Le behaviorisme logique en question
Résumé
Dans une démarche inspirée des sciences de la nature, le behaviorisme logique se présente comme une théorie philosophique visant à rendre compte des états mentaux de façon « objective », en réduisant ceux-ci au comportement observable. Comme l’énonçait déjà Hempel, il s’agit de traduire tout énoncé psychologique en un énoncé où ne figurent plus que des concepts physiques de façon à faire l’économie de la dimension subjective de l’expérience — laquelle ne constituerait rien de plus qu’un simple rouage à vide, inessentiel à l’état mental lui-même. Dans cet article, je propose d’examiner les principaux arguments, désormais jugés classiques, avancés par Wittgenstein, Ryle et Dennett en faveur de cette théorie. Mon but est non seulement de mettre au jour les déficiences de l’argumentation et les présupposés problématiques qui la guident, mais plus fondamentalement de montrer en quoi cette doctrine, en dépit de la popularité qu’elle s’est acquise en philosophie contemporaine, s’avère à l’analyse inconsistante.
La description de l’activité humaine selon les méthodes behavioristes fit apparaître rapidemment le caractère fantomatique et irréel des prétendues incidences de « la vie intérieure » […]. Au début, on compara les théories psychologiques qui ne mentionnaient pas les données de « la perception intérieure » à une représentation de Hamlet où le rôle du Prince du Danemark n’aurait pas été distribué. Mais le héros ainsi banni parut bientôt si épuisé et invertébré que les adversaires du behaviorisme eux-mêmes en vinrent à hésiter de poser sur ses épaules spectrales un fardeau théorique si lourd.
(G. Ryle, La notion d’esprit, 1949)
Postuler l’existence de qualités internes qui ne soient pas seulement privées et qui aient une valeur intrinsèques, mais également impossibles à mettre en évidence et à attester, est tout simplement de l’obscurantisme.
(D. Dennett, La conscience expliquée, 1991)
1Dans sa préface à l’ouvrage de Gilbert Ryle sur La Notion d’esprit, Francis Jacques livre une apologie de la philosophie de langue anglaise du xxe siècle. Il voit dans celle-ci « l’âge d’or pour un large mouvement de pensée soucieux de respecter à la fois l’expérience et la logique », mouvement qui se singulariserait par « un goût de la rigueur et de l’exactitude »1. La théorie philosophique que nous souhaiterions examiner ici s’inscrit dans la lignée de cette vaste tradition. Ses plus illustres défenseurs, Gilbert Ryle et Daniel Dennett, sont d’ailleurs assez largement reconnus à travers ces qualités, à l’instar de la doctrine behavioriste qu’ils professent. L’objet de cet article est de proposer un réexamen de cette doctrine, par l’analyse critique de ses fondements et de ses présupposés. Une telle analyse suppose un travail que l’on pourrait presque qualifier d’archéologique. Car s’il est un trait qui frappe à lecture de ces auteurs, c’est non pas tant la clarté et la rigueur du raisonnement — dont on verra bientôt ce qu’il en faut juger —, mais bien plutôt l’étendue de l’arsenal rhétorique2. Les développements suivants seront donc d’abord consacrés à faire émerger les principes directeurs de la théorie behavioriste hors de cette gangue protectrice, pour pouvoir ensuite leur faire passer la double épreuve de l’expérience et de la consistance. Nous jugerons également de la valeur qu’il faut accorder aux principaux arguments qui les soutiennent.
2Afin de fixer les idées, il peut être utile d’indiquer d’emblée la nature de la doctrine que nous allons soumettre à l’examen. Le behaviorisme logique se présente comme une théorie de la vérification des énoncés psychologiques, postulant que leur valeur de vérité dépend essentiellement d’énoncés d’observation, plus précisément d’énoncés comportementaux. Comme l’énonce Hempel, « tout énoncé psychologique doué de sens, c’est-à-dire vérifiable, tout au moins en principe, est traduisible en un énoncé où ne figure plus aucun concept psychologique, mais seulement des concepts physiques »3. Cette théorie a pour corollaire principal la réduction de tout état mental au comportement objectivé. Ainsi, par exemple, la « douleur » ne se caractériserait pas essentiellement par le fait de ressentir subjectivement la douleur (en première personne), mais par le fait de produire certains comportements observables de l’extérieur ; de sorte qu’un observateur serait mieux placé que moi pour savoir quelle est la douleur que je ressens, en indiquant, par exemple, telles lésions des nerfs. La viabilité d’une telle entreprise suppose naturellement de démontrer que l’expérience immédiate, le vécu subjectif serait négligeable, inessentiel, voire n’aurait aucune réalité — en plus de ne pas posséder l’évidence que la tradition philosophique lui accorde.
1. L’expérience et son expression linguistique
3Cette théorie de l’esprit, développée par Ryle et Dennett, trouve sa source dans la philosophie du language. On sait que Wittgenstein a fait remarquer que dans des énoncés du type « j’ai mal », ou « je perçois telle sensation », les critères d’usage sont essentiellement intersubjectifs, et qu’il ne peut y avoir de langage exprimant des expériences irréductiblement subjectives. Le fait même qu’autrui me comprenne lorsque je dis « j’ai mal », suffit à montrer que ce qui est visé par là n’est pas quelque chose de distinct de ce qui est objectivement observable, autrement il ne serait même pas possible, dit Wittgenstein, qu’une personne puisse comprendre ce que je dis. Ce que montre du reste le fait qu’on puisse corriger mes propos au vu de mon comportement effectif, comme lorsque j’affirme que « je n’ai pas mal » alors qu’on vient de voir les coups qu’on m’a effectivement portés. De sorte que « les autres savent très souvent, parfois même mieux que moi, ce que je perçois, ce que je désire et ce que je crois »4.
