Le fictionnel et le fictif
1Fiction de l’être — Daniel Giovannangeli nous a donné un livre portant ce titre, un titre étrange si l’être désignait par excellence le réel… Mais l’être n’est pas l’étant et le décèlement de l’être de l’étant ne peut se penser que dans le langage ou grâce au langage du Dasein, de l’existant humain ouvert à l’être par la parole… Voilà qui est bien entendu, sauf que cet apport heideggérien laisse en suspens ce mot de « fiction » amorcé à l’être. Est-ce à dire que l’être n’est qu’une fiction, sinon une chimère sortie des dérives du langage ?
2L’être n’est pas Dieu qui de fait n’aura jamais été qu’une reproduction fictive des humains, une figure toujours anthropologisée que confirment a contrario les négations mystiques qui signent son inexistence non humanisée. Mais en va-t-il autrement de l’être ? Ne dépend-il pas des langues et des paroles comme de tous les langages humains ? Précisément pas puisque, alors que la théo-logique cherche à combler le trou de l’inconnaissable en l’identifiant, la pensée de l’être infinitif commence et s’affirme dans la différance, apport derridien, du langage au réel en gardant cet écart irréductible. Dès lors, si le langage met l’être en jeu dans la différance, une double possibilité est ouverte. Car toute réduction de l’être à ce qui est dit se trouve empêchée cependant que se trouve nommé un dire de l’impossible à dire, un dire du réel qui échappe à toute représentation : en quoi l’être apparaît d’une pensée fictionnelle, nullement fictive. Thèse abrupte, certes, mais qui renvoie à l’exigence de penser la différence ontologique depuis la différence phénoménologique : l’écart de l’être à l’étant ne se pense que dans l’écart du langage au phénomène. Tel est le premier enjeu de la lucidité fictionnelle.
3Mais que signifie cette distinction du fictif et du fictionnel ? Il faut partir non de l’énigme de l’être, mais du réel — d’un mot : du jeu des brisures de la mobilité phénoménale — auquel nous prenons part pour en faire notre réalité ou notre monde. Cette prise de part au réel constitue l’histoire des êtres parlants, de leur existence dont la sortie de soi marque l’expérience de leur corps inexpérimenté — le corps humain marqué par l’é-ducation causée par l’irruption ou mieux même l’interruption des langages, apport de Freud et de Lacan. Et cette histoire en tant qu’action dans les langues et les langages qui prennent part au réel se fait dans un façonnement — une fictio — qui implique créations et décisions. Sans doute… À ceci près que, énoncée de la sorte, la fiction ne diffère pas de la représentation et de la métaphysique dans son histoire où se dégrade ce qui de la présence comme de l’absence faisait signe de l’être. La déconstruction ne peut être évitée si l’on veut penser la chose même, l’être en tant qu’être, l’infinitif d’être du réel et du langage. Comment, en effet, ne pas retomber dans l’idée, l’objet, le concept, les valeurs, leur tourniquet relativiste, toute la panoplie de la représentation fondée depuis la modernité dans la subjectivité ? Ce qui ne veut rien dire d’autre que : comment affronter le nihilisme et penser le sens du monde ? Tel est le second enjeu de la lucidité fictionnelle.
