selon Husserl, un lien héréditaire.
7L’héritage, du point de vue génératif-transcendantal, représente le trait d’union entre la genèse individuelle et la genèse historique des monades ; chaque moi possède à l’origine une sédimentation qui provient du passé qui l’a précédé, et elle se répercute ainsi sur lui en tant que disposition originaire. Cette idée est exprimée de manière paradigmatique dans le passage suivant :
Du point de vue génératif : héréditairement, on ne transmet pas seulement la structure égoïque-monadique vide et formelle, mais aussi les qualités caractérielles. Mais comment ? Avec le réveil de la nouvelle monade se réveille — ou se pré-réveille — aussi l’habitude parentale ; mais la nouvelle monade possède une nouvelle hylé, lorsque la hylé parentale conserve sa propre habitualité14.
8La continuité avec les parents et avec les générations passées fonde une forme intermonadique permanente qui dirige le développement des monades individuelles, ainsi que le développement associatif et la disposition instinctive15 ; en ce sens nous pouvons comprendre pourquoi, comme l’affirment quelques manuscrits, l’héritage, en tant que processus transmonadique sans fin, est dit « immortel »16.
9Contrairement à ce que ces analyses peuvent suggérer, la pensée de Husserl sur la générativité conserve toujours une certaine distance envers la dimension empirico-naturaliste ; ses réflexions ne tombent jamais dans le « nativisme onto-phylogénétique »17. Tout ce que nous avons montré reflète plutôt une tentative extrême de reconduire les problèmes phylogénétiques eux-mêmes dans le domaine transcendantal — tentative qui témoigne de la volonté de Husserl, caractéristique de sa dernière période, d’étendre la sphère transcendantale en y incluant des problématiques relevant généralement des sciences psychologiques et anthropologiques18. Mais cette « voie générative », entièrement intégrée au domaine transcendantal, est-elle la seule manière authentiquement phénoménologique d’analyser la mort ? La générativité, nous l’avons dit, comprend justement la naissance et la mort en tant que phénomènes de la donation. Mais ces événements sont-ils interprétables du point de vue « génétique », donc dans la dimension de la première personne ? La mort reste-t-elle génétiquement un phénomène limite qui ne peut pas être analysé ? Nous ne croyons pas que la phénoménologie générative représente la seule voie possible pour aborder ces questions19. La radicalité de la phénoménologie génétique, grâce à l’analyse du flux et de la temporalité immanente ainsi qu’à la recherche constante de l’originaire, peut donc pousser jusqu’aux limites de la donation. De cette façon, la phénoménologie peut aborder les problèmes de la naissance et de la mort en tant que phénomènes du propre flux de conscience.
2. La mort selon la voie génétique
10Du point de vue de l’analyse de la conscience intime du temps l’idée de la mort se lie à l’idée de l’infinité du flux temporel. Le processus du « durer » est décrit, dès les années 1920, comme un processus qui ne peut ni s’achever ni s’amorcer ex nihilo : « Le durer est immortel », affirme Husserl dans un appendice (de 1922/23) des Analysen zur passiven Synthesis. Le moment présent n’est pas une forme impressionnelle achevée en-soi ; il implique toujours l’écoulement des rétentions se modifiant continuellement et un horizon de futur constitué par les intentions d’attente. Ce processus représente, au-delà de ses moments, un écoulement univoque, un processus interminable, et seul ce qui y entre peut commencer et cesser. Le commencement et la fin peuvent être pensés dans l’immanence du flux, mais pas en relation avec le flux lui-même20. Étant, selon Husserl, une partie essentielle et inséparable du flux, le moi pur doit être lui-même un élément sans fin. En tant que moi pur transcendantal, il se différencie à cet égard du moi mondain-empirique, qui peut naître et mourir et qui n’est en aucun sens immortel. Précisons, en outre, que l’immortalité du moi pur n’est pas l’immortalité de l’âme : celle-ci meurt en effet, comme l’homme. D’une part, le moi empirique, l’âme, la psyché représentent la partie finie et mortelle de l’être humain. D’autre part, chaque homme recèle en soi un moi transcendantal pur, qui ne peut, à proprement parler, ni commencer ni finir21.