4À l’analyse toutefois, cette façon de raisonner s’avère défectueuse ; elle se fonde en outre sur plusieurs présupposés implicites qui, nous allons le voir, sont dépourvus de fondement. Le premier et le plus important de ces présupposés consiste dans la croyance en une correspondance parfaite entre le langage et l’expérience immédiate ou le vécu subjectif, de sorte que toute affirmation à propos de faits linguistiques peut être importée directement au niveau de l’esprit. En tant qu’outil intersubjectif de communication, incapable de dire le singulier de l’expérience immédiate (comme l’avait déjà montré Hegel), le langage est utilisé par le behaviorisme logique comme arme de guerre contre la doctrine « mentaliste », sans savoir que cette arme ne saurait nullement atteindre sa cible. Ce principe est pourtant admis sans critique par Wittgenstein5 qui, comme on sait, place le langage au centre de sa réflexion et étudie toute chose à la lumière de ce miroir déformant, sans concentrer la réflexion vers la chose même. C’est un tel principe qui, dans le raisonnement suivant, permet de passer indûment de la proposition (a) à la proposition (b) :
5(a) Il ne peut y avoir de langage de la douleur, des sensations… exprimant des expériences essentiellement privées ;
6(b) Donc, la douleur, les sensations… ne sont pas des expériences essentiellement privées.
7Prenons un exemple concret de ce mode de raisonnement. Le behavioriste logique doit pouvoir montrer, entre autres, qu’il n’y a rien d’essentiel sous la surface du comportement, que l’idée même d’intériorité est un « mythe ». Ainsi, la possibilité même que deux personnes fassent montre du même comportement à l’égard de la couleur rouge, tout en ayant des expériences qualitatives distinctes de cette couleur (l’un percevant par exemple une certaine nuance différente de celle perçue par l’autre), doit être réduite à néant. Or, voici l’argument :
[…] [a] ces différences ne sont manifestement pas essentielles dans le jeu de langage des expériences qualitatives et dans l’usage des termes de sensation (couleurs, sons, etc.), [b] de sorte que l’on peut dire que ce n’est pas seulement ni même principalement le vécu subjectif qui est le véritable phénomène de l’expérience du rouge6.
8Avec un tel argument, on pourrait tout aussi bien déduire qu’un ordinateur qu’on aurait programmé de telle sorte à pouvoir indiquer « rouge » lorsqu’on lui présente une telle couleur, ferait la même expérience qu’un être humain l’utilisant dans les mêmes conditions — hypothèse passablement absurde. Tout ce que cette doctrine permet effectivement de prouver, c’est qu’il n’existe pas de langage intérieur privé, non qu’il n’existe pas d’expériences absolument subjectives. Elle ne prouve rien quant au vécu concret, car tout son édifice repose sur une confusion entre contenu effectif de l’expérience immédiate (le fait de ressentir la douleur, de percevoir du rouge…) et son expression linguistique7.
9Croire que le monde du sentir peut s’épuiser dans le langage, c’est méconnaître l’expérience même, ou, plus exactement, la défigurer. Affirmer que tout peut être dit, y compris la douleur d’un malade paralysé souffrant dans sa chair, que toute sensation est par principe transparente, c’est ignorer, comme le dit Erwin Straus, que « tout ce qui a été structuré et pensé préalablement par le langage masque ce qui est expériencé au niveau alinguistique dès que nous tentons de comprendre nos vécus ou même d’exprimer simplement leur contenu »8. Croire qu’un aveugle à qui on aurait appris le langage des couleurs ne ferait aucune expérience nouvelle en recouvrant la vue, ou croire que l’essence de la douleur réside dans de simples comportements, dans de simples énoncés du type « J’ai mal », et non dans le fait de la ressentir, c’est un déni de fait basé sur une conception totalisante — et totalitaire — du langage, conception qui ignore que ce dernier est moins le révélateur de l’expérience subjective qu’il ne la recouvre de son voile universalisant.
10Quant à la possibilité de l’erreur alléguée par Wittgenstein, selon laquelle autrui saurait parfois mieux que moi ce que je ressens, en raison de la possibilité qu’il a de me corriger lorsque je dis à tort « Je n’ai pas mal », elle repose elle aussi sur une confusion. En effet, ce qu’autrui corrige dans ce cas précis, ce n’est pas la vérité de mon expérience immédiate, mais l’énoncé que je prononce à son égard. Soit le cas où je ressens une douleur : je peux toujours dire le contraire de ce que je ressens, mais je n’en ai pas moins l’évidence immédiate de la douleur elle-même. Cette dernière évidence est incontestable. Il serait tout simplement absurde d’imaginer le cas où une autre personne vienne me dire : « en réalité, vous n’avez pas de douleur », ou « en réalité, votre douleur est de telle ou telle sorte ». En conséquence, il est faux d’affirmer que « les autres savent très souvent, parfois même mieux que moi, ce que je perçois »9 ; autrement il faudrait pour être assuré de souffrir, qu’on aille s’informer chez un observateur « objectif », lequel, après nous avoir analysé sous toutes les coutures, pourrait enfin nous donner le verdict sur la présence ou non d’une douleur en nous. Ce qui, on en conviendra, ne peut être le fait que d’une personne paranoïaque. Contrairement aux solipsistes qu’il est impossible de réfuter de façon rédhibitoire — car leur position, quoique métaphysiquement insoutenable, n’est pas contradictoire en soi —, il suffirait de piquer les behavioristes avec une aiguille, pour voir s’ils gardent encore quelque doute sur leur douleur, et si leur expérience immédiate, qu’ils nient théoriquement mais à laquelle ils sont bien forcés de se reporter, ne suffit pas à établir la douleur qu’ils ressentiront alors.