4Repartons dès lors de l’expérience de la fiction. Toute fiction est une opération de langage (de tout langage, fût-il de gestes, de couleurs, de sons, d’émotions même…), a fortiori de langage verbal. Et toute fiction s’opère dans une formation qui peut être d’images, de couleurs et de lignes, de sons, de rythmes et de mélodies, de mots, de phrases et de textes ou de discours, et ainsi de suite, l’essentiel tient dans son expérience. Expérience de quoi ? Non pas d’un sujet qui serait constitué et constituant d’objet, encore moins d’un soi-même identifié, mais d’un corps inexpérimenté. L’expérience de cette inexpérimentation implique que le corps humain ne devient tel que dans l’affrontement de l’écart que creuse en lui l’épreuve de la disparition, de la défaillance et de l’absence — en un sens, de la finitude — qui se révèle à travers le langage. C’est pourquoi l’expérience dite naturelle de la sensation est dès l’origine manquée et suppléée par l’expérience formatrice de la perception — de Husserl à Merleau-Ponty, la phénoménologie n’a eu de cesse de nous le montrer contre tous les naturalismes. Or cette formation, si elle est appelée par la perte originaire de la présence sentie à cause du langage, ne peut que mobiliser en même temps ce qui aura causé cette perte. Autrement dit, l’expérience du corps inexpérimenté est celle de la formation en langage de la relation dans la différence — une différence entre le langage et le réel qui prend forme dans la différence de l’apparaître et du dire, la différence phénoméno-logique. Et cette formation en langage implique un façonnement qui prend part au réel que signifie le fictionnel. Autrement dit encore, le corps inexpérimenté se constitue grâce à la relation fictionnelle en cause dans la différance de son inexpérience d’être parlant. Tel apparaît le réel de son expérience, non pas dans la réception passive d’un déjà-là qui n’est jamais donné en pleine substance présente, illusion métaphysique de l’idée, de la matière ou du sujet, mais « dans » rien, mieux grâce au rien (de déjà-là, d’étant) où se forme dans la différence la donation de la relation qui devient donation du rien d’étant de l’être en même temps que donation fictionnelle de l’étant.
5L’expérience fictionnelle du corps inexpérimenté de l’être parlant n’est donc pas fictive, au sens d’irréelle. Elle n’en reste pas moins une expérience de fiction dont les fictions au sens restreint — épopées, tragédies, peintures, symphonies, poèmes, sculptures, romans, westerns, séries télévisées,… toutes celles qui mettent en jeu leur irréalité — remettent en jeu du même coup la formation fictionnelle. Cette formation fictive se façonne par le rythme, la narration et la figuration (fût-elle de couleur, de son, de concept, de geste ou même d’affect) affrontées à la différence phénoménologique et à l’impossible représentation du réel en même temps que vouées à défaire, à déconstruire les représentations. De la sorte, si une fiction se donne comme réelle, elle se constitue comme leurre ou mensonge. Si une fiction se montre comme fictive, elle joue à juste titre de la dimension fictionnelle, elle met à l’épreuve l’inexpérience pour ouvrir d’autres relations au réel comme au langage.
6Soit une souris. Pour nous, quotidiennement, elle est perçue comme un petit animal parasitaire ou familier… Pour un cinéaste, une figure de dessin animé… Pour un naturaliste, un mammifère rongeur… Pour un physiologiste, des systèmes d’organes… Pour un biologiste, un ensemble de gènes, de cellules… Pour un chimiste, des combinaisons de molécules… Pour un physicien, un agglomérat d’atomes, de particules… Où est le réel de ces logophénomènes, de ces façons diverses d’apparaître, de ces réalités ? Partout et au-delà (et en ce sens nulle part de défini) — impossible à représenter. Ce qui n’empêche pas la qualité unique de la souris, même si dans l’espace-temps elle n’est que fugitive… Il y a donc une para-phénoménalisation du réel qu’approchent ou peut-être mieux que provoquent ou que révèlent les logo-phénoménalisations fictionnelles des êtres parlants. Double jeu, du réel dans la mobilité de ses brisures et de la réalité (du monde humain) dans la multiplicité de ses fictions.
7Ainsi, l’expérience de la fiction, loin de s’opposer à la pensée rationnelle apparaît au contraire comme condition de la lucidité fictionnelle de la philosophie. À coup sûr, sa lutte millénaire au nom de la raison, de la logique, du principe d’identité et, au plus exigeant, parce qu’il engage le sujet de l’énonciation, de la non-contradiction à soi justifie amplement son rejet du spectre de la « fiction » au sens de la chimère consolatrice et aveugle. Et il serait absurde de réclamer une philosophie irrationnelle, encore moins de l’irrationnel. Mais cette position génératrice, après le questionnement, de l’activité philosophique n’empêche pas sa relation avec la fiction au sens restreint du fictif comme au sens élargi du fictionnel.
