Le mutisme comme phénomène : Une lecture de L’Animal que donc je suis
À Marie.
1. Liminaire
1Il ne va pas de soi d’offrir dans le cadre d’un recueil d’hommages au travail de Daniel Giovannangeli la lecture d’un ouvrage tardif de Jacques Derrida1. Durablement impressionné par le triple envoi de 1967 (L’Écriture et la Différence, La Voix et le phénomène, De la grammatologie), Giovannangeli ne parle en fait guère de ce Derrida-là. Du Derrida censément « politique », ou « éthique », il est surtout fait mention de Spectres de Marx (1993) ou de Donner le temps (1991) ; ce qui contraste avec l’obstination patiente et répétée qui est celle de l’auteur à déplier dans leurs conséquences ultimes l’Introduction à L’Origine de la géométrie (1962) ou Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (1953-54). De là à déceler, contre un certain devenir-monde de la textualité derridienne, un parti pris pour la sobriété phénoménologique du premier Derrida, il y a un pas que l’on se gardera de franchir. Attentif pour ma part au surinvestissement théorique dont quelques énoncés derridiens ont fait l’objet dans le contexte des Animal studies2, j’opérerai par rapport à ces dernières un mouvement de recul, unpas de côté. Également soucieux de souligner, autour de la figure de Husserl, « l’unité profonde de la pensée derridienne3 », je me risquerai ici à diagonaliser L’Animal que donc je suis par La Voix et le phénomène — soit l’essai auquel Derrida a parfois dit tenir le plus4, le livre de Derrida auquel Giovannangeli lui-même, peut-être, tient le plus profondément, on finit par s’en convaincre à constater le rôle-pivot qu’il joue dans l’économie de sa propre pensée (la seconde partie du livre récent Figures de la facticité s’envisage ainsi, on le verra, comme une lecture globale des quatre derniers chapitres de l’essai de 1967).
2Mais je voudrais d’abord brièvement justifier ma tentative en l’inscrivant dans le prolongement d’une éventuelle forme derridienne d’approche de la philosophie. Était-ce en répétant un geste sartrien que Derrida disait penser, dans « La Différance », « le plus irréductible de notre “époque” » ? Écrire pour son époque, là comme ailleurs, c’était à tout le moins partir « stratégiquement du lieu et du temps ou “nous” sommes »5. Or qu’est-ce qui fait le vif de notre époque ? Derrida le dira bien plus tard en rapport avec la « question animale », en rapport avec les violences perpétrées contre les animaux, en particulier dans le cadre de leur mise à mort industrielle. Il ne s’agit « pas [d’]une question parmi d’autres » : n’indique-t-elle pas plutôt qu’ « une grande désorganisation-réorganisation de la terre humaine est en cours », tant il est probable que « le spectacle que l’homme se donne à lui-même dans le traitement des animaux lui deviendra insupportable » ? Dans tous les cas, c’est bien « l’image que se font les hommes d’eux-mêmes » qui est engagée6. Ce serait un second élément : s’inquiéter, avec Derrida, de l’animal, ce serait finalement moins questionner pour elle-même l’expérience d’une absolue altérité que poursuivre, en la menant cette fois, il est vrai, à ses limites, la déconstruction de l’anthropologie philosophique ; c’est en somme prolonger la voie qui était plus qu’esquissée dans une conférence fameuse sur « Les fins de l’homme ». Mieux encore, c’est à la genèse de la conceptualité derridienne que nous serions alors ramenés. Dans son rapport aux motifs de la « trace » et de l’ « archi-écriture », c’est bien le sens ultimement indécidable de la différance — jeu ou mouvement d’une origine constituante constitutivement retardataire sur elle-même — que réactive la figure de l’animal. Comme le note Derrida, « la différance s’étend à “la vie la mort” en général » ; « dès De la grammatologie, l’élaboration d’un nouveau concept de trace » entendait prendre en charge « tout le champ du vivant, ou plutôt du rapport vie/mort »7. C’est sur cette base que je restituerai l’argument principal de L’Animal que donc je suis.Je m’appliquerai spécialement à montrer que l’invite à « une réinterprétation radicale du vivant » qui clôt cet ouvrage, loin de la contredire, prolonge en fait, certes en la déplaçant, l’exigence finale de La Voix et le phénomène, à savoir penser « la différance » comme cette « finitude de la vie » qui est « rapport essentiel à soi comme à sa mort »8.
2. Le mutisme comme phénomène : Une lecture de L’Animal que donc je suis
3Par méthode, la pensée derridienne de l’animal se fait nominaliste. Existe une multiplicité de formes de vie animales ; l’animal quant à lui n’existe pas, il n’est qu’un nom. Aussi Derrida invite-t-il à utiliser ce mot seulement à la condition de le raturer aussitôt ou bien, afin de mieux encore « donner à entendre le pluriel d’animaux dans le singulier », à lui préférer le terme d’animot9. Cette première décision en engage une autre, cette fois relative à l’opposition simple à partir de laquelle est traditionnellement pensé le rapport homme/animal : celui-ci, envisagé à nouveaux frais à partir de l’idée d’une limite multipliée, pluralisée et diversifiée, occasionnera ce que Derrida nomme une limitrophie10. Quelle est en effet la fonction du signifiant « animal » ? Reconnaître l’existence d’une altérité au moment même où on la méconnaît, autrement dit instituer les modulations d’une différence dans la forme d’une opposition stricte, enfin dénier à son profit l’existence d’un lien. C’est à ce titre que le mot « animal » aménage à vrai dire « la limite sur laquelle s’enlèvent et se déterminent […] tous les concepts destinés à cerner le “propre de l’homme” »11. Loin de « figurer une dénégation parmi d’autres », il fonde tout simplement « le rapport à soi d’une humanité d’abord soucieuse et jalouse de son propre ». Pour autant, le nominalisme derridien n’aboutit pas à nier l’abîme, diversement peuplé, qui sépare l’homme de l’animot : il entend plutôt parcourir « l’épaisseur feuilletée de cette limite abyssale, de ces bordures, de cette frontière plurielle et surpliée »12. L’ « animal » est en somme un mot (uniformisant), l’animal est au fond un lien (pluralisé) : or le « philosophème en tant que tel », et toute la scène sur laquelle se produit la philosophie, s’érigent sur ce mot et dans la dénégation de ce lien — la philosophie est en ce sens dite relever d’une « bêtise » proprement humaine13. Fidèle à son plus ancien projet, Derrida entend alors inquiéter, critiquer, déconstruire l’assurance métaphysique, qui n’est jamais que le rejeton de cette naïveté philosophique. Certes, c’est à partir du discours de la philosophie sur l’animal que cette déconstruction va s’opérer : par la lecture de Descartes, Kant, Levinas, Lacan et Heidegger. Mais — et c’est la spécificité de cette tentative — il importe dans ce cas à Derrida de partir d’une autre scène, une scène précédant la philosophie, laquelle ne prend jamais en compte l’animot qu’au prix de le réduire au savoir qu’elle prend de lui en tant qu’ « animal ». Scène antérieure et alternative, sur laquelle l’animal ne paraît plus comme une somme abstraite de réactions relative à un milieu donné, mais comme un vivant saisi dans la singularité de l’appel qu’il me fait et de la réponse qu’il me donne. Projeté sur une scène qui n’est autre que celle de l’écriture et de la trace14, l’animal apparaît d’abord coup d’œil singulier, particularisation d’un regard. En se gardant de décider trop vite de son sens, il convient d’apprécier ce déplacement proposé par L’Animal que donc je suis, où le geste de la déconstruction, principiellement, s’inaugure de l’exposition15 du sujet philosophant à une scène concrète, désorientante, non de la lecture de textes d’histoire de la philosophie.
4En quoi consiste alors cette scène ? La philosophie normalement voit l’animal, mais elle refuse de reconnaître et d’éprouver que l’animal, aussi, la regarde, l’interpelle de son « regard sans fond »16. Considérez à l’inverse Jacques Derrida dans sa salle de bain, nu sous le regard de son chat ; le philosophe esquisse un mouvement de pudeur : il se couvre d’une serviette. Telle est la mise en scène qui ouvre L’Animal que donc je suis. Non pas « scène primitive », mais, résultant d’un authentique étonnement, la tentative de créer « une scène qui ne soit ni humaine, ni divine, ni animale », à partir de laquelle, enfin, « dénoncer tous les discours sur ledit animal »17. Quelque chose d’inattendu s’est produit, qui n’aurait peut-être pas dû avoir lieu18, et tout à coup tout se précipite, tout est à rejouer, à reprendre. Ne serait-ce pas d’ailleurs la déconstruction elle-même et la logique de son travail qui, du point de vue de cette scène, serait également à renouveler ? On notera en tout cas que la déconstruction, dans ces pages, s’autorise d’une expérience, de l’expérienced’une exposition à un regard, l’expérience d’une pudeur, d’une honte peut-être. Questionnant les raisons de cette pudeur, Derrida caractérise par deux motifs ce qui structure, comme eidétiquement, le rapport de l’homme à l’animal : la temporalité, d’une part, l’altérité, de l’autre. Voyez cet extrait significatif :
Dans tous les cas, si je suis après lui, l’animal vient donc avant moi, plus tôt que moi […]. L’animal est là avant moi, là près de moi, là devant moi — qui suis après lui. Et donc aussi, puisqu’il est là avant moi, le voici derrière moi. Il m’entoure. Et depuis cet être-là-devant-moi, il peut se laisser regarder, sans doute, mais aussi […] il peut, lui, me regarder. Il a son point de vue sur moi. Le point de vue de l’autre absolu, et rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat19.