11On objectera peut-être que l’admission d’une telle expérience subjective, irréductible à quelque chose qui serait toujours et par principe observable, rendrait caduque la possibilité de tout langage. En effet, si ces qualités sont privées, en ceci que seul le sujet lui-même peut en faire l’expérience directe en première personne, sur quoi repose la possibilité que nous avons pourtant de les communiquer d’une certaine façon ? La réponse à cette question suppose d’élucider la nature de lasignificationdes mots que nous utilisons à cet effet. Lorsque nous disons « Je vois du rouge » ou « Je ressens une douleur », les mots « rouge » ou « douleur » ne sauraient rendre compte de notre expérience singulière, puisqu’ils peuvent aussi bien désigner une constellation d’autres rouges ou d’autres douleurs que celles que nous sentons. Même en affinant notre vocabulaire, en parlant de façon plus précise de « pourpre », de « vermeil » ou de « cramoisi », ou encore d’une « douleur cuisante » ou « profonde », en convoquant images et métaphores suggestives, nous ne parviendrons jamais à rendre compte de façon complète et fidèle de notre expérience, car ces précisions seront encore trop générales. Comme l’a montré Hegel, il est de l’essence du langage de ne pouvoir énoncer que l’universel10 ; aussi ne peut-il dire l’expérience sensible, mais simplement la viser. Le langage ne saurait suppléer à l’expérience même, et un aveugle à qui on aura expliqué avec autant de détails que possible ce que sont pour nous les couleurs ne saurait se les représenter comme nous le faisons, du simple fait de les lui avoir décrites. Il y a donc, dans l’ordre du sensible, un écart irréductible entre les mots et ce dont ils sont censés rendre compte. Par suite, la signification du mot « douleur », par exemple, ne saurait résider dans un contenu particulier, dans telle ou telle expérience absolument singulière : en tant que « sensation pénible », la signification de ce mot réside dans une forme générale indéterminée quant au contenu, mais qui n’est pas pour autant sans rapport avec lui. La signification doit en effet se comprendre en termes d’isomorphisme. C’est dire qu’elle repose sur une structure générale qui est l’invariant d’une diversité de contenus pourtant incommensurables. Si l’on suppose deux personnes faisant respectivement l’expérience d’une douleur D1 et D2 (qualitativement différentes), ils pourront s’entre-communiquer leurs sensations et se comprendre mutuellement en tant qu’ils énoncent par le mot « douleur » à la fois quelque chose de commun à leur douleur effective, puisque celle-ci vaut comme expression singulière de la forme générale « sensation pénible », mais en même temps quelque chose qui est différent de cette douleur effective, puisque ce terme demeure abstrait et manque la dimension qualitative du contenu concret de D1 et de D2.
12De cela, il s’ensuit, d’une part, que la fonction intersubjective du langage et la possibilité que nous avons de parler à autrui de nos expériences immédiates ne sont nullement contraires à l’existence d’états psychiques privés. D’autre part, il s’ensuit que l’incapacité inhérente au langage d’exprimer précisément cet aspect qualitatif vaut non seulement pour celui qui en fait directement l’expérience, mais à plus forte raison pour celui qui entreprendrait de le décrire de l’extérieur, en troisième personne. Ce en quoi l’ « hétérophénoménologie » est vouée à être une entreprise doublement abstraite, puisque c’est notamment sur ces énoncés recueillis qu’elle fonde sa description (linguistique), et jamais sur l’expérience directe des états psychiques en question.
2. Comportement et réalité objective
13Toutefois, comme cette théorie se fonde également sur l’étude du comportement, avec ce présupposé que les états psychiques d’autrui seraient déjà présents à même celui-ci, il nous faut à présent examiner ce point en quittant un instant le domaine du langage. Comme on s’en doute, la stratégie utilisée par ces théoriciens consiste à réduire les processus mentaux éprouvés par le sujet à son comportement publiquement observable et « objectivé ». En effet, disent-ils, la douleur ressentie par autrui est présente à même ses pleurs, ses grimaces, et ne réside dans aucune « intériorité » supposée, de même que sa joie se lit immédiatement à même ses expressions faciales. D’où ils concluent que l’étude des mouvements corporels d’autrui suffit à rendre compte des états psychiques du sujet étudié.
14En fait, leur argument se base sur le phénomène intersubjectif de l’expression, qu’ils interprètent ensuite en termes de comportement physique. Mais c’est là une erreur. Car s’il est vrai que, dans l’expérience humaine vécue, nous sommes capables de comprendre autrui en tant qu’il se donne immédiatement à même ses expressions et ses attitudes, comme dans un regard, dans un sourire, le monde « objectif » que prétend décrire la science ne prend nullement en compte ces phénomènes d’expression. Au contraire, la description « objective » du corps ne saisit pas le tout du corps concret, tel qu’il est appréhendé dans l’expérience vécue : elle en est un appauvrissement, une abstraction11. Si le visage concrètement saisi exprime déjà un certain état psychique, le système nerveux ou neuronal, ou même les simples mouvements matériels en quoi consisterait le comportement de convulsion, n’expriment rien du tout. Le behavioriste est d’ailleurs bien forcé de sortir de son approche objectiviste pour prendre en compte, subrepticement, de tels phénomènes d’expression ; phénomènes que sa méthode présuppose et récuse tout à la fois. Comme le dit lui-même Dennett, « les lésions cérébrales ne prouvent rien : ce n’est qu’en établissant une correspondance entre la lésion cérébrale et les comptes rendus (crédibles) et les données comportementales que nous pouvons obtenir des hypothèses sur les parties du cerveau qui sont essentielles pour tel ou tel phénomène conscient »12. Mais établir une telle correspondance suppose précisément que l’on prenne en compte autre chose que certaines vibrations de l’air et certains mouvement matériels, et que l’on se réfère à des paroles douées de sens et à un comportement exprimant quelque chose, comme par exemple un comportement de fuite, d’inquiétude, ou d’exaltation… On voit bien qu’à s’en tenir à la « réalité observable objective » que le behavioriste prétend décrire — un complexe matériel constitué en dernière analyse de certaines particules invisibles(électrons, quarks, matière noire…) —, ce dernier n’aurait toujours affaire qu’à des objets du type des lésions cérébrales, et il ne sortirait jamais du cercle dans lequel l’enferme sa propre théorie. L’acte même de décrire les états psychiques d’un sujet serait impossible selon le credo scientiste que professent les behavioristes. Qu’une telle théorie existe est la preuve même de son inconsistance.