11Si « le moi pur est inséparable de son flux, même s’il est hors fonction », alors « il ne peut pas naître et passer, il peut seulement être réveillé »22. Suivant cette indication, faut-il parler d’une vie passée transcendantale infinie ? Mais comment le souvenir pourrait-il s’étendre à l’infini ? Selon Husserl, nous ne devons pas penser au procès interminable du flux comme une dimension infinie de vie éveillée ; les vécus de conscience, et tout souvenir possible, ne peuvent pas, bien entendu, faire partie de l’infinité du flux transcendantal. Bien plutôt, ce qui précède la naissance doit être pensé comme une « vie muette et vide », comme un « sommeil sans rêve »23, dans lequel le moi persiste sans être éveillé, dans une sphère indifférenciée, sans expérience ni perceptions affectives, qui cependant n’est pas un néant24. En 1922, cet état est défini comme une « nuit sombre »25, où le moi est toujours présent — car il est une partie du flux temporel infini qui ne peut pas être éliminée. Il est important de remarquer que du point de vue génétique, la mort ne peut pas être analysée sans référence à la temporalité. Comme le montrent les analyses de la première moitié des années 1920, c’est le caractère « éternel » de l’écoulement temporel qui conduit Husserl à caractériser le moi transcendantal comme immortel.
12Mais quelle différence y a-t-il entre le temps de la vie et celui de la mort ? Comment pouvons-nous caractériser, du point de vue temporel, le flux de conscience d’un moi qui n’est plus vivant ? Quelle forme temporelle un moi infini peut-il assumer ? Ces questions comptent parmi celles que Husserl a laissées en suspens dans les années 1920, et qu’il abordera dans la dernière période de sa réflexion.
13Dans les années 1930, l’analyse du flux devient le point de départ d’une autre réduction, l’ « interrogation en retour » (Rückfrage), qui permet d’atteindre la structure du présent vivant fluent. Cette réduction ne s’arrête pas à l’immanence de l’ego, qui est atteinte par une première épochè phénoménologique. La Rückfrage est une réduction « radicale », car elle peut atteindre l’ « immanence-vivante »26 qui est la source fondamentale de toute constitution temporelle. C’est pourquoi elle est aussi caractérisée, dans les manuscrits, comme « archi-temporelle »27. Elle ouvre la dimension originaire et fluente de la vie, qui est à la base du flux de la conscience immanente. En effet, dans les analyses des années 1930, comme les C-Manuskripte le montrent clairement, le « flux de conscience » (Bewusstseinsstrom) ne s’identifie pas avec le « présent fluent-vivant » (lebendig strömende Gegenwart) ; la temporalité extatique — passé, présent et futur — qui se constitue dans le flux représente donc, dans cette perspective, l’objectivation d’un flux vivant plus originaire, défini également comme Urströmen28.
14Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi ce qui avait été défini dans les Analysen comme un « durer immortel » présente par la suite un caractère de durée « supratemporelle » (überzeitlich). Le présent vivant est en effet, affirme Husserl, « la “temporalité” archi-temporelle, supratemporelle, qui porte en soi tout temps en tant que plénitude temporelle et ordination temporelle étant-permanent »29. L’avancer du présent vivant est un processus continu, un écoulement archi-originaire qui ne peut pas être identifié avec le temps immanent constitué de la monade. Les monades peuvent avoir un commencement et une fin dans l’extension temporelle, mais cela n’a pas de sens dans le flux originaire. Ce qui rend la monade immortelle, infinie, c’est proprement l’appartenance à ce flux vivant qui ne peut pas « se briser » ; elle naît comme monade humaine mais, comme monade enracinée dans le présent vivant, elle ne peut pas naître. Tout commencement, affirme clairement Husserl en 1932, « est une “cassure” dans une continuité vivante, qui ne peut pas se rompre »30. La naissance est certainement un commencement, mais elle ne peut pas être un événement ex nihilo, surgissant du néant ; quelque chose doit précéder la monade et son entrée dans le monde comme monade humaine. Mais si le moi transcendantal de la monade, inséparable du flux, doit exister avant la naissance et après la vie mondaine, sous quelle forme temporelle peut-il le faire ? Faut-il étendre le temps constitué immanent de la monade, de la forme passé-présent-futur, au-delà de la vie naturelle humaine ? La monade, en tant qu’être temporel, a bien entendu un commencement, qui la place dans la communauté intermonadique et dans le temps objectif. Toutefois, il n’y a avant le commencement aucune possibilité de constituer le temps comme temps phénoménologique de la conscience. C’est pourquoi Husserl déclare, dans un manuscrit de janvier 1931, que le moi avant son commencement peut être