5On sait « que pour Derrida, dès lors qu’il y va du temps, il y va de l’autre »20. Deux dimensions rendant ici compte du titre de l’ouvrage en son double sens. « L’animal que donc je suis » renvoie d’abord au problème de l’être en général, à l’articulation du même et de l’autre. Me reconnaître dans ma « mêmeté », cela suppose toujours le détour par l’altérité. C’est en tant que je ne suis pas autre que moi — je dispose donc du concept d’altérité — que je m’éprouve comme moi-même : en l’occurrence, c’est par le biais de l’altérité d’un regard animal que je m’atteins dans mon être, animal pour une part. Parce qu’en quelque manière il me précède, ce regard a la primauté. « L’animal que donc je suis » renvoie ainsi d’autre part à l’idée que l’animal est là avant moi, que je suis en retard sur lui, et obligé de le poursuivre, sinon de le suivre à la trace. Cet « être après »21 nous ouvre de la sorte à la dimension du temps. Reprendre la question de l’être signifie donc pour Derrida la dissoudre dans deux dimensions auxquelles elle est en fait subordonnée : celle de l’être-avec (l’autre), celle de l’être-dans-le-temps (le retard). « Comment un animal peut-il vous regarder en face ? » : ce qui se tient au bout de ses yeux interrogatifs n’est pas autre chose, selon Derrida, que « la question de la question », soit celle qui demande : qu’est-ce que « répondre veut dire »22 ? On perçoit les graves conséquences de cette scène expérimentale pour la philosophie. Doté de la capacité de répondre, et non plus seulement de réagir, l’animal y opère purement et simplement la suspension, la déconstruction de l’ontologie : car « avant la question de l’être comme tel, […] il y a la question du suivre »23. L’animal, opérateur de la réduction.
6On a reconnu les deux dimensions que dès sa création le concept de différance entendait conjoindre et mettre au premier plan. Le temps et l’autre, voilà bien ce que la métaphysique occidentale — en tant qu’ontologie logocentrique, pensant l’être dans la forme de la présence — s’est employée a refouler dès son origine et tout au long de son histoire. La différance, qui assure « la présentation de l’étant-présent » sans jamais cependant elle-même se donner « au présent », conteste l’ontologie en sa racine : c’est dans « la mise en question de la valeur d’archè » en général qu’elle trouve son impulsion24. Or la limite la plus fondatrice, celle sur laquelle s’enlève, Derrida l’a reconnu, la possibilité originaire de « l’histoire de soi que se raconte l’homme »25, et d’abord le philosophe, est celle qu’institue le mot « animal ». Mettre la différance au travail sur ce mot n’impliquera-t-il pas dès lors une radicalisation du propos ? Dans le cadre d’une relecture critique du discours de la métaphysique compris comme ce texte au fil duquel l’homme s’invente progressivement comme sujet, constatant la « clôture » de ce discours au moment où elle l’effectue, la différance, arrimée à une constellation de concepts, la trace en particulier, entendait rendre compte de cette clôture de l’intérieur, de façon immanente, mais en en indiquant aussi le dehors26. Retraçant ce parcours dans L’Animal que donc je suis, Derrida répète que l’introduction du concept de trace — contre ceux « de parole, de signe ou de signifiant » — avait pour but et pour effet immédiat de « passer la frontière d’un anthropocentrisme » en excédant jusqu’à l’opposition du vivant et du non-vivant27. Mais qu’arrive-t-il dès lors que la trace s’impose à la faveur de l’exposition à un regard mutique et, à ce titre — tout comme l’écriture —, irresponsable28 ? Une aggravation de la logique de la différance. L’altérité se fait en quelque sorte « absolue » ; quant au temps, quant au retard de la pensée sur une trace qui, toujours, me présente seulement une absence, elle nous fait toucher, écrit Derrida, à « la genèse même du temps »29. L’expression s’inscrit dans le cadre d’une lecture de la Genèse, de la nomination des animaux par Adam, et elle est donc à prendre au pied de la lettre ; elle doit cependant retenir notre attention.
7Ce n’est pas que l’animal était là avant moi, en un moment du temps réellement antérieur. L’animal se situe plutôt à la lisière du temps en général, en un « temps avant le temps » qui, à la fois, dit l’essence du temps — non la forme du présent mais celle d’un perpétuel retard du présent sur lui-même : le présent ne se projette pas au-delà de soi sans demeurer accroché à une précédence — et le lieu de son déploiement possible. Avant le temps retrouvé il y a le temps démantibulé, il y a le « hors » du temps hors de ses gonds, le « out »du time out of joint,cela même que Giovannangeli a décrit, dans une page marquante se référant à la reprise derridienne de la Nachträglichkeit freudienne, comme « l’anachronie du temps lui-même, qui est au temps phénoménologique comme sa condition »30. Qu’engage la genèse du temps ? Qu’est-ce qui se précipite à partir et au-delà de ce temps d’avant le temps ? L’histoire, tout simplement ; et la possibilité pour l’homme, qui est toujours homme-dans-le-temps, de se raconter. Il dit l’histoire qui est la sienne depuis qu’est découvert le temps, ce temps qui le constitue en propre. L’autobiographie s’est ainsi faite confession depuis que l’autos, le soi du rapport à soi — commun à l’homme et à l’animal — est devenu Je par le temps. Alors, si l’animal apparaît fatalement comme le gardien du secret du temps, il est aussi, parce qu’il est là, décidément, avant moi, celui qui n’a à proposer nul récit de soi. C’est donc contre ce schème temporel que Derrida, dans des pages vertigineuses, en vient à méditer la possibilité d’une autobiographie d’avant la chute dans le temps, bien différente d’une histoire du Je établie depuis la certitude d’un propre31. Il faut prendre la mesure de la radicalité de cette méditation. C’est bien la problématique de l’ouverture de l’histoire en général, de l’historicité dans son concept le plus large, qu’elle soulève. À la lettre, on ne peut parler d’histoire qu’à partir du battement que signale le mot « avant » dans l’expression « temps avant le temps ». C’est bien en ce point de contact, qui est un point zéro, qu’apparaît la possibilité de la rupture entre l’homme et l’animal : c’est précisément ce contact que rompt l’idée d’un propre en ce qu’elle est toujours référée, d’abord, à celle d’un temps proprement humain. S’exposer à l’expérience animale impliquerait donc, du point de vue de la déconstruction, de « s’avancer au nom d’une autre histoire, d’un autre concept d’histoire », tant il est vrai qu’
on ne peut […] parler ici d’histoire, de moment ou de phase historique, que depuis un bord présumé de ladite rupture, le bord d’une subjectivité anthropo-centrique qui, auto-biographiquement, se raconte ou se laisse raconter une histoire, l’histoire de sa vie — qu’elle appelle l’Histoire32.
8L’analyse renvoie aux recherches consacrées par le jeune Derrida à la phénoménologie husserlienne de l’historicité. Découvrant l’historicité du sens comme sens de l’historicité en général, établissant que « c’est l’histoire elle-même qui fonde la possibilité de son propre apparaître », c’est dans le « il y a » anonyme de l’écriture qu’il faisait alors résider le lieu de cette possibilité. Interrogeant finalement l’origine du sens et de l’historicité, il découvrait « le retard » comme seul « absolu philosophique » et concluait par suite à « l’altérité de l’origine absolue »33. Or, si la différance, l’origine de l’historicité manquant à sa propre origine, était là-bas prise en garde dans le langage — souvenons-nous que, selon La Voix et le phénomène encore, la « différence […] ne peut habiter le monde, mais seulement le langage, en son inquiétude transcendantale »34 — nous la retrouvons, à trente ans de distance, abritée dans l’expérience d’un regard muet. On rappellera dans la foulée que le thème de « l’historicité en général » était au même moment au centre de la lecture derridienne de l’Histoire de la folie de Foucault. Je ne me réfère pas ici à la fondation historique de la pensée classique repérée dans l’exclusion cartésienne de la possibilité d’être fou ; plutôt à la première Préface de l’ouvrage. Foucault y prétendait retracer une histoire de la folie écrite du point de vue de celle-ci, alors même que la possibilité de l’histoire, du sens et de la raison s’ancre selon lui dans une rupture radicale, dans le tracé d’une ligne de partage renvoyant la folie à l’extérieur de l’histoire, dans l’absolu du silence ; le but était alors de rejoindre, par impossible, le lieu où le partage, à peine effectué, révèle un langage encore commun à la raison et à la folie. Le commentaire de Derrida désignait pour sa part un « silence […] lié par essence à un coup de force, à un interdit qui ouvrent l’histoire et la parole. En général. C’est dans la dimension de l’historicité en général […] la part de silence irréductible qui porte et hante le langage »35. L’enjeu de L’Animal que donc je suis serait alors peut-être de s’approcher autant que faire se peut de ce « silence irréductible », de l’origine même de l’historicité en tant que soustraite à elle-même : c’est ce que devrait autoriser l’expérience du regard sans-fond, situé au-delà de tout langage, auquel s’expose le philosophe et auquel la déconstruction entend alors faire droit, mais comme par impossible, c’est-à-dire dans le langage et depuis l’histoire. L’hypothèse semble d’autant mieux fondée qu’une telle « analogie entre l’animalité et la folie », esquissée à partir de ces mêmes pages de Foucault, signe l’entame de la somme splendide qu’É. de Fontenay consacre au Silence des bêtes36. Elle n’implique cependant pas que L’Animal que donc je suis se borne à penser pour lui-même le temps d’avant le temps : je ferai plutôt le pari que Derrida s’y essaie à repenser le mouvement même de la différence de l’anachronie du temps et de la finitude du temps humain, à penser autrement que dans la forme d’une opposition simple leurs rapports, les rapports de l’ « homme » et de l’ « animal » d’abord, la différance en général du vivant et du non-vivant, de la vie et de la mort ensuite.
9Évoquer l’idée, héritée de Foucault, d’une « archéologie […] [d’un] silence » touchant aux « limites » et aux exclusions qui, « aux confins de l’histoire », disent sa « naissance même »37, doit faire sentir le style et l’orientation lointaine de la méditation derridienne de l’animot. Mais c’est encore le moment de se souvenir que le travail de Foucault consacré au langage de la folie se donnait pour but la mise à mal de la figure moderne de l’anthropos, de la conscience de soi et de la subjectivité fondatrice. Or on sait que la déconstruction de la métaphysique de la présence dans sa forme moderne concentre son tir sur une cible : la présence à soi réalisée dans la forme de la conscience, d’où s’infère la fonction-sujet, et toute la « tradition subjectale »38. C’est donc du soi de l’auto-biographie qu’il faut maintenant repartir. Entre auto-affection et auto-infection, le passage suivant dit déjà l’essentiel :
L’autobiographie, l’écriture du soi vivant, la trace du vivant pour soi, l’auto-affection ou l’auto-infection comme mémoire ou archive du vivant serait un mouvement immunitaire […] mais un mouvement immunitaire toujours menacé de devenir auto-immunitaire, comme tout autos, toute ipséité, tout mouvement automatique, automobile, autoréférentiel39.