15Et cependant, le behavioriste prétend avoir découvert par là quelque chose de profond : ne voyant pas que la disparition d’autrui en tant que sujet est le résultat de sa méthode déficiente, il triomphe comme s’il venait de démasquer une fiction inutile, sans savoir qu’il l’a lui-même retirée de la scène par un certain artifice dont il ignore la nature. C’est ainsi que Ryle, comme on sait, a dénoncé avec vigueur l’hypothèse du « fantôme dans la machine »13, hypothèse qu’il attribue à ses adversaires en vue de les discréditer par avance. Mais à quoi la position qu’il dénonce revient-elle en réalité ? Non pas à soutenir l’existence de je ne sais quel fantôme ou qualité occulte, mais à affirmer que nous avons un vécu, une expérience déterminée par certains états psychiques, que ces états sont subjectivement éprouvés en première personne et ne sont pas réductibles à certains mouvements matériels observables de l’extérieur. Ainsi, lorsque nous ressentons de la douleur, personne, mis à part nous-même, ne peut ressentir cette douleur en tant que telle, laquelle possède en soi un caractère d’évidence tel qu’on ne peut la mettre en doute sans se contredire. Voilà donc à quoi revient la position soi-disant « obscurantiste » que Ryle, et Dennett après lui, attaquent à grand renfort de rhétorique. Mais puisqu’en philosophie, seuls comptent les arguments, on me permettra de livrer ceux-ci dans leur dénuement. Voici donc l’argument de Ryle : en distinguant les états psychiques des états physiques du corps, nous commettrions une « erreur de catégorie » similaire à un homme qui, après avoir visité les différentes parties d’une université, demanderait à son guide : « Où est l’université ? », alors que l’université n’est pas une entité séparée de ses parties, mais n’est que la somme de celles-ci. Ainsi l’erreur de catégorie consisterait à attribuer au tout une réalité indépendante de ses parties, alors qu’elle n’est que le nom donné à leur réunion. Ce qui prouverait, a contrario, que les états psychiques seraient entièrement réductibles à des mouvements corporels observables.
16Mais, à bien y songer, est-il vraiment pertinent de produire un raisonnement portant sur une université pour en importer ensuite les conclusions sur l’esprit ? Lorsque l’on veut montrer que l’esprit et ses états psychiques ne sont rien de plus que leurs manifestations matérielles, et que l’on se sert à cet effet d’une comparaison avec un objet dont on sait déjà qu’il n’est qu’un complexe matériel, qu’a-t-on en réalité prouvé, sinon la circularité de son propre raisonnement ? Du reste, il est facile de montrer qu’un esprit ne peut en aucune façon être rangé au nombre des objets tels que les universités. En effet, notre esprit synthétise le divers des impressions en une perception unifiée, de sorte que notre vie psychique ne se réduit pas à une addition de parties concrètes, indépendantes du tout dans lesquels elles s’insèrent14. Unité que ne possède en aucun cas l’université qui n’est, comme tout artefact, que la somme de ses parties. Par ailleurs, s’il est vrai que les différents locaux sont des parties de l’université, est-il vrai de même que les différents composants du corps (en particulier le cerveau) sont des parties de l’esprit ? Lorsque je visite les locaux d’une université, je perçois déjà une parcelle de l’université elle-même. Mais s’il m’était donné de visiter le cerveau, non seulement je ne verrais pas de perception, mais je ne verrais pas non plus de parties de perception. En réalité, le contenu de ce que je verrais alors serait incommensurable avec la perception qui est censée lui correspondre. Par conséquent, l’argument de Ryle est sophistique, et l’aberration alléguée de la thèse qu’il dénonce est construite par lui de toutes pièces.
17Voyons à présent si ce n’est pas plutôt sa propre théorie qui est contradictoire. Le problème majeur auquel le behaviorisme doit faire face est l’incommensurabilité, évoquée ci-dessus, entre les phénomènes psychiques et le comportement compris en termes de mouvements matériels observables. Comment en effet rendre compte objectivement de la présence de tel phénomène de douleur, de telle image perceptive chez un « sujet » donné, en ayant uniquement recours à l’étude extérieure de son corps ? Or, plutôt que de se mettre en peine d’affronter le problème, la stratégie des behavioristes consiste à le nier d’emblée comme un faux problème, en déclarant « irréelles » — ou, au mieux, « négligeables » —, les incidences de la vie psychique intérieure, subjectivement vécue ; celle-ci n’étant dans leur conception qu’un des aspects, en rien essentiel, de l’état mental réel. Prenons, pour illustrer notre propos, le cas de la cécité hystérique, et voyons comment ce cas se trouve traité dans l’approche behavioriste. Je me permets de citer ici le résumé clair et succinct donné par B. Leclercq du traitement de la question par Dennett15 :
On parlera de « cécité hystérique » lorsque le sujet se dit aveugle et se comporte comme un aveugle, mais que son système nerveux n’est pas lésé et qu’une partie au moins de son comportement indique qu’il est capable de tenir compte d’une série d’informations sur son environnement que seule la vue peut lui fournir. Bien sûr, on ne peut pas prouver que le sujet dispose bien dans son esprit de telle ou telle image visuelle de son environnement, mais cela n’a guère d’importance, car le verdict ne se fonde pas sur l’existence ou non d’une telle image mentale, mais sur des critères dispositionnels intersubjectivement accessibles16.
18On peut, schématiquement, et en prenant comme première prémisse implicite la thèse du behaviorisme, rendre compte de l’argumentation de la façon suivante :
19(1) Thèse : les états psychiques (A) sont réductibles au comportement seul (B) ;
20(2) Admission forcée d’un hiatus irréductible, à savoir : l’impossibilité de prouver, à partir du comportement seul, qu’une personne possède telle ou telle image visuelle ;
21(3) D’où, en vue de préserver (1), la réduction des états psychiques à de simples « rouages à vide »17 que l’on peut négliger et qui n’ont guère d’importance dans le phénomène étudié.