considéré comme le moi du « non-temps » (Unzeit)31. Le passage à la vie mondaine, avec la naissance, marque-t-il donc le passage de la non-temporalité à la temporalité ? Si nous comprenons que même le moi transcendantal vivant, sous sa forme la plus originaire, est un moi, en un certain sens, intemporel, nous devons alors apporter à la question une réponse négative. Husserl affirme très clairement, dans les C-Manuskripte, que « le moi, dans son originalité la plus originaire, n’est pas dans le temps »32. Une telle affirmation met en évidence le fruit d’une recherche continue et inlassable, une recherche d’une genèse originaire qui l’a mené, à travers un travail presque « archéologique », aux limites de la dimension transcendantale. Le moi, en suivant cette voie « régressive », est en effet ramené à sa propre archi-genèse33. En cette dimension originaire, la vie devient Ur-Leben, en tant qu’origine de tout procès de temporalisation ; et l’ego de cette vie, comme forme absolue, est un Ur-ego, un ego « intemporel » et porteur en même temps de toute temporalisation possible34. La continuité entre ce qu’il y a avant la naissance et après la mort pourrait donc être pensée, en suivant ces analyses, comme une continuité dans l’intemporalité. Cela nous permet de considérer le moi, comme Anne Montavont le souligne, comme un élément à la fois dans le temps et hors du temps35. L’ego transcendantal se constitue temporellement, mais cette temporalisation ne jaillit pas d’une dimension de vie non égoïque. En un certain sens, le commencement du moi est vraiment une auto-naissance. En tant que vivant et se constituant dans le temps, le moi « émerge » du moi intemporel : c’est pourquoi Husserl peut affirmer que l’ « “être” du moi dans l’intemporalité signifie que le “commencement” implique déjà le moi comme ce qui peut être éveillé à la vie temporalisante »36.
15Comme le révèlent les manuscrits de la dernière période, ce que nous avons dit jusqu’ici de l’immortalité de l’ego et de la continuité du flux du présent vivant caractrise aussi la vie elle-même. « La vie originaire ne peut commencer ni cesser », écrit Husserl dans un texte de 193637. La vie de la monade présente en conséquence un double aspect, car la finitude qui la caractérise en tant que vie temporelle dans le monde est rendue possible par l’unicité et l’infinité de l’Ur-leben. L’immortalité monadique ne concerne pas la monade en tant que monade humaine, mais, dans ce cas, le flux de vie originaire auquel participe la monade. En tant que vie monadique individuelle, elle doit s’arrêter, mais cela ne vaut pas de la vie originaire :
L’homme ne peut pas être immortel. L’homme meurt nécessairement. […] Mais la vie transcendantale originaire, la vie ultimement créatrice du monde, et dont le moi ne peut pas venir du néant et passer dans le néant, est « immortelle », car pour elle le mourir n’a pas de sens38.
16Chaque monade est donc inséparable de la vie originaire, et l’immortalité relève essentiellement de cette méthexis. Être immortel, cela veut dire que l’être monadique le plus originaire est déjà présent, et par conséquent ne peut pas commencer. Le commencement de la monade, comme développement immanent, est un commencement dans l’autoconstitution mondaine-temporelle. Cela, toutefois, écrit Husserl en 1929, n’est pas un « commencement de l’être », mais « seulement celui du se développer-mondain et de l’être-dans-le-monde »39. L’être originaire de la monade est alors une continuation en tant que monade de la vie originaire, une vie qui « ne meurt pas, puisqu’elle n’est que dans une universalité et une unité intérieure de la vie »40. La vie humaine, en ce sens, comme vie de l’homme individuel, représente une « forme » de la constitution — ou autoconstitution — infinie de la vie41.
3. La voie analogique ; la mort comme phénomène irreprésentable
17À suivre Husserl, la vie humaine, la vie mondaine de la monade, semble n’être qu’un « événement fini » qui a son fondement dans une forme de vie infinie que toute monade porte en soi et qui ne s’arrête pas avec elle. Le résultat de l’analyse générative, à savoir l’idée d’une unité et d’une continuité des monades au-delà de la mort et de la naissance, semble donc confirmé par la voie génétique « immanente » — par l’analyse de la temporalité originaire. Cependant, il semble aussi que, par cette voie, nous n’avons pas encore rencontré le phénomène de la mort en tant que non-donation. Si du point de vue génératif la mort, comme mort de l’autre, précède toute donation, ce que nous a montré cette deuxième voie est, plutôt qu’une non-donation, la manifestation de l’infinité et de l’intemporalité du flux du présent vivant, ainsi que l’immortalité de la vie originaire. Que dire donc de l’expérience de la mort ? Y a-t-il expérience au-delà de la vie de l’homme mondain ?
