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- Volume 2 (2006)
- Numéro 3
- Passion à volonté
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Passion à volonté
Résumé
Dans cet article, l'auteur propose une étude consacrée à la passion, tout spécialement à partir d'une interrogation sur le rapport entre passion et imagination. Partant du Traité des passions de Descartes, l'auteur commence par examiner en quels termes Descartes décrit la passion comme étant ce qui "fait vouloir". Il montre ensuite que, d'après la conception cartésienne, la passion doit être assez similaire à l'imagination pour autant que l'une et l'autre induisent une modification profonde de notre rapport à la réalité. Les sentiments ne nous donnent pas des objets tels qu'ils sont véritablement, mais à travers des valeurs subjectives qui les "irréalisent". Cette idée n'est rien d'autre que le lien d'étroite similitude entre le sentiment et l'imaginaire que Sartre a redécouvert dans L'Imaginaire. Après avoir discuté en détail les analyses de Sartre, l'auteur conclut en tirant quelques conséquences importantes des conceptions cartésienne et sartrienne de la passion.
Abstract
In this article, the author inquires into the nature of passion, especially by questioning its relationship to imagination. Beginning with Descartes' Treatise on the Passions, the author first explores the way Descartes describes emotion as being what 'makes us want'. He shows that, in Descartes' view, passion must be quite similar to imagination, as far as both involve a profound modification of our relationship to reality. Feelings do not give us objects as what they actually are, but through subjective values which, so to speak, 'de-realize' them. This idea is no more, he argues, than the close connection between feeling and imagination Sartre re-discovered in L'Imaginaire. After thoroughly discussing Sartre's analyses, he then concludes by deriving some consequences from Descartes' and Sartre's concept of passion.
Those only are happy who have their minds fixed on some object
other than their own happiness ; on the happiness of others, on the
improvement of mankind, even on some art pursuit… Aiming this at
something else, they find happiness by the way … The only chance is
to treat, not happiness, but some end and external to it, as the purpose
of life. Let your self-consciousness, your scrutiny, your self-interrogation,
exhaust themselves on some external end.
John Stuart Mill
Introduction
1Dans une lettre adressée à Elisabeth et datée du 18 mai 1645, Descartes montre qu’il existe deux sortes d’âmes. Il y a d’abord « les âmes vulgaires qui se laissent aller à leur passion », et dont le bonheur ou le malheur dépend immédiatement de la qualité des choses qui leur surviennent. Ensuite, les autres âmes « ont des raisonnements si forts et si puissants » que même les afflictions les plus éprouvantes « leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie »1. Ces raisonnements ne purgent pas l’esprit de ses contenus affectifs, mais cherchent à inciter l’esprit à adopter face à ce qui lui arrive une distance capable de procurer à l’âme un « contentement ». Cette distance, Descartes la compare à celle que nous adoptons à l’égard des événements « tristes et lamentables que nous voyons représenter au théâtre ». Autrement dit, dans sa lettre, ainsi que dans différents passages de son Traité des passions, Descartes cherche à nous convaincre qu’une âme noble peut s’exercer à acquérir « sur ce qui lui arrive la distance ou l’écart représentatif que l’on a au spectacle »2. Descartes le décrit ainsi :
« Comme les histoires tristes et lamentables, que nous voyons représenter sur un théâtre, nous donnent souvent autant de récréation que les gaies, bien qu’elles tirent des larmes de nos yeux ; ainsi les plus grandes âmes, dont je parle, ont de la satisfaction, en elles-mêmes, de toutes les choses qui leur arrivent, même des plus fâcheuses et insupportables »3.
2Voilà donc pourquoi selon Descartes il n’y pas une seule passion dont un esprit, grâce à quelque adresse, ne puisse tirer quelque joie4. Voilà pourquoi aussi Descartes ne condamne pas les passions, puisque c’est d’elles seules que « dépend tout le bien et le mal de cette vie » (Art. 212)5.
3Cependant, ce qui caractérise les passions, c’est le fait, dit Descartes, « qu’elles nous font paraître, presque toujours, tant les biens que les maux qu’elles représentent beaucoup plus grands et plus importants qu’ils ne sont » (Art. 138). Ou, comme il l’écrit à Elisabeth, il n’y a aucune passion qui ne nous représente le bien auquel elle tend « avec plus d’éclat qu’il n’en mérite, et qui ne nous fasse imaginer des plaisirs beaucoup plus grands, avant que nous les possédions, que nous les trouvons par après, quand nous les avons »6. Que cela veut-il dire, sinon qu’une passion et les représentations qu’elle suscite, ont d’emblée une dimension théâtrale ? Mais dans ce cas, comment comprendre que cette même théâtralisation, complice des passions, puisse nous aider à les supporter ?