10Appartient à l’animalité cette ipséité minimale, l’ « automotricité comme auto-affection et rapport à soi ». Il y a d’abord et avant tout « la vie du vivant » en tant que capable de se sentir ou de s’éprouver, de « s’affecter elle-même ». Une belle formule suffit en ce sens à décrire l’animalité : elle est « Soi sans Je »40. C’est dire que le soi est formé par ce pli de la vie sur elle-même qui désormais la définit comme tel vivant spécifique capable de se rapporter à lui-même ; c’est dire aussi que ce soi ne donne pas lieu à la réflexion par laquelle le vivant s’éprouve puis se reconnaît dans la pensée comme Je : il ne débouche sur nul cogito. Bref, « l’autoréférence comme condition de la pensée », en somme « le propre de l’homme, voilà ce dont l’animal serait privé ». Mais qu’importe ! Ne voit-on pas que ce rapport à soi proprement réflexif résulte, en quelque sorte, d’une infection de l’auto-affection ? L’homme dispose de son propre le plus propre : dans l’intimité de sa pensée, il se dit « Je » ; mais — c’est ce que Derrida retient de Benveniste — il ne peut le dire qu’au présent, au temps présent de son auto-énonciation. Ainsi la constitution du cogito impose-t-elle une double limitation regrettable : elle coupe le soi de la vie ; elle enferme le Je dans le présent. Base sur laquelle s’érige toute la pensée occidentale du sujet41. Il reste alors à Derrida deux choses à accomplir. D’abord, redoublant la distinction du Soi et du Je par celle de la vie et de l’existence, à parcourir pour la déconstruire la séquence philosophique allant de Descartes à Levinas ; et, plus discrètement, à revenir sur son parcours antérieur, cette fois à partir du concept d’auto-affection42. En conclusion de ce point, je m’arrête rapidement sur le premier de ces deux éléments.
11Si la figure de l’animal permet de mettre en continuité des auteurs aussi divers que Descartes, Kant, Heidegger, Lacan et Levinas, c’est que chacun d’entre eux lui applique une structure d’exclusion similaire. En dépit de toutes les différences qui autour du thème de la subjectivité les séparent, ils pensent tous un animal : seulement capable de réactions, non de réponses ; en déficit, manque, défaut ; qui est vu, mais jamais voyant. Le thème, commun, à partir duquel affleure cette structure limitative identique est celui de l’existence réflexive, attribuée à l’homme, par opposition à la vie, qui serait l’unique élément du soi animal43. Derrida applique donc à ces cinq auteurs une même stratégie critique : on le verra sur deux d’entre eux. À propos de la découverte cartésienne du cogito, l’auteur montre ainsi que « la présence à soi du présent de la pensée […] exclut tout le détachable qu’est la vie, le corps vivant, la vie animale ». Cogito ergo sum se pose à la condition de « n’avoir rien […] à voir avec l’auto-affirmation d’un vie » : on ne pourra en somme jamais « conclure d’un “je respire” à un “je suis” ». D’où suit, comme conséquence négative, la thèse de l’animal-machine, immédiatement impliquée par « l’être même de la substance pensante »44. En dépit des profonds déplacements qu’il impose à la métaphysique humaniste et à l’idée même d’une subjectivité constituante, il n’en va de reste pas autrement chez Levinas : « Il secondarise, dans la définition du soi ou du “me voici”, l’existence comme vie, comme vivance »45. Poser par-delà le soi le Je du Je pense, c’est laisser dans l’impensé la vie, pourtant commune au Je et au soi. Cet impensé nous renvoie au second point évoqué : il fait signe vers le travail antérieur de l’auteur, auprès duquel nous allons maintenant séjourner.
3. La Voix et le phénomène dans L’Animal que donc je suis
12Ne faut-il pas faire à ce stade le constat d’un paradoxe ? On sait d’une part que le Je ne se dit qu’au présent, qu’en d’autres termes il fait son lieu d’élection du « présent vivant » au sens de Husserl ; mais on constate d’autre part que, selon la tradition ou la « séquence » philosophique envisagée dans ces pages, le « je suis » ne peut jamais être « d’abord un “je suis vivant” ». Attribuer un privilège au soi en tant qu’il parvient à la conscience de lui-même dans la forme réflexive d’un Je proféré au présent, c’est aussi rompre le lien de ce Je à la vie du soi qui en est cependant la source. Ce que Derrida résume d’une formule — il y va toujours, dans cette tradition, d’un « impensé d’une pensée de la vie » —, pour ensuite mieux rappeler que son parcours philosophique a trouvé son impulsion dans les questions « de la vie » et de « de l’autobiographie de l’ego dans son présent vivant » telles que Husserl les posait46.
13L’Animal que donc je suis fait à deux reprises allusion à La Voix et le phénomène. Il s’agit à chaque fois de rappeler le rôle paradoxalement constituant de la mort, soit du point de vue de l’objectivité, soit de celui du Je. En fait, l’Introduction à L’Origine de la géométrie contestait déjà l’idée phénoménologique selon laquelle, dans la perspective de « la temporalité primordiale » — fondée dans « la Maintenance » du « Présent Vivant de la conscience » et sa « dialectique de la protention et de la rétention » —, la mort ne vaut jamais que comme un « fait extrinsèque »47. À rebours, la mise en lumière de l’écriture, comme champ transcendantal impersonnel apte à assurer « la traditionalisation absolue de l’objet, son objectivité idéale absolue » — bref la possibilité de sa répétition en l’absence de « tout sujet actuel » —, effleurait « le sens transcendantal de la mort »48. La Voix et le phénomène exaspère l’enjeu. Selon Husserl, c’est l’idéalité du sens, son inclusion dans la sphère noématique du vécu et, en dernière analyse, dans la présence du présent vivant, dans la présence à soi de la vie transcendantale, qui garantit l’objectivité de l’objet, son caractère de « comme tel » : en ce sens, « l’idéalité est le salut ou la maîtrise de la présence dans la répétition ». Prenant Husserl à contrepied, Derrida va quant à lui « objecter » au présent vivant, auquel il « ramène le principe des principes », « la médiation structurelle du signe », ignorée par Husserl (l’ambition de l’essai de 1967 est de montrer, à partir de Husserl lui-même, comment cette ignorance du signe indicatif au profit de l’expressivité immédiate de la voix phénoménologique le condamne, quoi qu’il en ait, à demeurer un moment interne à l’histoire de la métaphysique comme métaphysique de la présence), laquelle se voit « elle-même audacieusement rapportée à la mort ». La présence à soi du sens au fondement de l’objet idéal reposerait plus secrètement sur la possibilité d’une absence que Derrida identifie carrément à « l’enveloppement de la mortalité dans le cogito ». On admettra donc que « ce qui ouvre la répétition à l’infini […], c’est un certain rapport d’un “existant” à sa mort », ou encore que « c’est […] le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se cache dans cette détermination de l’être comme présence, idéalité, possibilité absolue de répétition. La possibilité du signe est ce rapport à la mort » ; et l’on conclura que « Je suis veut […] dire originellement je suis mortel »49. C’est dire que Derrida fait fond sur une démonstration ancienne lorsqu’il avance, à la fin de L’Animal que donc je suis, qu’
avoir rapport à la chose, à supposer que cela soit possible, telle qu’elle est en elle-même, c’est l’appréhender […] telle qu’elle serait même si je n’étais pas là. Je peux mourir ou simplement sortir de la pièce, je sais que cela est et restera ce que c’est. C’est pourquoi la mort est aussi une ligne de démarcation si importante […]50.
14Auparavant déjà, cette fois à propos du Je du cogito, Derrida faisait explicitement allusion dans ce même ouvrage à son essai antérieur consacré « au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl ». Relevant que la position du « Je » vaut toujours « en tant que signe de vie, de vie en présence », qu’ « il parle de lui » uniquement « au présent vivant », il rappelait que cette « structure phénoménologique minimale » implique d’autre part, et en fait plus profondément, un « “je suis mort” »51. Il est vrai que La Voix et le phénomène montrait que le Je — parce qu’il n’est pas seulement un pronom personnel « occasionnel », comme le voudrait Husserl, mais une idéalité véritable quoique paradoxale — enveloppe lui aussi au lieu de son (auto-)fondation la virtualité de son absence, sinon de sa mort. De ce que « donner sens à mon énoncé lorsque je dis Je, fût-ce dans le discours solitaire », implique « l’absence possible de l’objet du discours, ici de moi-même », Derrida infère que « ma mort est structurellement nécessaire au prononcé du Je » : comme l’écrit Giovannangeli, « la mortalité apparaît comme la condition de possibilité du cogito en tant qu’il est dicible »52.
15Il faut aller plus loin. Au fond, et c’est ce que suggèrent les pages précédentes, il est possible de reconstruire L’Animal que donc je suis en insistant sur certains thèmes — l’animal différant, entre altérité absolue et ouverture d’un « temps avant le temps » compris comme retard de la pensée sur la vie ; la déconstruction de la présence à soi du Je pense en tant que subjectivité constituante ; le concept d’auto-affection — de façon à ce que l’ouvrage puisse s’apparenter, pourquoi pas, à un pastiche animalier de La Voix et le phénomène. Inversement, on pourrait relire ce dernier livreà partir de L’Animal, en insistant notamment, dans l’essai de 1967, sur le concept de trace. On trouvera ci-après une esquisse en ce sens. Son enjeu est double : d’abord montrer que penser « l’impensé de la vie » signifie moins rompre avec les recherches phénoménologiques, teintées de mortalisme, du jeune Derrida, qu’infléchir le jeu de la différance de la vie et de la mort en fonction d’un travail non seulement textuel, mais aussi cette fois, on l’a vu, expérientiel ; ensuite, en privilégiant parfois les commentaires de Giovannangeli par rapport au texte de Derrida, suggérer, chez Giovannangeli lui-même, une « unité profonde de la pensée » comparable à celle qu’il dégageait chez Derrida.
