L’être de la fiction : L’imagination entre donation de sens et donation sensible
1Une certaine lecture « frégéenne » de la phénoménologie — qui peut d’ailleurs s’autoriser d’un certain nombre de passages importants de l’œuvre de Husserl — assimile le noème au sens linguistique (Sinn), lequel se caractérise par une combinaison de caractères définitoires (Merkmale) qui peut alors être ou non satisfaite par des objets donnés dans l’expérience1 ; dans les termes de la 6e Recherche logique, on dira que des intuitions remplissent ou non les intentions de signification constitutives du sens visé2. Se dessine ainsi une théorie de l’objet intentionnel qui l’identifie à ses traits intensionnels, lesquels trouvent à s’actualiser chaque fois que l’existence effective d’un tel objet est certifiée par l’intuition. Cette conception des rapports entre sens et expérience semble d’ailleurs renforcée par tout un dispositif logico-ontologique qui précise d’abord les conditions de la composition d’unités signifiantes (grammaire pure) avant de définir successivement les conditions de la consistance logique de telles unités (logique de la non-contradiction) et les conditions de possibilité de leur intuitivité (a priori matériels) pour enfin laisser place à l’intuition effective3. Cette dernière isole donc les objets existants parmi les objets d’intuition possible, qui sont eux-mêmes un sous-ensemble des unités de sens non-contradictoires, formant elles-mêmes un sous-ensemble des significations unitaires.
2De même, une certaine lecture de la Gegenstandstheorie meinongienne conçoit les objets comme étant caractérisés par des ensembles de traits (un Sosein, qui fait même place chez Meinong à des combinaisons de traits logiquement ou intuitivement incompatibles) qui sont ou non dotés d’être (Sein) ; Daniel Giovannangeli, le nombre 2, Sherlock Holmes, la montagne d’or et le carré rond sont autant d’objets meinongiens définis par leur Sosein et dont le premier existe et le second subsiste/consiste (besteht) tandis que, de facto ou de jure, les trois suivants sont dépourvus de tout être4. Les objets existants sont une sous-catégorie des « objets » au sens le plus large, qui inclut toutes les entités sémantiques définies par des ensembles de traits caractéristiques. À cet égard, en dépit de divergences apparentes dans le vocabulaire, on ne peut alors que constater, comme je l’ai moi-même fait ailleurs5, la parenté de tels « objets » avec les « concepts » frégéens, lesquels se caractérisent par des traits définitoires et sont ensuite dotés ou non d’existence selon qu’on peut ou non trouver des objets qui possèdent ces combinaisons de traits. Comme c’est le cas chez Frege, l’existence est, pour Meinong, une propriété de « second degré », c’est-à-dire une propriété non constitutive, « extra-nucléaire », qu’on ne peut attribuer qu’à un Sosein préalablement défini.
3La conséquence regrettable de telles conceptions purement sémantiques des objets intentionnels est une certaine incapacité à penser la nature et l’être des objets fictifs6. Le point de vue extensionaliste de Frege et Russell échoue notoirement à rendre compte de la fiction. L’interprétation frégéenne des jugements universels comme implications formelles — « Tous les hommes sont mortels » veut dire « Tout ce qui est homme est mortel » ("x (Hx => Mx)) — implique de considérer comme trivialement vrais tous les jugements universels portant sur des objets inexistants (c’est-à-dire dont le concept sujet est vide), de sorte qu’est non seulement vrai que « Toutes les licornes ont une corne sur le front » mais aussi de la même manière que « Toutes les licornes ont une trompe sur le front ». Quant à la reformulation russellienne des jugements de fiction singuliers en termes de descriptions définies — « Tintin est allé sur la Lune » veut dire « Il y a un et un seul objet qui est reporter au Petit Vingtième et cet objet est allé sur la Lune » $x (Rx & "y (Ry => y = x) & Lx) —, elle rend faux tous les jugements singuliers portant sur des objets de fiction, de sorte qu’il est faux que « Pégase a une trompe » mais tout aussi faux que « Pégase a de grandes ailes ».
4Dans un premier temps, on pourrait donc se réjouir de ce que la Gegenstandstheorie meinongienne fasse place à des objets inexistants et consente à leur attribuer des propriétés dans des jugements vrais. Si, cependant, comme c’est le cas dans la plupart des lectures contemporaines de Meinong7, on conçoit essentiellement ces objets inexistants comme des entités sémantiques caractérisées par un ensemble de traits définitoires — Sherlock Holmes est l’ensemble exact des propriétés que lui attribue Conan Doyle et, à l’exception des conséquences analytiques de ces propriétés constitutives, il n’en a pas d’autres, c’est-à-dire qu’il est « incomplet », indéterminé à l’égard de toutes les propriétés sur lesquelles Conan Doyle ne s’est pas prononcé —, on verse alors dans le défaut inverse d’une conception purement intensionnelle de la fiction, qui envisage les objets fictifs comme des concepts sur lesquels on peut seulement porter des jugements analytiques : qu’il soit vrai que « Sherlock Holmes soit l’ami de Watson », cela résulte purement et simplement de la « caractérisation » ou de la « définition » de Sherlock Holmes par Conan Doyle. Comme c’est aussi le cas chez Carnap dans Meaning and Necessity8, l’extensionalisme, qui marquait un préjugé en faveur de l’actuel, n’est compensé que par un intensionalisme, qui fait la part belle aux entités sémantiques, mais ne suffit pas encore à rendre justice à la consistance propre aux objets de nos actes intentionnels et singulièrement à l’épaisseur spécifique des objets fictifs.
