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Fabio Recchia

Les sentiments de la raison chez William James : Morale et histoire d’un point de vue pragmatiste

(Volume 16 (2020) — Numéro 2: Les expériences de la Raison et de la liberté (Actes n°11))
Article
Open Access
Keywords : James, history, freedom, Reason, pragmatism

Que vaut le jugement superficiel d’un théoricien dans un monde où les idéals sont innombrables et où chacun d’eux a donné naissance à un champion particulier destiné à le défendre jusqu’à la mort ? Le philosophe pur ne peut que suivre les péripéties du spectacle, persuadé que la voie du moindre effort aboutira toujours au système le plus riche et le plus compréhensif, et que chaque bordée permettrait au navire d’approcher du royaume céleste.

W. James, La Volonté de croire, 1896.

1Nous préférons le bleu au rouge, et le vert au bleu. Un autre apprécie la musique classique, nous le jazz. La première moitié des professeurs de philosophie sanctifie les œuvres de Nietzsche, Heidegger, ou Spinoza, tandis que l’autre ne jure que par le positivisme logique du Cercle de Vienne, ou la doctrine behaviouriste mûrie dans le chef de la philosophie analytique. Ce penseur-ci entre chez Gryffondor, celui-là va à Serpentard. Tout se passe comme si de secrètes poussées destinaient les uns et les autres à préférer telle ou telle forme de la rationalité philosophique, comme on préfère un goût à un autre. Les travaux de Pierre Bourdieu sur le jugement esthétique nous permettent désormais de concevoir ces forces comme l’expression individuelle d’une nécessité sociale1 ; mais avant les contributions bourdieusiennes, dans le champ de la « pré-phénoménologie », si l’on peut dire, les œuvres de William James y voyaient l’effet d’une régulation physiologique et pratique de la rationalité. Le texte sur La Volonté de croire, en particulier, pose que « la faculté de concevoir fonctionne exclusivement en vue de certaines fins qui n’existent aucunement dans le monde des impressions reçues par la voie des sens, mais qui sont déterminées par notre moi émotif et pratique »2. D’aucuns pourraient ainsi penser que nous apprécions telle ou telle philosophie morale parce que notre entendement en prodigue un jugement positif après s’être appliqué au contenu de notre sensibilité ; mais c’est l’inverse qui est vrai : c’est seulement quand nos exigences émotives et pratiques se trouvent confirmées par ces impressions que nos facultés rationnelles peuvent consentir à rendre un avis favorable sur tel ou tel argument d’éthique. Quelles sont donc ces conditions de possibilités affectives et pratiques qui déterminent la Raison ? et que devient la rationalité si elle fait l’objet d’une telle régulation ?

2Sur ce problème, William James a consacré deux écrits philosophiques publiés à dix-huit ans d’intervalle. Le premier d’entre eux est un article paru en 1879 dans la revue Mind sous le titre « The Sentiment of Rationality »3. L’autre texte est une version remaniée du précédent. Publié en 1897 dans The Will to Believe and Other Essays in Popular Philosophy, ce palimpseste philosophique a pour titre The Sentiment of Rationality4, Le Sentiment de rationalité. Notons d’emblée que ces deux contributions portent sur un même sujet sur lequel elles proposent des vues assez différentes : là où la première développe une « enquête psychologique »5 sur les régimes d’affect qui conditionnent l’activité rationnelle mise en jeu par les sciences et la philosophie, la seconde substitue à cette psychologie des sentiments de la Raison un examen pragmatiste des « aspects pratiques »6 propres à ce vécu. Mais un projet appelle l’autre. Pour James, c’est à une description de l’économie affective de l’activité rationnelle qu’il revient de constituer la propédeutique heureuse d’une étude plus vaste sur les conditions de possibilité pratiques du sentiment de rationalité.