4. La vie, la mort, la trace, la différance : Une lecture de La Voix et le phénomène
16Giovannangeli a insisté sur le fait que le schème dialectique, dégagé à l’occasion de sa lecture des Leçons sur le temps, présidait chez Derrida à la création du concept de différance — on l’a suggéré plus haut en évoquant l’Introduction à L’Origine de la géométrie et l’essai, consacré à Artaud, « La clôture de la représentation ». Or c’est dans La Voix et le phénomène que ce schème « vient en quelque sorte se délier » : dans ce livre « s’accomplit à vue d’œil le glissement de la dialectique à la différance ». Essentiel à l’économie de l’essai de 1967, le concept de trace joue un rôle capital dans ce déplacement. La même année, Giovannangeli le souligne aussi, De la grammatologie distingue cette dernière notion de la « dialectique » husserlienne de la rétention et de la protention53. C’est dire l’importance de Husserl dans la création des philosophèmes derridiens. Comment dès lors interpréter l’absence de celui-ci dans L’Animal que donc je suis, dans une méditation radicalisant pour une part les acquis de la pensée de la différance afin de poser la question, dite impensée, de la vie54 ?
17D’emblée pourtant, La Voix et le phénomène caractérisait la phénoménologie husserlienne comme « une philosophie de la vie ». Non seulement, on l’a vu, parce que le sens de la mort, simple événement mondain, y est empirique, extrinsèque ; mais encore parce que « l’unité du vivre », dans la double guise de la vie mondaine et de la vie transcendantale, est ce qui autorise la réduction transcendantale alors même qu’elle l’esquive. Bien qu’il évite de poser « la question de cette unité du concept de vie », ce que retrouve Husserl une fois accomplie la mise entre parenthèses, c’est encore « une vie transcendantale ou en dernière instance la transcendantalité d’un présent vivant »55. Or c’est précisément « l’unité » de cette vie, qui donc « traverse l’empirique comme le transcendantal »56, que Derrida entend pour sa part repenser. Elle est ce qui assume — à ses yeux pour la réduire à rien — la différence du transcendantal et de son autre, du sens et du fait, la différence du transcendantal et de tout ce qui selon Husserl doit demeurer extérieur à l’ego constituant. L’idée de Derrida, qui laisse pour ainsi dire l’empirique fracturer le sanctuaire du transcendantal, est de montrer que la phénoménologie est déjà « contestée de l’intérieur par ses propres descriptions du mouvement de la temporalisation et de la constitution de l’intersubjectivité » ; que, plus précisément, l’origine égoïque, quoique constituante, découvre en son cœur l’antériorité d’un monde constitué qu’elle retient en elle au titre de passé. Comment le geste de Derrida pourrait-il alors ne pas impliquer une autre pensée du rapport de la vie et de la mort ? C’est qu’ « une non-présence irréductible se voit reconnaître une valeur constituante, et avec elle une non-vie ou une non-présence ou non-appartenance à soi du présent vivant, une indéracinable non-originarité ». Dans ce cadre, « l’énigme du concept de vie » prend la forme d’une question. Peut-on dire, dans un style husserlien, qu’un rapport « métaphorique » fait l’unité des concepts de vie empirique et de vie transcendantale ? Faisant, contre Husserl, toute sa part à la fonction nécessairement indicative du langage, c’est cette voie exacte qu’emprunte Derrida. La « racine commune » du transcendantal et de l’empirique sera désignée par la différence à soi du vivre, comme « rien supplémentaire » : au titre de « concept ultra-transcendantal », la vie devient « son propre partage et sa propre opposition à son autre » — à la « non-vie ». Pour penser un tel concept, dirait Husserl, les mots font défaut. Comme le dit Derrida, il « appelle peut-être un autre nom »57. Ou éventuellement l’inoculation d’une simple lettre, qui semble laisser l’essentiel en place et qui néanmoins change tout.
18Car « ce concept ultra-transcendantal de la vie » est-il autre chose que la différance ou — pour le dire avec Derrida questionnant Artaud — « la dialectique du mouvement indéfini de l’unité de la vie et de la mort, de la répétition originaire » ? En ce sens, l’essai sur Husserl de 1967 déplie déjà la « réinterprétation du vivant », la pensée de la vie impensée par la tradition, de ce « détachable qu’est la vie » réclamée, d’ailleurs en l’absence de la référence à Husserl,par L’Animal que donc je suis. À partir de plusieurs commentaires, par Giovannangeli, de La Voix et le phénomène — d’Écriture et Répétition à Figures de la facticité —, je vais approfondir la démonstration précédente afin d’ensuite mieux mettre en évidence la continuité de la pensée de Derrida et la spécificité de L’Animal (induite par le fait que ce livre s’autorise d’une scène expérimentale avant de procéder à l’analyse d’un champ textuel).
19Dans La Voix et le phénomène,la reconsidération du tout du langage à l’aune du signe entendu comme indice (Anzeichen plutôt qu’Ausdruck), l’idée selon laquelle un signe linguistique implique pour son fonctionnement, pour la possibilité de sa répétition, une re-présentation, une structure de renvois indéfinis à quelque chose qui d’abord n’est pas là, qu’il s’autorise en ce sens, originairement, d’une supplémentarité, tout cela va permettre de réfuter le principe husserlien fondateur d’une pleine présence à soi de la subjectivité transcendantale constituante, que cette dernière se découvre dans le soliloque intérieur, auquel se réduit ultimement l’idéalité du sens, ou dans la Maintenance du présent vivant, qui est la forme dernière de celle-ci. Chez Husserl, le sens, dans son universalité, est posé comme intériorité : d’où « l’élimination des facteurs connexes de spatialité et d’extériorité », « le dehors, le monde, etc., bref tout ce que Derrida subsumait à cette époque sous le terme […] de “différence” »58. Husserl garantit donc l’idéalité du sens au prix de promouvoir « une intériorité désenchevêtrée de la dimension indicative » : au total, il lui faudra poser la « primauté conjointe de la conscience de soi, de l’espace de la solitude et du temps de la ponctualité »59. En sa racine, la phénoménologie reconduit donc par et dans la subjectivité transcendantale, qui préserve et anime l’idéalité du sens dans la vivance du présent, la détermination de l’être comme présence. De là l’idée de consacrer la phonè, la voix du soliloque intérieur, comme le lieu même d’une conscience de soi foncièrement désincarnée. En tant que « phénoménalité » non-mondaine, la voix garantit la pureté idéale du sens : elle est cette « Lebendigkeit qui anime le corps du signifiant » sans jamais risquer « la mort dans le corps d’un signifiant abandonné au monde ». Tenant donc pour rien la différence du signifié et du signifiant, ne se compromettant en aucune manière avec le dehors, la facticité du monde, la voix intérieure assume la constitution de la transcendance (du fait) dans l’immanence (du sens). « Intimité de la vie avec elle-même », elle est — à la condition, donc, de suspendre le langage dans sa matérialité — la conscience comme présence à soi60.
20Procédant explicitement à la « déconstruction » de cette thèse, c’est bien à partir des réquisits husserliens que Derrida va la contester. L’Introduction à L’Origine de la géométrie avait déjà mis en évidence la reconnaissance ambiguë par Husserl du langage lorsqu’il lui fallait assurer la traditionalisation des objectivités idéales : il était nécessaire à la « virtualisation du dialogue », condition de l’idéalisation comme possibilité de répétition, mais uniquement au titre de « possibilité du pur langage comme tel ». L’intersubjectivité — comprise non seulement comme « rapport de moi à autrui » mais encore comme « rapport de moi avec moi, de mon présent à d’autres présents qui sont toujours miens » : dès lors qu’il y va de l’autre, il y va du temps — vient alors en question61. À partir d’une analyse complexe des différents sens de la (re)présentation en phénoménologie, c’est ce coin, le temps et l’autre, que l’analyse derridienne du langage va enfoncer dans le dispositif husserlien, La Voix et le phénomène étendant au signe en général la réflexion sur l’écriture de l’Introduction à L’Origine. Ainsi sera-t-on amené à reconnaître qu’une « non-présence à soi du présent vivant qualifiera simultanément le rapport à autrui en général et le rapport à soi de la temporalisation ». On trouvera donc à la source de la présence une absence, en fait un « être-mort », tant il est vrai que la non-présence se comprend ici à chaque fois à partir du processus d’indication, entendu comme le « processus de la mort à l’œuvre dans le signe »62.
