Bulletin d'Analyse Phénoménologique Bulletin d'Analyse Phénoménologique -  Volume 14 (2018)  Numéro 6 

Naturalisme, scepticisme et positivisme phénoménologique

Claudio Cormick
CONICET, Universidad CAECE (Argentine)

Résumé

Nous essayerons dans ce travail de mettre en rapport les approches de Merleau-Ponty et de quelques auteurs dits « analytiques » quant au problème de la valeur des capacités cognitives humaines, dans la mesure où celles-ci ne sont pas considérées comme des conditions de la « connaissance en général » mais comme des capacités contingentes et non universelles. En d’autres mots, il s’agit de savoir si le fait d’avoir de telles capacités, qui peuvent être comparées avec d’autres formes (réelles ou possibles) de connaître le monde, entraîne des conséquences relativistes, voire sceptiques. D’abord, nous essayerons de résumer brièvement la façon dont la question d’ensemble sur la fiabilité de nos capacités cognitives a été posée par l’analyse de Patricia Smith Churchland sur « l’épistémologie naturalisée ». Nous verrons comment le naturalisme épistémologique a poussé quelques auteurs (notamment, Alvin Plantinga et Thomas Nagel) à remettre en question la fiabilité qui peut être attribuée, dans un cadre naturaliste, aux capacités cognitives humaines, tandis que d’autres (tels que Jerry Fodor) ont essayé de revendiquer cette fiabilité, même dans un cadre naturaliste. Ensuite, nous introduirons le « positivisme phénoménologique » merleau-pontien comme la thèse selon laquelle un doute semblable sur nos capacités cognitives en tant que telles ne peut pas même être posé ; l’existence de fait de ces capacités leur donne nécessairement une valeur pour nous. Pour déterminer l’originalité de cette thèse merleau-pontienne, nous devrons la comparer avec la réponse que Husserl donne au défi « relativiste sceptique » qu’il trouve dans le psychologisme ; nous verrons donc que la position du phénoménologue français n’est pas réductible à ce que l’on trouve dans les Recherches logiques. L’étape suivante consistera à reconstruire et à évaluer les arguments spécifiques que Merleau-Ponty donne pour appuyer le « positivisme phénoménologique » ; ainsi, nous verrons que l’auteur de la Phénoménologie de la perception semble considérer que la valeur de nos capacités cognitives ne peut être mise en question que depuis une position réaliste, ce qui, à son tour, l’amène à argumenter qu’une interprétation réaliste des mots « vrai » et « faux » les rend impossibles à appliquer. Il est possible de reconstruire un argument différent de Merleau-Ponty, à savoir celui d’après lequel une évaluation comparative de la valeur de nos capacités cognitives serait impossible étant donné le manque de contenu de l’idée même d’une « pensée surhumaine ».

1. Sur nos capacités cognitives comme un résultat contingent de l’évo­lution biologique

1La question du relativisme psychologiste, comprise comme celle de savoir si « nos » vérités sont purement et simplement le résultat de notre constitution psychique en tant qu’êtres humains, a été traitée par la phénoménologie depuis sonorigine, sous la forme de la longue étude que Husserl consacre au psychologisme dans l’introduction à ses Recherches logiques. Elle a égale­ment été abordée, avec des inflexions particulières, dans l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty1. Il est intéressant de noter que, loin d’être épuisée, ou de se voir limitée au champ de la philosophie dite « continentale », la problé­matique psychologiste est réapparue au sein de la philosophie analytique comme le résultat des préoccupations « naturalistes » propres à cette tradition. La question posée par Husserl et par Merleau-Ponty à titre d’hypothèse et sur un plan synchronique — c’est à dire, la question de savoir si, au cas où il existerait, maintenant, des sujets de pensée suprahumains (des « martiens », des « anges »2), ceci n’entraînerait pas un possible démenti de nos croyances —, a été reformulée, de différentes manières, par la philosophie anglo-saxonne des trente dernières années, depuis le « scien­tisme » de Patricia Smith Churchland sur le rôle de la vérité dans la sur­vivance de l’espèce humaine, jusqu’à la « téléologie sans théologie » de Thomas Nagel, en passant par le polémique argument d’Alvin Plantinga contre les supposées conséquences sceptiques d’une explication purement naturaliste du développement de nos capacités cognitives3.

2En effet, la perspective est maintenant diachronique et il ne s’agit plus d’une pure et simple expérimentation mentale : étant donné l’existence d’un processus évolutif qui nous a conduit à nos capacités cognitives actuelles, qui apparaissent donc comme contingentes, comment échapper à la conséquence relativiste selon laquelle ces capacités — quelques-unes parmi d’autres qui ont existé ou qui auraient pu exister — sont le corrélat nécessaire de « nos » vérités ? Comment dire, en d’autres mots, que nous avons accès à quelque chose qui serait la vérité, si cette vérité n’est que ce que nous percevons comme telle, en raison de ces capacités cognitives contingentes ? Oublions un instant le caractère choquant des types de solution proposés par des auteurs tels qu’Alvin Plantinga (qui suggère qu’aucune solution naturaliste, sans appel à une garantie divine, ne peut vraiment fonctionner4) et nous prendrons conscience de l’intéressant parallélisme entre les inquiétudes de ceux-ci et celles présentées par Merleau-Ponty quand, il y a plus de soixante-dix ans, il déclarait que les « lois de notre pensée » sont « un fait, comme la forme de notre visage ou le nombre de nos dents »5.

3Toutefois, pour arriver à mettre ces deux lignes de pensée en contact et pouvoir, ainsi, avancer vers une recherche de solution au problème qu’elles posent toutes les deux, nous devons commencer par une reconstruction soigneuse, qui n'exagère pas les similarités entre, d’un côté, la formulation du problème « naturaliste » dans la philosophie analytique et, d’un autre côté, les analyses sur le psychologisme chez Husserl et chez Merleau-Ponty (qui, d’ailleurs, ne coïncident pas entièrement dans leurs approches à la question). Pour comprendre comment se présente cette problématique du côté anglo-saxon, il faut évoquer le chapitre, aussi étonnant qu’influent, d’Alvin Plantinga dans Warrant and proper function — où il a présenté son célèbre « argument évolutif contre le naturalisme » — pour commencer à discerner les différences entre les cadres épistémologiques au sein desquels la question relativiste apparaît dans les deux traditions que nous sommes en train de comparer. Chez Plantinga, la question de savoir si nous pouvons prétendre que nos croyances sont vraies est, dès le début, une question posée en termes de fiabilité, dans la tradition du « reliabilism » analytique. Étant donné la question épistémologique d’ensemble (« cartésienne », en dernière instance) de savoir si nos capacités cognitives sont fiables, Plantinga ne se demande pas si cette question est légitime. Il accepte que ce doute général est un authentique problème philosophique et ses préoccupations concernent plutôt la supposée impossibilité de répondre que oui, nos capacités cognitives sont fiables. Ceux qui répondent aux doutes sceptiques de Plantinga, quant àeux, ne rejettent pas non plus la légitimité d’une question générale sur la fiabilité de notre connaissance — ils pensent, plutôt, que cette fiabilité peut être garantie6. Comme nous le verrons dans les sections suivantes, l’analyse merleau-pontienne de cette même question est très différente : le phéno­ménologue rejette l’idée même d’une évaluation d’ensemble de nos capacités cognitives. C’est en ce sens que Merleau-Ponty parle de « positivisme phéno­ménologique » : il n’est pas possible de distinguer le constat du fait que nous ayons certaines capacités cognitives, d’un côté, et l’évaluation du droit, de la valeur, de ces capacités, d’un autre côté7.