8Deux brèves incursions dans la philosophie s’avèrent nécessaires pour en mesurer, en dépit de leur énoncé allusif, les effets.
9L’opposition classique du mythos et du logos assimilée à l’opposition entre croyance mythique et raison logique relève de la conception téléologique de l’histoire dans sa version positiviste. Outre que les deux mots signifient anciennement la parole1, la relation de la tragédie grecque aux légendes homériques implique un questionnement, voire une radicale remise en question du mythe qui exclut la crédulité aveugle. La philosophie n’est pas en reste puisque Platon n’aura cessé d’avoir recours au mythe selon un triple modalité2. Soit de façon critique, au nom du logos, dans une opposition marquée aux récits homériques, parce que le mythe n’est ni vérifiable, par les sens ou par l’idée, ni argumentatif, mais narratif. D’où l’exclusion bien connue du poète hors de la « république » puisqu’il subit et propage le charme et le plaisir, le jeu incantatoire, l’émotion et l’imitation, provoqués par le mythe. Soit de façon complémentaire, lorsque la philosophie établit une relation constructive au mythe par l’interprétation qu’elle en donne. Le mythe dans ce cas est utile par les fonctions pédagogiques qu’il favorise : persuader et éduquer politiquement et éthiquement, en particulier en tant qu’alternative à la violence psychologique, sophistique ou rhétorique, ou encore transmettre ce qui est mémorable, en particulier concernant les dieux, les héros et les hommes. Soit enfin de façon supplémentaire, lorsque le mythos supplée aux déficiences du logos lui-même, à ce qu’il ne peut exprimer par lui seul. Le mythe d’Eros3, où se trouve affirmé que « Eros est philosophe », est évidemment le plus significatif puisqu’il indique le désir et l’ascension propres à la recherche philosophique, liés à la double nature d’Eros, poros, expédient ou ressources, et penia, pauvreté ou indigence, rapportés à la condition « intermédiaire » (de daimôn) de la philosophie, entre savoir et ignorance. L’écart de la vérité et du savoir, sa lacune, est de la sorte inscrit dans le logos philosophique !
10Plus encore, dans Les Mythes de Platon4, Karl Reinhardt ne se contente pas de montrer l’intrication du logos et du mythos : il souligne la force créatrice du mythe et de sa méta-phorisation par rapport au cosmos lui-même — il est vrai en fonction de la téléologie « spirituelle » de Platon dans l’âme et l’idée. Il n’empêche : le mythe intervient effectivement aussi bien dans la formation du dialogue (Critias, Gorgias, Protagoras…) et la structure même du texte (Banquet) que dans celle de son fond (Timée). Il est, en tout cas, fiction en tant que jeu (« Nous voyons comment tantôt le mythe joue la logique, tantôt comment à son tour la logique, démontrant à partir du mythe, joue le mythe, et comment les deux se mettent à flotter. »5) et en tant que « forme de ce qui est indirect »6. Le passage obligé par l’indirect est la part de vrai de la « copie » : sa reconnaissance implicite de la différence logo-phénoménale. À tous égards, chez Platon, le mythe marque la force démiurgique de la fiction.