21Derrida précise qu’ « il y a indication chaque fois que l’acte conférant le sens, l’intention animatrice, la spiritualité vivante du vouloir-dire, n’est pas pleinement présente »63. Giovannangeli l’a récemment rappelé au cours d’une lecture serrée du chapitre V de La Voix et le phénomène (pour l’essentiel attaché aux Leçons sur le temps de Husserl) : selon Derrida, « l’autre et le temps se soustraient également […] au principe des principes husserliens, […] à la présence à soi de la vie transcendantale »64. D’une part, si l’on sait que la constitution de l’objectivité idéale suppose l’intersubjectivité, il reste que l’autre, loin de se donner en personne dans l’intuition perceptive, relève d’une présentation analogique, d’une Appräsentation ; de même, et d’autre part, le jeu des modifications rétentionnelle et protentionnelle ne peut que mettre à mal le privilège de principe accordé par Husserl à l’impression originaire. Dans tous les cas, Derrida va faire « dépendre Vorstellung et Gegenwärtigung de la possibilité de la re-présentation comme Vergegenwärtigung ». Dès que l’on a intégré « la différence du “signe” au cœur de l’“originaire” », on a montré que « la perception n’existe pas » ou, plus exactement, que « tout “commence” par la “re-présentation” » ; que l’ « on dérive la présence-du-présent de la répétition et non l’inverse »65. À l’origine de la subjectivité constituante présente à elle-même en sa vivance, il y a la virtualité de son absence, que Derrida identifie à sa mortalité ; et le jeu d’une re-présentation plus originaire que toute origine, l’infini de la répétition. Tel est le résultat de la déconstruction du problème du signe chez Husserl. C’est enfin ce résultat que résume pour une part, chez Giovannangeli, l’idée d’un retard constitutif de la conscience constituante tant sur elle-même (retard dans la conscience) que sur la facticité du monde (retard de la conscience)66. Quand le dehors est mis au-dedans, la mort seule libère le présent « vivant »…
22Je m’arrête sur le chapitre V de La Voix et le phénomène afin de rejoindre, par le biais des concepts de trace et d’auto-affection, celui de différance. Avant de montrer que le flux constituant ultime de la subjectivité transcendantale lui-même ne relève pas des schèmes de la présence et de l’identité à soi, Derrida avait réduit au maximum, contre Husserl, la différence entre souvenir primaire et souvenir originaire. Loin d’y distinguer, avec Husserl, une perception d’une non-perception, il y voyait deux types de « modifications de la non-perception » : dès lors qu’on ne différencie pas, « à l’origine », impression originaire et rétention, on reconnaîtra la « continuité du maintenant et du non-maintenant ». La ponctualité du présent est soumise comme à sa condition à l’altérité d’une antécédence, comme l’immédiateté de la voix l’était à la médiation du dehors67. Je cite longuement Derrida, qui condense son propos à partir des notions de trace, de différance et de dialectique :
Sans réduire l’abîme qui peut en effet séparer la rétention de la re-présentation, sans se cacher que le problème de leurs rapports n’est autre que celui de la « vie » et du devenir conscient de la vie, on doit pouvoir dire a priori que leur racine commune, la possibilité de la ré-pétition sous sa forme la plus générale, la trace au sens le plus universel, est une possibilité qui doit non seulement habiter la pure actualité du maintenant, mais la constituer par le mouvement même de la différence qu’il y introduit. Une telle trace est, si on peut tenir ce langage […], plus « originaire » que l’originarité phénoménologique elle-même. […] Est-ce que le concept de solitude pure — et de monade au sens phénoménologique — n’est pas entamé par sa propre origine, par la condition même de sa présence à soi : le « temps » repensé à partir de la différance dans l’auto-affection ? […] Est-ce que cette « dialectique » — à tous les sens de ce mot et avant toute reprise spéculative de ce concept — n’ouvre pas le vivre à la différance, constituant dans l’immanence pure du vécu l’écart de la communication et même de la signification en général68 ?
23Le chapitre VI de La Voix et le phénomène va se concentrer sur la notion d’auto-affection ; le thème fait le nerf du chapitre de Figures de la facticité qui envisage, après l’étude de la déconstruction du temps phénoménologique, la critique derridienne du sujet husserlien. La phonè devait délivrer l’instance d’une auto-affection parfaitement pure dans le soliloque intérieur de la subjectivité transcendantale. La critique précédente de toutes les formes de privilège accordées à la présence, critique dont je viens de rendre compte, va entraîner la promotion de la notion d’auto-affection ; mais, comment ne pas le voir, à la condition de sa subordination à une hétéro-constitution plus fondamentale. C’est alors le concept même de subjectivité transcendantale constituante qui est soupçonné — en vérité relativisé : secondarisé — et jusqu’à l’idée de constitution qui se voit déconstruite : « En recourant au concept d’auto-affection, Derrida vise à creuser plus profond que le sujet transcendantal. Reconsidéré à l’aune de la différance, le sujet transcendantal se ramène à un effet de celle-ci »69. C’est que la différance et la trace se soumettent l’auto-affection. Invoquant la prise en compte inquiète de la thématique de l’écriture et de la nécessité de l’incarnation historique des significations idéales, Derrida rappelle, avec et contre Husserl, qu’en vérité « la possibilité de l’écriture habitait le dedans de la parole qui, elle-même, était au travail dans l’intimité de la pensée » ; c’est dire que « tout en refoulant la différence dans l’extériorité du signifiant, Husserl ne pouvait manquer d’en reconnaître l’œuvre à l’origine du sens et de la présence ». Il précipite alors sa conclusion : n’est-ce pas aussi bien admettre que « l’autoaffection comme opération de la voix supposait qu’une différence pure vînt diviser la présence à soi » ? Certes, ce « mouvement de la différance » va produire la subjectivité transcendantale comme « présence à soi du présent vivant » ; mais avec cette lourde contrepartie d’ « y réintrodui[re] originairement toute l’impureté qu’on a cru pouvoir en exclure ». La zone de l’originaire doit être pensée comme une « archi-écriture », une « trace » — laquelle emporte bien sûr toujours avec elle la possibilité de son effacement70.
24Le dernier chapitre, je l’avais évoqué, étend l’analyse à la Bedeutung du pronom Je. On sait qu’en opérant la « substitution d’écrivain à sujet », Derrida, qui fait ici de nouveau fond sur les acquis de sa lecture de L’Origine de la géométrie, s’autorise à identifier au fondement de la signification en général la nécessité de l’absence du sujet de l’intuition. Reportant sur le tout de la discursivité possible l’impersonnalité, l’anonymat virtuel du champ scriptural, l’auteur en déduit la mortalité comme condition de l’énoncé « je suis » et la mort comme condition du cogito71. De l’irréductibilité phénoménologique d’un langage à l’origine duquel gît l’absence, la mort, Derrida conclut à l’impossibilité d’une réduction transcendantale pourtant nécessaire à la mise en évidence — au lieu et à la place d’une subjectivité constituante présente à elle-même dans la transcendantalité du présent vivant — du jeu « originaire » de la différance, de la trace qui supplémente, par toute l’impureté du dehors, l’absence à soi principielle d’une auto-affection qui, décidément, ne sera jamais pure. On peut dire, en ce sens, que la « priorité de l’anonymat scriptural à l’intérieur de la fonction symbolique en général » impose la « nécessité structurelle de l’absence »72. Si, à suivre Giovannangeli, c’est au Sartre de La Transcendance de l’ego que nous serions ramenés par là, retenons simplement, c’est ce qui importe ici, qu’en montrant que « l’auto-affection n’est jamais rigoureusement pure », nous sommes conduits à l’idée qu’ « un rapport endeuillé à soi » est l’unique origine du sens73. C’est à ce point qu’aboutit la fidélité de Derrida à Husserl — son hyperbolisation de la réduction transcendantale, sa compréhension radicale des concepts d’intentionnalité, de noème ou de hylé —, fidélité à l’allure de trahison, puisqu’elle conclut à l’impossibilité du principe des principes : on sait ne faire retour à la chose même que pour constater qu’elle s’est depuis toujours dérobée à l’évidence présente de l’intuition.
25Plutôt qu’aux dernières lignes du livre, je voudrais m’attacher à quelques citations antérieures. En ce que « tout ce qui est purement pensé » sous le concept de présent vivant est « déterminé comme idéalité, le présent vivant est en fait, réellement, effectivement, etc., différé à l’infini » ; à partir d’une articulation complexe, qu’il ne peut être question de restituer ici, de la finitude de l’intuition sur l’infinité de l’idée (au sens de Kant), Derrida ajoute une question : « Que veut dire la présence comme différance à l’infini ? » ; il suggère, finalement, que « l’apparaître de la différance infinie est lui-même fini », qu’au total — j’ai mentionné ce point d’entrée de jeu — « la différance qui n’est rien hors de ce rapport, devient la finitude de la vie comme rapport essentiel à soi comme à sa mort »74. Le problème de « la vie comme rapport à soi », on s’en souvient, était au cœur de L’Animal que donc je suis. On voit ici comment la différance, pensée à partir d’une auto-affection compliquée de l’idée de trace, ne vient pas occuper le lieu de la subjectivité dite transcendantale et constituante sans prendre le relai de l’ « unité », problématique chez Husserl, du concept de vie. La mort, depuis qu’elle n’est plus pensée comme dehors extrinsèque à la vie, hausse cette dernière au rang de concept « ultra-transcendantal ». Elle la contamine jusqu’à libérer le jeu même de la différance, laquelle, il est temps de le rappeler, projette aux dires de Derrida son ombre sur tout le champ du vivant et non-vivant (« la non-vie »), sur celui de « la vie la mort ».
26L’opposition stricte de la vie et de la mort, postulée par le sens commun, tout comme la simple « relève » de la mort dans le flux infini de la vie husserlienne, voilà ce que la différance derridienne répute définitivement nul et non avenu. Comment croire que Derrida revienne sur ce point, même lorsqu’il s’attache à construire une « réinterprétation radicale du vivant » au prisme de l’auto-affection de la vie animale ? « De bout en bout de l’œuvre derridienne, il y va, on peut le constater, de la contamination de l’auto-affection pure par l’hétéro-affection75 ». Constatons-le en revenant une dernière fois à L’Animal que donc je suis.
5. L’Animal que donc je suis au miroir de La Voix et le phénomène
27Pose décidément question le fait que Husserl — pour ne rien dire de Merleau-Ponty — ne soit pas intégré à la séquence (de Descartes à Levinas) déconstruite dans ce dernier ouvrage. Il est vrai que Husserl a su montrer, mieux qu’un autre, que l’animal n’ouvre pas un monde sans empiéter sur le nôtre76. Mais on retiendra surtout le fait que c’est bien au départ de la pensée husserlienne de la vie, on vient de le voir, que Derrida va lui-même bientôt s’employer à ne pas laisser dans l’impensé le problème de la vie, jusqu’à proposer une analyse originale de son articulation à la mort. La dernière page de L’Animal que donc je suis, j’y reviendrai pour conclure, continue du reste de tracer le même sillon, mais sous le signe d’une critique nietzschéenne de Heidegger, non dans une proximité, même infidèle, à Husserl. On pourrait peut-être dire que Derrida, dans ce livre, met l’accent sur une autre fonction de la mort dans l’économie de la différance de la vie et de la mort, sans cependant renoncer à la « logique » même de la différance. Renvoyant les oppositions les plus irréductibles, semble-t-il, à la racine commune d’ « une nécessité telle que l’un des termes y apparaisse comme la différance de l’autre, l’autre différé dans l’économie du même »77, elle reste seule apte à nous faire comprendre — ainsi qu’il l’écrit à propos de Freud — qu’au fond « la vie est la mort ».
