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- Volume 15 (2019)
- Numéro 7
- Textes posthumes V : À propos de l’argument de la Terre-jumelle
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Textes posthumes V : À propos de l’argument de la Terre-jumelle
Résumé
Dans ce texte de 2011, Brisart discute un aspect central de l’argument de la Terre jumelle de Putnam, à savoir la conception indexicale (en termes de désignateurs rigides) des noms d’espèces naturelles de substances comme « eau ».
Table of content
1Revenons sur cette planète logiquement possible que Putnam décrivait comme une réplique parfaite de notre Terre et qu’il appelait donc la Terre-jumelle. Ses descriptions continuent de valoir : cette Terre-jumelle ne présente aucune différence notoire par rapport à notre Terre sauf une : le liquide qui s’y répand dans les rivières et les océans, qui y tombe sous forme de pluie, qui étanche la soif, etc., n’a pas pour structure moléculaire H2O mais XYZ. Sur les deux terres H2O et XYZ sont tous les deux appelés « eau », mais, compte tenu de leur différence chimique, les habitants de la Terre et les habitants de la Terre-jumelle ne parlent pas de la même chose dans leurs phrases pourtant identiques sur l’eau : nous, nous parlons d’H2O, ceux de la Terre-jumelle parlent d’XYZ. Cette fiction peut-elle seulement avoir pour but de montrer que le terme « eau » sur notre Terre et le terme « eau » sur la Terre-jumelle n’ont pas la même signification parce qu’ils n’ont pas la même référence ? Vers les années 1750, les habitants de la Terre ignoraient que l’eau était de l’H2O , pourtant ils parlaient de la même chose que nous, mais sans en posséder l’indicateur rigide qui nous permet aujourd’hui de parler de l’eau en l’identifiant par sa propriété essentielle. En 1750, on désignait de l’H2O par le terme « eau », mais sans le savoir. Jusqu’ici le scénario colle en tous points avec celui de Putnam. Mais où cela change, c’est que nous en savons aujourd’hui un peu plus que Putnam sur les habitants de la Terre-jumelle. Ce qu’ils appellent aujourd’hui de l’eau et qui se réfère à XYZ, ils le référaient en 1750 à de l’H2O. Je veux dire par là que vers 1750, les habitants de la Terre-jumelle étaient déjà instruits de la chimie de Dalton et, par exemple, pouvaient vérifier par électrolyse ce qu’il<s> considérai<en>t alors comme une propriété essentielle de l’eau : l’eau = H2O. Dira-t-on qu’en 1750 les habitants de la Terre-jumelle parlaient déjà d’XYZ mais sans le savoir ? On pourrait répondre que oui en supposant que, s’ils préfèrent aujourd’hui parler de l’eau en termes d’XYZ, c’est que leur chimie post-daltonienne a fini par estimer qu’H2O n’était encore qu’une propriété contingente de l’eau <de préférence> à laquelle les recherches qu’ils ont faites en ce domaine les ont menés à opter plutôt en faveur de la nomenclature XYZ comme indicateur rigide de l’eau. En réalité, nous n’avons fait qu’apporter à l’histoire de Putnam un petit supplément d’information sur l’état des connaissances des habitants de Terre-jumelle vers 1750 à propos de l’eau. Mais cela change tout. Manifestement, la Terre-jumelle est un peu plus ancienne que notre Terre, d’environ 250 ans ou moins, ce qui est normal et finalement <pas beaucoup plus> considérable1 à l’échelle cosmique que les quelques secondes qui séparent la venue au monde de deux jumeaux. Or les changements réalisés sur ce court laps de temps, montrent que, si, pour les habitants actuels de la Terre-jumelle, H2O n’a rien d’un indicateur rigide de l’eau, on ne voit pas pourquoi il devrait en aller autrement sur notre terre, à moins de présupposer qu’il n’y ait pour notre chimie aucun lendemain possible par rapport à sa conception daltonienne, ce que démentent les informations que nous recevons aujourd’hui de la Terre-jumelle. La morale de cette histoire est non pas qu’il n’y a pas d’indicateur rigide, mais qu’en tout cas il n’y en pas pour les substances. En fait de substance et de propriétés essentielles de substance, il n’y a qu’une suite de déterminations sémantiques par rapport auxquelles la spécificité de la science est de les produire en une suite plus ou moins ordonnée et qui cadre plus ou moins bien avec ce qu’on appelle le progrès en ce domaine. Quant à prétendre que ce progrès nous rapprocherait du réel, serait-ce même de façon asymptotique comme le pensaient les néokantiens de Marbourg, il n’y a pas d’argument rationnel. Nous sommes seulement autorisés à penser qu’en passant éventuellement d’H2O à XYZ, notre expérience future se sera dotée d’une meilleure prise, et que c’est pour la même raison que, sur la Terre-jumelle, on sera éventuellement passé d’XYZ à autre chose encore.
Note de l’éditeur
2Consacré à l’argument de la Terre jumelle de Putnam2, le texte qui précède est une feuille dactylographiée que Brisart m’a transmise en mars 2011 en réaction à une discussion à Luxembourg et à la récente publication — dans la présente revue — de mon article « Schèmes perceptuels », qui traitait du même argument (Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 7 (2011), 1). Ce texte s’en prend non pas à l’argument de Putnam pris dans son ensemble, mais à l’un de ses aspects centraux, à savoir à la conception indexicale (en termes de désignateurs rigides) des noms d’espèces naturelles de substance comme « eau ». Mes ajouts significatifs sont entre chevrons simples (< >). (Denis Seron)
Notes
1 Texte original : « bien moins considérable ». (N. de l’Éd.)
2 H. Putnam, « Meaning and Reference », The Journal of Philosophy, 70 (1973), 19, p. 699-711. Id., « The meaning of meaning », dans Philosophical Papers, vol. 2 : Mind, Language and Reality, Cambridge University Press, 1975, p. 215-271.