Faire cohabiter les objets sans domicile fixe (homeless objects) : Chisholm et les logiques meinongiennes
Concepts et objets
1Dans trois articles célèbres1, qui précisaient l’analyse logique sous-jacente à son Idéographie2, Gottlob Frege avait adossé toute la logique contemporaine à la distinction du concept et de l’objet (respectivement entendus comme fonction propositionnelle et comme argument), distinction jugée logiquement plus pertinente que l’opposition linguistique du prédicat et du sujet à laquelle s’était arrêté Aristote. Le concept — toujours potentiellement général — a des traits définitoires, des « Merkmale », qui en caractérisent le sens ; l’objet — toujours individuel — a des propriétés qu’on peut découvrir par une investigation qui n’est pas purement analytique.
2Radicalisant cette distinction et corrigeant même, en son nom, le modèle frégéen en ce qui concerne les noms propres — aux descriptions définies, qui ont un sens et une signification comme les termes conceptuels, « On denoting » oppose les noms propres authentiques, qui désignent directement leur référent sans le caractériser par les propriétés qu’il est seul à satisfaire —, Russell avait montré toute la force de la nouvelle analyse logique, laquelle permet de traiter l’actuel roi de France, non comme un objet inexistant, mais comme un concept vide, et le carré rond, non comme un objet impossible, mais comme un concept nécessairement vide en vertu de l’incompatibilité de ses traits définitoires3. Par ailleurs, trois ans plus tard, Russell avait doté la logique d’une théorie des types permettant de distinguer plusieurs niveaux d’objectivité, les objets des niveaux supérieurs — par exemple les nombres — pouvant être logiquement construits comme certaines classes et relations constituées par des fonctions propositionnelles à une ou plusieurs places satisfaites par les objets de niveau inférieur4 ; par là-même, était aussi rendu apparent le fondement conceptuel de ces objets de niveau supérieur.
3Inspiré des Principia Mathematica et de Our Knowledge of the External World, le système de (re)construction logique du monde proposé par Carnap en 1928 constituait à cet égard le paradigme même d’un système hiérarchisé d’objets et de fonctions propositionnelles, dont le tout premier niveau consistait en expériences élémentaires liées par des relations de (souvenir de) ressemblance, à partir desquelles on pouvait alors, par des opérations exclusivement logiques (construction de classes au moyen de fonctions propositionnelles), procéder à la (re)constitution d’objets de niveau supérieur comme les contenus de sensation, les réalités physiques, les états mentaux ou les objets culturels. Il y avait là une théorie de la constitution extrêmement élégante puisqu’elle entendait préciser rigoureusement le mode de formation logique de chaque type d’objet de niveau supérieur de telle manière qu’on puisse ensuite traduire tout énoncé portant sur des objets de niveau supérieur en énoncés portant sur des objets de niveau inférieur où les premiers n’apparaissent plus qu’à titre de concepts. Par là même, on déterminerait en outre les conditions de vérité des énoncés portant sur les objets de niveau supérieur dans les termes des propriétés des objets de niveau inférieur, c’est-à-dire, pour l’Aufbau, en termes de relations de (souvenir de) ressemblance entre expériences élémentaires. Il revenait évidemment à la science de réaliser ce projet dans ses détails (en investiguant par exemple les rapports exacts d’émergence d’états mentaux sur les états neurophysiologiques ou comportementaux ou d’émergence de rapports sociaux sur les états mentaux). Mais, à supposer qu’il soit réalisable, le modèle général permettait de clarifier nettement les rôles respectifs de l’objet et du concept dans le discours scientifique tout en rendant compte du fondement conceptuel — et de la caractérisation sémantique — de tous les objets de niveaux supérieurs5.
4Par là même, se précisaient les rapports entre ce que Quine6 devait ensuite appeler l’ontologie d’une théorie ou d’un discours — le domaine des objets que prennent pour arguments ses fonctions propositionnelles — et ce qu’il devait appeler l’idéologie de la théorie ou du discours — l’ensemble de ses fonctions propositionnelles, c’est-à-dire l’ensemble des principes classificatoires qui lui servent à trier les objets du domaine (donc à opérer des distinctions dans le monde), et qui peuvent varier d’une culture à l’autre mais aussi évoluer au fil du temps.
5Or, une telle clarification constituait assurément une réponse particulièrement percutante aux théories de l’objet issues de l’école de Brentano, et singulièrement de celles de Twardowski, Husserl ou Meinong, qui, pour rendre compte des contenus des actes intentionnels, en étaient venus à appeler indifféremment « objet » des réalités sensibles comme Barack Obama ou l’Éverest et des « entités » sémantiques comme l’actuel président des États-Unis, l’actuel roi de France ou la montagne d’or7.
6Et pourtant… dans les années 1950, c’est-à-dire peu après que Quine eût fait paraître le très incisif « On what there is »8, Roderick Chisholm, qui travaille sur l’intentionalité de la perception et plus généralement sur l’intentionalité des actes mentaux, va se réintéresser aux travaux des Brentaniens, et notamment à ceux de Meinong (auquel vient d’être consacré à Graz un volume collectif9 dont Chisholm rédige un compte rendu pour The Philosophical Review en 1954). Très vite, Chisholm noue des contacts privilégiés avec l’Université de Graz et, relayant John Niemeyer Findlay (qui avait contribué au volume collectif), devient bientôt le spécialiste de Meinong en langue anglaise. En 1960, il édite une traduction de la Gegenstandstheorie dans le volume Realism and the Background of Phenomenology, qui s’accompagne d’une importante introduction dont sept pages sont spécifiquement consacrées à Meinong10 et il rédige la notice « Meinong » pour l’Encyclopedia of Philosophy de 196711. Ces deux textes, ainsi que deux articles publiés en 1972 et 1973 sous les titres « Beyond being and non-being » et « Homeless objects »12 vont, aux côtés des travaux de Findlay13 et de ceux de Reinhardt Grossmann14, constituer des références majeures pour la diffusion et la réhabilitation des idées de Meinong dans le monde anglo-saxon, ainsi que pour la proposition d’une analyse logique alternative à celle de Frege et Russell, dont les difficultés pour rendre compte des contextes intentionnels étaient notoires et avaient d’ailleurs déjà parallèlement suscité le développement des logiques modales15.
7Pour les logiques meinongiennes, qui commencent à se développer dès les années 197016, les travaux de Chisholm constituent une référence incontournable ; plusieurs des principes fondamentaux qui guident ces logiques et les distinguent du paradigme de la logique frégéo-russellienne sont même directement inspirés de leur formulation par Chisholm. Or, comme nous avons pu l’indiquer ailleurs, si les systèmes logiques meinongiens (qui diffèrent les uns des autres sur des points parfois fondamentaux) présentent un certain nombre de points de force, ils présentent aussi pas mal de points de faiblesse comparativement à ceux de la logique frégéo-russellienne et de ses extensions modales17. Dans le présent texte, nous voudrions montrer que la plupart de ces difficultés étaient déjà très largement présentes dans les travaux de Chisholm sur les objets meinongiens.
8Notre propos sera donc ici assez nettement critique à l’égard de Chisholm, en dépit du fait que nous reconnaissons volontiers que la logique extensionnelle de Frege et Russell ne permet pas de penser les contextes non extensionnels de manière satisfaisante18 et qu’à cet égard ce fut un grand mérite de l’œuvre de Chisholm que de montrer, comme le faisaient parallèlement les pionniers des logiques modales aléthiques, épistémiques ou déontiques, l’importance de développer une ou plusieurs logiques susceptibles de rendre compte de la rationalité régissant les contenus d’attitudes intentionnelles19. Bien sûr, il faut compléter la logique extensionnelle frégéo-russellienne de logiques intensionnelles ; mais, selon nous, cela n’implique pas nécessairement de renoncer à l’importante distinction du concept et de l’objet, comme tendent à le faire la théorie meinongienne de l’objet et les logiques qui s’efforcent d’en préciser les principes20.