4D’une part donc, cette mise en scène exprime la passion, en est partie intégrante ou aide une émotion à se déployer. D’autre part, ce n’est que par la figuration ou représentation en tant que telle qu’une distance vis-à-vis de notre vie affective peut être conquise, qu’on peut en d’autres termes subir une passion sans se laisser emporter par elle. Comment comprendre cette ambiguïté ? Ou plutôt, que nous apprend cette ambiguïté à propos de ce qu’on pourrait appeler une phénoménologie des passions ? Non seulement Descartes nous incite à penser l’existence d’une grande proximité entre la passion et l’image, proximité dont je me propose de développer tout à l’heure les enjeux à partir de Sartre ; mais en outre il suggère que cette même proximité nous induit à repenser le problème de la liberté face aux passions. Il est vrai que la passion s’empare de l’âme par cette puissance d’ensorcellement qu’est l’imagination ; mais pour Descartes, cette puissance ne contraint pas et ne limite pas la liberté, contrairement à ce qu’affirmaient ses contemporains7 : elle la séduit et la rend complice de ses effusions. C’est ce que trahit déjà son approche du rapport entre passion et volonté, comme on le verra bientôt.
Passion et volonté
5L’âme connaît deux sortes de pensées : « Les unes sont les actions, à savoir ses volontés, les autres ses passions ». Et les dernières comprennent toutes sortes de perceptions, dont celles qui se rapportent au corps et qui ont le pouvoir d’émouvoir l’âme, de la modifier d’une manière manifeste et sensible. Il s’agit de perceptions dont on « sent les effets comme en l’âme même » (Art. 25). Elles appartiennent à l’âme, mais n’en dépendent pas, et sont des pensées causées en l’âme par le corps.
6 Ainsi, une passion est une perception qui « dispose » ou même « indispose » « l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps » (Art. 40). Autrement dit, une passion n’est pas elle-même une chose qui veut, mais qui « fait vouloir » ou qui sollicite la volonté à consentir à ce qu’elle lui présente. L’amour, par exemple, suivant cette description, est une « émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits [animaux], qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables » (Art. 79). C’est-à-dire que la passion, n’étant que la perception dans l’âme d’une agitation du corps, se déploie comme état de l’âme en raison du « consentement » qu’elle obtient de la part de notre action ou de la volonté. En d’autres termes, une passion nous fait vouloir quelque chose, et c’est en sollicitant notre volonté qu’elle envahit notre âme et nos pensées. Descartes nous incite en ce sens à repenser le rapport que les passions entretiennent avec notre volonté. D’une part, la passion n’est pas une force qui s’oppose ou détermine notre volonté. D’autre part, elle-même ne veut rien, mais nous fait vouloir8.
7On a en effet coutume de rapporter les conflits dans l’âme à un combat de forces contraires qui agissent l’une sur l’autre. Or, le combat entre la volonté et la passion n’oppose pas deux « personnages » distincts. D’abord, la volonté est, selon Descartes « tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être contrainte » (Art. 41). Et d’autre part, la passion, elle, n’a aucun pouvoir en soi.
8De fait, si une certaine agitation somatique imprime en moi la représentation qui incite la peur, celle-ci ne me détermine pas à fuir ; c’est moi qui prends la fuite, et pas mon corps.
« Car il est besoin de remarquer que le principal effet de toutes les passions dans les hommes est qu’elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps ; en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi des autres ». (Art. 40)
9Voilà pourquoi il est faux de penser la tension entre la passion et la volonté comme un conflit entre deux êtres : un bon et un mauvais. La passion ne me pousse pas à des actions que ma volonté refuserait d’accomplir, car je ne la ressens pas comme une force externe et aveugle, contraire à ce que mon âme voudrait elle-même accomplir ou atteindre. Le fait même d’être séduit par ce que la passion impose, montre bien que cette chose, c’est moi qui la veux. En revanche, en l’absence de toute passion, je ne veux plus rien, puisque rien ne me tente.
10Autrement dit, par son intime proximité avec ma volonté, par son pouvoir de la séduire, de la solliciter ou de la disposer à me faire vouloir quelque chose, une passion ne me surprend pas du dehors, mais implique toute mon âme. Voilà aussi pourquoi, si la passion de l’amour, par exemple, me fait souffrir, il s’agit d’une souffrance qui, en quelque sorte, me caractérise, m’affecte comme mienne, et dont je ne voudrais pas vraiment me priver, sans avoir l’impression de me priver d’une part de moi-même. Prenez bon nombre de passions dites orageuses, comme l’amour passionnel. J’en souffre, certes, même à en perdre la raison : mais je ne voudrais pour rien au monde en être « guéri »9. Et si, d’aventure, on se décide à combattre une passion, ce n’est pas en raison d’une quelconque incommodité que cette passion causerait, un peu comme l’incommodité causée par un rhume des foins, mais parce qu’on sent qu’elle risque de nous emporter du dedans, de troubler et d’ébranler ce qu’on est. Puisqu’elle occupe notre volonté, elle risque de nous transformer dans l’âme, d’infléchir nos désirs. Une passion ne menace pas comme un virus, mais comme des « mauvaises pensées ».