4Si Plantinga, quant à lui, n’est pas sûr de trouver un appui évolution­niste pour servir de fondement à la fiabilité de nos croyances, ceci est dû — ce qui nous amène au deuxième point de notre comparaison — au fait que la seule garantie naturaliste de nos capacités cognitives dans leur ensemble, une garantie qui s’appuie sur la sélection naturelle, échoue, d’après lui, en raison du fait que la sélection naturelle ne « choisit » pas des croyances, elle « choisit » des comportements8. La question de savoir si nos croyances peuvent être considérées comme vraies se résume, chez Plantinga, à la question de savoir si des sujets avec des croyances systématiquement distorsionnées ne pourraient pas déployer une conduite qui soit, du point de vue évolutif, réussie. Plantinga pense que la réponse à cette question est clairement affirmative. Plus encore, étant donné que, d’après lui, nous pouvons imaginer tout un éventail de combinaisons possibles au sein desquelles des sujets systématiquement trompés auraient, malgré cela, un succès évolutif, il s’ensuit que, nous, les êtres humains devrions avoir eu de la chance (avoir « gagné la loterie évolutive »9) pour être des sujets avec des croyances vraies, au lieu d’être simplement des sujets avec des croyances fausses mais adaptatives. Nous savons, dit Plantinga, que nos capacités cognitives sont telles qu’elles nous ont permis de survivre à la sélection naturelle, tandis que d’autres espèces n’ont pas pu le faire. Mais nous ne savons pas si nous ne sommes pas représentatifs de la possibilité, concevable a priori, selon laquelle nous serions des sujets qui ont un succès évolutif dans le même temps qu’ils soutiennent des croyances fausses.

5Arrêtons-nous un instant sur cette idée : une thèse importante dans cette ligne d’argumentation est que la capacité de notre esprit à connaître la vérité est contingente. L’ensemble des croyances que nous pouvons appeler « vraies » n’est pas découpé a priori, à la différence de la phénoménologie, d’une façon telle qui garantisse que nous puissions atteindre la vérité10. Pour Husserl et pour Merleau-Ponty, l’idée d’une vérité qui serait par principe hors de la portée de nos capacités cognitives est un non-sens et ainsi le rapport entre « ce que nous pouvons arriver à croire » et « ce qui est vrai » n’est pas seulement contingent. Une croyance telle que nous ne puissions pas l’avoir ne pourrait pas, ipso facto, être une croyance vraie. Au sein du débat anglo-saxon avec Plantinga, en revanche, les stratégies de réponse ont accepté la thèse selon laquelle le rapport entre « vrai » et « accessible pour nos capacités cognitives » est, en fait, contingent ; les critiques de Plantinga ont essayé de combler l'espace entre ces deux termes, au lieu d’attaquer, sur le plan conceptuel, la possibilité même de les séparer.

6Voyons immédiatement pourquoi l’approche phénoménologique merleau-pontienne s’éloigne de ces façons de présenter la discussion.

2. Pourquoi la réponse de Merleau-Ponty au relativisme psychologiste n’est pas husserlienne

7Il ne faut pas oublier que, même si Merleau-Ponty présente une réponse au psychologisme qui, d‘après lui, n’est rien d’autre qu’une interprétation de Husserl, en réalité ce qu’il emprunte au fondateur de la phénoménologie est limité aux quelques lignes, plutôt marginales, des Recherches logiques. Concrètement : Merleau-Ponty dit — en « suivant » Husserl — que le psychologiste a raison de dire que les « lois de notre pensée » sont des faits, qu’elles relèvent de notre constitution psychique, mais il ajoute que, en dépit de cela, ces lois doivent être considérées comme universellement valables ; Husserl, quant à lui, ne concède pas vraiment cette prémisse propre au psychologisme, mais il affirme — dans le contexte de la discussion contre Erdmann — que même si les « lois de la pensée » étaient spécifiquement humaines, nous ne pourrions tirer de ce fait aucune conséquence, étant donné que, sans preuves, il n’y aurait pas de connaissance. En d’autres mots, si le psychologiste voulait réduire nos expériences de la vérité au rang de simples faits psychiques, sans pouvoir avoir confiance en elles, le psychologiste lui-même ne pourrait pas continuer à avoir des prétentions à la connaissance11. Mais, insistons, c’est un argument pour un cas extrême, ce que Husserl ne cesse de répéter : ceserait une erreur, déclare Husserl, que de considérer les lois de notre pensée comme le résultat de notre constitution psychiqueen tant qu’êtres humains ; des principes tels que celui de non-contradiction relèvent du sens, du contenu, de notions telles que « vérité ». Ces principes-là sont, pour le dire dans un vocabulaire qui n’est pas celui de Husserl, des vérités analytiques12. C’est pourquoi Husserl ne prend pas autant au sérieux que Merleau-Ponty la supposée menace sceptique découlant de la possible existence d’êtres surhumains : « Ce qui est vrai est absolu, est "en soi" vrai ; la vérité est identique, qu'il s'agisse [...] des êtres humains ou des êtres non-humains, des anges ou des dieux »13. Étant donné le caractère analytique des principes tels que celui de non-contradiction, il ne peut exister ici un vrai problème :

[C]e que signifient les principes de contradiction et du tiers exclu appartient au seul sens des mots « vrai » et « faux » [...]. Soit ces êtres comprennent les mots « vrai » et « faux » dans notre sens ; alors il n'y a pas de discussion raisonnable si les principes ne tiennent pas : ils appartiennent à la simple signification de ces mots, tels que nous les entendons. [...] Ou bien ils utilisent les mots « vrai » et « faux » dans un autre sens, et alors tout l'argument est une discussion sur les mots14.

8Dans un sens, donc, toute la discussion sur les capacités cognitives humaines et les possibles conséquences relativistes des découvertes qui y sont liées est beaucoup plus étrangère à l’esprit de Husserl qu’à celui de Merleau-Ponty, au moins dans la mesure où le cas typique de « loi de la pensée » est un principe logique ; Husserl était trop intéressé par la logique pure pour admettre véritablement la possibilité de parler, dans ce champ, de « lois de la pensée » spécifiquement humaines. En outre, Merleau-Ponty aborde le problème de ces « lois » (qui pourraient être des principes pertinents pour la connaissance sans être toutefois logiques) de façon plus générale et moins claire, ce qui le rend, ironiquement, beaucoup plus actuel.

9Voyons en effet la manière dont Merleau-Ponty, dans la Phénoméno­logie de la perception, concèdeau relativiste la thèse selon laquelle les « lois de notre pensée » sont une donnée essentiellement psychologique. Le psychologiste ne se trompe pas lorsqu’il les considère comme des faits, mais seulement lorsqu’il essaie de dévaluer nos pensées en raison de cela, ce qui

suppose une référence tacite à un savoir et à un être absolus par rapport à quoi nos évidences de fait sont considérées comme inadéquates. Dans une conception phénoménologique ce dogmatisme et ce scepticisme sont en même temps dépassés. Les lois de notre pensée et nos évidences sont bien des faits mais inséparables de nous, impliqués dans toute conception que nous puissions former de l’être et du possible. Il ne s’agit pas de nous limiter aux phénomènes, d’enfermer la conscience dans ses propres états en réservant la possibilité d’un autre être au-delà de l’être apparent, ni de définir notre pensée comme un fait entre les faits, mais de définir l’être comme ce qui nous apparaît et la conscience comme un fait universel. Je pense, et telle ou telle pensée m’apparaît vraie [...]. [A]u moment où je pense, je pense quelque chose, et [...] toute autre vérité, au nom de laquelle je voudrais dévaluer celle-ci, si elle peut pour moi s’appeler vérité, doit s’accorder avec la pensée “vraie” dont j’ai l’expérience. Si j’essaye d’imaginer des Marsiens ou des anges ou une pensée divine dont la logique ne soit pas la mienne, il faut que cette pensée marsienne, angélique ou divine figure dans mon univers et ne le fasse pas exploser15.

10Cet argument aurait pu être formulé plus clairement, mais l’idée clé semble être ici celle d’une nécessaire comparaison — à faire de façon concrète — entre notre pensée et une pensée surhumaine, comme condition sine qua non au terme de laquelle cette pensée peut être « dévaluée ». Le relativisme sceptique pour lequel « nos » évidences sont la limite de notre accès au monde n’a pas de sens, parce que pour qu’elles puissent être conçues comme « seulement » des évidences pour nous, il faudrait que nous puissions les comparer avec une autre pensée non humaine. Comme, par hypothèse, nous ne pouvons pas le faire, la seule opposition vérité/erreur dont nous sommes capables est celle que nous faisons à partir de ce qui nous est donné par l'expérience. Essayons d’aller plus loin en considérant le parallèle entre cette réponse au relativisme et ce que Merleau-Ponty développe sur le scepticisme concernant nos croyances perceptives.