Les objets de nos conceptions et de nos jugements
9En faveur de la reconnaissance d’« objets meinongiens », objets qui peuvent être inexistants, mais aussi incomplets et/ou impossibles, Chisholm présente deux arguments aussi simples que massifs. Tout d’abord, il souligne qu’il est parfaitement possible de concevoir de tels objets et de s’y rapporter par une multitude d’actes intentionnels. Être conçu et faire l’« objet » d’actes intentionnels n’implique pas nécessairement d’exister ni même d’être possible. Pour Franz Brentano, dit Chisholm, « un objet contradictoire, un objet qui est parfaitement impossible, peut assez facilement être pensé »21. Tel est précisément, insiste Chisholm, le fondement de la distinction du psychique et du physique pour Brentano :
Chaque fois que nous pensons, nous pensons à propos d’un objet ; chaque fois que nous croyons, il y a quelque chose que nous croyons. Mais les objets de ces activités ne doivent pas nécessairement exister pour être de tels objets ; les choses sur lesquelles ces activités sont dirigées, ou auxquelles elles réfèrent, ne doivent pas nécessairement exister pour que ces actes soient dirigés sur eux ou renvoient à eux. Aucun phénomène physique n’a, pour Brentano, ce type de liberté ; les objets de nos activités physiques sont restreints à ce qui existe. Nous pouvons entretenir des désirs ou des pensées à l’égard de chevaux qui n’existent pas, mais nous ne pouvons monter que des chevaux qui existent. Le critère brentanien du psychologique ou du mental pourrait être formulé de la façon suivante : du fait qu’une certaine chose est l’objet d’un acte ou d’une attitude intentionnelle, on ne peut pas inférer que cette chose existe ou qu’elle n’existe pas22.
10Loin d’être spécifique à Meinong, la reconnaissance de ce que certains objets ne sont pas — ce qui ne veut pas dire qu’ils disposent d’un autre statut ontologique (Meinong les dit « Außersein »23) — serait donc plus largement brentanienne, même si, contre Meinong et plusieurs autres de ses disciples, le dernier Brentano cherchera lui-même à restreindre la notion d’objet à ce qui existe en tant qu’individu concret24.
11Outre le fait qu’ils peuvent être conçus et constituer les contenus d’actes intentionnels, le second argument que fait valoir Chisholm en faveur des objets meinongiens — y compris donc les objets inexistants, incomplets ou impossibles —, c’est le fait qu’on peut, dans des jugements vrais, leur attribuer un certain nombre de propriétés, d’au moins cinq types25 :
12(1) Les propriétés qui participent à leur caractérisation et leur sont donc « constitutives » (« konstitutorisch », Findlay dit « nuclear ») : de la montagne d’or, on peut dire qu’elle est une montagne et qu’elle est faite d’or ; du carré rond, qu’il est carré et qu’il est rond26.
13À la suite de Chisholm, les logiciens meinongiens appelleront « principe de caractérisation » ou « principe d’assomption libre »27 ce principe qui permet d’accorder à un objet son Sosein — entendu comme « ensemble de caractéristiques (characteristics, Merkmale) »28 — indépendamment de son Sein, c’est-à-dire indépendamment de la question de savoir s’il est.
14(2) Les propriétés relatives à leur statut ontologique : de la chimère ou du carré rond, on peut précisément dire qu’ils n’existent pas ; du second, on peut aussi dire qu’il est impossible.
15À noter que ces propriétés ontologiques ne sont pas constitutives (ou nucléaires) et ne font pas partie du Sosein de l’objet29, sans quoi il faudrait reconnaître que la montagne d’or existante ou le carré rond existant existent ; ces propriétés sont dites « extraconstitutives » ou « extranucléaires » et elles surviennent sur les propriétés constitutives30 : en vertu de leurs propriétés constitutives, certains objets sont impossibles ou incomplets31 et, pour ces raisons, inexistants.
16(3) Les propriétés résultant de relations intentionnelles converses : de la montagne d’or, on peut dire qu’elle est convoitée par beaucoup, qu’elle est tenue pour existante par certains et même estimée avoir telle ou telle hauteur ; le carré rond (la quadrature du cercle) fut longtemps espéré par les mathématiciens et tenu pour possible par certains d’entre eux, etc.
17Parmi les meinongiens, certains, comme Dale Jacquette, estiment que ces propriétés sont nucléaires (constitutives), tandis que d’autres, comme Richard Routley, estiment qu’elles sont extranucléaires et qu’elles surviennent sur les propriétés nucléaires (c’est-à-dire que la montagne d’or est convoitée par beaucoup en vertu de ses propriétés constitutives).
18(4) Les propriétés résultant de relations sémantiques ou métalinguistiques converses : de la licorne, on peut dire qu’elle est ce que désignent le terme allemand « Einhorn » et le terme anglais « unicorn ».
19Chisholm estime cependant que ces propriétés peuvent être rapportées aux précédentes : « Dire que ‘Einhorn’ sert à désigner les licornes, c’est, pour Meinong, dire que ‘Einhorn’ sert à exprimer ces pensées et autres attitudes intentionnelles qui prennent les licornes pour leur objet »32. D’une manière générale, on le sait, Chisholm soutient la thèse de la « primauté de l’intentionnel », selon laquelle les phénomènes sémantiques du langage doivent être compris par référence aux phénomènes intentionnels et non l’inverse33.
20(5) Les propriétés résultant de l’implication de ces objets dans des récits de fiction : de la chimère, on peut dire qu’elle apparaît dans la mythologie grecque, mais aussi qu’elle crache du feu, qu’elle dévore toute créature qui passe à sa portée et qu’elle est finalement vaincue par Bellerophon chevauchant Pégase.
21Ici aussi, cependant, Chisholm estime que cette catégorie de propriétés peut être rapportée aux trois premières : dire que la chimère apparaît dans la mythologie grecque, c’est lui attribuer une propriété ontologique (elle n’existe pas vraiment34), mais aussi des propriétés intentionnelles converses (le fait d’être l’objet de la pensée d’Homère et d’Hésiode et peut-être aussi l’objet d’un certain nombre de croyances ou de craintes de la part d’auditeurs de leurs récits35) ; par ailleurs, reconnaître à la chimère les propriétés que lui attribue le récit mythologique (cracher du feu, etc.), c’est en quelque sorte déployer ses propriétés « constitutives » par le principe de caractérisation : la chimère est caractérisée par le récit et possède donc toutes les propriétés qui font partie du Sosein que ce récit explicite.
22Le second argument de Chisholm en faveur des objets meinongiens, c’est donc que, en dépit de leur inexistence, de tels objets peuvent bien se voir attribuer une multitude de propriétés « à juste titre », c’est-à-dire dans des jugements vrais, ce dont ne peut pas rendre compte la théorie russellienne des descriptions définies, qui rend faux tous les jugements portant (selon lui, seulement en apparence) sur des objets inexistants.
Objets impossibles et objets incomplets
23Après avoir justifié, par ce double argument, l’analyse qui fait de Pégase, de la chimère, de la montagne d’or, de l’actuel roi de France ou du carré rond des objets, Chisholm explique en quoi il est légitime de considérer qu’il y a parmi eux un certain nombre d’objets impossibles — ceux dont le Sosein contient au moins une paire de caractères incompatibles — et d’objets incomplets — ceux dont le Sosein est partiellement indéterminé, c’est-à-dire que, pour au moins une paire (sémantiquement pertinente) de propriétés complémentaires, il ne comporte aucune des deux36.
24À cet égard, il convient, dit Chisholm, de bien distinguer la contradiction, qui concerne le Sosein de l’objet, de l’impossibilité, qui affecte l’objet lui-même :
Ce qui est impossible, c’est qu’il y ait un objet qui soit tout à la fois rond et carré. Mais il n’est pas impossible qu’un carré rond soit à la fois rond et carré. En fait, il est nécessaire qu’il soit à la fois rond et carré37.
25Par le principe de caractérisation ou, si on veut, par analyse, on attribue nécessairement au carré rond les propriétés qui le constituent, donc les propriétés d’être rond et d’être carré. Mais ces propriétés sont incompatibles, de sorte que le Sosein de l’objet est contradictoire et l’objet lui-même impossible :
Un objet impossible est un objet qui a un Sosein contradictoire : son être est exclu par l’ensemble des caractéristiques qu’il possède. Dès qu’on saisit la nature d’un tel objet, dit Meinong, on voit « la nécessité de son non-être »38.