11On comprend mieux à présent la position ambiguë des passions. Elles touchent l’âme de très près, l’ébranlent et l’agitent comme des choses qui lui sont très « proches », et pourtant elles sont causées, entretenues et fortifiées par des mouvements des esprits animaux (Art. 29) et donc dans le corps. C’est en raison de cette condition même qu’Alain affirmait à propos de Descartes qu’il est « le premier […] qui ait visé droit au but dans son Traité des passions. Il a fait voir que la passion, quoiqu’elle soit toute dans un état de nos pensées, dépend néanmoins des mouvements qui se font dans notre corps »10.
12La passion repose donc sur une agitation corporelle dont le sens déborde la localisation physiologique et dont la réalité est investie par l’esprit. Personne mieux qu’Alain n’a d’ailleurs su décrire cet « investissement ». Aussi affirme-t-il, dans ses Propos sur le bonheur, qu’une des raisons pour lesquelles on semble moins aisément supporter la passion que la maladie est « que la passion nous paraît résulter entièrement de notre caractère et de nos idées, mais porte avec cela les signes d’une nécessité invincible »11. Quand une douleur physique nous afflige, tout reste tel quel en nous et hors de nous, sauf la souffrance. Mais pour la passion, c’est différent : elle affecte et envahit mon esprit et mes raisonnements. Et ceux-ci permettent à cette passion de se déployer. En un sens, toute tristesse est une sorte de maladie, elle renvoie à l’une ou l’autre perturbation ou agitation corporelle. Or, dans la passion, on ne souffre pas de cette agitation même, mais du cortège de pensées acides qui gravitent autour d’elle. On souffre de la pensée de notre malheur, cherchant dans le monde et dans notre vie psychique les raisons de notre état. On développe de préférence ces images qui « comme des griffes et des piquants, nous torturent par elles-mêmes ». De sorte que, aussitôt englué dans cette dynamique du malheur, je ne manquerai pas de trouver en n’importe quelle pensée ou souvenir de quoi confirmer ma vision d’un monde désolant. Toute cette agitation de mes pensées ne sert qu’à rappeler à mon attention l’état désagréable et pitoyable où mon affliction corporelle me tient. En ce sens, je ne fais que « remâcher » ma « tristesse en vrai gourmet ». Comme le dit Alain, à propos des mélancoliques : « L’exaspération des peines vient sans doute de tous les raisonnements que nous y mettons et par lesquels nous nous tâtons, en quelque sorte, à l’endroit sensible »12. Ou comme disait Flaubert dans ses Mémoires d’un fou : « Tandis que vous n’aviez sur l’épiderme du cœur qu’une légère égratignure de cette griffe de fer qu’on nomme la passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur ce modeste feu qui brûlait à peine »13.
Passion et imagination
13Que nous fait vouloir la passion ? Pour Descartes, elle nous fait vouloir les choses utiles et favorables à la survie du corps. En raison d’un lien institué par la « nature » ou le créateur, elles nous renseignent sur la nocivité de certaines choses, ou sur leur caractère profitable ou salutaire ; ainsi, « elles se rapportent toutes au corps et ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui ; en sorte que leur usage naturel est d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps ou à le rendre en quelque façon plus parfait » (Art. 137). Ce qui signifie qu’une passion, dont le sens primaire se limite à la finalité générale de la vie même, repose sur une union de l’âme et du corps qui en soi n’a rien d’une corruption ou d’une chute de la nature humaine. Comme le remarque bien Guenancia à propos du Traité de l’âme, « les passions ne sont pas pour lui le produit d’un dérèglement de l’union de l’âme et du corps, mais au contraire les effets nécessaires des mouvements des “esprits animaux”, d’un mécanisme corporel et par là même d’une institution de la nature que l’homme trouve déjà là. »14. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que l’esprit doit interpréter ou déchiffrer le sens de ses mouvements comme des signaux, mais qu’il les vit et les accomplit en vertu d’attitudes ou de conduites. Que vise dès lors cette conduite ?