3. Un premier argument : sur l’applicabilité des prédicats « vrai » et « faux ». Scepticisme par rapport à la pensée et par rapport à la perception

11Nous devons, ainsi,mettre en rapport ce que Merleau-Ponty argumente sur les croyances « intellectuelles » — telles que notre croyance en les principes logiques — et ce qu’il affirme sur les croyances perceptives. Merleau-Ponty développe, en ce qui concerne ces dernières, une approche sur le caractère oppositionnel des prédicats de « vérité » et « erreur », avec laquelle il vise à montrer que nous ne pouvons parler des « erreurs » — et redouter la possibilité de les commettre de façon systématique — que parce que notre expérience nous permet de sortir de l’erreur, de la distinguer des expériences véridiques. En d’autres mots, l’idée que nos perceptions puissent être sys­tématiquement fausses — ce qui est applicable aussi à nos capacités intellectuelles — est pour Merleau-Ponty (de façon semblable à d’autres philosophes, notamment à Gilbert Ryle, à Margaret Anscombe et à Antony Flew) une hypothèse inconsistante16. Voyons l’argument à l’œuvre dans l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception :

Il ne faut [...] pas se demander si nous percevons vraiment un monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous percevons. Plus généralement, il ne faut pas se demander si nos évidences sont bien des vérités, ou si […] ce qui est évident pour nous ne serait pas illusoire à l’égard de quelque vérité en soi : car si nous parlons d’illusion, c’est que nous avons reconnu des illusions, et nous n’avons pu le faire qu’au nom de quelque perception qui, dans le même moment, s’attestait comme vraie, de sorte que le doute, ou la crainte de se tromper affirme en même temps notre pouvoir de dévoiler l’erreur et ne saurait donc nous déraciner de la vérité17.

12L’auteur déclare aussi vers la fin du chapitre sur « L’espace » :

Nous n’avons pas à choisir entre une philosophie […] qui ne rend compte que de la perception et de la vérité, et une philosophie […] qui ne rend compte que de l’illusion ou de l’erreur. Nous ne savons qu’il y a des erreurs que parce que nous avons des vérités, au nom desquelles nous corrigeons les erreurs et les connaissons comme erreurs18.

13Ces arguments contre le scepticisme par rapport à la perception ont déjà été analysés par plusieurs interprètes de Merleau-Ponty — même si, comme nous le verrons, ces analyses ne satisfont pas les auteurs plus inclinés versle réalisme. Douglas Low, par exemple, a commenté ces lignes en disant que les « arguments sceptiques présupposent toujours l’acceptation d’une percep­tion subséquente qui remet en question la première. La seule façon pour qu’une perception soit récusée comme fausse est celle de prendre la perspective d’une autre perception qui ait été acceptée comme vraie »19. Marcus Sacrini, à son tour, avance que c’est « parce qu’on a l’expérience d’épisodes perceptifs fiables, en contraste avec l’expérience d’épisodes de rêve, qu’on peut distinguer le contenu conceptuel lié aux ‘perceptions’ et aux ‘rêves’. Cependant [...], chaque épisode perceptif isolé peut être mis en doute en contraste avec de nouveaux épisodes (censés être plus fiables) »20.

14En d’autres termes, on peut dire que ces deux textes de la Phénoméno­logie de la perception sont en accord avec une certaine théorie du caractère « oppositif » des notions telles que « perception vraie » et « illusion » : l’idée d’une illusion « générale » ne serait pas même intelligible. S’il n’y a pas de perceptions vraies, les supposées « illusions » ne pourraient être « contras­tées » avec rien d’autre, ce qui est exigé par la « théorie du contraste »21. Ainsi, la position merleau-pontienne vis-à-vis du scepticisme par rapport à la perception anticipe celle qui va être défendue par Gilbert Ryle dans le chapitre vii de ses Dilemmes. En effet, Ryle remet en question la possibilité de l’erreur perceptive universelle en la comparant avec un scénario où toute la monnaie existante dans un certain pays serait une « falsification » : s’il n’y a pas de monnaie qui ne soit pas fausse, de quoi seraient ces « falsi­fications » ? De la même façon dont l’argent peut être une falsification seulement s’il existe de la monnaie légitime, ainsi, d’après Ryle, une perception peut être considérée comme une illusion seulement s’il existe des perceptions qui ne le sont pas22. De façon semblable, Antony Flew a déclaré que, même s’il est légitime de se demander si de certaines perceptions sont véridiques, par contre,

[i]l est absurde de se demander si les perceptions toutes ensemble sont des hallucinations. Le terme ‘perception réelle’ et le terme ‘perception hallucinée’ tirent leur sens ordinaire de leur contraste mutuel et des tests que l’on emploie pour décider lequel est applicable23.

15Toutefois, c’est précisément cette similarité entre la stratégie de Merleau-Ponty et celle de Ryle qui rend celui-là susceptible du type de réponse qui a été adressée à celui-ci. À savoir, la thèse selon laquelle une notion comme celle d’illusion doit forcément être contrastée par une autre pour qu’elle soit significative n’est pas suffisante pour discréditer le scepticisme sur la perception. Certes, comme a remarqué Grant, l’hypothèse sceptique ne peut pas être formulée si — de façon parallèle au cas de la fausse monnaie — les perceptions « fausses » peuvent seulement être comparées avec d’autres perceptions. Ceci n’entraîne pas, néanmoins, que l’hypothèse sceptique ne puisse être formulée en comparant les perceptions, d’un côté, avec quelque chose qui ne serait pas une perception, d’un autre côté. En particulier, d’après Grant, la réponse de Ryle n’a pas un rôle comparable à une réponse à l’hypothèse du rêve tel que Descartes l’a présentée. Le but de Descartes était — rappelle cet auteur — justement de comparer nos perceptions avec une autre source de connaissance, c’est-à-dire, nos idées claires et distinctes24. Par conséquent, l’insistance sur l’idée qu’il doit y avoir une « opposition », quelle qu’elle soit, pour parler d’ « erreur » ou d’« illusion » n’est pas, en elle-même, convaincante. Selon Grant, lorsqu’un auteur présente une hypo­thèse sceptique et, qu’ainsi, la notion d’illusion semble perdre toute possibili­té d’entrer dans une « opposition » (comme dans le cas où on dit « peut-être que toutes nos perceptions sont des rêves »), alors il se peut qu’il s’agisse en effet de proposer une opposition nouvelle, différente. Par exemple, l’hypo­thèse sceptique peut être celle selon laquelle nos expériences perceptives sont, en comparaison avec une forme supérieure de conscience, un expé­rience comme un rêve25. De façon semblable, on pourrait postuler, tout en acceptant une « théorie du contraste », que toutes nos perceptions sont illusoires par rapport à une certaine réalité « en soi » — ce qui n’est pas un contraste interne à notre vie cognitive.

16C’est pourquoi il n’est pas suffisant de constater, comme le fait Bernard Flynn, que Merleau-Ponty rejette le pyrrhonisme en raison de l’engagement de celui-ci envers le réalisme — ce dernier devant être compris comme la thèse d’un « être en lui-même »26. Cette lecture est correcte mais, à notre avis, insuffisante : le problème est de savoir s’il suffit de faire remarquer au sceptique le fait qu’il est en train de s’appuyer sur ces notions réalistes sur l’être, c’est-à-dire de savoir s’il ne faut pas faire un pas supplémentaire et réfuter la plausibilité de ces notions. Le réaliste peut objecter ici que le fait d’effectuer une certaine distinction vrai/faux (laquelle présuppose peut-être notre expérience d’avoir corrigé nos erreurs) n’est pas du tout ce qui importe ; nous sommes en principe autorisés à proposer une autre distinction, qui n’a pas besoin d’être interne à notre expérience. Nous pouvons en principe, en effet, distinguer entre « croyance vraie » et « erreur » selon le rapport que nos croyances perceptives ont avec une réalité en soi, non selon la dynamique de notre expérience. Comment Merleau-Ponty pourrait-il nier cette possibilité ?