28Mais que l’on puisse repérer, dans L’Animal que donc je suis, une inflexion spécifique à l’intérieur de ce même cadre, voilà ce qui se laisserait indiquer d’une part par le point de départ qui est ici celui de la déconstruction (l’expérience d’une exposition concrète au regard de tel animal), de l’autre par la modalité critique qui s’en infère : déconstruire le Je bavard de la réflexion, ce n’est pas d’abord cerner l’élément sur la dénégation duquel s’érige un texte, c’est s’approcher autant que faire se peut du rapport à soi d’une vie muette. Après tout, Derrida s’essaie dans ces pages à penser au plus près le rapport à soi de la vie lorsque ce pli donne lieu à une existence animale ; et, par contrecoup, mais seulement par contrecoup, il s’emploie à inquiéter toutes les figures du propre de l’homme — en procédant, exemplairement, à la déconstruction du Je pense à la faveur de la vie, impensée, du soi. C’est en passant qu’il rappelle que « l’autotélie automonstrative du je, même chez l’homme, impliquait le je comme un autre » : suspendue à une « hétéro-affection irréductible », l’ « autonomie du je » ne peut décidément être « ni pure ni rigoureuse »78. La méditation de l’auto-affection animale autorise ainsi comme par ricochet la reprise du thème de l’hétéro-constitution du sujet. On voit la continuité par rapport aux analyses précédentes : le thème d’une impureté « constituante » de l’auto-affection traverse effectivement toute cette pensée ; on constate pourtant aussi un déplacement. En parodiant un texte célèbre, on pourrait presque dire qu’ici, on ne part radicalement plus de l’homme. Il s’agissait, dans un premier temps, de construire un concept, ainsi celui de trace, afin de déconstruire tout essentialisme de la présence. Sur cette base, la figure animale pouvait apparaître comme un lieu stratégique utile, voire décisif, afin de mener à bien le projet d’une déconstruction du propre de l’homme. La perspective est en quelque sorte maintenant renversée. Tout se passe comme s’il s’agissait avant tout de comprendre l’être de la trace en choisissant de prime abord de s’exposer au point de vue de l’autre absolu, de celui qui, en silence, vient avant moi. De là que l’accent soit mis sur un « temps avant le temps » davantage que sur la finitude du temps humain. Il semblerait que Derrida nous mène ici au plus près de la chose, ou encore :sur un plan où il y a va principiellement de l’être-animal. On pourrait, en manière de jeu, rappeler telle phrase de Giovannangeli :
Que la chose même se dérobe, cela ne voudrait-il pas dire […] que la chose même dicte sa loi, indéfiniment, sans jamais se donner en personne ? Le silence de la chose, son irréductible antériorité, son altérité infranchissable au regard de la conscience, prendrait alors le sens d’une injonction muette qui, indéfiniment, nous commande79.
29Et l’on suggérerait d’y remplacer le mot « chose » par le mot « animal ». Plus sérieusement, c’est bien à la dimension éthique de la pensée derridienne de l’animal que nous sommes ici renvoyés. Au vrai, l’altérité muette de l’animal en appelle au « il faut » de la responsabilité. Il importe à cet égard, selon Derrida, « d’élaborer une autre “logique” de la décision » : c’est le thème de l’indécidable, dont je rappelle seulement qu’il implique, pour l’auteur, l’invention d’une décision sur fond d’une passibilité essentielle à l’appel de l’autre, relativement à un accueil, à une sorte de « oui » transcendantal précédant toute demande. À propos de Heidegger, Derrida demandait : « L’animal entend-il cet appel […] à l’origine de la responsabilité ? […] Et surtout l’appel que le Dasein entend peut-il, en son origine, venir à l’animal ou venir de l’animal ? »80 Giovannangeli a pu écrire qu’à ce qui dans la différance rappelait, au départ, une « négativité silencieuse et non-dialectisable, les travaux récents de Derrida […] semblent préférer l’originarité du oui »81. Je choisirai pourtant de ne pas suivre cette voie éthique caractéristique du dernier Derrida, dans le débat approfondi qu’il noue avec Levinas. Désireux de montrer que l’on ne peut inférer de son attention aiguë à l’altérité animale l’idée que subsiste, chez Derrida, une forme facile de vitalisme, je voudrais pour finir suggérer que cette attention implique plutôt la nécessité de repenser le lien de l’altérité animale à l’ « homme » et, surtout, celle de poursuivre la méditation sur une différance qui « oppose » dans l’élément du même la vie et la mort. La vie est la mort, l’une et l’autre se disent en de multiples sens. En dépit du déplacement, interne à la pensée de la différance, dont témoigne, entre autres, L’Animal que donc je suis, et que cette section a tenté d’apprécier, il reste que, pas plus qu’il ne s’agissait, dans La Voix et le phénomène, de substituer la mort à la vie — mais de faire droit à une « non-vie » produisant, dans l’excès d’un manque, la présence à soi du présent vivant — il ne peut être ici question de saisir une « vie à l’état pur »82. La vie et la mort demeurent aux prises avec la différance, et prises dans son cercle.
6. Conclusion différée
30Dans De l’esprit, Derrida notait que si Heidegger refuse à l’animal l’expérience « de la mort comme telle », rien n’assure, après tout, que celle-ci soit réellement à la portée du Dasein. On a longuement vu comment le mouvement de la différance inquiétait au plus profond l’idée du rapport à un « comme tel » en général, pour finalement le réputer impossible. Une importante note du même ouvrage objecte à Heidegger qu’il est à la fin légitime « de se demander quel contenu sémantique on peut donner à la mort dans un discours pour lequel le rapport à la mort, l’expérience de la mort reste sans rapport à la vie du vivant » ; et Derrida se défend de pour sa part « opposer la mort à la vie »83. C’est en fait tout le sens de la différance qui est ainsi soulevé, celui-là même que Giovannangeli, dans une page éclairante, décrivait dès 1979 :
À penser la différence comme le même heideggerien — qui n’est pas l’identique — on fait droit à l’unité en dehors de laquelle, comme Kant l’objectait à la dispersion de la conscience empirique, tout n’est que poussière d’impressions. À la penser, du même coup, comme différence impure, on échappe à la hiérarchisation des opposés, non pour effacer leur différence, mais pour empêcher de subordonner un terme à son autre. La différance comme différence impure excède ainsi l’opposition, elle est cette nécessité qui fait d’un terme de l’opposition son autre temporellement différé84.
31Entre Heidegger et Kant, on rejoint l’idée d’une « racine commune », plusieurs fois évoquée ici-même, qui doit excéder l’opposition, qui se la subordonne dans la différence à soi d’une unité. Le même ouvrage revenait sur la lecture derridienne d’Artaud : ce que Derrida dressait contre l’idée que le théâtre peut opérer la présentation de « la plénitude d’une vie », succombant de la sorte « aux privilèges conjoints du présent et du vivant », c’était bien la répétition originaire de la re-présentation, laquelle « porte […] en soi son double comme sa mort»85. Nous disposons avec ceci de quoi entendre, sans nous méprendre, la dernière page de L’Animal que donc je suis. Dans le prolongement de De l’esprit, Derrida y corrige cette fois Heidegger par Nietzsche. Ce serait toujours la possibilité de ma mort qui autoriserait la saisie de la chose comme telle : ce à quoi le perspectivisme de Nietzsche ne se résout pas. Il affirmerait plutôt que « le rapport à l’étant, même […] le plus respectueux de l’essence de ce qui est tel qu’il est, est pris dans un mouvement qu’on appellera ici du vivant, de la vie et de ce point de vue, qu’elle que soit la différence entre les animaux, cela reste un rapport “animal” ». Or s’engager sur cette voie, précisément, « suppose une réinterprétation radicale du vivant », réinterprétation à laquelle s’est essayé l’ouvrage se concluant sur cette idée86 ; tout comme, et aussi bien, La Voix et le phénomène — j’espère l’avoir montré. Tel était à mon sens l’intérêt de croiser ces deux ouvrages. Empêcher que cette dernière page soit interprétée dans le sens d’une minimisation de la différence homme/animal (« cela reste un rapport “animal” »), quand Derrida s’emploie au contraire à démultiplier les points de contact de la frontière qui les unit et les différencie, qui les partage et qu’ils partagent. Mais il s’agissait encore, plus profondément, de rappeler que la pensée de Derrida, ici comme ailleurs, ne tente pas de lever l’impensé pesant sur la pensée de la vie sans l’articuler décisivement à la mort : selon le jeu — indécidable — d’une différance à soi de la vie. Je m’y arrête une dernière fois.
32Avant de faire comparaître sur la scène de la philosophie tel animal (à jamais anonyme) ou tel spectre (un temps fameux), tout un cortège de corps et de fantômes répugnant à une tradition où règne logos, phonè et présence, il aura fallu prendre au sérieux la réduction transcendantale : pour se porter aux confins du monde qu’elle ouvre et à la racine qui ouvre sa possibilité même. De là une étonnante créativité conceptuelle — trace, archi-écriture, différance —, seule à même de conter l’ « histoire de la possibilité symbolique en général (avant la distinction entre l’homme et l’animal et même entre vivant et non-vivant) », l’ « histoire de la différance, [l’]histoire comme différance »87. Troubler la vie phénoménologique du dehors, mortel, de l’écriture, cet espace blanc tissé absences, c’était rencontrer la « finitude de la vie » dans la forme d’une différance qui « s’étend à “la vie la mort” en général ». C’est dire, par paraphrase, que la différence des termes ne sera pas effacée, et qu’aucun ne sera subordonné à l’autre : la différance, comme « rapport vie/mort », c’est la nécessité qui fait que la vie est la mort, temporellement différée, et la mort la vie, aussi bien88. En réserve sur soi et en retard sur le monde, la différance espace et temporise : elle constitue l’espace et le temps, mais seulement pour y rencontrer l’antécédance de l’autre et celle du passé, pour s’y découvrir comme cette origine immanquablement soustraite à elle-même, pour y éprouver le pouvoir infini de la répétition, qui n’est jamais que le stigmate de sa finitude, même quand elle « prétend déchirer le présent »89. Je propose de la désigner comme ce champ impersonnel dont la neutralité rigoureuse dit moins la dimension ultra-transcendantale que le caractère pré-personnel, anonyme. On ne conclura pas que celui-ci implique en tant que tel « la mort du sujet » : on sait bien que la différance produit, « toujours sur le point de se reformer, une concrétion de subjectivité »90, laquelle bâtit pour son propre usage, et de façon tout à fait nécessaire, la fiction de son pouvoir de constitution.