22Mais il est visible que ce dernier point a pour effet de contredire (1), puisqu’on ne peut réduire A à B, si B ne permet pas de rendre compte de A (auquel cas l’idée même de réduction serait caduque) ; et si, en outre, on néglige la réalité de A, qui était pourtant précisément l’élément à expliquer.
23Déterminer si une personne est aveugle ou non, c’est, par définition, déterminer si elle a une déficience visuelle totale ou si elle perçoit quelque chose. On ne peut pas mettre de côté l’ « aspect subjectif », c’est-à-dire le fait pour le sujet d’avoir ou non une image visuelle de son environnement, puisque c’est précisément en cela que consiste le fait d’être aveugle ou voyant. Le fait de ne pas voir est une propriété essentielle d’une personne souffrant de cécité, et non une propriété accidentelle, un aspect parmi d’autres qui n’aurait guère d’importance — autrement on n’a pas compris le sens du mot « cécité ». Cela est tout aussi clair dans le cas de la douleur. Le behavioriste s’égare lorsqu’il affirme que l’aspect subjectif ou le vécu de la douleur peut être tenu pour négligeable, qu’il n’est qu’un « simple épiphénomène » et « pourrait tout aussi bien être absent sans que cela change quoi que ce soit à l’état en question »18. Est-ce à dire que le fait de ne pas ressentir une douleur ne changerait rien quant à la douleur elle-même ? De même que le fait de ne pas voir ne changerait rien à l’état de perception ?
24Essayons de voir d’où peut provenir un tel non-sens. Il peut être utile, à cet égard, de convoquer ici la distinction pascalienne entre deux types de définitions. Ainsi, de deux choses l’une : soit on prétend rendre compte du terme « douleur » dans son sens original, il s’agit dans ce cas d’une « définition de chose », qui peut être contestée ; soit on destitue ce terme de son sens pour lui en donner librement un autre, il s’agit alors d’une « définition de nom », par laquelle on forge un terme nouveau. Le problème surgit à partir du moment où le behavioriste prétend, non donner au mot « douleur » un sens inédit (défini exclusivement en termes de comportement), ce qui ne serait guère contestable, mais rendre compte de la douleur elle-même. En visant l’objectivité, il veut à tout prix en évacuer la « face subjectivement ressentie », car il veut pouvoir étudier le phénomène de l’extérieur comme le font les autres sciences, c’est-à-dire à la troisième personne. Mais cette exigence, raisonnable en sciences naturelles, devient problématique lorsqu’elle est appliquée, sans amendements, à l’étude du psychisme humain. En effet, la description « objective » des mouvements corporels d’autrui ne peut prendre en compte que ce qui nous apparaît. Et si les états psychiques d’une personne sont déterminables objectivement seulement par une autre personne (comme l’exige le behaviorisme), il s’ensuit que l’évaluateur externe, en tant qu’il est encore lui-même une personne vivant ses états psychiques en première personne et que c’est précisément sur la base de ses propres états psychiques que s’effectue son évaluation, devrait lui encore être évalué en troisième personne. Ainsi à l’infini ; la difficulté disparaissant évidemment s’il n’y a personne de mieux placé que nous-mêmes pour déterminer quels sont nos propres états psychiques conscients. Mais cela, le behavioriste le passe sous silence, ou ne le voit tout simplement pas19. En réalité, sous l’apparence d’un décentrement du sujet, c’est-à-dire d’une « objectivation », la phénoménologie à la troisième personne n’est que la subjectivité de l’observateur érigée en norme totalitaire des états d’autrui, lesquels sont en même temps réduits à n’être que de simples apparences, de simples « rouages à vide ».
25C’est cette visée d’objectivité héritée des sciences naturelles qui l’amène à soutenir que l’aspect subjectif des phénomènes psychiques peut être mis entre parenthèse, en tant qu’il ne serait qu’un aspect inessentiel du phénomène en question. Méconnaissant la spécificité des phénomènes psychiques, cette théorie se retrouve ainsi à marcher sur la tête : elle érige l’accidentel au titre d’essence, et l’essentiel au titre d’accident. Le comportement de douleur (au sens rigoureusement physique) devient l’essentiel de la douleur, tandis que le ressenti de la douleur n’est plus pour elle qu’un fait accidentel. Or, contre le behaviorisme, il faut rappeler avec Kripke qu’ « exister sans être ressentie comme douleur, c’est exister sans qu’il y ait douleur »20 ; que, par conséquent, « la référence de “douleur” n’est pas fixée par une propriété accidentelle de la douleur [lésion des nerfs, convulsions, etc.], mais par sa propriété d’être une douleur, par sa qualité phénoménologique immédiate »21. En effet, en supprimant le comportement de douleur, on ne la supprime pas nécessairement — comme dans le cas évident d’un être vivant souffrant mais paralysé22. De même, en sens inverse, dans le cas de la simulation, il est évident qu’on peut exhiber un comportement de douleur sans que celle-ci soit réelle. Mais il suffit que je supprime la sensation de douleur pour que la douleur disparaisse ; il suffit que je ressente une douleur pour que la douleur soit effective, et rien de plus n’est requis. Dans le sens du mot « douleur », il n’est pas possible d’avoir une douleur sans ressentir de douleur, l’usage même de ce mot le montre contre Wittgenstein.
26Cela précisé, nous pouvons à présent mettre en évidence la contradiction sur laquelle débouche la position behavioriste, représentée ci-dessous par la proposition (2) :
27(1) Il n’y a pas de différence entre une douleur et une douleur ressentie ;
28(2) L’aspect subjectif (c’est-à-dire le ressenti) de la douleur peut être tenu pour négligeable ;
29(3) Donc la douleur est un aspect négligeable de la douleur.