17En effet, d’après Henry Pietersma, Merleau-Ponty lui-même semble accepter que la position sceptique conserverait une certaine plausibilité si nous acceptions quelque chose que le phénoménologue rejette sans plus « comme une naïveté », à savoir, si nous acceptions la prémisse selon laquelle « nos perceptions sont “connaissance” si, et seulement si, elles sai­sissent une réalité objective au-delà de toute expérience [...], un être qui existe complètement en lui-même » et qui peut être comparé « avec toutes nos perceptions et imaginations »27.

18En d’autres mots, un sceptique par rapport à la valeur cognitive de la perception, s’il s’appuyait sur des prémisses réalistes, pourrait reconnaître que, bien sûr, l’expérience que nous avons de ce que nous appelons « erreur » perceptuelle est corrélative de l’expérience de ce que nous considérons comme un démenti de cette erreur. Cependant, ce n’est pas, purement et simplement, la distinction qui l’intéresse. Comme le remarque Pietersma, le sceptique « nie, précisément, non pas que nous fassions une telle distinction, mais que, en dernière instance, elle puisse être justifiée »28. S’il s’agit ici de quelque chose de plus qu’une « géographie conceptuelle » du langage ordinaire, s’il s’agit de défendre la distinction elle-même, il faut ajouter un argument qui puisse intéresser le réaliste métaphysique.

19Ainsi, ce que Merleau-Ponty aurait dû dire, même si on ne trouve pas cette réponse dans les textes de la Phénoménologie ou du Visible et l’in­visible, est que la forme spécifique de distinction vérité/erreur qu’il reven­dique est à l’œuvre dans toute notre expérience, tandis que celle proposée par les positions réalistes (y compris les thèses relativistes ou sceptiques) est purement et simplement inapplicable. Si on concède à des auteurs tels que Pietersma la possibilité de distinguer « vérité » et « erreur » d’une façon réaliste, alors quelles seraient les conditions pour employer con­crètement, dans des cas particuliers, cette distinction ? Comment pourrions-nous, face à une certaine proposition p, dire si croire en elle est correct ou non ? Si cette exigence est impossible à remplir, nous pourrions alors, certes, avoir deux formes différentes de distinguer entre « vérité » et « erreur ». Cependant l’une d'entre elles (celle défendue par le phénoménologue) serait applicable, tandis que l’autre n’aurait pas de conditions d’application. Le rôle du réaliste dans le débat sera donc d’introduire dans notre langage des expressions qui sont littéralement inutiles : la distinction entre « vérité » et « erreur », com­prise comme le fait le réaliste, est semblable à la distinction que nous faisons au quotidien ; tout notre monde « réel » pourrait être comme un rêve, devant être démenti par l’authentique réalité, mais, si nous n’avons pas accès à celle-ci, alors toute la distinction proposée par le réaliste est rendue caduque.

20Ce qui est intéressant est qu’il s’agit ici d’une exigence qui ne peut pas être remise en question comme une pétition de principe : tout ce que Merleau-Ponty demande du réaliste est que ses concepts aient un emploi possible — ce qui n’est pas du tout exiger que le réaliste accepte ce qui est en question, mais seulement une exigence minimale de la légitimité de l’introduction de nouveaux emplois du langage, bien en-deçà du débat spécifique entre une position phénoménologique et une position réaliste. En dernière instance, on pourrait ici adapter ce que Merleau-Ponty déclare sur la possibilité que nous pensions aux anges29: c’est nous — des êtres humains — qui devons parler, c’est dans notre langage que le réaliste veut introduire de nouveaux emplois de « vérité » et d’« erreur », donc il semble parfaitement justifié de se poser la question de savoir si ces emplois sont même possibles. Si l’on applique ces considérations à la question de nos «vérités» intellec­tuelles, le résultat est que, en suivant le relativiste et le réaliste, on devrait dire que ces prétendues vérités sont peut-être des erreurs du point de vue de n’importe quelle intelligence supérieure, mais que nous ne pourrons jamais appliquer ce prédicat (c’est-à-dire, déterminer qu’une certaine proposition p est, en effet, une erreur). Par hypothèse, nous ne pouvons pas nous fier à nos capacités mais nous ne pouvons pas, non plus, échapper à elles ; il restera donc à toujours impossible d’identifier les authentiques vérités et les authentiques erreurs.

4. Un deuxième argument : sur le supposé manque de contenu de l’hypothèse d’une pensée surhumaine

21Chez Merleau-Ponty, toutefois, il paraît y avoir des arguments différents lors du débat avec le relativisme psychologiste : selon l’un d’eux, nous ne pouvons pas, littéralement, imaginer ce que serait le « contenu » d’un esprit surhumain, comme celui d’un martien ou d’un ange. On peut trouver cette ligne d’argumentation dans les passages où Merleau-Ponty déclare que, « lorsque je conçois cet ange » — pris comme le cas typique d’une pensée « surhumaine » — « je ne conçois rien » :

Les lois de notre pensée sont pour nous lois de l’être [...], non que nous communiquions avec une pensée prépersonnelle, mais plutôt parce qu’elles sont pour nous absolument coextensives à tout ce que nous pouvons affirmer, et que, si nous voulions en supposer d’autres qui les contredisent, il nous faudrait, pour reconnaître un sens à ces nouveaux principes, les subsumer sous les nôtres, de sorte qu’ils seraient comme rien pour nous. Si les anges sont vraiment pensés par nous, et il faut bien qu’ils le soient, sans quoi nous ne pouvons pas argumenter sur eux, ils ne peuvent être pensés comme penseurs qu’autant qu’ils se conforment aux lois mêmes de notre pensée à nous. Un ange qui penserait selon des lois radicalement différentes de celles de l’humanité, et viendrait ainsi frapper de doute les lois de la pensée humaine, cet ange ne peut pas être pensé par moi. Quand je le conçois, je ne conçois rien30.

22D’après cet argument, la position du relativiste serait un pseudo-problème au niveau linguistique et devrait être dissolu plutôt que résolu. Si le relativiste nous propose le concept d’une supposée intelligence supérieure mais qu’il ne peut pas nous décrire comment cette intelligence-là fonctionnerait, nous sommes donc, d’après Merleau-Ponty, en train d’employer des mots sans aucun sens. Nous pouvons dire « la pensée d’un ange », mais, lorsque nous le faisons, nous ne concevons rien ; toute la question se réduit donc à un emploi illégitime de notre langage : pour que le relativiste puisse formuler de façon légitime ses doutes, il faudrait que les mots qu’il emploie aient un sens ; ils ne l’ont pas, il s’ensuit donc de ces deux prémisses que les doutes du relativiste ne peuvent pas même être formulés.

23Toutefois, Merleau-Ponty a-t-il raison lorsqu’il affirme que « je ne conçois rien » lorsque j’essaie de concevoir une pensée « surhumaine » ? L’auteur n’explicite pas les raisons pour lesquelles le relativiste devrait accepter une telle impossibilité de donner un contenu concret à l’hypothèse d’une pensée surhumaine, mais nous pouvons peut-être compléter l’expo­sition merleau-pontienne. En effet, Merleau-Ponty considère — pour la rejeter ensuite — la possibilité que nous puissions reconstruire concrètement de quoi il s’agit lorsque nous pensons à l’ange, mais la conséquence que nous devrions tirer dans ce cas-là, selon le phénoménologue, est que la supposée « pensée surhumaine » n’est pas tellement différente de la nôtre. L’argument merleau-pontien contre le relativiste consiste donc à présenter un dilemme :

24Soit la pensée des martiens ou des anges n’est pas susceptible d’être reconstruite par nous, lorsque nous en parlons nous sommes doncen train d’employer des mots sans rien dire. Pourquoi, en effet, parler ici de « pen­sée » ? Ne devrions-nous pas nous limiter à considérer que quelque chose est une « pensée » seulement dans les cas où nous avons des preuves pour l’appeler de cette façon ?31

25Soit, par contre, cette pensée peut être reconstruite par nous, ceci montre alors qu’il ne s’agissait pas, après tout, de quelque chose d’entière­ment étranger à la pensée humaine.