26De manière analogue, on distinguera le caractère indéterminé du Sosein d’un objet et l’incomplétude de l’objet correspondant : faute d’être caractérisé plus précisément, le Sosein de l’actuel roi de France ne contient ni le caractère de la calvitie ni celui de la capilosité, de sorte que l’actuel roi de France est incomplet (ni chauve ni chevelu).39
27Or, presque plus encore que celle des objets impossibles, cette théorie des objets incomplets montre ce que l’analyse meinongienne a d’insatisfaisant comparativement à l’analyse russellienne qui les envisage comme des concepts. Et, à cet égard, Chisholm lui-même défend des positions particulièrement contestables. Les meinongiens abordent en effet généralement la question de l’incomplétude de certains objets à travers le cas des personnages de fiction : contrairement à Conan Doyle, Sherlock Holmes est incomplet car il n’est ni vrai ni faux de lui qu’il a un grain de beauté sur l’épaule droite, faute que le récit qui le constitue se soit prononcé sur cette question ; de même, contrairement à Bucéphale, Pégase est incomplet car il n’est ni vrai ni faux de lui qu’il craint son ombre. Mais, dans « Homeless objects », Chisholm aborde quant à lui d’emblée cette question de l’incomplétude objective par le biais des universaux : le lit en général dont parle Platon n’est ni long de six pieds ni d’une dimension autre que six pieds ; dans sa généralité, il est incomplet à l’égard de la longueur40. Plus loin, faisant explicitement allusion aux idées générales de Locke, il dit que le triangle en général est incomplet car il n’est ni oblique ni rectangle, ni équilatéral ni isocèle ni scalène41. Et dans la notice sur Meinong de l’Encyclopedia of Philosophy, ce n’est pas de la montagne d’or, mais des montagnes d’or, que Chisholm dit qu’il est ni vrai ni faux qu’elles sont plus hautes que le Mont Monadrock42. Il apparaît alors très clairement que ce qui fait l’incomplétude de tels objets, c’est en fait la généralité résultant de leur nature conceptuelle.
28Dans « Homeless objects », Chisholm renvoie à (une interprétation de) la doctrine de Guillaume de Champeaux selon laquelle
le lit incomplètement déterminé existe dans chaque lit actuel, de même que l’objet abstrait triangle (notez que nous disons « triangle » et pas « triangularité ») existe dans les triangles déterminés et de même que l’espèce homme (« homme » et non « humanité ») existe dans chaque homme particulier43.
29En gros : pour Champeaux, Meinong et Chisholm, votre lit et le mien ne satisfont pas un même concept ; ils sont « habités » (« possédés » ?) par un même objet — le lit en général — qui existe en chacun d’eux et, par là même, fait d’eux ce qu’ils sont !
Meinong soutient — et ici sa doctrine est remarquablement similaire à celle qu’on attribue à Guillaume de Champeaux — que tout objet actuel est fait (made up), au moins partiellement, de tels objets complètement déterminés. Ainsi, il dit que la boule de billard incomplète, l’objet qui est la boule de billard en tant que telle, existe dans toute boule de billard particulière44.
30Renouant avec la théorie platonicienne de la participation45, Meinong réhabiliterait donc l’idée qu’outre les boules de billard réelles il y a aussi la boule de billard en général, laquelle ne peut cependant exister qu’en habitant les premières. Bien sûr — Chisholm y insiste dans plusieurs de ses textes —, Meinong ne défend-il pas le platonisme naïf qui accorderait une réalité autonome aux universaux46. Mais il soutient effectivement que les universaux sont des objets dotés d’une certaine autonomie à l’égard des objets réels (non sur le plan du Sein mais sur celui du Sosein), de sorte qu’ils doivent bien d’une certaine manière « cohabiter » avec les objets réels, en l’occurrence en les « squattant »47.
31Comme nous l’avons indiqué ailleurs48, cette question de la cohabitation des objets meinongiens nous semble une des dimensions les plus problématiques de la théorie des objets, d’autant que les rapports de « participation » ne lient pas seulement les objets généraux aux objets actuels, mais aussi les objets généraux entre eux (le triangle et le triangle équilatéral ; la montagne et la montagne d’or), ainsi que les objets généraux à ces objets incomplets particuliers que sont les objets fictifs (le cheval ailé et Pégase). À cet égard, bien plus encore que dans les éventuels gains ontologiques qu’elle permettrait de faire en débroussaillant, à grands coups de rasoir d’Occam, la barbe de Platon (ou la jungle de Meinong) pour faire place aux paysages ontologiques désertiques qui plaisent à Quine, l’avantage que représente l’analyse frégéo-russellienne en termes d’objets et de concepts réside, selon nous, dans la manière dont elle rend compte de ces supposés rapports de « participation ».
32Tout semble en effet plus clair lorsque, avec Frege et Russell, on distingue les objets authentiques — toujours individuels — qui possèdent un certain nombre de propriétés en vertu desquelles ils satisfont ou non les concepts de telle ou telle théorie, et ces concepts — toujours potentiellement généraux — qui sont caractérisés par des traits définitoires (Merkmale) stipulant les propriétés que doivent posséder les objets pour les « satisfaire » et faire partie de leur extension. Insaturés par nature, les concepts « ne sont que » des fonctions classificatoires, qu’on peut en principe multiplier à l’envi — même si, bien sûr, on ne le fait généralement pas de manière totalement arbitraire — sans pour autant accroître le domaine des objets du monde (quoiqu’on puisse, par abstraction logique, toujours faire émerger de nouveaux « objets » de niveau logique supérieur comme l’ont montré Whitehead, Russell et Carnap). Caractérisés par des traits définitoires, les concepts peuvent être contradictoires — auquel cas ils ne peuvent être satisfaits par aucun objet —, mais ils ne sont pas satisfaits par des objets impossibles ; et les concepts sont par principe incomplets, c’est-à-dire indéterminés sur tous les traits qui ne font pas partie de leur définition et de ses conséquences analytiques, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont satisfaits par des objets incomplets.
Un concept ne fait pas encore un objet
33La question se pose donc de savoir si Meinong et les meinongiens n’appellent pas « objet » ce qu’ils feraient mieux d’appeler « concept ». À cet égard, revenons sur les arguments qu’évoque Chisholm en faveur des objets meinongiens. Tout d’abord, qu’on puisse toujours les concevoir en dépit de leur inexistence, de leur incomplétude ou même de leur impossibilité, cela n’est-il pas l’indication la plus claire que ce sont des concepts ? Bien sûr, il ne s’agit pas d’entendre ici « concept » comme un simple contenu psychique, une partie du vécu subjectivement éprouvé par la conscience ; de la manière la plus vigoureuse qui soit, Frege et Russell ont rejeté le psychologisme et veillé à assurer aux significations conceptuelles un statut « idéal »49. Mais ce qui fait la spécificité des concepts par rapport aux objets authentiques, c’est précisément qu’ils sont conçus, c’est-à-dire déterminés par des intentions de significations (généralement motivées mais potentiellement arbitraires) qui les caractérisent par des traits définitoires. Et, de cela, se distingue nettement la donation intuitive d’un certain nombre d’objets dotés de propriétés qui ne leur avaient pas été attribuées par définition, objets qui ne sont pas, quant à eux, de nature entièrement conceptuelle. C’est là, en tout cas, ce que, au sein même de l’école brentanienne, soutient pour sa part Edmund Husserl dans la sixième de ses Recherches logiques et déjà dans quelques textes antérieurs comme les Études psychologiques pour la logique élémentaire, où il débat longuement avec Meinong50.
34Dans un compte rendu de l’édition (par Rudolf Kindinger) de la correspondance scientifique de Meinong51, Chisholm commente une lettre de Husserl à Meinong, datée du 20 mai 1891, dans laquelle le premier s’efforce de prouver au second qu’est absurde l’idée d’un objet inexistant. « Tout ce que Husserl prouve », réplique Chisholm, « c’est qu’il est absurde de supposer qu’il y a (there are) des objets inexistants »52. Or, insiste Chisholm, c’est là ce que Meinong ne soutient précisément pas, puisqu’il affirme qu’il suffit d’un Sosein et qu’il ne faut pas nécessairement un Sein pour faire un objet. Mais, il nous semble que la question se pose précisément de savoir s’il suffit d’un Sosein pour faire un objet ou si le Sosein, entendu comme ensemble de traits définitoires, n’est pas plutôt la spécificité du concept ? Ne faut-il pas en tout cas distinguer ce qui, caractérisé par ses traits définitoires, peut parfaitement être conçu sans être donné et ce qui, donné, s’avère disposer d’un certain nombre — souvent même d’une infinité — de propriétés qui ne relèvent pas de sa conception et de sa caractérisation définitoire ?
35Dans la mesure où elle envisage le rapport des concepts (montagne d’or, carré rond) à leurs traits définitoires comme celui d’objets à leurs propriétés et où, à l’inverse, elle conceptualise tous les objets (y compris Barack Obama et l’Éverest) en les envisageant comme ensembles — éventuellement infinis — de caractères constitutifs, la notion meinongienne d’« objet » écrase cette distinction de l’objet et du concept, faisant, à notre sens, tort à chacune des deux catégories.