30Plus généralement, c’est l’orthodoxie « externaliste » qui, appliquée aux contenus mêmes de la perception interne, se trouve prise en défaut. Cette doctrine consiste à soutenir que tous les contenus mentaux « ne sont pas dans la tête », comme ses sectateurs aiment à dire, mais dépendent essentiellement des conditions externes, c’est-à-dire de l’environnement. Or, supposons qu’une personne donnée ressente présentement une douleur par suite d’une lésion des nerfs. Appelons cette douleur D1. Supposons ensuite que le contexte environnemental se modifie, par exemple que cette lésion des nerfs se résorbe, et néanmoins que la même douleur persiste comme auparavant sans aucune altération, je demande s’il est légitime, selon la thèse de Putnam23, d’affirmer que le contenu de pensée aura lui aussi été modifié, et qu’il faille par conséquent postuler l’existence d’une autre douleur D2 non ressentie ? L’absurdité de cette dernière supposition est manifeste. La référence et les conditions de vérité de l’énoncé portant sur la douleur, ou tout autre état mental propre, dépendent avant tout de la douleur telle qu’elle est ressentie par celui-là même qui en fait l’expérience, et non par un hypothétique état-de-chose extérieur à la douleur effective — laquelle possède du point de vue ontologique une objectivité que ne possède pas, par exemple, la lésion des nerfs en question24.
3. Conscience et apparence
31Pourquoi du reste partir du cerveau ou du complexe corporel comme d’un donné non interrogé ? L’existence de notre propre vie psychique ne présente-t-elle pas un caractère de vérité primitive ? Après tout, il n’y a aucune contradiction à prendre la matière pour un simple phénomène. Il est vrai que, dans l’attitude naturelle, la matière est ce qui nous apparait comme le plus évident, car le plus « palpable », le plus « concret », pense-t-on. D’où s’ensuit, par un processus psychologique d’association d’idées, l’identification de l’être à la matière25. Mais cette idée de la matière est pré-scientifique : ce que la science a le mérite de montrer, c’est son statut éminemment problématique — qu’on songe par exemple à l’hypothèse de la matière noire, substance invisible aux propriétés énigmatiques, qui remplirait une grande part de l’univers, y compris de notre propre corps. L’ancrage observationnel dont se réclame le behaviorisme est à cet égard trompeur. Partir de la matière comme d’une réalité en soi relève par conséquent d’une démarche dogmatique, car il se pourrait très bien que la matière ne soit, en dernière analyse, qu’un simple phénomène.
32Là où, par contre, il y a contradiction, c’est à prendre la conscience elle-même comme une apparence. Supposons en effet que ce ne soit pas le cas, et que notre expérience psychique actuelle ne soit qu’une apparence dépourvue de toute réalité, il s’en suivrait que le lecteur de ces lignes ne pourrait même plus dire avec certitude : « Je suis en train de percevoir des caractères noirs ». Or, en y portant bien attention, que peut-on trouver de plus évident ? Nous pouvons toujours douter qu’il existe des caractères noirs, soit que notre vue nous trompe, soit que notre imagination nous présente des choses absentes, comme il arrive dans le rêve ; mais nous ne pouvons douter que nous voyons du noir et que nous en faisons l’expérience comme tel, quoique, par exemple, ces caractères fussent en réalité bleus26. Comme le dit Brentano, après Descartes :
Ce qui vaut pour les objets de l’expérience externe ne vaut pas au même titre pour ceux de l’expérience interne. À propos de celle-ci, personne n’a jamais démontré qu’il y aurait contradiction à prendre ses phénomènes pour la vérité. Bien plus, nous avons de leur existence cette connaissance très claire et cette certitude entière que donne l’intuition immédiate. Personne ne peut donc véritablement douter que l’état psychique qu’il perçoit en lui-même n’existe et n’existe tel qu’il le perçoit27.
33Si je ressens par exemple une douleur, y a-t-il un sens à parler d’illusion ? Pourrait-on à bon droit venir m’apprendre que je n’ai, « en réalité », aucune douleur, que je ne fais aucune expérience de la sorte ? C’est pourtant ce que voudrait nous faire croire Dennett. Selon lui, il n’y aucune différence essentielle entre des humains et des automates ne faisant aucune expérience, car nous sommes de tels automates28. Selon lui, la souffrance d’un humain ou de tout autre être conscient vaudrait exactement la même chose que la « souffrance » d’une machine qui ne ressentirait rien — pour autant qu’elle ait les mêmes apparences extérieures que nous29. Cette position revient à dénier l’existence même de la conscience, donc à nier que nous ressentons de la douleur lorsque nous souffrons, ou même que nous faisons quelque expérience psychique que ce soit. Avec John Searle, je considère cette position comme relevant d’ « une forme de pathologie intellectuelle »30.
34Dans La conscience expliquée, Dennett prétend expliquer la conscience en niant son existence — ce qui est une façon singulière de procéder. Il prétend que la conscience, l’expérience immédiate que nous avons de nos propres états psychiques, n’est qu’une apparence. Mais il ne voit pas que lorsqu’il s’agit de la conscience, le fait de mettre au jour la réalité derrière l’apparence n’a plus aucun sens, car, comme le souligne Kripke, « dans le cas des phénomènes mentaux, il n’y a pas de différence entre le phénomène lui-même et son “apparence pour nous”»31. Il suffit en effet de sentir une douleur pour qu’elle soit réelle ; une apparence de douleur est, par essence, une douleur. Il y a donc une objectivité de fait des phénomènes psychiques, au sens où c’est un fait objectif que des sujets humains ont de la douleur, puisqu’il suffit qu’ils la ressentent pour qu’elle soit effective. Seul le mode d’existence de la douleur est subjectif.