26Dans un cas comme dans l’autre, le relativiste aurait échoué dans son intention de démontrer que nous pouvons concevoir une pensée surhumaine et qu’elle reste surhumaine.

27Cependant, tout ceci reste encore trop abstrait si on ne précise pas un peu de quoi sont constituées ces différentes « pensées », humaine et surhumaine, que Merleau-Ponty essaie d’opposer. La notion clé est ici celle de « lois de notre pensée ». De quelle façon, selon l’approche merleau-pontienne à ce débat, les types de pensée se différencient l’un de l’autre ? L’exemple employé par le phénoménologue français est celui du principe de non-contradiction ; c’est le type de « loi » que, d’après lui, il convient d’étudier afin de savoir s’il est applicable à toute pensée ou seulement à la nôtre. Or, si nous prenons cet exemple, il devient plutôt clair que nous pouvons concevoir en quoi consisterait une pensée « tout autre »: nous pouvons imaginer la situation où nous prendrions contact avec le « martien » ou « l’ange » et trouverions que ceux-ci acceptent des contradictions, des propositions avec la forme « p et non-p ». Il ne semble pas du tout juste de dire que « je ne conçois rien » lorsque j’essaie d’imaginer une telle situation. Quelle est donc la position de Merleau-Ponty ?

28Ce que Merleau-Ponty peut dire est que je ne peux pas avoir l’expérience intellectuelle de considérer — comme en principe le feraient l’ange ou le martien — des contradictions comme vraies ; c’est en ce sens que je « ne conçois rien » lorsque j’essaie de me placer dans le lieu de ces pensées surhumaines. Donc, l’argument pertinent semble être celui qui concerne l’évaluation de cette pensée contradictoire. Peut-être que nous pouvons comprendre les mots du martien ou de l’ange, mais nous ne pouvons pas lui donner raison.

29Cependant, Merleau-Ponty n’est-il pas là en train de commettre une pétition de principe ? Confronté à la possibilité d’une pensée qui ne suivrait pas le principe de non-contradiction, Merleau-Ponty insiste sur le fait que nous devions (donc que nous puissions, de façon légitime) la juger selon, précisément, les principes de notre pensée — ce qui veut dire, bien sûr, que le résultat de ce contact entre différentes types de pensée sera de préserver les lois de la nôtre. Est-ce que nous ne pouvons cependant pas être trompés lorsque nous croyons dans le principe de non-contradiction ? Ne devrions-nous pas, plutôt, cesser d’octroyer à nos propres « lois » un privilège et accepter que, en tant que circulaire, une « justification » de nos « lois » seulement parce qu’elles sont les nôtres ne sert à rien ?

30Merleau-Ponty ne s’arrête pas à considérer cette possible objection de façon explicite. Pourtant, ce qui peut être ajouté pour soutenir sa position est que nous ne pouvons pas renoncer à être ceux qui doivent trancher sur la vérité et l’erreur. Revenons sur l’exemple de l’ange, qui ne suit pas « nos » principes logiques ; l’ange, rappelons-le, tient des propos contradictoires, inconsistants. Est-ce une pétition de principe que de « résoudre » le problème en insistant sur le fait que nous devions suivre nos propres principes, y compris celui de non-contradiction ? On peut se demander quelle serait l’alternative : si nous essayions d’échapper à notre « anthropologisme » en renonçant à ce qui est évident pour nous et en donnant raison à ces prétendus sujets cognitivement supérieurs, ceci entraînerait un type de dogmatisme qui n’est pas moins problématique que le dogmatisme « conservateur » de celui qui aurait insisté à dire que c’est nous, pas l’ange ou les martiens, qui avons raison. Lorsque Merleau-Ponty affirme que « nous avons une vérité » et que n’importe quelle autre vérité devrait s’accorder à la pensée vraie dont nous avons l’expérience32, cet argument peut être traduit de la façon suivante : nous ne partons pas d’un « vide » épistémique ; nous avons des croyances. Si nous devons adopter les croyances de l’ange ou du martien, ceci serait un changement épistémique — mais changer de croyances sans de bonnes raisons, sans justification, n’est pas du tout moins dogmatique que le fait de préserver nos croyances sans de bonnes raisons pour le faire. Pour que nous puissions dire que l’ange ou le martien ont raison, que nous nous étions trompés, il faudrait que nous soyons capables d’évaluer rationnellement leurs croyances, ce qui entraîne que nous mettions en pratique nos principes. Nous ne pouvons pas renoncer à ceux-ci sans renoncer dans le même temps à l’idée même d’une évaluation rationnelle.

5. Relativisme et scepticisme : deux problèmes à distinguer à propos du “positivisme phénoménologique”

31Jusqu’à ce point, donc, nous avons essayé de distinguer et d’évaluer deux arguments : selon le premier d’entre eux — que nous avons reconstruit à partir d’un parallèle entre le scepticisme par rapport à la pensée et celui par rapport à la perception —, la solution de Merleau-Ponty face aux doutes sceptiques posés par le psychologiste consiste à remettre en question ce que « vrai » et « faux » pourraient vouloir dire sous l’angle d’une interprétation réaliste ; d’après le deuxième, même s’il se présente de premier abord comme étant un argument sur le caractère vide de quelques concepts, il s’avère en réalité être un argument sur l’impossibilité d’évaluer certaines croyances d’une façon différente à celle qui est possible pour les êtres humains. Ceci dit, un critique réaliste du « positivisme phénoménologique », comme l’est Pietersma (ou aussi, bien sûr, un critique du prétendu « scepticisme » naturaliste, tels que Plantinga ou Nagel) peut, en outre, objecter que les arguments merleau-pontiens que nous venons d’analyser n’ont pas résolu un problème important. À savoir, si nos capacités cognitives ne sont pas les « conditions de la pensée en général » (comme chez Kant) mais qu’elles restent toujours, en revanche, des capacités humaines, comme, d’après Merleau-Ponty, « la forme de notre visage et le nombre de nos dents », le phénoménologue a donc beau insister sur le fait que ces conditions-là ne sont pas seulement un fait, mais « un fait-valeur », le dilemme entre la contingence de notre pensée, d’un côté, et sa valeur, d’un autre côté est néanmoins toujours bien présent :

32Soit, comme nous venons de le voir dans les sections précédentes, il n’y a pas de justification « neutre » pour nos capacités cognitives (elles sont purement et simplement les nôtres ; nous ne pouvons pas en « sortir » mais il n’y a aucune façon d’établir qu’elles sont les « bonnes »). Dans ce cas, la contingence de nos capacités est préservée, mais la raison pour laquelle nos croyances, fondées sur ces capacités, ont une « valeur », n’est pas claire : Merleau-Ponty doit accepter que, si nous avions développé d’autres « lois de la pensée » et que nous avions, par conséquent, d’autres croyances, différentes de celles que nous avons effectivement, nous ne nous serions pas dans l’erreur, il n’y aurait pas une « vérité » que nous aurions échoué à découvrir. D’après l’exemple de Merleau-Ponty (on peut penser à d’autres), même le principe de non-contradiction relève d’un « fait » de notre constitution psychique ; donc, si nous avions développé des conditions psychiques telles qu’il nous aurait été possible de rejeter ce principe-là, cela n’aurait pas été une erreur.

33Soit, par contre, nos capacités cognitives ont bien une « valeur » dans un sens fort : la réalité est effectivement comme nous le croyons (parmi d’autrescaractéristiques, il n’y a pas de « contradictions réelles », par exemple), donc, si nous avions développé d’autres capacités cognitives, ceci veut dire que, dans ce cas hypothétique, nous aurions échoué à connaître le monde tel qu’il est ; nous nous tromperions de façon systématique. Toutefois, si nos capacités cognitives ont une « valeur » en ce sens, donc, par contre, elles ne seraient en aucun sens « un simple fait » : elles seraient les bonnes capacités cognitives ; même si leur surgissement avait été, dans ce cas, le résultat d’une contingence biologique, cela veut dire que notre développement biologique aurait, dans ce scénario, « trouvé » la façon de développer des capacités cognitives objectivement fiables. Le parallèle avec notre visage ou nos dents disparaîtrait.