36Le second argument de Chisholm en faveur des objets meinongiens, c’était qu’ils peuvent se voir attribuer des propriétés dans des jugements vrais. Tout d’abord, conformément au principe de caractérisation, on peut leur attribuer toutes leurs propriétés constitutives : la montagne d’or est faite d’or ; le carré rond est carré. Mais, précisément, on voit bien qu’on ne fait là qu’analyser des concepts, dont on se borne à déployer les traits définitoires. Entre concepts, existent un certain nombre de rapports purement analytiques53 — le carré est quadrilatère par définition, c’est-à-dire en vertu de ses traits définitoires —, lesquels se distinguent nettement des rapports qu’entretiennent les objets avec les concepts qu’ils satisfont — ce fruit s’avère être sphérique. Dans la mesure où le carré rond n’est pas rond comme l’est le cadran de ma montre, mieux vaut sans doute parler, dans le cas de la rotondité du carré rond, du déploiement des traits définitoires d’un concept et de réserver au cas de la rotondité du cadran de cette montre le vocabulaire de l’investigation des propriétés d’un objet. Sans doute la distinction des jugements analytiques et synthétiques mérite-t-elle d’être interrogée, mais elle exprime — ce que les logiques meinongiennes sont bien toutes, d’une manière ou d’une autre, contraintes de reconnaître — que le rapport prédicatif d’un concept à ses traits définitoires n’est pas le même que le rapport prédicatif d’un objet à ses propriétés54.
37Pour Meinong, dit Chisholm, « nous savons a priori que toutes les licornes et rien qu’elles sont tout à la fois unicornes (single-horned) et équines. Et cet énoncé a priori — ‘Toutes les licornes et seulement elles sont à la fois équines et unicornes’ — est un énoncé dans lequel nous avons un terme-sujet qui renvoie (ou prétend renvoyer) à des objets inexistants »55. Que ce soit là un savoir a priori, dit Chisholm un peu plus loin, est précisément ce qui fait dire à Meinong qu’il est « libre de toute présupposition d’existence (dasesinsfrei) »56. Mais justement, nous allons y revenir, si les jugements analytiques sont daseinsfrei, ce n’est pas parce qu’ils portent sur des objets inexistants ; c’est parce qu’ils concernent des concepts et qu’un concept conserve ses traits définitoires même s’il est vide, c’est-à-dire satisfait par aucun objet, sans extension.
38Ensuite, dit Chisholm, on peut, aux objets meinongiens, attribuer des propriétés ontologiques ; la chimère n’existe pas et, en vertu de ses propriétés constitutives, le carré rond est même impossible ; quant à la montagne d’or, elle est incomplète dans la mesure où ne font partie de son Sosein ni la propriété de mesurer plus de 3000 mètres de haut ni la propriété de ne pas mesurer plus de 3000 mètres de haut. Mais, que les objets meinongiens puissent être impossibles ou incomplets, c’est bien ce qui montre que ce ne sont pas là des objets.
39L’impossibilité dont il est question ici est une impossibilité générale et d’ordre sémantique : c’est le concept de carré rond qui, de par l’incompatibilité de ses traits définitoires, pâtit de l’impossibilité d’être satisfait ; il n’y a pas un objet individuel — le carré rond — qui aurait la malchance de souffrir de ce handicap ontologique majeur d’être impossible. D’ailleurs, ici, l’usage de l’article défini — « le carré rond » — est assurément trompeur ; il n’y a pas un carré rond et un seul qu’on pourrait désigner par la description définie « le carré rond » ; comme « carré » ou « rond », « carré rond » est un terme générique, dont l’extension est potentiellement multiple, unique ou vide. Et il en va d’ailleurs de même de « la coupole ronde carrée de Berkeley College ».
40La chose est plus claire encore des prétendus « objets incomplets ». L’expression « la montagne d’or » est une fausse description définie ; elle n’isole aucun individu car il n’y a pas réellement de montagne d’or et il y en a potentiellement des tas. Parler de « la montagne d’or » au sens d’une description définie qui identifie un objet individuel par les propriétés qu’il satisfait n’a de sens que si, effectivement, il y en a une et une seule. Sinon, on parle de la montagne d’or en général ou de l’homme en général, c’est-à-dire du concept de montagne d’or et du concept d’homme. Et ceux-là sont effectivement « incomplets » parce qu’il revient par nature à un concept d’être caractérisé par un nombre fini de traits définitoires et de rester indéterminé pour ce qui est de tous les autres. Contrairement à l’Éverest, la montagne en général n’est pas déterminée quant à sa hauteur ou à sa composition minérale exactes ; et, contrairement à Barack Obama, l’homme en général n’est pas déterminé quant à sa taille exacte ou quant à la couleur de ses yeux. Mais il nous semble aberrant de présenter les choses comme si Barack Obama et l’homme en général étaient tous deux des objets, dont l’un a l’heureux privilège d’être complet tandis que l’autre pâtit du triste handicap d’être incomplet. De même, il nous paraît absurde de voir le polygone, le triangle, le triangle isocèle, le triangle isocèle rectangle… comme un ensemble d’objets dont chacun est toujours plus complet (ou toujours moins incomplet) que le précédent ; ce sont bien plutôt des concepts toujours plus précisément définis.
41Pour Frege et Russell, impossibilité et incomplétude ne sont pas des propriétés des objets, mais des concepts ; ce sont des « propriétés de second degré ». Et, pour eux, on le sait, c’est d’ailleurs déjà aussi le cas du nombre57 et de l’existence58 ; dire que la licorne n’existe pas, ce n’est pas attribuer à un objet la propriété de ne pas exister, mais affirmer d’un concept qu’il est vide : x l(x). Pour sa part, Chisholm conteste qu’une telle analyse logique constitue une alternative plausible à celle de Meinong. Dans tous les cas, dit Chisholm, on est obligé d’admettre des objets inexistants :
La paraphrase évidente de « Les licornes n’existent pas » serait « Tout ce qui existe est tel que ce n’est pas une licorne ». Mais cela, pourrait dire Meinong, nous laisse avec une référence à des objets inexistants. Dire d’une chose qu’elle n’est pas une licorne, c’est dire d’elle qu’elle n’est identique à aucune licorne ; et dire qu’elle n’est identique à aucune licorne, c’est la rapporter à des objets qui n’existent pas59.
42On ne peut se passer de licornes, parce que n’être pas licorne, c’est déjà n’être pas identique à une licorne ! Pour Chisholm, l(a) doit être compris comme la ; « licorne » ne peut être un concept, parce que tout jugement prédicatif est un jugement d’identité entre des objets…
(…) on pourrait souhaiter remplacer « une licorne » dans « Tout ce qui existe est tel que ce n’est pas une licorne » par certains prédicats. Mais quels prédicats, et comment décidons-nous ? Supposons (pour simplifier un peu) que nous nous contentons de « unicorne » et d’« équin ». Nous paraphrasons alors « Les licornes n’existent pas » par « Tout ce qui existe est tel qu’il n’est pas unicorne et équin ». Meinong peut alors répéter l’objection qu’il a faite à notre paraphrase précédente [à savoir : dire qu’une chose n’est pas unicorne et équin, c’est dire qu’elle n’est pas identique à aucun unicorne équin, donc admettre les unicornes équins pour objets]60.
43Du strict point de vue logique, il nous semble très contestable de ramener le rapport de satisfaction d’un concept (général) par un objet (individuel) à un rapport d’identité entre objets individuels ; une telle analyse nous semble par ailleurs incompatible avec l’idée, professée ailleurs et selon nous tout aussi contestable, selon laquelle la prédication traduirait, non des rapports de satisfaction de concepts par des objets, mais des rapports de participation d’objets généraux à des objets individuels.