14Puisqu’elle nous fait saisir sur l’objet ce qui en lui bénéficie à la santé du corps, ce n’est donc pas l’objet en tant que tel que la passion me fait viser, mais sa valeur, c’est-à-dire, l’objet comme un bien, et donc dans sa capacité à produire du plaisir et de la jouissance. La passion me fait apparaître l’objet comme affecté d’une valeur, d’un prix, d’une importance. En cela, elle « transfigure » l’objet, le rend désirable. Elle use de l’imagination pour évoquer des qualités d’objets par lesquels l’âme se sent attirée. Une de ses fonctions étant en effet de nous rendre l’objet plus grand, plus attrayant ou plus nocif qu’il ne l’est véritablement, la passion s’impose en étroite liaison avec l’imagination, elle s’accomplit, comme conduite, en cohérence intrinsèque avec la fonction représentative de l’esprit. Ou comme l’écrit Alain, la passion a pour prétention de changer l’objet, « par un travail intérieur qui est comme une poésie »15.
15Or, cela signifie concrètement qu’une passion nous incite à une modification radicale de notre rapport au réel, puisqu’elle ne vise pas l’objet en fonction de son apparence objective ni en fonction d’une approche perceptive ou cognitive du réel, mais en fonction d’une approche qui tente avant tout de surmonter, de désactiver le champ perceptif, afin de faire apparaître les choses comme importantes, comme désirables, etc., pour le sujet.
16Par conséquent, si la passion entretient un lien étroit avec l’imagination, ce n’est pas uniquement en raison de l’usage qu’elle nous pousse à en faire, mais aussi en raison du fait qu’elle semble avoir d’emblée une fonction imaginaire en tant que telle, au sens sartrien du terme. En effet, ainsi que j’essaierai de le montrer, elle s’affirme en liaison étroite avec une dynamique qui tend à représenter le réel autrement qu’il n’est, à nous faire appréhender le réel et l’apparaître en fonction de ses apparences. Cela ne signifie pas qu’une passion nous enferme dans un monde irréel : l’objet de désir est un objet réel, mais qui ne se donne que dans un rapport qui modifie notre appréhension et notre saisie de sa présence en tant que réel.
17Comment comprendre ce côté imaginaire des passions ? N’est-il donc pas évident que cette colère, je la sens pour de vrai ? Descartes ne disait-il pas, en outre, que les passions « étant si proches et si intérieures à notre âme, […] il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent ? » (Art. 26). Certes, mais dire qu’elles sont vraies tant que je les sens signifie simplement que l’émotion et l’épreuve que j’en fais sont réelles. Cela ne signifie pas, en revanche, qu’elles contiennent quelque vérité que la raison ne connaîtrait pas. L’évidence même de l’expérience de ma passion ne me permet pas d’avancer quoi que ce soit au sujet d’une possible évidence portant sur ce que cette expérience représente et me fait vouloir, et encore moins au sujet de la nature même de la pensée qui l’appréhende16.
18Cependant, dire qu’une passion implique une parenté avec l’imaginaire, ne signifie pas pour autant que je m’imagine en faire l’épreuve. Cela signifie que la passion s’affirme en rapport étroit avec l’imaginaire comme fonction et comme attitude face au réel. Elle ne s’accomplit qu’en usant et en adoptant cette fonction, avec laquelle elle finit par se confondre.
19Comment décrire cette fonction de l’imaginaire ? Reprenons à ce sujet les analyses de Sartre qui mettent cette parenté en évidence.
20 Une image, on le sait, est une conscience qui, comme toute conscience, vise un objet transcendant17. Mais cette conscience le vise en image en non « en chair et en os ». « Une conscience imageante est, en effet, conscience d’un objet en image et non pas conscience d’une image »18.
21Or pour viser un objet en image, il faut un bouleversement radical du rapport au monde présent. En effet, cette visée imageante suppose une modification de l’appréhension de la présence des choses. Cette présence n’est pas tout bonnement ignorée au profit d’une présence irréelle, mais elle est pleinement intégrée dans l’acte de la conscience qui cherche à saisir en image l’objet absent et désiré.
22Dès lors, si face à un objet réel, mes affects, kinesthèses, sentiments, etc., se manifestent comme des manières d’appréhender la chose qui s’offre à ma visée, en revanche, dans l’acte imageant, le rapport s’inverse. Au lieu de réagir à la présence d’une chose et d’en être le mode même d’appréhension, mon affection contribue à créer l’objet irréel. Quand, par exemple, je regarde un enfant sur une escarpolette, je suis des yeux son mouvement de droite à gauche et j’appréhende les choses qui l’entourent du point de vue d’où je suis. Si maintenant je cherche une nouvelle fois à me représenter en image les mouvements de l’escarpolette en mouvement, je déplacerai légèrement mes globes oculaires, non pas parce que je suis des yeux le mouvement en imagination, mais parce que ce déplacement permet de le créer. « Arrêtez net ce déplacement, et l’image du mouvement se casse »19.