34Que pourrait-on dire, donc, pour sauver la position « positiviste phéno­ménologique » de cette tension et pour répondre à la question sur la fiabilité de nos capacités cognitives ? Il nous semble nécessaire de distinguer, pour donner plus de plausibilité à la position merleau-pontienne, entre les positions relativistes et les positions sceptiques concernant le rapport entre nos capacités et la réalité. Ce sont les positions sceptiques (telles que celle qui, d’après Plantinga, s’ensuit d’une explication naturaliste sur notre développement cognitif) qui affirment que nos capacités ne sont pas fiables — et qu’il y aurait donc quelque chose d’irrationnel à continuer à compter sur elles pour développer nos théories. Mais une position relativiste peut se limiter à établir que, les « règles » de notre pensée n’étant rien de plus qu’une conséquence de notre développement cognitif, ceci n’implique pas qu’une connaissance relative à ces règles-là ne soit pas possible.

35À vrai dire, cette distinction n’apparaît pas comme telle chez Merleau-Ponty : l’hypothèse d’une « pensée marsienne ou angélique » est à la fois une hypothèse relativiste (nos « vérités » sont justement nôtres, elles ne sont pas universelles) et sceptique (une façon de penser autre que l’humaine serait une « menace » ou un « démenti » de « nos » vérités33). Cependant, on pourrait aussi appeler « relativiste » une position qui, toujours en rejetant la possibi­lité d’une justification « neutre » de la fiabilité de nos capacités cognitives, ne tirerait pas de ce fait des conséquences trop dramatiques. Si on imagine une comparaison entre notre pensée et celles dont seraient capables d’autres espèces (ou nous mêmes, si nous avions évolué d’une façon différente), le relativiste (compris dans le sens que nous voulons introduire) n’a pas besoin de considérer que d’autres pensées fonctionneraient comme un « démenti » de la nôtre. La position du relativiste peut être celle selon laquelle notre pensée et celles d’autres espèces (possibles ou réelles) sont purement et simplement différentes. Nous n’aurions pas accès, donc, à une « pensée universelle » (une hypothèse que Merleau-Ponty critique sous le nom de « logicisme »), mais ce manque d’universalité n’entraînerait pas que la plupart de nos croyances soient fausses ni que celles d’autres sujets de connaissance soient vraies. La thèse du relativiste (non sceptique) est qu’il peut y avoir une pluralité de façons de connaître sans les hiérarchiser comme meilleures ou pires les unes par rapport aux autres. Si on conçoit de cette façon le « positivisme phénoménologique » merleau-pontien — c’est-à-dire, comme un relativisme non sceptique —, alors l’idée de notre pensée comme un « fait-valeur » devient plus intelligible. Dans cette interprétation, ce seraient les « lois de notre pensée » qui fonctionneraient comme un fait. Ce dernier ne peut pas être justifié par rapport à quelque chose d’autre qui soit plus fondamental, mais il sert à donner de la valeur épistémique à ce qui est fondé sur ces lois, c’est-à-dire, nos croyances particulières. Cette proposition requiert, bien sûr (mais ceci est autorisé par le texte du phénoménologue), que l’on rapproche Merleau-Ponty de l’idée de normativités locales, de règles non universelles, que l’on trouve explicitement défendue par des auteurs comme Martin Kusch en opposition à ceux qui, comme Harvey Siegel, considèrent qu’une règle doit être universelle pour pouvoir compter comme règle34.

36Il nous semble fondé de compléter le raisonnement de Merleau-Ponty en le rapprochant d’un certain relativisme non sceptique, parce qu’un élément clé de la position du phénoménologue français, lorsqu’il analyse les thèses sceptiques, est d’insister sur le fait que l’opposition vrai/faux est interne à notre expérience : nous pouvons détenir une vérité dans la mesure où ce que nous considérons comme vrai n’a pas été démenti dans notre vie cognitive — peu importe donc si ceci compte comme vrai pour le martien ou pour l’ange. Ainsi, les lois de notre pensée sont des règles pour nous — ce qui relève aussi du fait qu’elles montrent une certaine régularité, une invariabilité. La porte serait ouverte au scepticisme si notre pensée était elle-même soumise au changement, de sorte qu’elle n’ait pas de critères (pas de « lois ») pour juger nos croyances. Si nous ne sommes pas dans cette situation limite, il ne semble pas nécessaire de retomber dans le scepticisme.

6. Résumé

37Nous pouvons, à ce point, nous arrêter et passer en revue les résultats aux­quels nous sommes arrivés.

381. La question sur la « fiabilité » des capacités cognitives humaines dans leur ensemble — telle qu’elle est posée par les auteurs anglo-saxons que nous avons pris en compte — présuppose à son tour que l’on puisse concevoir la possibilité d’une réponse négative, c’est-à-dire, sceptique. Si, en revanche, un scepticisme si extrême est d’abord vu comme inconcevable, alors il ne faudra pas se demander quelles sont les « garanties » de la fiabilité de notre pensée et de notre perception. C’est pourquoi la thèse du « positivisme phénoménologique » merleau-pontien, qui est une réponse au scepticisme tout en acceptant le caractère contingent de notre connaissance, devient pertinente pour les débats actuels.

392. Comme nous l’avons vu, il faut comprendre la réponse merleau-pontienne au défi posé par le psychologisme en ce qu’elle a d’original vis-à-vis de Husserl. À la différence du fondateur de la phénoménologie, l’auteur français concède au psychologisme la possibilité de parler des « lois de la pensée » qui devraient être comprises, de façon naturaliste, comme des traits particuliers d’une espèce biologique. Ceci laisse place à une comparaison, potentiellement productive, entre les préoccupations merleau-pontiennes et celles qui sont apparues dans la tradition dite « analytique » ; par contre, l’approche husserlienne ne lie ces « lois » à aucune « constitution psychique » spécifique.

403. Même si la plupart des arguments du phénoménologue français contre le scepticisme se centrent sur les croyances perceptives, non pas sur celles intellectuelles, nous avons vu qu’il est possible d’extrapoler le même type de raisonnement que Merleau-Ponty emploie pour défendre celles-là du scepticisme. Dans les deux cas, il s’agit de souligner que, au niveau de la possibilité même de parler de « croyance fausse », cette notion est seulement intelligible dans la mesure où l’on peut trouver des exemples auxquels elle soit applicable, en opposition aux exemples de croyances considérées comme vraies. Ainsi, la possibilité de déclarer globalement « illusoire » soit notre perception, soit notre pensée disparaît — sans qu’il y ait besoin de trouver des « garanties » pour la « fiabilité » de nos capacités cognitives.

414. À son tour, Merleau-Ponty nous offre un autre argument conceptuel contre les possibles conséquences sceptiques globales du psychologisme. Encore une fois, il s’agit pour le phénoménologue de souligner que c’est nous qui devons pouvoir parler rationnellement de ces « autres » épisté­miques que seraient les sujets surhumains. Cependant, d’après l’auteur, cette supposée possibilité est exclue d’avance : nous ne pouvons pas faire l’expérience de — par exemple — penser à des contradictions comme étant vraies. Le doute sceptique sur notre pensée se trouve, de cette façon, résolu une fois de plus, sans qu’aucun détour par la question des « garanties de fiabilité » soit nécessaire.

425. Ceci dit, la position merleau-pontienne n’offre pas une solution explicite à la question de savoir comment nous pouvons attribuer à « notre pensée » la condition double de « fait-valeur » : à première vue, ou bien elle est un simple fait, ou bien elle a une valeur. Nous avons essayé de montrer comment Merleau-Ponty pourrait ne céder sur aucun tableau. D’après la solution que nous avons proposée, l’auteur français a besoin de s’engager vers un relativisme non sceptique. C’est-à-dire, la valeur de notre pensée doit être une valeur pour nous, pour notre condition contingente — une valeur qui ne peut pas être garantie sous des conditions contrefactuelles. Nous ne pouvons pas dire que, si nous avions évolué différemment, certaines carac­téristiques de la réalité nous auraient échappé. Toutefois, en ce sens, l’ap­proche merleau-pontienne s’avère être — encore une fois — aux antipodes du projet de justifier, d'une façon non relative, la « fiabilité » de nos capacités cognitives.