33À cet égard, il importerait encore de situer Derrida entre Sartre, Foucault, voire Deleuze. Parcours nous menant de l’expérience critique de la pensée foucaldienne, qui s’oppose au destin anthropologique de la philosophie moderne, enté sur la confusion de l’empirique et du transcendantal, pour délivrer un concept de la subjectivation dont à la fin on peut se demander jusqu’à quel point il échappe à ce destin (fût-ce pour porter sa logique à son comble en la dissolvant dans l’espace matériel des pratiques historiques) ; à la transcendance sartrienne de Je et d’ego, nettement séparés du champ impersonnel d’une conscience qui n’est que glissement hors de soi à même le monde, et qui comme telle, sans doute, esquive l’objection de Foucault ; jusqu’à, peut-être, un certain empirisme transcendantal, où l’idée d’individualité pré-personnelle, d’heccéité, dessine la ligne de fuite d’un possible devenir-animal. C’est bien la question de « la juridiction de la conscience » qui se pose alors, inentamée chez Sartre et détruite par Deleuze91. Mais aussi, sur cette base, la péremption éventuelle d’une réflexion quant à l’historicité de cette conscience entreprise dans les termes d’une dialectique, voie que Sartre emprunte pour s’y retrouver bien seul, et certainement pas en compagnie de Derrida, lui qui très vite — comme le premier Foucault d’ailleurs —, s’est avancé au nom d’une négativité non dialectisable, ne s’autorisant du reste pas davantage de la logique de la contradiction (la vie est la non-vie). Reste que l’auto-constitution du Je dans l’intériorité de son présent vivant, où se découvre son pouvoir de constitution du monde en général, est ici à chaque fois mise à mal par l’effraction d’un dehors qui, au vrai, était de toute origine dans la place — de là que ce dedans soit absence et l’origine manquante à soi.
34Autour de la question du sujet, Derrida évoquait « l’enchevêtrement essentiel […] [d’une] étrange histoire » : il rappelait que Nietzsche, comme Heidegger, « ont soustrait le “qui” à la déconstruction du sujet », tandis que Husserl, quoique situé au cœur de « l’idéalisme transcendantal le plus caractérisé », n’en a pas moins mis en évidence, dans ses « interminables analyses génétiques […] de l’ego, du temps et de l’alter ego », « une zone pré-égologique et pré-subjective »92. Derechef, « il n’est pas interdit de dessiner une manière de continuité depuis Husserl jusqu’à Derrida »93. C’est pourquoi il me plaît, pour conclure, de biaiser l’opposition de Nietzsche et de Heidegger dans L’Animal par deux citations de Husserl. Elles renvoient à l’ « unité du concept de vie », mise à mal par Derrida, mais pour mieux s’inscrire dans le creux de leur différence, et le creuser, au titre de la différance :
L’homme ne peut être immortel. L’homme meurt nécessairement. L’homme n’a pas de pré-existence mondaine, dans le monde spatio-temporel il n’était auparavant rien, et il ne sera plus tard rien. Mais la vie transcendantale originelle, la vie en dernier lieu créatrice du monde et de son moi dernier ne peut venir du néant et retourner au néant, elle est « immortelle », parce que le fait de mourir ici n’a aucun sens, etc.
35C’est seulement que
tout est uniment vie, et le monde est l’auto-objectivation de la vie dans la forme des plantes, des animaux et des hommes qui naîtront et mourront. La vie ne meurt pas, parce que la vie n’est que dans une universalité et une unité intérieure de la vie94.
36On dira que Derrida s’est de prime abord inscrit pour y longtemps séjourner au sein de la différence qu’instaure, dans la première citation, le « mais » introduit par Husserl. On pourrait voir dans ce « mais » — qu’on me permette de jouer encore un bref instant — le lieu qui a originellement requis Derrida, qui lui a donné le désir d’offrir à la tradition philosophique ce « rien supplémentaire » qu’est le concept de différance. Ce rien dessine en ce sens une voie étroite, esquissée plus qu’empruntée par cette voix écrite, tout à fait spectrale, qui à la fin de L’Animal que donc je suis se donne à nous en une bizarre confirmation que la Bedeutung du Je possède « une valeur structurellement testamentaire »95.
37La scène d’ouverture de ce livre, Derrida l’a reconnu,a le statut d’une expérience-limite. Quand tel animal plante son regard dans le mien, pour ne rien dire et ne rien en faire, il me rend étranger à moi-même et me rappelle à l’extraordinaire étrangèreté de mon être au monde. Sa dérobade, qui me signale comme être à jamais retardataire, livre au cœur de ma conscience la facticité du monde. Le rencontre de l’altérité — radicale plutôt qu’absolue — d’une auto-affection de la vie seulement formatrice d’un soi, me fait éprouver l’abîme d’une extériorité, d’une hétérogénéité, d’une absence à moi-même ou d’un ex-centrement originaire qui est la véritable condition de mon auto-constitution en tant que Je réflexif. « Son irréductible antériorité, son altérité infranchissable au regard de la conscience », si elles nous dépossèdent de nous-mêmes, nous lient aussi à lui. Le sujet humain ne se fantasme souverain qu’à la condition de demeurer serf d’une infinie forêt bruissant de regards silencieux. On découvre sur l’animal, qui n’en a cure, que les forces de la finitude ne sont pas d’abord humaines ; que la production de mon intériorité finie reste relative à l’extériorité d’un dehors énigmatique, à une histoire d’ « avant le temps », au patrimoine anté-historique commun à l’humanité, au vivant et au non-vivant. L’animal hors de moi désigne et dessine une finitude en moi, et c’est ce qui nous rassemble. Et si l’animal me voyait mort ? On pourrait admettre que, comme l’inconscient, voire la déraison, la singularité de l’expérience animale incarne une des multiples figures d’une finitude à tous crins plurielle, et que l’on ne pourrait souhaiter unifier, ou achever, ou purifier, sans être infidèle à l’enseignement de Giovannangeli et à l’œuvre de Derrida. Il n’est pas interdit de demander ce que signifierait l’expérience d’une finitude partagée avec l’animal. Que nous le voulions ou non, nous ne cessons d’entrer en commerce avec des fous, avec notre inconscient et avec nos corps, avec une myriade d’animaux.
Notes
1 Issu d’une conférence à Cerisy (L’Animal autobiographique, 1997), le livre paru en 2006 sous le titre L’Animal que donc je suis (Paris, Galilée) est un ouvrage composite. Le premier chapitre est publié dans les actes du colloque, en 1999, le chapitre trois dans le Cahier de l’Herne de 2004 consacré à Derrida. Enfin le dernier chapitre, qui porte sur Heidegger, retranscrit une communication improvisée lors du colloque : il s’agit d’un lieu étrange, où se donne en quelque sorte à entendre au lecteur la voix écrite de Derrida.
2 Je pense en particulier à l’hypothèse d’une « structure sacrificielle » avancée par Derrida en rapport avec le « carno-phallogocentrisme » typique de notre culture (J. Derrida, « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », dans Points de suspension, Paris, Galilée, 2002, p. 292 sq. ; L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 144). Avec de multiples précautions, il s’agissait de rendre compte de l’institution au fondement de notre culture d’une subjectivité mâle, discourante et carnivore, s’assurant de son propre dans l’autorisation déniée du meurtre de l’animal et dans l’ingestion de son cadavre. Critiquée, avec beaucoup de générosité, par E. de Fontenay (« Leur élu secret », dans Sans offenser le genre humain, Paris, Albin Michel, 2011, p. 34-36), cette hypothèse est trop souvent l’unique élément que l’on retient d’une pensée s’attachant en fait moins à penser « l’altérité absolue du tout autre » animal, comme on l’a écrit, que les formes de rapports entre l’ « homme » et l’ « animal » et, plus encore, entre le vivant et le non-vivant — c’est tout l’enjeu des notions de trace et de différance.
3 D. Giovannangeli, Le Retard de la conscience, Bruxelles, Ousia, 2001, p. 108.
4 J. Derrida, Positions, Paris, Minuit, 2002, p. 13.
5 J. Derrida, « La Différance », dans Tel Quel, Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968, p. 45. Voir aussi « “Il courait mort” : salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps modernes », Les Temps modernes, 587, 1996.
6 J. Derrida, E. Roudinesco, De quoi demain… Dialogues, Paris, Champs Flammarion, 2001, p. 106, 119, 109.
7 Ibid., p. 107, 106.
8 Voir respectivement J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 219 et La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 2007, p. 114.
9 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 56. Sur l’ « animot », voir en particulier p. 65 et 73.
10 Ibid., p. 51.
11 J. Derrida, E. Roudinesco, De quoi demain, op. cit., p. 106.
12 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 32, 52. Sur la dénégation, voir également p. 46 et 49.
13 Ibid., p. 64-65.
14 J’enchaîne sans m’y arrêter plusieurs textes des années 1960 dont il faudra se souvenir : « La réduction phénoménologique est une scène » (J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 96) ; « Il n’y a pas de vie d’abord présente qui viendrait ensuite à se protéger, à s’ajourner, à se réserver dans la différance. Celle-ci constitue l’essence de la vie. Plutôt : la différance n’étant pas une essence, n’étant rien, elle n’est pas la vie si l’être est déterminé comme ousia, présence, essence/existence, substance ou sujet. Il faut penser la vie comme trace avant de déterminer l’être comme présence. C’est la seule condition pour pouvoir dire que la vie est la mort […] » (« Freud et la scène de l’écriture », dans L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1972, p. 302) ; « Si l’on pense convenablement l’horizon de la dialectique […], on comprend peut-être qu’elle est le mouvement indéfini de la finitude, de l’unité de la vie et de la mort, de la différence, de la répétition originaire » (« La clôture de la représentation », dans L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 364). Je suggère par là que l’animal engage chez Derrida, outre la question de la « racine commune » de l’ « opposition » de la vie et de la mort (voir par ex. Positions, op. cit., p. 17), deux figures de la différance, celle de l’inconscient — qui renvoie à la complication derridienne de la temporalité phénoménologique entée sur l’irréductibilité du Présent vivant —, celle de la déraison — qui renvoie, entre Husserl et Foucault, à la problématique de l’ouverture de l’historicité en général.