18Ces questions nous confrontent à un point particulièrement problématique, qui est demeuré implicite dans nos analyses précédentes : si la monade humaine meurt, elle devient une monade sans chair. En effet,
éveillé, le moi ne peut l’être qu’aussi longtemps qu’il (la monade) « a » son corps vivant, « a » son monde environnant […]. Mais qu’il soit mort, cela veut précisément dire qu’il n’a plus cela42.
19Toutefois, si la vie originaire de la monade ne peut pas s’arrêter, comment est-il possible de penser cet « être-dans-la-mort » ? Qui reste après la vie mondaine ? L’analyse phénoménologique de ma mort, de mon être-mort, devient donc l’analyse de mon être-personne : « Dans la mort, je deviens personne (non-moi), mais pas un néant absolu » (Ms. B I 13,108)43. Mon ego transcendantal est quelqu’un en tant qu’ego incarné ; entrer dans le monde, dans la Weltregelung, signifie commencer par une impression originaire, par une archi-présence (Urpräsenz), commencer en tant que “conscience-du-monde”, avec un flux hylétique et une force affective particulière. Ce qui signifie, pour l’essentiel, être une conscience incarnée. Mais avec la mort, le moi transcendantal « perd la “dimension charnelle” (Leiblichkeit), il perd la conscience-du-monde, il sort de la disposition mondaine »44. L’archi-présence, en tant qu’impression hylétique, est toujours associée à la chair, et l’ego, puisqu’il est fondamentalement un ego incarné avec son flux hylétique vivant, possède une dimension affective, il peut recevoir des stimuli, être affecté, éprouver des sentiments. Dans le flux de l’archi-présence, nous dit Husserl, nous avons toujours, de manière irrévocable, la perception-charnelle (Leibwahrnehmung)45, et c’est à travers le corps charnel que le moi est situé dans le monde. Le monde en effet, pour pouvoir être atteint et constitué par le moi, suppose toujours la constitution du moi comme chair — laquelle représente donc une médiation indispensable46. Mais avec la mort la chair devient corps, Körper ; elle ne peut plus être porteuse d’un moi, ni par conséquent être objet d’une compréhension empathique. Comment donc est-il possible de penser une continuation au-delà de la chair ? Qu’est-ce que le flux de vie du moi sans le corps charnel, hors du monde, hors de l’être un moi-humain ? Dans un manuscrit de 1931, Husserl écrit à ce propos :
Un homme est seulement aussi longtemps que la chair (Leib) vit organiquement ; mais je ne suis pas ma chair, et il en est ainsi de tout homme. Je règne (walte) dans la chair. Une fois que la chair est décomposée, je ne peux plus régner ni y être pour personne […] ; toutefois, je suis sur la chair, (über dem Leib), j’en ai besoin ; mais pourquoi mon être — seulement mon être dans le monde pour tous : en tant qu’homme — devrait-il être impossible sans chair, donc inhumain, extra-mondain47 ?
20Ce passage semble nous indiquer la différence entre l’être essentiel de la monade et l’être en tant que chair, donc le régner de l’être monadique dans la chair. En effet, en régnant dans la chair le moi monadique s’insère dans le monde comme homme charnel, mais cette condition peut cesser. Si la monade humaine meurt, elle perd sa condition charnelle, sa position dans le monde. Toutefois l’être essentiel monadique, l’être qui lie la monade à la vie originaire, ne peut pas mourir — et nous avons vu le pourquoi. Or, il faut par ailleurs se demander : pouvons-nous nous représenter cette condition non charnelle ? Bien que l’immortalité de l’être monadique soit, comme nous l’avons vu, possible, force est de constater que, sans affections possibles et sans reliefs hylétiques, l’ « après-la-mort » ne peut offrir aucune expérience : la continuité du flux de la vie — et donc la mort — reste pour Husserl irreprésentable48. De ce point de vue, la seule façon de se rapprocher « de l’intérieur » de cette irreprésentabilité est l’analyse de formes d’expérience « analogues », expériences en un certain sens « parallèles », mais qui restent de toute façon des « expériences ». Nous songeons ici à l’expérience du dépérissement du corps charnel et à celle du sommeil.