11La conclusion s’impose : explicitement autant qu’implicitement, la fiction est essentielle à la pensée platonicienne. Comme repoussoir du mythe et de la poésie (sans parler de la sophistique), elle met en jeu la destruction du fictif. Comme excédance dans le supplément chargé de dépasser ou au moins d’exposer la contradiction interne, à l’instar de ce qui anime les tragédies, elle s’affronte à l’impossible. Comme appui, dans l’illustration pédagogique, et comme structuration, par jeux dialogiques qui, bon gré mal gré, correspondent à la double invention de la démocratie et de la tragédie, et par Socrate qui introduit une distance dans l’identification du discours, elle accomplit sa formation — les dialogues jouant du rythme et jouant de l’argumentation, l’équivalent philosophique de la narration, la parole portée par le nom de Socrate jouant de sa figuration7…
12Il y a donc bel et bien une naissance fictionnelle de la philosophie qui assume le fictif. Car Platon à la fois rejette et réintègre le mythos en même temps qu’il y trouve ses ressources dans l’invention de la philosophie8. Car si Eros, le désir, comme Socrate, est philosophe, c’est depuis l’écart reconnu du savoir à la vérité (du savoir au non-savoir) et, dans cet écart qui ouvre le désir, depuis l’engendrement d’une autre forme de pensée. Singulièrement, grâce à la forme du dialogue affronté à l’impossible à dire (de la justice, entre autres, et certes pas en dernier), le jeu des contradictions amène la tension de l’argumentation — d’abord question et réponse — vers le dénouement qui exige la non-contradiction et découvre la raison, la met en œuvre…
13Que le terme de « fiction » pour Husserl soit le plus fréquemment équivalent à celui de chimère ne fait guère de doute. Il peut sembler d’autant plus surprenant de lire dans un de ses livres majeurs : « Ainsi peut-on dire véritablement, si on aime les paradoxes et, à condition de bien entendre le sens ambigu, en respectant la stricte vérité : la “fiction” constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences éidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des “vérités éternelles” »9. Reste que jamais à ma connaissance il ne développera spécifiquement cette notion de fiction qu’il prend bien soin au contraire de relativiser dans une note de la même page : « Cette proposition montée en épingle a tout ce qu’il faut pour tourner en ridicule dans le camp naturaliste le type éidétique de la connaissance ». Dès lors comment comprendre cette affirmation de « l’élément vital » et de la « source » que constituerait la fiction tout en ne la « montant pas en épingle » ?
14Cette ambiguïté est motivée d’abord par le sens négatif attribué au mot « fiction », équivalent à irrationnel et irréel. Par exemple, dans sa critique de la « connaissance fictionnaliste » de Hume, Husserl reproche à l’empirisme sensualiste qui reste enfermé dans l’immanence des data sensibles de réduire les « catégories de l’objectivité » à des fictions10. Autrement dit, le scepticisme humien aboutit à un idéalisme. À l’opposé, il signale que les fictions mathématiques pour Hume (« nombre, grandeur, continuum, figures géométriques, etc. ») sont pour lui, Husserl, des « idéalisations du donné intuitif nécessaires pour la méthode11. » Mais, si ce n’est pas expliqué dans ce passage, en quoi de telles « idéalisations » garantiraient-elles l’objectivité scientifique ? Ce fut, en un sens, la question qui mit en branle toute sa pensée.
15Quelle est en effet l’orientation de la phénoménologie ? Sous-tendue par l’exigence d’une théorie de la connaissance, elle découvre l’exigence d’échapper à ses impasses (psychologistes, mais aussi logicistes) par un retour à la « chose même » dans son apparaître, le phénomène. La « méthode » phénoménologique peut alors être fixée. Mais Husserl a-t-il jamais fixé sa méthode ? On peut plus qu’en douter puisqu’il a réservé la quasi totalité des publications de son vivant à des livres de méthode, laissant inédites des milliers et même des dizaines de milliers de pages manuscrites aux descriptions phénoménologiques concrètes. Néanmoins, il est assuré que méthode et description impliquent la réduction éidétique et transcendantale à la conscience intentionnelle et la description éidétique des phénomènes (entre flux de vécus et profils d’apparitions). Les deux visent à dégager les conditions et les formations a priori de l’expérience phénoménale jusqu’à la condition transcendantale du sujet (a priori et historique à la fois — une question toujours en suspens). Ces conditions/formes a priori cherchent les invariants des « apparaître » — tels que la perception pour le corps ou le temps ou autrui ou la passivité, etc. Or, dégager cela, c’est décrire des « essences », fussent-elles vécues, et confirme que la réduction et la description constituent une recherche éidétique (génétique ou structurale — ou les deux) : effectivement, que la phénoménologie est ontologiquement orientée vers le phénomène par la recherche d’une éidétique n’a jamais été révoqué en doute par le fondateur de ce courant. Si la réduction met bien à nu le sujet a priori, cette subjectivité n’en est pas moins liée à des vécus intentionnels dont les formations éidétiques (de contenus sensibles) constituent les conditions (d’apparition) du phénomène (distinctes des apparitions « matérielles » — ce qui laisse en suspens la question des « motivations » de la formation éidétique). Décrire le phénomène passe toujours par la description éidétique des modes d’apparaître, des modélisations et des modifications de toute phénoménalisation, faute de quoi il n’y a qu’affirmation d’un solipsisme subjectiviste ou d’un phénoménisme empiriste.