35Lorsqu’il s’agit d’objets physiques, il est tout à fait pertinent, par exemple, d’expliquer l’or en le réduisant à un assemblage d’atomes. Dans cette explication, certains aspects de l’or, comme son caractère doré, sont réduits à n’être que des apparences de celui-ci. Ces aspects peuvent donc à bon droit être laissés de côté, car ils ne sont pas identiques à l’or lui-même. Mais Dennett se sert de ce modèle pour l’appliquer sans amendement à la conscience, comme s’il s’agissait d’un objet inerte parmi d’autres. Ainsi, dit-il, il est normal que l’explication de la conscience laisse quelque chose de côté et réduise certaines « manifestations » de la conscience, à savoir l’ « aspect subjectif », à n’être que des apparences de celle-ci. Ce faisant, ce qu’il met de côté n’est autre que la conscience elle-même. à la finde son ouvrage, nous assistons alors à un retournement complet, puisqu’il y soutient désormais que son explication ne laisse rien de côté (alors qu’il venait d’affirmer exactement le contraire quelques lignes plus haut32) : la conscience, affirme-t-il à présent, n’est en rien quelque chose de subjectif — il croit s’en sortir de la sorte en vidant le terme « conscience » de sa signification.
36Cette contradiction, que la rhétorique de l’auteur n’arrive que laborieusement à dissimuler, apparaît à l’endroit même où les fondements de son entreprise sont explicités. C’est là, comme nos analyses l’ont montré, le symptôme d’une inconsistance inhérente à la doctrine behavioriste, doctrine qui, en plus de contredire les données immédiates de l’expérience, s’édifie toute entière sur des principes contradictoires. Il s’ensuit que le behaviorisme logique ne saurait, en dépit de ses prétentions, constituer une théorie philosophique recevable.
Bibliographie
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Notes
1 Cf. G. Ryle, La notion d’esprit, trad. fr. S. Stern-Gillet, Paris, Payot, 1978, p. i.
2 Les deux extraits cités ci-dessus en donnent un petit échantillon. Nous verrons bientôt qu’il ne s’agit là, le plus souvent, que d’un cache-misère philosophique.
3 C.G. Hempel, « L’analyse logique du langage », Revue de synthèse, n°10, 1935, p. 35.
4 B. Leclercq, « Ni fantôme ni zombie : L’émergence de la conscience subjective dans le flux des expériences », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 10, n°3, 2014, p. 5.
5 « Si, dit par exemple Wittgenstein, on fait comme une description de la classe des langues qui satisfont leur fin, on aura ce faisant montré ce qu’il y a d’essentiel en eux et donné ainsi une re-présentation immédiate de l’expérience immédiate » (Remarques philosophiques, trad. J. Fauve, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, p. 51).
6 B. Leclercq, « Ni fantôme… », art. cit., p. 12.
7 Ainsi, l’objection selon laquelle le « mentalisme » reposerait « sur une interprétation simpliste des substantifs psychologiques » ne vaut rien. Pas plus que celle disant que nous n’aurions pas de connaissance indubitable de nos propres états psychiques au motif que « c’est l’usage à la troisième personne qui est le plus fondamental et l’usage à la première personne [qui] en est dérivé ; [et que] j’ai appris à dire “J’ai mal” dans les contextes où les autres disaient de moi “Il a mal” » (B. Leclercq, « What is it like to be a bat ? Phénoménologie « à la troisième personne » de Wittgenstein à Dennett », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, vol. 6, n°2, p. 303-304). Avec un tel raisonnement, on pourrait tout aussi bien déduire que, moi, je ne suis pas un individu mais un universel abstrait, du simple fait que les termes « moi » ou « je » sont de tels universaux.
8 E. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. fr. G. Thines et J.-P. Legrand, Grenoble, Millon, 2000, p. 325. Que dire du reste des muets, des jeunes enfants ou des animaux ? Seraient-ils dénués de toute vie psychique du simple fait d’être dépourvu de langage ? Contrairement à ce qu’affirme Wittgenstein (cf. Tractatus logico-philosophicus, §§ 4.01, 4.26, 5.6, etc.), les frontières du langage ne sont pas les frontières du monde, et c’est une illusion de croire qu’il suffirait de réunir toutes les propositions élémentaires vraies pour que le monde se trouve complètement décrit.
9 B. Leclercq, « Ni fantôme… », art. cit., p. 5.
10 Cf. G.W Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 131 suiv.
11 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 404. Que de tels phénomènes d’expression soient irréductibles à un fait physique, c’est ce que montre par exemple l’impossibilité de décomposer l’unité d’un phénomène expressif en unités plus petites. « J’ai beau, dit Scheler, ayant adopté l’attitude de la perception externe, décomposer celle-ci en ses éléments constitutifs correspondant aux parties les plus petites du corps, je ne réussis jamais, malgré toutes les juxtapositions et combinaisons possibles de ces parties, à reconstituer l’unité d’un sourire, d’un geste menaçant, etc. » (M. Scheler,Nature et formes de la sympathie, trad. fr. M. Lefebvre, Paris, Payot, 2003, p. 472).
12 D. Dennett, La conscience expliquée, trad. P. Engel, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 454, note 2.
13 Cf. G. Ryle, op. cit., p. 11 suiv.
14 Voir F. Brentano, Psychologie d’un point de vue empirique, trad. fr. M. de Gandillac, revue par J.-F. Courtine, Paris, Vrin, 2008, livre II, chap. iv « De l’unité de la conscience », p. 169-189. Ce qui montre bien, contrairement à ce qu’affirme Dennett, que l’esprit n’est pas le cerveau, puisque ce dernier est fait de parties concrètes, ce qui ne saurait être le cas de l’esprit. Et d’ailleurs, lui-même ne cesse d’insister sur le fait qu’il n’existe pas d’opérateur général unitaire quelque part dans le cerveau, mais que celui-ci est fondamentalement un complexe décentralisé.
15 Voir D. Dennett, op. cit., p. 405 suiv.
16 B. Leclercq, « What is it like… », art. cit., p. 291 (je souligne).
17 Selon l’expression de Wittgenstein.
18 B. Leclercq, « Ni fantôme… », art. cit., p. 10.
19 Les plus radicaux d’entre eux, comme Dennett, ne voient pas davantage qu’en affirmant l’irréalité des phénomènes psychiques, ils se réfutent eux-mêmes : puisque le behavioriste prétend se fonder exclusivement sur des observations, elles-mêmes fondées, par la force des choses, sur l’état psychique des observateurs, il ne saurait y avoir de science en supposant l’observateur comme un pur complexe matériel, comme une sorte d’automate ne faisant aucune expérience (à l’instar de toute machine).