15 E. de Fontenay, « Leur élu secret », art. cit., p. 19 relève que Derrida n’use pas seulement ici de l’animal comme d’un motif stratégique bien fait pour déconstruire le propre de l’homme : il prend d’abord le risque de s’exposer à la singularité de son regard. J’observe qu’ « exposer la pensée de Jaques Derrida à ses dehors les plus marquants » était l’ambition et le fil conducteur du premier livre de D. Giovannangeli, Écriture et Répétition. Approche de Derrida, Paris, UGE, 1979 (premiers mots du quart de couverture).
16 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 30.
17 Ibid., p. 28, 93.
18 Ibid., p. 19. « Comme tout ce qui arrive », est-il écrit : « ce qui arrive » est une expression par laquelle Derrida a parfois désigné l’idée même de déconstruction.
19 Ibid., p. 28.
20 D. Giovannangeli, Figures de la facticité, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 126.
21 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 17, 82, 134.
22 Ibid., p. 24, 27. Sur la « question de la question », voir p. 55, 163.
23 Ibid., p. 94.
24 J. Derrida, « La Différance », art. cit., p. 44-45.
25 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 51.
26 Voir notamment J. Derrida, « La Différance », art. cit., p. 50. Dans les faits, il s’agit de marquer l’appartenance de tel discours à la métaphysique de la présence tout en libérant au sein de ce même discours ce qui s’y dérobe : sur l’exemple de Husserl, voir D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 123 sq.
27 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 144.
28 Ibid., p. 79.
29 Ibid., p. 36.
30 Idem. Voir D. Giovannangeli, Le Retard de la conscience, op. cit., p. 105 (et Figures de la facticité, op. cit., p. 132-135). Sur le time out of joint,voir J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 60 notamment.
31 Ibid., p. 41.
32 Ibid., p. 146, 53.
33 J. Derrida, « Introduction », dans E. Husserl, L’Origine de la géométrie, trad. J. Derrida, Paris, PUF, 2004, p. 56-58, 170.
34 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 13.
35 J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », dans L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 84. Outre le chapitre « La folie du cogito », dans D. Giovannangeli, La Fiction de l’être, Bruxelles, De Boeck, 1990, voir sur ce point Écriture et Répétition, op. cit., p. 162 sq.
36 E. de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Seuil, 2013, p. 21.
37 M. Foucault, « Préface », dans Dits et Écrits, t. 1, Paris, Gallimard, 2001, p. 188, 189.
38 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 146. Voir D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 125.
39 Ibid., p. 72.
40 Ibid., p. 75, 23.
41 Ibid., p. 132, 123. Sur la question du sujet, notamment juridique, dans son rapport à l’animalité, voir plus particulièrement J. Derrida, « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », art. cit.
42 Dans le sillage de la déconstruction derridienne des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, qui elle-même prend appui sur le Kantbuch de Heidegger, il s’agit sans doute là du thème directeur de la lecture giovannangelienne de la philosophie moderne et contemporaine (Foucault compris) : voir en particulier La Passion de l’origine, Paris, Galilée, 1995, mais aussi Figures de la facticité, op. cit., p. 96.
43 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 123, 116, 128 : il s’agit « d’une même organisation discursive à plusieurs tentacules », une pieuvre textuelle, et « son encre ou son pouvoir, ce serait ici le “Je” […] ».
44 Ibid., p. 104, 121, 108.
45 Ibid., p. 153.
46 Idem.
47 J. Derrida, « Introduction », dans E. Husserl, L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 148, 46, 150.
48 Ibid., p. 84, 85.
49 Je mêle ici J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 8, 60-61 et D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 124-125, 145.
50 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 219.
51 Ibid., p. 83-84.
52 Je mêle cette fois J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 106, 108 et D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 145. Commentant la manière dont Derrida enchaîne le résultat de cette analyse et celle du chapitre IV, évoquée à l’instant, Giovannangeli résume avec sûreté : « Après que le glissement s’est opéré de la possibilité de l’absence à la mortalité, il s’accélère et entraîne le passage, ostensiblement, de la mortalité comme condition de possibilité de l’énoncé “je suis” à la mort comme condition de possibilité du cogito » (p. 146) ; Derrida écrit en effet : « Plus haut, nous accédions au “je suis mortel” à partir du “je suis”. Ici, nous entendons le “je suis” à partir du “je suis mort” » (p. 108). J’y reviendrai brièvement ci-dessous.
53 Voir respectivement D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 99 et Le Retard de la conscience, op. cit., p. 97.
54 On se reportera donc au chapitre sur Husserl dans E. de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 881-905.
55 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 9.
56 D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 144.
57 Sur tout ceci, voir J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 10-14.
58 D. Giovannangeli, Écriture et Répétition, op. cit., p. 21 ; Figures de la facticité, op. cit., p. 126.
59 Ibid., p. 22, 23.
60 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 85, 87, 89, 90.
61 D. Giovannangeli, Écriture et Répétition, op. cit., p. 25-26.
62 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 40, 44.
63 Ibid., p. 41.
64 D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 126.
65 D. Giovannangeli, Écriture et Répétition, op. cit., p. 27 ; J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 50, 58.
66 J’ai ici résumé à l’extrême l’enjeu de cette proposition. Pour plus de détails, outre D. Giovannangeli, Le Retard de la conscience, op. cit., spéc. p. 99-102, voir Figures de la facticité, p. 102 et 130 : « S’il n’est de présent que constitué, si chaque présent reste inséparable du présent passé qu’il retient, l’idée ne s’imposerait-elle pas, intuitivement paradoxale, d’un retard originaire de la conscience » ; mieux : « Admettre, avec Husserl, que l’instant de l’impression originaire suppose d’ores et déjà la rétention, reviendrait à introduire au cœur de la conscience constituante, avec l’antériorité, la transcendance de la chose constituée ».
67 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 73-74 ; D. Giovannangeli, La Passion de l’origine, op. cit., p. 22-23.
68 Ibid., p. 75, 77.
69 D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 138.
70 Sur tout ceci, voir J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 92-95.
71 D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 142, 146.
72 D. Giovannangeli, Écriture et Répétition, op. cit. , p. 134, 150.
73 D. Giovannangeli, La Passion de l’origine, op. cit., p. 136.
74 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 111, 114.
75 D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 127.
76 Voir en particulier E. Husserl, « Le Monde et nous. Le monde environnant des hommes et des bêtes », Alter, 3, 1995, « L’Animal », p. 189-203.
77 J. Derrida, « La Différance », art. cit., p. 56.
78 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 133.
79 D. Giovannangeli, Le Retard de la conscience, op. cit., p. 18 qui cite aussi (p. 135), dans le même sens, J. Derrida, « Répliques », Revue des sciences humaines, 228, 1992, p. 184 : « Ponge se place toujours devant le mutisme de la chose, devant les choses qui sont le plus souvent muettes, animaux, plantes et fleurs. Et même quand ce ne sont pas des choses muettes, par nature, il se place devant un certain silence de la chose même, cette chose même étant la chose autre en tant qu’elle se dérobe, qu’elle ne dit rien : son silence nous commande ».
80 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 173 et « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », art. cit., p. 292.
81 D. Giovannangeli, La Passion de l’origine, op. cit., p. 117.
82 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 42.
83 J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 89. On lira la belle critique de F. Dastur, « Pour une zoologie “privative” ou comment ne pas parler de l’animal », Alter, 3, 1995, « L’animal », p. 281-318.
84 D. Giovannangeli, Écriture et Répétition, op. cit., p. 154. Voir en particulier J. Derrida, « La Différance », art. cit., p. 51-52 et Positions, op. cit., p. 17, qui tous deux mettent à contribution sur ce point le concept de trace.
85 Ibid., p. 43.
86 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 219.
87 J. Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », art. cit., p. 294.
88 Commentant Derrida, C. Malabou, « L’Imprenable en question ou se prendre à mort », Études françaises, 38, 2002, évoquait pour sa part « une pluralité de morts dans la mort ». Sans s’inscrire dans le sillage derridien, M. Richir, dans un article important, « Vie et mort en phénoménologie », Alter, 2, 1994, « Temporalité et Affection », p. 347, écrivait : « Si nous vivons au fil de divers rythmes de temporalisations, selon divers styles de l’absence, n’y a-t-il pas, toujours, du mourir dans le vivre et du vivre dans le mourir, et ce, de multiples manières, de sorte que nous vivons (et ne mourons) jamais d’un seul et même pas, et que, parfois il nous arrive de devancer, tout autant que, d’autres fois, de retarder sur tel ou tel rythme, ce qui rendrait au vivre une certaine concrétude d’expérience, non pas seulement de la présence, mais aussi de l’absence ou de la mort ». Je souligne « devancer » et « retarder » : en écho à l’idée que le « contretemps », « trop tard, — trop tôt », serait « le temps de la philosophie » (voir D. Giovannangeli, Le Retard de la conscience, op. cit., p. 8).
89 D. Giovannangeli, La Fiction de l’être, op. cit., p. 123.
90 D. Giovannangeli, Écriture et répétition, op. cit., p. 148.
91 Voir D. Giovannangeli, Figures de la facticité, op. cit., p. 95.
92 J. Derrida, « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », art. cit., p. 277.
93 D. Giovannangeli, Écriture et répétition, op. cit., p. 164.
94 E. Husserl, « Le Monde anthropologique », Alter,1, 1993, « Naître et mourir », p. 288, 284. On lira aussi M. Fraccaroli, « Esquisse d’une phénoménologie de la mort : réflexions husserliennes », in Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. IX, 7, 2013. Pour une analyse de Heidegger qui fait paradoxalement écho à la présente approche de Derrida, voir J. Pieron, Pour une lecture systématique de Heidegger, Bruxelles, de Boeck, 2010.
95 J. Derrida, La Voix et le phénomène, op. cit., p. 107.