23Ces mouvements réels et sentiments vécus qui aident à créer un rapport en image sont modifiés en ce que Sartre appelle l’analogon. Analogue aux sensations et expériences qui intentionnent une chose réelle et présente, l’acte qui l’intentionne en image se remplit de cette « matière » afin « d’arriver à quelque chose d’intuitif ». A travers l’analogon, c’est l’objet lui-même qu’il vise ; il conjure les données réelles afin d’évoquer ce qui est absent, un peu comme une conscience imageante anime la physionomie d’une imitatrice qui imite Chaplin afin d’atteindre un point où les traits réels reculent et « incarnent » les traits de celui qu’elle imite.
24Comme dans l’exemple de l’escarpolette, l’analogon ne réagit pas à une image, mais la crée de part en part, et par là le rapport aux choses présentes est bouleversé.
25Qu’implique toutefois ce bouleversement, quelles en sont les conséquences ? Une des conséquences majeures est que cet acte imageant irréalise le monde comme tel : parce qu’il vise un objet irréel, absent de la situation réelle dans laquelle elle s’affirme, Swann vise Odette en image à partir d’une situation réelle d’où Odette est absente. Dès lors, c’est ce monde réel qui se dégrade en analogon afin d’évoquer un semblant d’intuition ou de présence de celle qu’il désire.
26De là aussi découle le fait que l’objet irréel ou visé en image est un absolu : il est absent et exclu du réel, et n’entretient aucun lien réel avec le monde. Dès lors, puisqu’il n’occupe aucune place rigoureusement définie dans le temps et dans l’espace réels, l’objet d’une conscience imageante échappe par essence au « principe d’individualisation ». Il est dès lors non individué et ne contient que ce que j’y ai expressément mis. Il n’est donc rien d’hétérogène à la conscience qui le crée, ne me surprend pas et n’apparaît pas par Abschattungen : il est d’une pauvreté essentielle.
27Qu’en est-il alors des passions ?
28Elles aussi reposent sur un bouleversement d’une conscience perceptive qui se caractérise par le fait qu’elle « se met en présence » d’une chose hétérogène à elle. La passion en effet n’intentionne pas l’objet comme présence et ne cherche pas à se mettre en présence face à elle : la passion n’intentionne ou ne vise une chose qu’en tant qu’elle évoque une valeur ou une qualité. Et ainsi, prise d’une haine qui vise une personne dont je vis et souffre la qualité objective « haïssable », ma conscience se dégrade et se laisse envoûter par un « état de haine », une « réalité psychique » qu’elle crée de toute pièce, afin de saisir le monde et les choses comme aliments de sa passion.
29Dans un exemple que donne Alain :
« Un homme qui est bien en colère se joue à lui-même une tragédie bien frappante, vivement éclairée, où il se représente tous les torts de son ennemi, ses ruses, ses préparations, ses mépris, ses projets pour l’avenir ; tout est interprété selon la colère, et la colère en est augmentée ; on dirait un peintre qui peindrait les Furies et qui se ferait peur à lui-même »20.
30C’est pourquoi aussi « le plus vulgaire des hommes est un grand artiste lorsqu’il mime ses malheurs »21.
31Un objet irréel, on l’a vu, n’agit pas, et ne saurait avoir la force de produire des sentiments : au contraire, mes affections contribuent à le former. Ce n’est donc pas qu’une image réveille les sentiments ou les émotions, mais ceux-ci collaborent à la constitution de l’image. J’enchéris sur ma colère en me représentant les traits insultants de telle personne : ma colère n’est donc pas une réaction à cette image, mais une conduite qui, comme une sorte de « pantomime spontanée », s’absorbe à constituer dans l’objet irréel la qualité de « répugnant »22. Cette pantomime ou cette conduite est donc moins une réaction à une quelconque image, qu’un analogon chargé de la créer.
32Cette passion est donc un acte, comme la conscience imageante, ou une conduite qui appréhende un monde dégradé comme un analogon sur lequel elle cherche à alimenter sa haine et à saisir les qualités du haïssable, un peu comme ma conscience imageante saisit sur l’imitatrice la personne imitée – et en même temps la passion intègre comme analoga les phénomènes corporels (palpitations) dans sa conduite émotive. En un mot, comme le dit Sartre dans son Esquisse d’une théorie des émotions : « Une émotion est une dégradation spontanée et vécue de la conscience face au monde »23.