44On voit que se pose en fait là tout le problème de ce qui fait non seulement l’identité mais aussi l’individualité d’un objet pour Meinong et les meinongiens. Le problème apparaît de manière particulièrement explicite dans le traitement des descriptions définies. Ainsi, pour répondre aux (incontestables) faiblesses de l’analyse russellienne en la matière61, Dale Jacquette aménage cette analyse de manière à :
45— modifier le sens des quantificateurs (au profit de quantificateurs ontologiquement neutre) dans les clauses d’existence et d’unicité ;
46— modifier le sens de l’identité (au profit de l’identité référentielle, c’est-à-dire l’identité des traits définitoires) dans la clause d’unicité62 ;
47— limiter aux prédicats nucléaires les prédicats attribués à l’objet dans les clauses d’existence et d’unicité :
48Cette analyse permet que soient vrais les jugements qui attribuent à la montagne d’or la propriété (nucléaire) d’être faite d’or ou la propriété (extranucléaire) de ne pas exister, alors qu’ils sont faux dans l’interprétation russellienne en raison de la fausseté de la clause d’existence63. Et, dit Jacquette, cela permet aussi que soit vrai le jugement « l’orang-outang est un orang-outang » alors qu’il est faux dans l’interprétation russellienne en raison de la fausseté de la clause d’unicité64.
49Mais c’est là, on le voit, modifier complètement le sens de la description définie, laquelle ne sert plus à désigner le seul individu qui satisfait une certaine description dans le monde actuel — le fils de Bruno Leclercq, l’homme le plus grand du monde, l’actuel roi des Belges, etc. — mais à caractériser une fonction (un concept) par une liste finie de traits définitoires. Dans une telle interprétation, les jugements « Le fils de Bruno Leclercq a 9 ans », « L’homme le plus grand du monde vit en Turquie » ou « L’actuel roi des Belges est marié » ne portent plus respectivement (en mars 2012) sur Nicolas Leclercq, Sultan Kösen et Albert II, mais sur les fonctions « fils de Bruno Leclercq », « homme le plus grand du monde », « actuel roi des Belges »65 ; et, faute d’être analytiques, tous ces jugements sont faux ! À traiter les concepts comme des objets pour penser l’intensionalité, les logiques meinongiennes en viennent à ne plus pouvoir penser l’extensionalité.
Concepts et images
50Toute la logique meinongienne — et toute logique fondée, comme elle, sur une théorie générale de l’objet qui se priverait de la distinction de l’objet et du concept — nous semblerait donc très contestable dans ses fondements théoriques si… il ne fallait pas aussi rendre compte du troisième type de jugements dans lesquels interviennent les « objets inexistants », à savoir ceux où leur sont attribuées des propriétés intentionnelles converses66. Dans « Homeless objects » et « Beyond being and non-being », Chisholm fournit et discute plusieurs exemples de tels jugements67. Reprenons dans le désordre :
51(1) The mountain I am thinking of is golden
52À très juste titre, Chisholm dénonce comme inadéquate la reformulation qu’impliquerait son interprétation selon la théorie russellienne des descriptions définies : « Il existe une montagne et une seule à laquelle je pense et cette montagne est faite d’or ». Et, bien sûr, comme le souligne Chisholm68, n’est pas plus acceptable la transcription qui fait tomber les clauses d’existence et d’unicité sous l’opérateur intentionnel : « Je pense qu’il existe une et une seule montagne et qu’elle est faite d’or ». Cet échec patent de la stratégie russellienne semble dès lors plaider en faveur de la reconnaissance de l’objet meinongien correspondant à « la montagne d’or à laquelle je pense ». On pourrait cependant se demander s’il s’agit bien ici d’une description définie. Le fait que je pense à une montagne d’or suffit-il à individuer un objet ? La paraphrase russellienne concerne les situations où une description conceptuelle permet d’isoler un objet individuel, celui qui la satisfait et est le seul à la satisfaire. Dans son interprétation de re, elle isole un objet individuel du monde actuel ; dans l’interprétation de dicto, elle peut éventuellement isoler un objet différent d’un monde possible à l’autre (avec, bien sûr, à chaque fois, dans le monde actuel comme dans les mondes possibles, une possibilité d’échec de référence si la condition d’existence ou, au contraire, la condition d’unicité n’est pas satisfaite, auxquels cas Russell propose de traiter comme fausses les propositions dans lesquelles cette description définie intervient).
53Mais, dans quel domaine d’objets « la montagne d’or à laquelle je pense » isole-t-elle un objet individuel ? Et en quoi le fait qu’il est le contenu de ma pensée fait-il du concept général de montagne d’or un objet individuel ? Si, comme l’estime Routley, les propriétés intentionnelles converses sont extranucléaires, la montagne d’or et la montagne d’or à laquelle je pense ont les mêmes propriétés caractéristiques et sont donc identiques ; si, comme l’estime Jacquette, les propriétés intentionnelles converses sont nucléaires69, la montagne d’or à laquelle je pense est référentiellement identique à la simple montagne d’or, mais en est intentionnellement distincte70. Mais est-elle forcément unique ? Ne puis-je penser à plusieurs montagnes d’or ? Pourquoi « montagne d’or à laquelle je pense » n’aurait-il pas la même généralité potentielle que « montagne d’or » et que « montagne » ?
54Il ne me semble pas non plus évident que, comme le suggère Chisholm, on puisse réellement se demander si la montagne d’or à laquelle je pense est la même que celle à laquelle vous pensez ou si c’est une autre. On n’est pas ici dans la situation de reconnaître ou de réidentifier un objet. Pour les meinongiens, la réponse ne peut d’ailleurs qu’être purement analytique : si les propriétés intentionnelles inverses sont nucléaires, les deux « objets » son trivialement distincts ; si elles sont extranucléaires, ils sont trivialement identiques71.
55L’exemple que prend Chisholm pour point de départ, cependant, n’est pas celui de la simple conception, mais celui de l’imagination d’une montagne d’or ; il ne s’agit pas seulement de penser à la montagne d’or, mais d’imaginer une montagne d’or. Et, effectivement, dans ce cas, on a bien le sentiment qu’il y a une sorte d’inviduation d’un objet — la montagne d’or que j’imagine — qui, loin de se résumer à ses traits définitoires, peut se révéler posséder des propriétés nouvelles et surprenantes, mais dès lors aussi différer en bien des points intéressants de celle que, à partir des mêmes consignes conceptuelles, vous avez imaginée72. Or, cela, une fois encore, Edmund Husserl permet de le penser : contrairement à la conception, l’imagination n’implique pas seulement des intentions de signification, mais aussi un certain remplissement intuitif, donc la donation de ce qui n’est alors pas un simple concept, mais quelque chose comme un objet qui ne s’épuise pas dans les traits définitoires présidant à sa conception ou à sa caractérisation conceptuelle.
56Il semblerait donc bien qu’on ait parfois affaire à des objets inexistants et sans doute, parce que les images sont aspectuelles, à des objets incomplets. Mais le rapport de tels « objets » à leurs « propriétés » est alors précisément très différent du rapport des concepts à leurs traits définitoires. Contrairement à celle que je conçois, la montagne d’or que j’imagine, au sens fort où je m’en forge une image qu’il est ensuite possible d’explorer, n’est précisément pas un simple concept mais peut-être déjà quelque chose comme un objet individuel…
57Cette première analyse nous donne alors peut-être la clé du traitement des autres exemples, que propose Chisholm, de jugements attribuant à des objets inexistants des propriétés intentionnelles converses :
58(2) John fears a ghost
59À juste titre, Chisholm fait valoir les limites des théories alternatives à la théorie meinongienne73. Mais, ici encore, on peut douter que « Le fantôme dont John a peur » permette d’inviduer un objet si le fantôme dont il est question s’identifie à l’ensemble de ses traits définitoires (parmi lesquelles figure ou non la propriété intentionnelle converse elle-même). Cependant, il est probable que ce fantôme n’est pas simplement conçu ou pensé mais proprement imaginé par John et que, plus que les traits définitoires, ce sont ces images qui, en remplissant d’une manière déterminée et non purement analytique les intentions de signification, font ici du fantôme un objet.
60On retrouve la même chose dans l’exemple suivant :
61(3) The thing he fears the most is the same as the thing he loves the most
62Bien sûr, il ne peut s’agir ici que d’identité référentielle et non d’identité intentionnelle, puisque la seconde prendrait en compte les propriétés intentionnelles converses et exclurait analytiquement l’identité. Mais, en ce qui concerne les traits définitoires nucléaires qui doivent servir à déterminer l’identité référentielle des deux « choses », il semble ici n’y en avoir tout simplement pas… de sorte que la question de leur identité serait tout simplement absurde si les deux choses ne disposaient aussi de caractères fournis par l’imagination. Et, sans doute, un traitement similaire doit-il être réservé à l’énoncé de Peter Geach « Hob thinks a witch has blighted Bob’s mare, and Nob wonders whether she (the same witch) killed Cob’s sow »74.