Notes

1  D’après Husserl, « Le relativisme spécifique fait l'affirmation suivante : Il est vrai pour chaque espèce d'êtres qui jugent ce qui doit être vrai selon leur constitution, selon leurs lois de pensée » (« Der spezifische Relativismus stellt die Behauptung auf : Wahr ist für jede Spezies urteilender Wesen, was nach ihrer Konstitution, nach ihren Denkgesetzen als wahr zu gelten habe » ; Husserl, Logische Untersuchungen, erster Band : Prolegomena zur reinen Logik, Halle A. D. S., Max Niemeyer, 1913, p. 117). Merleau-Ponty reprend ce problème en se posant la question de savoir si « toutes mes vérités ne sont après tout que des évidences pour moi et pour une pen­sée faite comme la mienne, elles sont solidaires de ma constitution psycho­physiologique, et de l’existence de ce monde-ci. On peut concevoir d’autres pensées qui fonctionnent selon d’autres règles » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 455). On peut concevoir « par exemple quelque pensée sur­humaine, divine ou angélique » (Les sciences de l’homme et la phénoménologie, Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1963, p. 9).

2 Les sciences de l’homme…, p. 9.

3  En effet, un moment clé de la discussion contemporaine se trouve dans l’article de Smith Churchland dans lequel la philosophe remet en question le rôle que pourrait jouer la question de la vérité pour une épistémologie « naturalisée », c’est-à-dire, pour une épistémologie qui considère les sujets de la connaissance comme des êtres biologiques qui ont besoin de garantir leur survivance. Le but du cerveau n’est pas d’atteindre des croyances vraies ; c’est de mettre le corps où il faut pour que celui-ci puisse se nourrir et se reproduire (ce que l’auteure appelle « les quatre F » (« fight­ing, fleeing, feeding and reproducing » ; Churchland, Patricia Smith, « Epistemology in the Age of Neuroscience », The Journal of Philosophy 84/10, 1987). Le but de l’argument de Smith Churchland était de prouver que l’épistémologie peut se passer de la question de la vérité, mais il peut aussi être lu dans la direction inverse : dans une épistémologie naturaliste, l’analyse de nos capacités cognitives est centrée sur la question du succès biologique, et celui-ci ne peut pas garantir la vérité de ce que nous croyons ; que nos croyances soient adaptatives ne prouve pas qu’elles soient vraies. C’est précisément cette conclusion que tire Alvin Plantinga : une explication naturaliste de nos capacités cognitives ne peut pas garantir que nous ne soyons pas toujours dans l’erreur (« What Churchland says suggests, therefore, that naturalistic evolution—that is, the conjunction of metaphysical naturalism with the view that we and our cognitive faculties have arisen by way of the mechanisms and processes proposed by contemporary evolutionary theory—gives us reason to doubt two things : (a) that a purpose of our cognitive systems is that of serving us with true beliefs, and (b) that they do, in fact, furnish us with mostly true beliefs » ; Plantinga, Alvin, Warrant and Proper Function, New York-Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 218). Un exemple plus récent de ce type d’argument peut être trouvé dans Mind and Cosmos, écrit par Thomas Nagel, selon qui une explication naturaliste du surgissement de nos capacités cognitives ne peut pas garantir leur fiabilité et est, par conséquent, auto-destructrice (« Evolutionary naturalism implies that we shouldn’t take any of our convictions seriously, including the scientific world picture on which evolutionary naturalism itself depends » ; Nagel, Thomas, Mind and Cosmos : Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False. Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 28).

4  D’après Plantinga, en effet, la seule sortie de cette condition épistémologique autodestructrice est l’appel aux types de garanties qui sont offertes par le théisme traditionnel, selon lequel l’homme a été créé à l’image de Dieu et celui-ci a octroyé à l’homme la capacité de connaître le monde. De ce point de vue, l’apparition de nos capacités cognitives ne serait pas un simple produit du hasard (« The traditional theist […] may indeed endorse some form of evolution ; but if he does, it will be a form of evolution guided and orchestrated by God. And qua traditional theist […] he believes that God is the premier knower and has created us human beings in his image, and important part of which involvers his endowing them with a reflection of his powers as a knower » ; Plantinga, Warrant…, p. 236).

5  Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie…, p. 455.

6  Nous trouvons cette stratégie dans tout un éventail d’auteurs. Selon William Ramsey, le « fiabilisme évolutionniste » peut être défendu dès le moment où nous prenons en compte que, même si quelques croyances fausses peuvent être adaptatives, la situation ne serait pas la même pour le cas de sujets de connaissance systématiquement trompés (Ramsey, William, « Naturalism Defended », dans Naturalism Defeated ?, New York, Cornell University Press, 2002, p. 20-25). De façon semblable, d’après Jerry Fodor, les cas de réussite sur la base de croyances fausses sont des cas de simple chance ; typiquement, lorsque nous réussissons c’est parce que les croyances qui ont guidé nos actions sont des croyances vraies (Fodor, Jerry, « Is Science Biologically Possible ? », réimprimé dans Naturalism…, p. 38).

7  « Il y a […] comme un positivisme phénoménologique : refus de fonder la rationali­té, l’accord des esprits, la logique universelle, sur quelque droit antérieur au fait. La valeur universelle de notre pensée n’est pas fondée en droit à part des faits. Elle est fondée plutôt sur un fait central et fondamental, qui est que je constate en moi, par réflexion, le non-sens de tout ce qui n’obéit pas à des principes de pensée tels que le principe de non-contradiction » Merleau-Ponty, Maurice, Les sciences de l’homme…, p. 9. Vincent Descombes a récemment noté que cette thèse de Merleau-Ponty est peut-être une explication raisonnable du fait que, dans Les mots et les choses, Foucault parle de la phénoménologie comme défendant un certain « positivisme ». Cf. Descombes, Vincent (2016), « The Order of Things : An Ar­chaeology of What ? », dans History and Theory, Theme Issue 54.

8  En commentant, encore une fois, la position de Churchland, Plantinga dit que « ce que l’évolution garantit est seulement […] que notre comportement est raison­nablement adaptatif aux circonstances dans lesquelles nos ancêtres se sont retrouvés ; par conséquent […], elle ne garantit pas des croyances principalement vraies ou vraisemblables » (« What evolution underwrites is only […] that our behavior be reasonably adaptive to the circumstances in which our ancestors found themselves ; hence […] it does not guarantee mostly true or verisimilitudinous beliefs » ; Warrant…, p. 218).

9  Plantinga attribue cette proposition à John Perry. Cf. Plantinga, « Reply to Beilby’s Cohorts », dans Naturalism Defeated ?, p. 221.

10  On peut trouver une discussion sur le caractère contingent ou nécessaire de notre accès à la vérité dans Pietersma, Henry, « Merleau-Ponty’s Theory of Knowledge », dans Pietersma (éd.), Merleau-Ponty. Critical Essays, Washington D.C., Center for Advanced Research in Phenomenology, 1989, p. 104.

11  « Peut-être qu’un relativiste, s’opposant par là à un quelconque recours à des preuves ou à l'absurdité évidente de la possibilité qui nous a été proposée, adopterait la phrase selon laquelle […] il est “hors de propos que cette possibilité ne trouve aucun soutien dans le témoignage de la conscience de nous-mêmes” […]. Mais, abstraction faite de cette interprétation psychologiste des formes de pensée que nous avons déjà réfutée, nous soulignons que de telles positions signifient un scepticisme absolu. Si nous ne pouvions plus faire confiance à la preuve, comment pourrions-nous-mêmes faire des affirmations […] ? ». (« Vielleicht wendet ein Relativist gegen unsere Berufung auf die Evidenz, bzw. auf den evidenten Widersinn der uns zugemuteten Möglichkeit den oben mitzitierten Satz ein, es sei “belanglos, daß diese Möglichkeit in den Aussagen des Selbstbewußtseins keine Stütze findet” [...] Indessen, unter Absehen von dieser psychologistischen Interpretation der Denkformen, die wir schon widerlegt haben, weisen wir darauf hin, daß solche Auskunft den absoluten Skeptizismus bedeutet. Dürften wir der Evidenz nicht mehr vertrauen, wie könnten wir überhaupt noch Behauptungen aufstellen [...] ? » ; Logische Untersuchungen, p. 152).