33A propos de cette dégradation ou de l’irréalisation en général, on peut dire que l’émotion n’appréhende plus le monde en fonction de sa présence effective ou réelle, et donc en fonction de possibles qui viennent des choses en s’offrant par profils, mais qu’elle l’appréhende en fonction de possibles qui tentent de neutraliser, d’affaiblir ou d’étouffer la présence même du réel ou du monde. Ces possibles sont créés sur-le-champ comme les développements mêmes de ma passion, et entretenus dans cette création continuée par toute une conduite et une attitude nouvelle cherchant à se transformer pour transformer le monde : je m’emballe, m’excite, frappe des poings sur la table et crée ainsi un monde qui répond à ma colère et s’y soumet. Cette conduite produit un rapport aux objets, agit sur le monde pour le transformer magiquement : c’est-à-dire pour lui conférer une manière d’être qu’il n’a pas, qui est de l’ordre de l’imaginaire et qui ne se constitue qu’en une continue irréalisation de l’être réel. Cette irréalisation n’est pas une fuite hors du réel (il n’y a pas moyen d’y échapper24) mais signifie la constitution d’une moindre présence, permettant d’intégrer du réel cela même qui incite et confirme la passion :
« Mais la conduite émotive n’est pas sur le même plan que les autres conduites, elle n’est pas effective. Elle n’a pas pour fin d’agir réellement sur l’objet en tant que tel par l’entremise de moyens particuliers. Elle cherche à conférer à l’objet par elle-même et sans le modifier dans sa structure réelle, une autre qualité, une moindre existence, ou une moindre présence »25.
34Et pour atteindre ce but, le corps lui-même s’irréalise : il « change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités ». L’émotion est donc l’expression d’un corps imaginaire et aussi irréalisé que celui de l’imitateur. Ma conduite émotive est comme un cadre formel qui utilise des expériences physiologiques pour se substantialiser. Les phénomènes physiologiques (hypotonus de la peur, vasoconstrictions, troubles respiratoires) sont repris comme analoga dans la conduite qui vise à nier le monde et à le décharger de son potentiel effectif.
35Sartre donne l’exemple suivant :
« J’étends la main pour prendre une grappe de raisins. Je ne puis l’attraper, elle est hors de ma portée. Je hausse les épaules, je laisse retomber ma main, je murmure “ils sont trop verts” et je m’éloigne. Tous ces gestes, ces paroles, cette conduite ne sont point saisis pour eux-mêmes. Il s’agit d’une petite comédie que je joue sous la grappe pour conférer à travers elle aux raisins cette caractéristique “trop verts” qui peut servir de remplacement à la conduite que je ne puis tenir »26.
36Alors que ces raisins se présentaient comme « devant être cueillis », mon échec et ma déception finissent par modifier mon attitude face à eux : bien sûr je ne leur confère pas cette qualité de trop verts de façon « réelle », chimiquement, mais je saisis l’âcreté du raisin à travers cette comédie qui théâtralise ma conduite de dégoût. Il suffit que cette conduite incantatoire et toute l’emphase qu’elle implique se fassent plus urgents et s’accomplissent avec un « esprit de sérieux », et on a une émotion27. L’âcreté s’affranchit de la présence concrète des raisins, et s’affirme comme une sorte de « qualité substantielle » qui affecte diverses choses ou le monde en entier : l’âcreté est dans les choses, dans les gens, dans le ciel gris. A travers mon émotion se constitue une qualité écrasante, qui elle-même réalimente l’émotion.
« Ainsi, dans chaque émotion, une foule de protensions affectives se dirigent vers l’avenir pour le constituer sous un jour émotionnel. Nous vivons émotivement une qualité qui nous pénètre, que nous souffrons et qui nous dépasse de toute part. Du coup l’émotion est arrachée à elle-même, elle se transcende, elle n’est pas un banal épisode de notre vie quotidienne, elle est intuition de l’absolu »28.
37Cette intuition de l’absolu est, on l’a vu, celle qui caractérise finalement toute conscience imageante.
Passion et liberté
38Résumons : une conscience imageante est une intentionnalité qui vise un objet en image, et à cet effet pose un irréel en déréalisant les choses dans leur présence vécue. Autrement dit, elle modifie le sens du vécu de cette présence.
39De même, une passion est une conduite qui intentionne une qualité ou une valeur (le beau, le haïssable, le séduisant) au-delà de toute donnée réelle et de sa présence éprouvée. Cette conscience s’envoûte comme conduite afin de lire sur les choses réelles la qualité qu’elle vise, comme l’imaginaire cherche à se donner en image la personne désirée dont par exemple on n’a gardé qu’un foulard.