5Car, s’il est sans doute vrai que, comme le disait déjà Frege9, c’est généralement le sens plutôt que la référence actuelle qui intervient dans les contextes d’attitudes intentionnelles comme dans les contextes modaux, il semble néanmoins qu’il y ait aussi, dans les êtres fictifs qui font l’objet de mon admiration, de ma haine, de mes désirs ou de mes craintes, autre chose que des traits définitoires. C’est ici qu’intervient sans doute le rôle de l’imagination, et non plus seulement de la visée signitive, dans la constitution des objets fictifs en tant qu’objets intentionnels. L’imagination, en effet, enrichit de traits nouveaux et non descriptifs la caractérisation descriptive des personnages de fiction sans pour autant donner ces traits sur le mode de l’actualité comme le fait la perception. À cet égard, l’imagination vient troubler le modèle dual des intentions de signification et de la donation effective.
6Or, Daniel Giovannangeli n’a précisément cessé, dans l’ensemble de son œuvre, de remettre en question la pureté de ce partage entre la constitution signitive et la perception (Wahrnehmung), entre la donation de sens (qui marque l’activité de l’entendement) et la donation sensible (qui caractérise la passivité de l’intuition). Comme l’indique à juste titre Raphaël Gély dans sa belle introduction aux Figures de la facticité10, cette interrogation passe notamment par la mise en tension constante des deux pôles du sens et de la présence, soit qu’il s’agisse de souligner, avec notamment Derrida mais aussi Ricœur, qu’il n’y a pas de pure présence, que le donné n’est jamais brut mais toujours déjà inséré dans des réseaux de signification qui font qu’il y a toujours encore une part de visée vide dans ce qui remplit les intentions de signification11, soit qu’il s’agisse d’insister, à l’inverse, notamment avec Sartre, sur le fait que, se heurtant sans cesse à l’inertie du réel, la spontanéité de la constitution sémantique n’est jamais pure, la conscience, aussi libre qu’elle soit, étant toujours déjà affectée par la facticité du monde12. Qu’il ne soit pas possible, même par méthode, de séparer parfaitement le moment de l’intention signitive de celui de son remplissement sensible, c’est ce que Daniel Giovannangeli ne cesse de réaffirmer contre l’idéalisme linguistique ou sémantique qui guette toute interprétation frégéenne de la phénoménologie. Et, à cet égard, bien sûr, ce sont notamment les textes de Husserl sur les synthèses passives — mais aussi sur leur fondement dans la temporalité de la conscience, où rétentions se mêlent aux protentions — que Daniel Giovannangeli convoque pour compliquer les passages qui se prêtent à l’idée d’un partage plus net entre donation de sens et donation sensible13.
7En outre, c’est bien souvent l’imagination que Daniel Giovannangeli prend pour thème central lorsqu’il s’agit d’interroger les rapports de l’entendement et de la sensibilité, qu’il s’agisse de départager les dimensions symbolique, iconique et indexicale de la représentation chez Descartes ou Spinoza14, d’articuler l’intelligible et le sensible chez Kant ou chez Hegel15, ou encore de penser, avec Sartre, la manière dont l’imaginaire combine matière de l’image et liberté créatrice16. Il n’est pas possible de faire ici justice à la finesse des analyses que déploie Daniel Giovannangeli sur ce terrain. Mais il est certain que c’est bien pour la manière dont, en co-participant à la visée constitutive sans pour autant « définir » les objets ainsi constitués et en co-participant aussi à leur donation quoique sur le mode de l’absence, l’imagination déjoue le dualisme du plein de sens vide d’effectivité et du plein d’effectivité vide de sens que cette faculté mixte revient sans cesse à l’avant-plan de ses préoccupations.
8Outre le fait qu’elle s’appuie effectivement sur un certain nombre de textes centraux de la phénoménologie husserlienne et qu’elle est donc historiquement légitime, l’interprétation sémantique du noème est sans conteste un outil puissant pour penser certains problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance. Mais elle n’épuise pas la richesse de l’intentionalité de la conscience, où images et affects se mêlent sans cesse aux visées signitives. Husserl s’y est montré attentif dans certains de ses travaux, et ce sont ceux de ses héritiers qui l’ont suivi sur cette voie qui constituent, pour Daniel Giovannangeli, les phénoménologues les plus intéressants.