12  Voyons ce quedit Husserl dans certaines lignes non reprises par Merleau-Ponty dans la lecture trop sélective que celui-ci fait des Recherches logiques : « Den Subjektivisten [...] kann man nicht überzeugen, wenn ihm nun einmal die Disposition mangelt einzusehen, daß Sätze, wie der vom Widerspruch, im bloßen Sinn der Wahrheit gründen » (« Le subjectiviste [...] ne peut être persuadé s’il n’est pas prédisposéà voir que les principes, tels que la non-contradiction, sont fondées dans le vrai sens de la vérité » ; Logische Untersuchungen, p. 115).

13  « Was wahr ist, ist absolut, ist “an sich” wahr ; die Wahrheit ist identisch Eine, ob sie Menschen oder Unmenschen, Engel oder Götter urteilend erfassen » (ibid., p. 117).

14  « [W]as die Grundsätze vom Widerspruch und vom ausgeschlossenen Dritten besagen, zum bloßen Sinn der Worte wahr und falsch gehört [...] Entweder es verstehen jene Wesen die Worte wahr und falsch in unserem Sinn ; dann ist keine vernünftige Rede davon, daß die Grundsätze nicht gelten [...] Oder sie gebrauchen die Worte wahr und falsch in einem anderen Sinne, und dann ist der ganze Streit ein Wortstreit » (Logische Untersuchungen, p. 118).

15 Phénoménologie…, p. 455-6.

16 Ryle, Gilbert, Dilemmas. The Tarner Lectures 1953, Cambridge, Cambridge University Press, chapitre vii ; Anscombe, Margaret, « A Reply to Mr. C. S. Lewis’ Argument that “Naturalism” is Self-Refuting », dans The Collected Philosophical Papers of G.E.M. Anscombe, vol 2. : Metaphysics and the Philosophy of Mind, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 226 ; Flew, Antony, « The Third Maxim », The Rationalist Annual 72, 1955, p. 64.

17 Phénoménologie…, p. xi.

18 Phénoménologie…, p. 341.

19 « [S]keptical arguments always presuppose the acceptance of a second or sub­sequent perception that calls the first into question. The only way one perception is challenged as false is from the point of view of another that has been accepted as true ». Low, Douglas (2000), Merleau-Ponty’s Last Vision. A Proposal for the Completion of The Visible and the Invisible, Evanston, Northwestern University Press, p. 10.

20 « It is […] because one has the experience of trustworthy perceptual episodes in contrast with the experience of dream episodes that one can distinguish the conceptual content related to “perceptions” and to “dreams”. However […], each isolated perceptual episode can be cast into doubt in contrast with new (supposedly more trustable) episodes ». Sacrini, Marcus (2013), « Merleau-Ponty’s Responses to Skepticism. A Critical Appraisal», International Journal of Philosophical Studies, vol. 21, n° 5, p. 723.

21  On trouve cette traduction dans Hallett, Garth L., « Wittgenstein and the “Contrast Theory of Meaning” », Gregorianum, vol. 51, n° 4 (1970), p. 679-710. L’expres­sion « contrast theory of meaning » avait été employée par Gellner. Cf. Gellner, Ernest, Words and Things, Beacon Hill, Beacon Press, 1960, p. 40-43.

22  « In a country where there is a coinage, false coins can be manufactured and passed ; and the counterfeiting might be so efficient that an ordinary citizen, unable to tell which were false and which were genuine coins, might become suspicious of the genuineness of any particular coin that he received. But however general his suspicions might be, there remains one proposition which he cannot entertain, the proposition, namely, that it is possible that all coins are counterfeits. For there must be an answer to the question ‘Counterfeits of what ?' ». Ryle, Dilemmas, p. 94-95.

23  Flew, Antony, « The Third Maxim », The Rationalist Annual 72, 1955, p. 64. C’est aussi une ligne d’analyse qui a été présentée par Margaret Anscombe dans sa réponse à l’argument de C. S. Lewis selon lequel le naturalisme mettrait en doute de façon globale nos raisonnements : « Vous pouvez parler la validité d’un cas de raisonne­ment et quelquefois de la validité d’un type de raisonnement, mais si vous dites que vous croyez à la validité du raisonnement lui-même, qu’est-ce que vous voulez dire ? » (Anscombe, Margaret, « A Reply to Mr. C. S. Lewis’ Argument that “Natu­ralism” is Self-Refuting », dans The Collected Philosophical Papers of G.E.M. Ans­combe, vol 2.: Metaphysics and the Philosophy of Mind, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 226.

24  « Descartes doubted all empirical propositions based on sense perception. He came to this conclusion, and was logically entitled to state it, only because he held (no doubt wrongly) that we can acquire knowledge about material things by the clear and distinct ideas of reason. This is the burden of the well-known discussion concerning the piece of wax. If, for the moment, we grant this to Descartes, it is clear that he is entitled to cast general doubt on the senses because he holds that there is a non-sensuous source of empirical knowledge by reference to which the deceptiveness of sense experience is exposed. He is thus advocating a use of “know” and “discover a mistake” which, though empirical, does not refer to sensations » C. K. Grant, « Polar Concepts and Metaphysical Arguments », Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, vol. 56 (1955-1956), p. 102.

25  « [Descartes’] metaphysical worry is not about dreams in the ordinary familiar sense of the word “dream” ; thus any argument that relies on the assumption that Descartes is using the word in this sense will be irrelevant. Nor is it the case that in order to state the problem it is necessary to use the word “dream” in an extraordinary, meaningless sense. The question at stake may be put in this way : is there a kind of consciousness which stands to our normal waking experience in an identical (or similar) relation to that in which these waking experiences stand to our dreams ? The problem is not whether we are perpetually dreaming in the ordinary sense of the word, but whether there is a resemblance or analogy between our waking life and our dream life vis-a-vis another sort of awareness. It is by contrast with this order of consciousness that Descartes gives a metaphysical definition of ' dream ' that embraces waking experience ». Ibid., p. 88.

26  « Between its conception of “being in itself” and our inner life filled by repre­sentations, [Pyrrhonism] does not even catch sight of the problem of the world. Merleau-Ponty criticizes this form of skepticism in a traditional manner, that is, he finds within it unacknowledged and unproblematized presuppositions ». Flynn, Bernard (2009), « Merleau-Ponty and the Philosophical Position of Skepticism », dans Flynn, Wayne Froman et Robert Vallier (éds.), Merleau-Ponty and the Possibilities of Philosophy : Transforming the Tradition, New York, SUNY Press, p. 124-125.

27  Pietersma, « Merleau-Ponty’s… », p. 103. C’est l’auteur qui souligne.

28 Ibid. C’est nous qui soulignons.

29  Cf., encore une fois, Les sciences de l’homme…, p. 9.

30 Ibid.

31 Mutatis mutandis, cette ligne argumentative nous paraît semblable à la façon dont, d’après Donald Davidson, un langage que nous ne pourrions pas traduire nous poserait le problème de savoir en quel sens il s’agirait d’un langage — ce qui fonc­tionne comme une réponse au doute sceptique produit par le postulat des « cadres conceptuels » qui articuleraient une supposée réalité inconnue de nous. Cf. David­son, Donald, « On the Very Idea of a Conceptual Scheme », Essays on Truth and Interpretation, Oxford, Oxford University Press, 1991, p. 185-186.

32  Cf. Phénoménologie…, p. 455-6.

33  Cf., encore une fois, Phénoménologie…, p. 456, et Les sciences de l’homme…, p. 9.

34  Cf. Siegel, Harvey, Relativism Refuted. A Critique of Contemporary Epistemo­logical Relativism, Dordrecht, Springer, 1987, p. 4. Kusch a répondu dans son Foucault’s Strata and Fields, p. 201, et dans Kusch, Martin, Knowledge by Agree­ment : the Programme of Communitarian Epistemology, Oxford University Press, 2002, p. 272.

Pour citer cet article

Claudio Cormick, «Naturalisme, scepticisme et positivisme phénoménologique», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 14 (2018), Numéro 6, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1033.

Appels à contribution

Appel à contributions permanent

Plus d'info