63De même en va-t-il encore sans doute du quatrième exemple proposé par Chisholm :
64(4) All Mohammedans worship the same God
65Si le dieu que vénèrent les musulmans est un objet meinongien au sens d’un ensemble de caractères ou de traits définitoires (bref, un concept), la question de savoir s’il s’agit à chaque fois du même dieu est très simple à régler ; et ce, précisément, parce qu’on procéderait alors simplement par analyse. Mais si la détermination divine ne se réduit pas à un ensemble de traits définitoires, mais repose aussi sur un certain nombre de remplissements intuitifs sur le mode de l’imagination, elle fait alors émerger davantage qu’un concept : un objet proprement individuel pour lequel « Dieu » devient un authentique nom propre.
66Et il en va sans doute exactement de même des personnages de fiction comme Sherlock Holmes ou Pégase. L’analyse meinongienne conçoit les objets de fiction comme entièrement caractérisés par le récit dans lesquels ils apparaissent — ils ont toutes les propriétés que leur attribue le récit et rien qu’elles, de sorte qu’ils sont incomplets à tous les autres égards75. Par là même, elle en fait, à vrai dire, de purs concepts dont la généralité est précisément révélée par cette incomplétude ; le concept de Sherlock Holmes se précise au fur et à mesure des romans de Conan Doyle, mais il ne devient jamais un objet et reste toujours déterminable à certains égards. Toutefois, ce qui donne à ces personnages les atours d’objets et la possibilité d’être désignés par des noms propres, ce sont peut-être les images qui, pour chaque lecteur ou auditeur, s’ajoutent à cette caractérisation conceptuelle76.
En guise de conclusions
67Lorsque Brentano — et, à sa suite, Husserl, moyennant d’importantes corrections — affirme que tout acte intentionnel est une représentation ou s’appuie sur une représentation, il faut encore voir ce qu’on entend par « représentation » ; s’agit-il d’une pure « conception » — caractérisation par des traits définitoires — ou cette représentation comporte-t-elle aussi une part de remplissement intuitif des intentions de signification sous le mode la perception sensible ou, à défaut, de l’imagination ? Seul ce second cas — qui exclut donc la caractérisation purement descriptive — nous semble propre à faire émerger d’authentiques objets intentionnels qui ne soient pas de purs concepts.
68On voit alors aussi comment il convient de nuancer l’antipsychologisme frégéo-russellien, mais aussi husserlien77, en matière de contenus intentionnels. Sans doute la signification conceptuelle de montagne d’or, qui s’épuise dans ses traits définitoires, ne dépend-elle en rien des impressions ou images qui me viennent à l’esprit lorsque j’entends ou prononce moi-même les mots de « montagne d’or ». Cependant, pour que, au-delà de ce concept, il y ait un authentique objet intentionnel doté de propriétés qui ne résultent pas de sa seule définition, et sur lequel puissent alors se diriger mes croyances et mes désirs, de telles impressions et images semblent bien indispensables78.
Notes
1 Gottlob Frege, « Funktion und Begriff » (1891), « Über Begriff und Gegenstand » (1982) et « Über Sinn und Bedeutung » (1892), dans Funktion, Begriff, Bedeutung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008, p. 1-22, 47-60 et 23-46 ; trad. fr. « Fonction et concept », « Concept et objet » et « Sens et dénotation (signification) », dans Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1971, p. 80-101, 127-141 et 102-126.
2 Gottlob Frege, Begriffsschrift (1879), Halle, Louis Nebert ; trad. fr. Idéographie, Paris, Vrin, 1999.
3 Bertrand Russell, « On denoting » (1905), Mind, vol. 14, n°56, p. 479-493 ; trad. fr. « De la denotation », dans Écrits de logique philosophique, Paris, puf, 1989, p. 204-218.
4 Bertrand Russell, « Mathematical Logic as Based on the Theory of Types » (1908), American Journal of Mathematics, vol. 30, n° 3, p. 222-262.
5 Rudolf Carnap, Der logische Aufbau der Welt (1928),Leipzig, Meiner, trad. fr. La construction logique du monde, Paris, Vrin, 2002. Sur les rapports entre les notions d’objet et de concept dans ce texte, voir notre Introduction à la philosophie analytique, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 145-159 ; ainsi que notre intervention « “The object and its concept are one and the same”: The functional view of higher order objects in Carnap’s Aufbau », au colloque Objects and Pseudo-Objects. Ontological Deserts and Jungles from Meinong to Carnap.
6 Willard Van Orman Quine, « Ontology and Ideology » (1951), Philosophical Studies, vol. 2, p. 11-15.
7 Cf. à ce sujet nos textes « À l’impossible, nul objet n’est tenu. Statut des « objets » inexistants et inconsistants et critique frégéo-russellienne des logiques meinongiennes », dans Analyse et ontologie. Le renouveau de la métaphysique dans la tradition analytique, Sébastien Richard éd., Paris, Vrin, 2011, p. 159-198 ; « Quand c’est l’intension qui compte. Opacité référentielle et objectivité », dans Bulletin d’Analyse Phénoménologique, 2010 (vol. 6, n° 8), p. 83-108.
8 Willard Van Orman Quine, « On what there is » (1948), Review of Metaphysics, vol. 2(5), p. 21-38 ; trad. fr. dans Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003, p. 25-48.
9 Konstantin Radakovic, Amadeo Silva Tarouca et Ferdinand Weindhandl, Meinong-Gedenkschrift, Schriften der Universität Graz, Band I, Graz, Styria Sterische Verlagsanstalt, 1952. Sur la genèse de l’intérêt de Chisholm pour Meinong voir son autobiographie intellectuelle : « Self-profile », dans Ragu Bogdan ed., Roderick M. Chisholm, Dordrecht, Reidel, 1986, p. 10-12
10 Roderick M. Chisholm ed., Realism and the Background of Phenomenology, Glencoe, Free Press, 1960, p. 6-12.
11 Roderick M. Chisholm, « Alexius Meinong » (1967), in Paul Edwards ed., Encyclopedia of Philosophy, New York, Macmillan, vol. V, p. 261-263.
12 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non being » (in R. Haller ed., Jenseits von Sein und Nichtsein, Graz, Akademische Druck, 1972, p. 245-255 et « Homeless objects » (1973), Revue Internationale de Philosophie, vol. 27 ; textes réédités dans Brentano and Meinong Studies, Amsterdam, Rodopi, 1982, p. 53-67 et 37-52.
13 John Niemeyer Findlay, Meinong's Theory of Objects and Values (1933), 2nd ed., Oxford, Clarendon Press, 1963 ; « The Influence of Meinong in Anglo-Saxon Countries » (1952), in Meinong-Gedenkschrift, op. cit., p. 9-20 ; « Meinong the phenomenologist » (1973), Revue Internationale de Philosophie, vol. 27, p. 161-177.
14 Reinhardt Grossmann, « Non-Existent objects : Recent work on Brentano and Meinong » (1969), American Philosophical Quarterly, vol. 6, p. 17-32 ; Meinong (1974), London, Routledge and Kegan Paul ; « Meinong’s doctrine of the Aussersein og the pure object » (1974), Noûs, vol. 8, p. 67-82.
15 Dès les années 1910, on le sait, C.I. Lewis développa une logique modale propositionnelle pour remédier à un certain nombre de défauts de la logique des Principia mathematica. L’extension des logiques modales à la logique des prédicats donna lieu, dans les années 1940, au développement des logiques modales quantifiées sous des formes par ailleurs divergentes, comme en témoignent les travaux pionniers de Ruth Barcan Marcus et de Rudolf Carnap.
16 Richard Routley, Exploring Meinong’s jungle (1973) and beyond (1980), Canberra, Department Monograph #3 of the Philosophy Department of the Australian National University ; Terence Parsons, « Nuclear and extranuclear properties » (1978), Noûs, vol. 12/2, p. 137-151 ; Nonexistent objects (1980), New Haven & London, Yale University Press ; Hector-Neri Castañeda, « Thinking and the structure of the world » (1974), Philosophia, vol. 4, p. 3-40, repris dans Critica, vol. 6, p. 43-86 ; William Rapaport, « Meinongian theories and Russellian paradox » (1978), Noûs, vol. 12, p. 153-180, « How to make the world to fit our language : an essay in Meinongian semantics » (1981), Grazer philosophische Studien, vol.14, p. 1-21, « Nonexistent objects and epistemological ontology » (1986), Grazer philosophische Studien, vol. 25-26, p. 61-95 ; Edward Zalta, Intensional logic and the metaphysics of intentionality (1988), Cambridge (Mass.), mit Press ; Dale Jacquette, Meinongian logic : the semantics of existence and nonexistence (1996), Berlin, Walter de Gruyter ; Jacek Pasniczek, The Logic of Intentional Objects : A Meinongian Version of Classical Logic (1998), Dordrecht, Kluwer.