3Parce que ces textes fonctionnent ensemble, et que, malgré l’écart temporel qui les sépare, il n’est pas possible de marquer le point où l’un termine et où l’autre commence, nous proposerons de les lire comme s’il ne s’agissait que d’un seul et même document dont le contenu pourra, non seulement, nous permettre d’identifier les déterminants propres aux expériences de la Raison, mais aussi, de mettre en évidence le sort original qui est réservé par la pensée de William James aux concepts traditionnels de « rationalité » et de « philosophie ». De l’enquête menée par ce dernier, nous retiendrons surtout deux développements. Dans un premier temps, nous en présenterons le résultat principal, à savoir, une détermination des conditions affectives et pratiques de l’activité rationnelle. En l’espèce, nous examinerons comment les deux textes sur « le sentiment de rationalité » sont progressivement parvenus à caractériser celle-ci en termes passionnels, comme une passion théorique pour la simplicité et pour la complexité, avant de l’envisager comme une disposition pratique dont le propre est d’éliminer l’incertitude de l’avenir, d’encourager le déploiement de nos forces spontanées et d’offrir à une Foi « la place d’honneur qui lui est due »7. Et c’est à force d’approfondir cette redéfinition, qui nous conduira toujours plus près d’une description phénoménologique des expériences de la liberté, que nous serons amenés à préciser ses conséquences pour l’histoire de la philosophie. Ce point occupera la deuxième partie de nos analyses où nous préciserons les motifs qui poussèrent James à situer le sentiment de rationalité à tous les étages de l’histoire de la philosophie. Plus spécifiquement, nous tenterons d’indiquer par quels raisonnements il fut conduit à concevoir les deux plus grandes orientations de la philosophie occidentale, l’idéalisme et l’empirisme, comme des hypertrophies du sentiment de rationalité. Les « pathologies de la philosophie » formeront en conséquence le thème autour duquel notre conclusion articulera une réflexion située aux frontières communes de la psychologie et de la philosophie. Partant des renseignements fournis par James sur l’économie affective et pratique de l’activité intellectuelle, nous nous demanderons en quoi consiste une bonne philosophie ? et nous verrons qu’il s’agit, pour lui, d’une morale qui encourage chacun à acquérir l’« habitude » d’un monde mobile.

4Ainsi notre lecture du Sentiment de rationalité débouchera-t-elle sur une présentation des conceptions de la morale et de l’histoire de la pensée qui découlent logiquement de l’analyse jamesienne des composantes affectives et pratiques des expériences de la rationalité — une analyse qui s’avèrera en tension permanente avec un scepticisme dans lequel elle ne tombera cependant jamais, mais auquel elle cèdera dans une certaine mesure en faisant de la labilité morale un principe dont certains travaux de la sociologie française, écrits à la même époque que La Volonté de croire, montrèrent qu’il exerce sur ses partisans une force pathologique d’anomie.

1. D’un sentiment de rationalité à l’autre. Détermination des conditions affectives et pratiques de l’expérience de la raison

5Identifier, avec James, les conditions affectives et pratiques de la raison, exige d’examiner les démarches respectives de ses écrits sur le sentiment de rationalité. Jusqu’à la publication des Principes de psychologie en 1890, sa principale entreprise fut d’examiner le conditionnement de la connaissance par des déterminations toutes subjectives8. « The sentiment of rationality » s’inscrit très naturellement dans ce champ de recherches. Cet article examine les actes intellectuels qu’éprouvent les philosophes et les scientifiques dans une circonstance précise : lorsqu’ils sont au travail et qu’ils ressentent soudainement l’impression d’avoir raison. L’état d’esprit de Newton juste après l’épisode fameux de la pomme, celui d’Archimède criant eurêka dans son bain, le vécu inopiné de la raison dans la sphère mentale du savant en situation d’effort, voilà, en somme, l’objet qui est interrogé à partir d’une psychologie dont les fondements méthodologiques seront établis dans les Principes de 1890. Par ce biais, qui fait la part belle à une description des caractéristiques affectives de la vie mentale, James, alors professeur de physiologie à Harvard, espère identifier les « marques subjectives »9 de l’activité théorique, c’est-à-dire les signes grâce auxquels tout savant peut reconnaître comme rationnel son travail intellectuel.