40Cette parenté que Descartes avait suggérée, entre passion et image, montre que
411) la passion n’est rien qu’une conduite visant un objet irréel, et qui s’épuise à lire sur le réel des qualités et des valeurs qui ont la structure irréelle d’une image. Isolée de cette conduite, le support corporel ne signifie rien29. En marge du rapport au monde et de cette tentative d’en modifier magiquement la texture qualitative, une passion ou une émotion ne diffère en rien de quelconques agitations physiologiques artificielles ; celles-ci s’observent dans d’autres circonstances et ne sont pas caractéristiques de l’émotion comme conduite. Comme quoi notre « vie émotive » ne relève pas non plus d’un fond personnel et authentique enfoui dans les profondeurs de l’âme. Toute psychologie et son idéologie culturelle de « l’emotional correctness » qui visent à inciter le sujet à « exprimer » ses émotions, sous prétexte qu’elles contiennent une vérité ou une forme d’intelligence30 que notre conscience, nos conduites ou notre pensée ignoreraient, ne reposent que sur une vision appauvrie et dégradée de la subjectivité en tant que telle31, ou sur un concept crypto-théologique et romantique d’un « moi » naturel et pur, parce que quasi religieusement préservé et protégé de la « surface » de la civilisation. Or, comme disait Kant, « quand on multiplie les récits d’expériences intérieures on ne peut jamais, au terme de ce voyage d’exploration en soi-même, arriver ailleurs qu’à Anticyre »32.
422) La parenté suggérée par Descartes montre aussi qu’en raison du caractère irréel de l’objet, la passion comme conduite subit le sort des actes imageants : vu la pauvreté de leur objet, ces actes peu à peu fonctionnent à vide. Ils créent un objet en image, ou une qualité en émotion.
43Non seulement l’objet ne soutient pas la passion, ne l’alimente pas, mais lui-même se dégrade en raison de la « modification d’irréalité » qu’il a subie. Odette en image se fige dans des formes rigides de plus en plus schématiques ou « scolastiques »33. Son mode d’apparaître est produit et « arrêté » par les actes de la conscience imageante : en dépit de tous ses efforts et de sa conjuration incantatoire, Swann ne garde qu’un objet sans vie et que le réel même peu à peu efface et engloutit. C’est dès lors la passion en tant que telle qui fatalement se dégrade : son amour s’épuise en quelque chose de « sec, scolastique, tendu vers un objet irréel qui a lui-même perdu son individualité, il évolue lentement vers le vide absolu »34. Ce qui reste de cette passion se résume à des « sentiments passe-partout », les conduites qui la créent l’émoussent et l’appauvrissent en une sorte de vécu exsangue et fade. Autrement dit, l’appauvrissement qu’éprouve la passion est l’effet même de l’idéalisation et de l’irréalisation croissante de l’objet désiré.
44Toutefois, si on a vu comment la conduite émotive se conjugue sous le régime d’une conscience imageante, il reste à comprendre encore, pour reprendre notre question initiale, comment la complicité qui apparente les passions à l’imaginaire peut aussi nous secourir. Retournons à Descartes.
45Son but et son point de départ étant l’idée d’une complicité entre la passion et la volonté, il développe dans le Traité des passions des techniques permettant de dissocier les deux, et dès lors d’affranchir la volonté de tout ce que les passions font vouloir. Ces techniques cherchent à combiner une maîtrise du corps, comme manière indirecte d’influencer la passion, avec une maîtrise de mes représentations, de mon esprit.
46S’agissant du corps, vu que nos passions reposent sur les mouvements des « esprits animaux » qui échappent à l’emprise de notre volonté, celle-ci devra user de son adresse pour les influencer de façon indirecte. « Nos passions ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l’action de notre volonté, mais elles peuvent l’être indirectement » (Art. 45). Par exemple, la volonté peut refuser de consentir à la perception que la passion impose à l’âme, et à ce qu’elle lui « fait vouloir ». De là, dit Descartes,
« le plus que la volonté puisse faire pendant que cette émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas consentir à ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps. Par exemple, si la colère fait lever la main pour frapper, la volonté peut ordinairement la retenir ; si la peur incite les gens à fuir, la volonté les peut arrêter, et ainsi des autres » (Art. 46).
47Cette maîtrise ou hardiesse suppose beaucoup d’exercice, de « l’industrie », une domestication ou technique du corps qui lui, de par sa nature autonome, résiste à l’emprise directe de l’âme. Ma volonté peut me disposer à regarder un objet, et indirectement à élargir ma prunelle, mais « si on pense seulement à élargir la prunelle, on a beau avoir la volonté, on ne l’élargit point pour cela » (Art. 44). De même, quand ma passion me dispose à prendre la fuite ou à frapper un adversaire, ma pensée ne changera pas la disposition même de manière directe, mais elle pourra au moins en retarder ou en différer les effets immédiats. C’est ainsi qu’on se dresse, à la manière dont on dresse des chiens de chasse. Et « puisqu’on peut, avec un peu d’industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire » (Art. 50). Bref, on n’a aucune excuse pour se laisser emporter par une passion.