21La mort marque le passage du corps de chair au cadavre, mais la chair elle-même ne peut pas faire l’expérience de cet état ; elle devient évidemment corps physique et, en outre, un corps qui n’a plus la possibilité de redevenir chair. Selon Husserl, l’expérience de l’affaiblissement et du dépérissement charnel peuvent nous montrer, en un certain sens, l’événement de la fin de la chair. Dans la maladie (Erkrankung), avec la perte des forces, le moi éprouve l’éloignement de son corps charnel, il sent la possibilité de ne plus pouvoir « y régner ». Il est vrai d’ailleurs qu’il n’est pas possible de faire l’expérience totale du corps mort, mais seulement, comme chair, de faire l’ « expérience » de la transformation, du vieillissement, de la maladie : l’être cadavre exclut toute représentabilité. Pour illustrer jusqu’à quel point cette expérience limite peut conduire, Husserl écrit, dans un manuscrit de 1929, que nous pouvons éprouver graduellement le « se décomposer » (Zerfallen) de la chair, par exemple dans la perte d’une main, des jambes, mais tout cela seulement si la chair reste, dans sa totalité, un organe vivant « sain ». Donc, « l’être-décomposé du corps charnel en entier ne peut plus être éprouvé. Une limite seulement, comme celle de la décomposition progressive, est dessinée »49. D’autre part, l’expérience de la « dissolution » de la chair est aussi caractéristique du sommeil. Dans cet état, les affections se réduisent, jusqu’à s’évanouir presque complètement, menant ainsi le sujet à une forme d’abandon du monde. Ce qui, en un certain sens, peut vraiment « toucher du doigt » la mort, c’est le sommeil « sans rêves ». Ici, affirme Husserl,
il ne s’agit pourtant plus de plonger dans le sommeil, mais <d’>y être plongé, ni de s’abandonner, de se libérer à l’égard de toute emprise, mais d’avoir été libéré, de n’avoir plus aucune prise sur rien, de n’avoir plus rien saisi par aperception, ni plus rien de présent. Je suis en moi, et pourtant je ne m’occupe pas de moi, et c’est ainsi que je suis auprès de moi-même. Ou bien, est-ce qu’à la fin je ne suis rien ? Ai-je cessé d’être ? Naturellement, dans le monde — pour moi —, j’ai bien cessé d’être, j’ai cessé de vivre une vie mondaine, de vivre une vie psychique, de vivre dans le monde, en tant que vie de l’auto-perception de l’homme se sachant vivant dans le monde50.
22Le sommeil peut donc être pensé comme « pause » de la vie éveillée, à partir du réveil. Cependant, en soi, en tant que sommeil sans rêves et comme sphère vide de force affective, il échappe à la pensée. C’est pourquoi, à cause de cette proximité, Husserl parle de la mort comme « sœur » du sommeil51. En tant que sphère muette, sans « reliefs » hylétiques, la mort semblerait donc être vraiment une condition parallèle au sommeil. Mais il n’est pas possible de se réveiller du « sommeil éternel » : voilà la différence fondamentale. « La mort, écrit Husserl, n’est pas le sommeil ; au moment où elle entre, mon y-être mondain entier, mon je-suis, est à la fin »52.
4. Conclusion
23Nous avons tâché de répondre aux questions soulevées en suivant trois voies distinctes, conscients par ailleurs des nombreuses difficultés encore en suspens. En partant de la voie générative, nous avons vu comment la mort peut être constituée en tant qu’événement mondain — comme mort de l’autre. Par la voie génétique, nous avons ensuite montré, d’un point de vue immanent, en quel sens le flux peut continuer au-delà de la mort de la monade humaine, en clarifiant ainsi le sens de l’immortalité. Cependant, cela ne nous permet pas d’élucider le sens de la mort en tant qu’expérience qui nous touche directement. Comme phénomène, elle est en effet essentiellement irreprésentable et au-delà de l’expérience. D’où la nécessité de chercher dans les expériences limites comme le sommeil sans rêves et le dépérissement charnel une voie analogique. Cette voie représente la meilleure tentative pour comprendre la mort comme événement en première personne, donc comme non-donation pure. Nous n’avons encore qu’esquissé ces recherches. Les trois voies décrites ne sont que des chemins possibles en vue d’accéder, d’un point de vue phénoménologique, au « phénomène limite » qu’est la mort, lequel exige encore des analyses approfondies. Clairement, à la question de savoir si l’expérience au-delà de la vie charnelle est possible, nous pouvons à présent répondre, sans aucun doute, négativement. Toutefois, une forme d’existence non charnelle ne semble pas être exclue, et tel est certainement le point le plus problématique. La recherche phénoménologique — en particulier « en première personne » — sur ces questions reste encore un domaine à explorer en profondeur.
Bibliographie
Alter : Revue de phénoménologie, « Naître et mourir », 1, 1993.
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