Notes
1 D. Føllesdal, « Husserl and Frege », Mind, Meaning and Mathematics, Dordrecht, Kluwer, 1994, p. 3-47 ; « Husserl’s notion of noema », The journal of philosophy, 1969, p. 680-687; « Noema and meaning in Husserl », Philosophy and Phenomenological Research, vol. I, Suppl., 1990, p. 263-268 ; « La notion d’intentionalité chez Husserl », Dialectica, 1993, p. 173-187. Pour une analyse de cette interprétation, voir D. Fisette, Lecture frégéenne de la phénoménologie, Combas, L’Éclat, 1994. L’influence de cette lecture transparaît nettement dans plusieurs de mes premiers textes, tandis que d’autres plus récents se sont efforcés de la nuancer.
2 E. Husserl, Recherches logiques VI.
3 E. Husserl, Recherches logiques IV, §§ 12-14 ; Logique formelle et logique transcendantale, §§ 12-22.
4 A. Meinong, Über Gegenstandstheorie, Leipzig, Barth, 1904, trad. fr. La théorie de l’objet, Paris, Vrin, 1999.
5 B. Leclercq, « À l’impossible, nul objet n’est tenu. Statut des “objets” inexistants et inconsistants et critique frégéo-russellienne des logiques meinongiennes », dans S. Richard (éd.), Analyse et ontologie. Le renouveau de la métaphysique dans la tradition analytique, Paris, Vrin, 2011, p. 159-198 ; « Quand c’est l’intension qui compte. Opacité référentielle et objectivité », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, 2010 (vol. 6, n° 8), p. 83-108.
6 B. Leclercq, « Faire cohabiter les objets sans domicile fixe (homeless objects). Chisholm et les logiques meinongiennes », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, 2014 (vol. 10, n° 6), D’un point de vue intentionnel : Aspects et enjeux de la philosophie de Roderick Chisholm (Actes n° 6), p. 85-111 (http://popups.ulg.ac.be/ 1782-2041/index.php?id=717).
7 Voir notamment R. Routley, Exploring Meinong’s jungle and beyond, Canberra, Department Monograph #3 of the Philosophy Department of the Australian National University, 1980 ; T. Parsons, Nonexistent objects, New Haven & London, Yale University Press, 1980 ; H.N. Castaneda, « Thinking and the Structure of the World », Philosophia, 1974, vol. 4, p. 3-40, repris dans Critica, vol. 6, p. 43-86 ; W. Rapaport, « Meinongian Theories and Russellian Paradox », Noûs, vol. 12, 1978, p. 153-180 ; « How to make the world to fit our language : an essay in Meinongian semantics », Grazer philosophische Studien, vol. 14, 1981, p. 1-21 ; « Nonexistent Objects and Epistemological Ontology », Grazer philosophische Studien, vol. 25-26, 1986, p. 61-95 ; E. Zalta, Intensional Logic and the Metaphysics of Intentionality, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1988 ; D. Jacquette, Meinongian Logic : the Semantics of Existence and Nonexistence, Berlin, Walter de Gruyter, 1996 ; J. Pasniczek, The Logic of Intentional objects: a Meinongian Version of Classical Logic, Dordrecht, Kluwer, 1998.
8 R. Carnap, Meaning and Necessity: A Study in Semantics and Modal Logic, Chicago, University of Chicago Press, 1947.
9 G. Frege, « Sinn und Bedeutung », trad. fr. dans Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1971.
10 R. Gély, « Du retard de la conscience à la facticité du monde », Introduction à D. Giovannangeli, Figures de la facticité. Réflexions phénoménologiques, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 11-50.
11 D. Giovannangeli, Différence et Répétition. Approche de Derrida, Paris, U.G.E. (10/18, 1979) ; Figures de la facticité, p. 123, 142, 151, 161-162.
12 D. Giovannangeli, La Fiction de l’être. Lectures de la philosophie moderne, Bruxelles, De Boeck, 1990, p. 109-128 ; Le Retard de la conscience. Husserl, Sartre, Derrida, Bruxelles, Ousia, 2001.
13 D. Giovannangeli, La Passion de l’origine. Recherches sur l’esthétique transcendantale et la phénoménologie, Paris, Galilée, 1995, p. 135-137 ; Le Retard de la conscience, op. cit.
14 D. Giovannangeli, La Fiction de l’être, p. 9-18, 43.
15 D. Giovannangeli, La Fiction de l’être, p. 140-141 ; La Passion de l’origine, p. 75-91 ; Finitude et Représentation. Six leçons sur l’apparaître, Bruxelles, Ousia, 2002, p. 57-65 ; Figures de la facticité, p. 69-86 ; sur Hegel, La Fiction de l’être, p. 93.
16 D. Giovannangeli, La Passion de l’origine, p. 109-111 ; Figures de la facticité, p. 201-257.