48Bien sûr, ce dressage ne peut s’accomplir qu’en rapport étroit avec nos représentations, et donc grâce à un travail sur l’esprit ou sur nos pensées. Puisqu’une passion est une perception, et qu’il n’y a « rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées »35, il faut s’exercer à « séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d’avec les pensées auxquelles ils ont coutume d’être joints » (Art. 211), c’est-à-dire, s’exercer à maîtriser et au besoin à modifier ses pensées.
« Ainsi, pour exciter en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d’en avoir la volonté, mais il faut s’appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n’est pas grand ; qu’il y a toujours plus de sûreté en la défense qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire et de la joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la honte d’avoir fui, et choses semblables » (Art. 45).
49Le sens et la valeur de l’âme ou de l’esprit est dans l’usage qu’on en fait, car en effet, comme l’annonce Descartes dès l’ouverture même du Discours de la méthode, « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Et c’est dans cette application que réside la liberté, voire la responsabilité de chacun. A cet effet, l’esprit doit user de sa raison, dont le « vrai office » est « d’examiner la juste valeur de tous les biens dont l’acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite »36.
50Cependant, on peut s’imaginer que le pouvoir et la portée même de ces techniques demeurent limités, puisqu’elles cherchent avant tout à « apprivoiser » la passion37 et à la détourner de sa voie vers la volonté : ce sont des techniques qui permettent peut-être aux esprits « faibles » de neutraliser la tentation de se « laisser aller » à la passion et qui concourent à endurcir la volonté selon une certaine discipline. Mais celle-ci ne garantit pas la félicité ou le « contentement » de l’esprit noble qui vit ses passions librement, au lieu d’user sa liberté contre elles. Cette félicité ne cherche pas à se libérer des passions, mais à se libérer dans les passions ; à les vivre comme et dans l’accomplissement même et la disposition entière de sa libre volonté. L’âme noble arrive en ce sens à sauvegarder la liberté de la volonté sans devoir « réduire » la passion, ou plutôt, à revendiquer une libre volonté qui ne résulte plus d’un effort qui cherche à soustraire sévèrement son activité à la passivité de son âme. C’est ce que Descartes suggère à partir de ses exemples sur le théâtre.
51L’idéal serait en effet d’acquérir face à ce qui m’arrive la distance représentative que j’ai au spectacle. Et dès lors, à prendre même du plaisir ou de la joie « à se sentir émouvoir par les passions, même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les aventures étranges qu’on voit représenter sur un théâtre » (Art 94). Ce plaisir est visiblement produit par une conscience qu’on prend du caractère imaginaire en tant que tel de nos émotions.
52Mais que faut-il se représenter par cette « distance » ? Elle n’étouffe pas nos sentiments et ne combat pas tout simplement ses poussées inflexibles. Cette distance semble profiter du fait même que l’objet de la passion n’est pas seulement irréel, mais échappe à la production de l’esprit. Au théâtre, je ne produis pas ces images, et elles ne se produisent pas et ne s’imposent pas en accord avec la passion qui cherche à séduire la volonté. J’adhère à une création d’images dont l’initiative et la production transgressent le seul pouvoir de mon esprit et de mes passions : ces images n’entrent pas dans l’économie qui vise à me faire vouloir quelque chose.
53Certes, face à une scène triste, nous éprouvons une tristesse réelle, mais en décalage par rapport à une quelconque cause réelle et en décalage avec ma propre imagination. Cette passion, occasionnée culturellement, abrite dans son évocation la conscience même d’une mise entre parenthèses, suspension explicite d’un rapport immédiat au réel, neutralisation accomplie du réel38, puisqu’elle ne ressort pas de mes propres efforts.
54Je suis invité à participer à de l’imaginaire, non plus par soumission à une conduite émotive, mais librement. C’est pourquoi le sens profond de cette joie est une passion qu’évoque la conscience même de cette liberté. Non pas la liberté d’évoquer de plein gré une quelconque émotion, mais celle de se sentir libre de s’y abandonner ou de la ménager avec adresse. C’est en cela que la morale de Descartes et son traité sur les passions est avant tout un traité sur la liberté. Ce qu’avait bien compris Sartre, lorsqu’il écrivait à ce propos que Descartes « entrevoyait […] cette vérité paradoxale qu’il y a des passions libres ». Dès lors, passion ou volonté, de l’une comme de l’autre, je suis responsable. Voilà la vérité que Sartre lui-même se sera évertué à développer39.
Notes
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About: Roland Breeur
Katholieke Universiteit Leuven