16Or, que disent les Ideen I de la « méthode de saisie des essences » (au § 70 : « Rôle de la perception dans la méthode de clarification des essences. La position privilégiée de l’imagination libre »)12 ? La saisie éidétique se fait sur la base de présentifications par l’imagination, la perception, la mémoire… La plus grande clarté est obtenue par la « perception donatrice originaire »13, en premier lieu externe, avec le retour sur elle de la réflexion. Cependant, les « images libres » de la présentification sont privilégiées par rapport aux perceptions14. C’est ainsi que le géomètre témoigne du privilège de l’imagination par rapport aux figures ou aux modèles par sa « liberté de pouvoir changer arbitrairement la forme de ses figures fictives, de parcourir toutes les configurations possibles au gré des modifications incessantes qu’il leur impose, bref de forger une infinité de nouvelles figures ; et cette liberté lui donne plus que tout accès au champ immense des possibilités éidétiques qui leur font un horizon infini »15. Et le dessin qui en résulte « suit normalement les constructions de l’imagination et la pensée éidétiquement pure qui s’élabore sur le fondement de l’imagination »16. Il en va de même avec le phénoménologue pour qui « les configurations éidétiques sont également en nombre infini »17. Les décrire demande toujours autant d’imagination : « Ici aussi la liberté dans l’investigation des essences exige nécessairement que l’on opère sur le plan de l’imagination »18. Ce qui ne va pas sans « transformer librement les données de l’imagination »19, grâce aux fertilisations de l’intuition originaire, mais aussi par des exemples de l’histoire, « dans une mesure encore plus ample par l’art et en particulier par la poésie »20. Autrement dit par des fictions : « Sans doute ce sont des fictions ; mais l’originalité dans l’invention des formes, la richesse des détails, le développement sans lacune de la motivation, les élèvent très au-dessus des créations de notre propre imagination »21. Et le paragraphe se termine par la phrase citée en commençant sur la fiction « source où s’alimente la connaissance des “vérités éternelles” »… Husserl parle des fictions au sens restreint, mais leur apport original vient appuyer un processus de pensée identifié au processus de l’imagination axé sur la description des essences.
17Certes, au paragraphe 23, la « spontanéité des essences » entraînait le refus de les considérer comme des fictions. Analogue à la perception sensible, « l’intuition des essences »22 ne relève pas de la fiction au sens lié à « l’acte de feindre »23, à l’exemple du centaure. Il n’empêche… La description éidétique des présentifications de la conscience intentionnelle exige bien l’imagination libre dans ses variations infinies, ses « modalisations » qui font entrer l’expérience « dans le mode du comme si »24, ou encore elle exige des « modifications » de la « certitude simple »25, ce qui implique un « concept d’expérience élargi »26. Et même, en dehors de la perception, d’autres modes d’intuition existent qui ont le caractère de « modifications de ce “Soi-même-là présent à soi-même” » et qui sont des modifications de la présence dans le temps27. Ainsi, pas de description éidétique de l’origine intentionnelle de la relation au phénomène sans façonnement modélisant et modifiant dont la fiction (son « imagination ») ne peut avoir lieu sans la condition décisive ou l’élément du langage. Husserl le reconnaîtra au moins dans L’Origine de la géométrie où le lien de la « langue » et des « objectivités idéales »28 est affirmé : « C’est par la médiation du langage qui lui procure, pour ainsi dire, sa chair linguistique »29 que l’idéalité géométrique, comme celle de toutes les sciences, atteint son objectivité idéale dans « l’espace de conscience de l’âme du premier inventeur »30.