17 Dans la mesure où elles définissent les objets par leurs traits définitoires, de sorte que tout objet qui change de propriétés change aussi d’identité, les logiques meinongiennes constituent une alternative plutôt qu’un complément aux logiques modales barcanéo-kripkéennes. En outre, dans la mesure où exister suppose d’être un objet complet, des objets incomplets comme Sherlock Holmes ou la montagne d’or n’existent dans aucun monde possible bien qu’ils soient possibles (non contradictoires)… ; bref, plusieurs modalités s’enchvêtrent… Cf. sur ces point notre « En matière d’ontologie, l’important n’est pas de gagner, mais de participer », Igitur, 2012, vol. 4, n°2, p. 1-24. Sur les difficultés que rencontrent les logiques meinongiennes à s’aventurer sur le terrain modal, voir aussi ce que dit Dale Jacquette dans Meinongian Logic. The Semantics of Existence and Non-Existence, New York, De Gruyter, 1996, p. 149 et p. 161-163.
18 Outre leurs difficultés à rendre compte des contenus d’attitudes intentionnelles (cf. infra), les logiques extensionnelles pêchent déjà, on le sait, par leur incapacité à distinguer deux concepts vides comme ceux de gaz idéal et de mobile non freiné ou de licorne et de cheval ailé (cf. Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 7, p. 56-64) et, plus encore, des concepts logiquement vides comme ceux de célibataire marié et d’homme inhumain. Bien plus, l’analyse que propose Frege des jugements universels comme implications formelles et l’analyse que propose Russell des descriptions définies ont pour gênante conséquence que l’énoncé « Toutes les chimères ont les yeux bleus » est trivialement vrai (dans la mesure où le concept de « chimère » est vide) tandis que l’énoncé « La chimère qu’a vaincue Bellérophon a les yeux bleus » est faux (dans la mesure où il comporte une affirmation implicite d’existence fausse).
19 Cf. à cet égard Roderick Chisholm, « Self profile », art. cit., p. 37-64.
20 Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 66-67) s’efforce de montrer que les théories intensionnelles non-meinongiennes (notamment métalinguistiques, contrefactualistes ou conceptualistes) sont aussi inadéquates que les théories extensionnelles.
21 Franz Brentano, Kategorienlehre, cité dans Roderick Chisholm, « Homeless objects » (1973), art. cit., p. 39.
22 Roderick Chisholm, « Editor’s Introduction », art. cit., p. 4. Comme le souligne Chisholm (« Alexius Meinong », art. cit., p. 262), chez Meinong, plus explicitement encore que chez Brentano et d’autres Brentaniens, le fait que ces objets puissent être pensés ou conçus n’implique même pas « qu’ils dépendent de quelque manière que ce soit de notre pensée ».
23 Que l’Außersein soit précisément un statut sémantique extra-ontologique et non un nouveau statut ontologique, c’est ce sur quoi insistent Chisholm (« Alexius Meinong », art. cit., p. 261) et tous les meinongiens (voir par exemple Richard Routley, Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 5 note ou William Rapaport, « Meinongian theories and Russellian paradox », art. cit., p. 158), à l’exception notoire d’Edward Zalta (Intensional Logic and the Metaphysics of Intentionality, op. cit., p. 135-142), pour qui Meinong affirme certes que certains objets n’existent pas, mais pas forcément qu’ils sont dépourvus de tout être.
24 Cf. la contribution de Federico Boccaccini à ce volume.
25 Ces cinq types de propriétés sont explicitement listés dans « Beyond being and non being » (art. cit., p. 58 suiv.) et implicitement mentionnés dans d’autres passages comme par exemple dans « Homeless objects » (art. cit., p. 37-38).
26 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 59-61.
27 Cf. Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 101, 108, 120-121, 136-137.
28 Roderick Chisholm, « Beyond being and non-being », art. cit., p. 57 ; cf. aussi « Homeless objects », art. cit., p. 39 ; « Alexius Meinong », art. cit., p. 261 et « Critical Review of R. Kindinger, Philosophenbriefe : aus der Wissenschaftlichen Korrespondenz von Alexius Meinong » (1968), Philosophical Review, vol. 77, p. 374. Cf. aussi William Rapaport, « Meinongian theories and Russellian paradox », art. cit., p. 155-156 et Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 108, où est soulignée la parenté de ce Sosein avec le Sinn frégéen.
29 Roderick Chisholm, « Editor’s Introduction », art. cit., p. 10-11.
30 De même, l’identité entre deux objets est-elle, elle aussi, une propriété (relationnelle) extranucléaire qui survient sur leurs propriétés constitutives. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, « Nolsefindo » (l’homme strictement non-identique à lui-même qui se tient dans l’ouverture de cette porte — inventé par Chisholm) ne peut se voir attribuer la propriété d’être non-identique à lui-même via le principe de caractérisation (Richard Routley, Exploring Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 251).
31 « Un objet impossible, dit Chisholm, est un objet ayant un Sosein qui viole la loi de contradiction. De manière analogue, un objet incomplet est un objet ayant un Sosein qui viole le principe du tiers exclu » (« Alexius Meinong », art. cit., p. 261). À noter qu’incomplétude entraîne forcément inexistence tandis que l’implication converse fait quant à elle débat parmi les meinongiens (voir par exemple Dale Jacquette, Meinongian logic, op. cit., p. 115 suiv., 128-130).
32 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 61.
33 Cf. notamment la correspondance de Roderick Chisholm avec Wilfrid Sellars (« Chisholm-Sellars correspondence on Intentionality », Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. II, p. 521-539). Cf. aussi « On the meaning of proper names » (1980), in Language, Logic and Philosophy. Proceedings of the Fourth International Wittgenstein Symposium, Vienna, Hölder Pichler Tempsky, p. 51-61 ; « The primacy of the intentional » (1984), Synthese, vol. 61, p. 89-109 ; « Self profile », art. cit., p. 13-16, 22.
34 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 61.
35 Ibid., p. 62.
36 Roderick Chisholm, « Homeless objects », art. cit., p. 43 ; « Alexius Meinong », art. cit., p. 261.
37 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 56.
38 Roderick Chisholm, « Homeless objects », art. cit., p. 43. À l’objection russellienne selon laquelle des objets impossibles comme le carré rond pourraient violer le principe de non-contradiction puisqu’ils seraient à la fois carrés et ronds (donc non carrés), Meinong, dit Chisholm, répond en limitant la validité du principe de non-contradiction aux objets existants ou du moins aux objets qui sont, c’est-à-dire qui existent ou qui consistent (« Editor’s Introduction », art. cit., p. 10 ; Roderick Chisholm, « Homeless objects », art. cit., p. 64-65 note 23). Dans la pratique, les logiques meinongiennes assumeront effectivement soit une limitation de validité du principe de non-contradiction (au profit de logiques paraconsistantes), soit, ce que n’évoque pas ici Chisholm, une distinction entre deux types de négation — la négation propositionnelle et la négation (ou complémentarité) prédicative —, solution qui permet d’attribuer à un objet deux propriétés complémentaires — le carré rond est carré et il est non carré — sans assumer la contradiction propositionnelle explicite — le carré rond est carré et il n’est pas carré.
39 Là aussi, les logiques meinongiennes pourront traiter le problème soit en autorisant des violations du tiers exclu (logiques paracomplètes) soit en distinguant négation propositionnelle et négation prédicative, de telle sorte qu’être chauve (ou non chevelu) n’équivaille pas à n’être pas chevelu et qu’il soit donc possible de n’être ni chauve ni chevelu sans pour autant attenter à la loi du tiers exclu.
40 Roderick Chisholm, « Homeless objects », art. cit., p. 49
41 Ibid., p. 50
42 Roderick Chisholm, « Alexius Meinong », art. cit., p. 261.
43 Roderick Chisholm, « Homeless objects », art. cit., p. 50
44 Ibid., p. 50
45 Sur le platonisme de Chisholm, voir notamment Richard Routley, Exploring Meinong’s Jungle and beyond, op. cit., p. 871 ou Francesco Orilia, Ulisse, il quadrato rotondo e l’attuale re di Francia, Pisa, Edizioni ets, 2002, p. 12.