20 S. Kripke, La logique des noms propres (Naming and Necessity), trad. P. Jacob et F. Recanati, Paris, Minuit, 1982, p. 140.
21 Ibid., p. 141.
22 Or, selon Wittgenstein en particulier, « une différence dans ce qui est subjectivement ressenti qui ne ferait pas de différence dans les attitudes corporelles n’a aucune importance » (B. Leclercq, « Ni fantôme… », art. cit., p. 9).
23 Cf. H. Putnam, « The meaning of “meaning” », in Mind, Language and Reality. Philosophical Papers, volume II, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 215-271.
24 Pour être exact, je ne pense pas que dans le cas d’énoncés issu de la perception externe, où l’on prétend viser autre chose que nos propres phénomènes psychiques, il faille nécessairement rejeter l’externalisme. Mon intention est simplement de montrer que cette thèse ne saurait avoir la validité universelle qu’on lui accorde, puisqu’elle est fausse eu égard aux énoncés portant sur la perception interne.
25 Cf. J Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. P. Coste, Amsterdam, Pierre Mortier, 1735, livre II, chap. 33, § 17, p. 320.
26 « Dans le rêve, dit Brentano, nous avons vraiment des représentations de couleurs, de sons et d’autres images » (F. Brentano, op. cit., p. 188). Descartes ne disait pas autre chose au début de sa troisième méditation : « Car, […] quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j’appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu’elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi » (R. Descartes, Méditations métaphysiques, suivies des Objections et Réponses, éd. J.-M. et M. Beyssade, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 95).
27 F. Brentano, op. cit., p. 23-24 (je souligne). Cette vérité n’est nullement remise en cause par l’existence d’états psychiques inconscients, contrairement à ce que prétend Dennett. Montrer que tout état mental n’est pas conscient, et qu’il y a en nous beaucoup de « petites perceptions » dont nous ne nous apercevons pas (comme l’avait déjà montré Leibniz bien avant lui), ne prouve en rien que l’évidence avec laquelle nous apparaissent nos pensées, nos perceptions ou nos sentiments serait trompeuse. Leibniz était quant à lui prémuni contre une telle confusion. Il reconnaissait que « la conscience ou la réflexion qui accompagne l'action interne ne saurait tromper naturellement ; autrement on ne serait pas même certain qu'on pense à telle ou à telle chose […]. Or, si les expériences internes immédiates ne sont point certaines, il n'y aura point de vérité de fait dont on puisse être assuré (Nouveaux Essais, éd. Brunschwig, Paris, GF Flammarion, 1921, livre II, chap. xxvii, § 13, p. 190).
28 D’où cette conséquence que, « conçue comme stratégie interprétative, l’hétérophénoménologie peut aussi bien valoir pour les hommes que pour les animaux ou même les machines. Bien sûr, dans ces derniers cas, on ne dispose généralement pas de compte rendu verbal des vécus par le sujet lui-même […] » (B. Leclercq, « What is it like… », p. 291, je souligne). Mais attribuer des états psychiques à des objets inertes ne saurait être que métaphorique, autrement on vide le terme « vécu » de son contenu (ce que fait effectivement Dennett). Or une théorie qui ne permet pas de faire la différence entre être vivant et machine, entre être conscient et automate, n’est pas plus recevable, à mon sens, que l’hypothèse d’une science biologique qui serait incapable de distinguer un vivant d’un non-vivant. À vrai dire, l’idée même d’une phénoménologie des machines est une pure aberration, au même titre qu’une biologie des pierres ou une sociologie de l’atome.
29 Cf. J. Searle, The Mystery of Consciousness, London, Grata Books, 1997, p. 107-120 ; B. Leclercq, « What is it like… », p. 310-311.
30 J. Searle, op. cit., p. 112. Dennett, par exemple, en arrive ainsi à se demander : « Pourquoi les espoirs détruits d’un zombie comptent-ils moins que les espoirs détruits d’une personne consciente ? » (op. cit., p. 558). Jason A. Williams, dans son compte rendu apologétique du livre de Dennett, Sweet Dreams, rapporte encore qu’ « une explication complète d’un zombie est identique à une explication complète d’un non-zombie », et ose rapporter cet argument contre l’existence des qualia, que « si un zombie insiste sur le fait de posséder des qualia, cela devrait être suffisant pour les lui accorder ». D’où l’on conclura semblablement qu’un ordinateur affichant « j’ai mal » sur son écran ressentirait vraiment de la douleur pour cette raison même.
31 S. Kripke, op. cit., p. 143
32 « Quand [les physiciens] expliquent la façon dont la réflexion et l’absorption de la radiation éléctromagnétique rendent compte des couleurs et de la vision des couleurs, ils semblent négliger la chose même qui compte le plus. Mais bien entenduil doit y avoir « quelque chose qu’on laisse de côté » — sinon nous n’aurions pas commencé à expliquer. Laisser quelque chose de côté n’est pas simplement une caractéristique des explications ratées, c’en est une aussi des explications réussies. Seule une théorie qui expliquerait les événements conscients en termes d’évènements inconscients pourrait expliquer la conscience. […] Les solides, les liquides et les gaz peuvent être expliqués en termes de choses qui ne sont pas elles-mêmes des solides, des liquides et des gaz. […] L’illusion que la conscience est une exception vient, je le soupçonne, d’une impossibilité à comprendre ce trait général de toute explication réussie. En pensant, à tort, que l’explication laisse quelque chose de côté, nous pensons sauver ce qui serait autrement perdu en le remettant dans l’observateur comme quale — ou sous la forme de quelque autre propriété “intrinsèquement” mystérieuse » (D. Dennett, op. cit., p. 564, je souligne).