18La présentification implique donc une opération de l’imagination dans le langage qui, en tant que langage, présentifie dans l’absence au creux même de la présence, est absentification pour être présentification par formation en langage — fiction !
19À travers ces deux incursions dans l’histoire de la philosophie, l’élément fictionnel apparaît de façons multiples. Avec Platon, avec le muthos joint au logos selon la triple modalité de l’antithèse, de la complémentarité et de la supplémentarité, le fictionnel affirme la genèse de la raison depuis le dialogue des opposés et la recherche des résolutions aux tensions contradictoires (ouvertes déjà dans la politique et dans la tragédie) autant que depuis le modèle socratique du désir entre savoir, non-savoir et vérité, et autant que depuis le modèle géométrico-mathématique de l’univocité et de la non-contradiction. Et avec Husserl, l’élément fictionnel forge l’éidétique de la conscience intentionnelle, les signifiances des phénomènes, par esquisses modalisantes et modifiantes du langage.
20… En même temps, ces indications désignent le risque de la fiction bien au-delà de la reprise historique de l’un ou l’autre philosophe. Bien au-delà de la prise de conscience qui se bornerait à un constat constructiviste et relativiste, ce risque est celui même des possibilités humaines — de leur désir maintenu dans la liberté. Car les possibilités ouvertes par l’élément fictionnel, autrement dit la mise en jeu fictionnelle des possibilités des langages, œuvrent au dégagement même de la pensée de l’engagement dans l’action à venir. La lucidité fictionnelle, au creux même du désir de raison, met à découvert le double risque de la pensée et de l’action.
Notes
1 À suivre Walter Otto (Essais sur le mythe, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1987), le mythe (geste et rite compris) est porteur d’une prétention à la « vérité originelle » et la langue manifeste dans la parole cette vérité.
2 L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, Maspéro, 1982.
3 Platon, Banquet, 202 d-204 c.
4 K. Reinhardt, Les Mythes de Platon, trad. fr. A.-S. Reineke, Paris, Gallimard, 2006.
5 Ibid., p. 46.
6 Ibid., p. 90.
7 Reprise, dans ce passage, des générateurs proposés dans La Fiction et l’Apparaître, Paris, Albin Michel, « Collège international de Philosophie », 1993.
8 Et cela, bien sûr depuis les Présocratiques : les travaux de Lambros Couloubaritsis n’auront cessé de montrer cette intrication logos/mythos, depuis au moins Mythe et Philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 1990 (1986).
9 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 227.
10 E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 100-102.
11 Ibid., p. 101.
12 E. Husserl, Idées directrices, op. cit., p. 223 sq.
13 Ibid., p. 224.
14 Ibid., p. 225.
15 Ibid., p. 225.
16 Id.
17 Ibid., p. 226.
18 Id.
19 Id.
20 Id.
21 Ibid., p. 226-227.
22 Ibid., p. 78.
23 Ibid., p. 76.
24 E. Husserl, Expérience et jugement, trad. fr. D. Souche-Dagues, Paris, PUF, « Épiméthée », 1970, p. 31.
25 Ibid., p. 32.
26 Id.
27 E. Husserl, La Crise des sciences européennes, op. cit., p. 120.
28 E. Husserl, L’Origine de la géométrie, introduction et traduction par J. Derrida, Paris, PUF, « Épiméthée », 1962, p. 180-181.
29 Id.
30 Id.