46 Roderick Chisholm, « Alexius Meinong », art. cit., p. 261, « Editor’s Introduction », art. cit., p. 8.
47 Cf. aussi la théorie meinongienne de l’implexion, dont Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 162 note) souligne les avantages et les limites.
48 Bruno Leclercq, « En matière d’ontologie, l’important n’est pas de gagner, mais de participer », art. cit.
49 Selon nous, ceci répond à l’argument rebattu selon lequel c’est l’objet et non le contenu ou l’idée ou le concept qui est fait d’or quand on conçoit une montagne d’or. Bien sûr, ce n’est pas une partie réelle de l’état psychique qui est faite d’or, mais ce n’est pas non plus un objet qui est fait d’or — il n’y a pas de montagne d’or. On déploie ici les traits définitoires d’un contenu de signification, lequel « possède » ce trait constitutif d’une tout autre manière que le ferait une montagne réelle qui serait effectivement faite d’or.
50 Edmund Husserl, Recherches logiques (1900-1901), Paris, puf, 1959-1963 ; « Études psychologiques pour la logique élémentaire » (1894), in Articles sur la logique, Paris, puf, 1975, p. 123-163.
51 Roderick Chisholm, « Critical Review of R. Kindinger, Philosophenbriefe : aus der Wissenschaftlichen Korrespondenz von Alexius Meinong », art. cit., p. 374.
52 Commentant à son tour ce commentaire, Richard Routley (Exploring Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 427, p. 438 note 2) soutiendra quant à lui que Meinong affirme bien qu’il y a des objets inexistants, mais dans un sens du quantificateur « il y a » qui n’est pas existentiellement chargé mais résolument neutre.
53 Chisholm (« Self profile », art. cit., p. 31-36) les conçoit en termes de rapports d’inclusion entre attributs. Et les logiques meinongiennes assumeront pleinement cette inclusion en la traitant comme inclusion (extensionnelle) de l’ensemble des traits définitoires d’un objet-concept dans l’ensemble des traits définitoires d’un autre objet-concept.
54 Toutes les logiques meinongiennes sont en effet contraintes, soit de distinguer originairement deux types de prédication (l’encodage de la rotondité par le carré rond et l’exemplification de la rotondité par le cadran de cette montre), soit de dériver cette distinction à partir de celle de deus types de prédicats (nucléaires et extranucléaires). Sur les avantages respectifs de ces deux stratégies, cf. Roderick M. Chisholm, « Self profile », art. cit., p. 24-26 et Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 17-19, 27 ; « Nuclear and extranuclear properties » (2011), in L. Albertazzi, D. Jacquette et R. Poli (eds.), The School of Alexius Meinong, Aldershot, Ashgate, 2001, p. 397-426).
55 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 59
56 Ibid., p. 60
57 Pour les meinongiens, les nombres ne sont pas des propriétés, même extranucléaires, des objets individuels (contrairement à l’existence). Mais on peut bien compter les objets intentionnels (Richard Routley, Exploring Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 39 note).
58 Dire qu’existence et nombre sont des propriétés de second degré, cela veut aussi dire qu’ils ne peuvent faire partie des traits définitoires des concepts (ils sont « extranucléaires », comme disent les meinongiens), de sorte qu’on ne peut pas plus déduire l’unicité de dieu de la caractérisation de dieu comme unique qu’on ne peut déduire l’existence de dieu de la caractérisation de dieu comme enveloppant l’existence [Cf. Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 235-236) discute la preuve anselmienne de l’existence de Dieu.].
59 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 59.
60 Ibid., p. 59.
61 Que la reformulation russellienne des énoncés relatifs aux objets inexistants est très souvent insatisfaisante est évidemment un des ressorts principaux de l’argumentation des logiciens meinongiens.
62 Dans une telle interprétation des descriptions définies, cette clause est d’ailleurs moins une authentique clause d’unicité (disant qu’il n’y a qu’une montagne d’or) qu’une clause d’identification (permettant d’isoler la pure et simple montagne d’or de tout ce qui est montagne d’or et possède en outre d’autres propriétés).
63 Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 141-144.
64 Ibid., p. 145.
65 William Rapaport distingue l’objet meinongien et son « corrélat dans l’être ». Mais, de son côté, Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 28 note) regrette cette distinction : pour lui, Albert II n’est pas le corrélat dans l’être de l’objet meinongien « l’actuel roi des Belges » ; c’est un autre objet meinongien, qui comporte toutes les propriétés de ce dernier, mais aussi une multitude d’autres encore (il est complet).
66 Pour Chisholm (« Editor’s introduction », art. cit., p. 9), c’est là que la théorie meinongienne de l’objet trouve sa pleine justification.
67 Routley les reprend et les commente dans Exploring Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 35-38.
68 Roderick M. Chisholm, « On some psychological concepts and the ‘Logic’ of Intentionality » (1967), in H.E. Castaneda ed., Intentionality, Minds and Perception, Detroit, Wayne State University Press, p. 48 ; « Editor’s introduction », art. cit., p. 10 note 7 ; « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 64 ; « Homeless objects » (1973), p. 38. Sur ce point, Chisholm est cité par Castañeda (« Thinking and the structure of the world », art. cit., p. 40 note 7), Parsons (Nonexistent objects, op. cit., p. 37 note), Zalta (Intensional logic and the metaphysics of intentionality, op. cit., p. 98). Cf. aussi Paul Gochet, « La théorie de l’objet de Meinong à la lumière de la logique actuelle », in P.E. Bour, M. Rebuschi, L. Rollet (eds.), Construction. Festschrift for Gerhard Heinzmann, London, College Publications, 2010, p. 359-368.
69 Cf. Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 211.
70 La distinction entre identité intensionnelle (qui inclut les propriétés intentionnelles converses) et identité référentielle (qui ne les inclut pas) constitue, pour Jacquette (Meinongian Logic, chap. VII, p. 265-268), la solution du paradoxe de l’analyse. Cf. aussi Roderick M. Chisholm and Richard Potter, « The paradox of analysis : a solution » (1981), Metaphilosophy, vol. 12, p. 1-7.
71 Meinong lui-même semble hésitant à l’égard du statut nucléaire ou non des propriétés intentionnelles converses (cf. Roderick M. Chisholm, « Converse intentional properties » (1982), Journal of Philosophy, vol. 74, p. 537-545 ; John N. Findlay, Meinong’s theory of objects and values, op. cit., p. 153). Parmi les logiciens meinongiens, Richard Routley (Exploring Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 40) affirme qu’elles sont extranucléaires. Et c’est également le cas de Terence Parsons, qui défend en outre une conception (suggérée par Chisholm, d’après ce qu’en dit Routley dans Exploring Meinong’s Jungle and Beyond, op. cit., p. 471, p. 583 note) de la relation intentionnelle (relations à gauche et à droite) qui complique la conversion. Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 73-79) affirme quant à lui qu’elles sont nucléaires au nom du fait que l’objet peut être indéterminé/ incomplet à leur égard (alors que, selon lui, les propriétés extranucléaires satisfont à une logique bivalente : p. 95, 108-109, 115, 123-124).
72 Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 65
73 C’est en particulier le cas des théories de Brentano, Quine, Frege et Carnap (ibid., p. 63-64).
74 Cité dans Roderick M. Chisholm, « Beyond being and non-being » (1972), art. cit., p. 65 note 24.
75 Cf. Terence Parsons, Non existent objects ; cf. aussi Dale Jacquette, Meinongian Logic, op. cit., p. 257.
76 Un autre élément important, que souligne à juste titre Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 262-264), est que les objets de fiction doivent beaucoup de leur « épaisseur » — c’est-à-dire du fait qu’ils transcendent leur description explicite — au transfert d’information provenant du monde réel : même si Conan Doyle ne l’a écrit nulle part, Sherlock Holmes a sans doute un pharynx, une trachée artère et des alvéoles pulmonaires ; il dépense sans doute de l’énergie quand il marche ; il a sans doute eu un certain nombre d’amis et de jouets dans son enfance, etc. Dans le même esprit, Terence Parsons s’intéresse aux objets fictifs importés depuis la réalité, comme par exemple la ville de Londres dans l’univers de Holmes.
77 Cf. notamment sa première Recherche logique.
78 Dale Jacquette (Meinongian Logic, op. cit., p. 78-79) semble proche de ce point de vue lorsqu’il s’intéresse à la distinction entre être appréhendé et être l’objet de relations converses purement sémantiques.