6La récognition subjective d’une rationalité objective assure donc le point de départ d’une réflexion conduite à l’aide d’une psychologie dont la méthode est foncièrement empiriste et introspective. Or ce parti pris méthodologique a pour conséquence une requalification de la rationalité, qui, sous la plume de James, fait l’objet d’une caractérisation en des termes qu’on pourrait qualifier de « passionnels ». Au lieu qu’elle consiste en un acte ou un décret de la volonté, ce qu’on appelle un peu gauchement l’activité rationnelle renvoie en fait à un sentiment, ou à une variété d’affections qui sont accessibles à la conscience. Du fait de leur observabilité, ces états peuvent faire l’objet d’une analyse ; et puisque la Raison peut être caractérisée comme un sentiment de rationalité, il est loisible au psychologue de procéder à une démarcation précise de ce régime d’affects en élaborant une description des éléments qui le caractérisent en propre. On comprend maintenant l’entreprise accomplie par article de 1879 dès l’introduction duquel James définit l’activité rationnelle comme un « sentiment très vif de tranquillité, de paix, de repos »10 (a strong feeling of ease, peace, rest). La compréhension rationnelle, écrit-il, « procure une agréable impression de soulagement et de plaisir »11 ; et elle se produit lorsque « nous goûtons la pleine liberté de nos mouvements ou de nos pensées »12. L’introspection de nos actes rationnels passés nous ne les présente effectivement jamais sous un jour défavorable. Nous ne visualisons pas une tâche inquiétante, ni un labeur difficile. Tout au contraire, nous nous figurons un état de relaxation dans lequel, avec une certaine bienveillance, nous observons un mouvement fluide. Nous y regardons un acte efficace et rapide, qui ne connaît guère d’interruption, car il est tout à son aisance. Est-ce à dire que la Raison consiste en une expérience affective de la liberté ? Il le semble bien pour James, qui conçoit la rationalité et la sensation de la liberté comme l’envers et l’endroit d’un même mouvement psychophysique dont l’écoulement se produit avec une fluidité et une harmonie à laquelle aucun coefficient d’adversité ne vient faire obstacle. Il le redira d’ailleurs dans un article de 1882 : « Psychologiquement considérée, la rationalité ne signifie pas autre chose que la conscience d’un mouvement de pensée parfaitement libre, fluant et sans entrave »13.

7Mais le texte de 1879 ne caractérise pas seulement la raison en ces termes ; il indique également sous quelles grandes formes passionnelles les sentiments de la rationalité peuvent se modaliser. Si les premiers paragraphes de l’article posent un peu pêle-mêle que l’activité intellectuelle renvoie à des marques subjectives, des états physiologiques, des sentiments d’aise et des affects de joies, tous les autres développements de l’argumentation convergent à établir plus précisément quel est le domaine d’états affectifs qui est propre aux expériences de la rationalité. L’acte intellectuel, montre James, renvoie à deux grands types de passions théoriques. La première d’entre elles — « the passion for unifying »14 — consiste en un attrait pour l’unification des choses. C’est une impulsion physiologique qui pousse certains esprits à simplifier la diversité du réel sous un principe d’unité. Mais cette première passion a une « sœur »15 jumelle carrément diabolique : la « passion for distinguishing »16 qui complique l’expérience en analysant toutes ses parties. Elle s’y frotte sans relâche pour retrouver la donnée qui viendra bouleverser les certitudes et les principes d’unité les plus assurés. En conséquence de quoi la Raison peut s’éprouver sous deux tempéraments diamétralement opposés. Chez certains, c’est un art d’unification par constructions intellectuelles qui systématisent l’expérience sous des principes et des règles élémentaires ; pour d’autres, il s’agit plutôt d’une fréquentation prolongée des déclinaisons les plus intimes de la réalité ; et dans la grande moyenne des individus, c’est un mixte de ces deux dispositions passionnelles. En effet, la contradiction de leurs propriétés n’empêche pas leur coprésence dans un même esprit. Comme elles travaillent toutes les deux la complexité empirique du réel, elles y créent, chacune à leur manière, un passage qui facilite le mouvement de l’intelligence, et qui, du même coup, procure un sentiment d’aise par lequel le sujet éprouve sa rationalité17.

8Mais il y a plus. James établit que ces deux passions reposent sur les mêmes processus cognitifs. L’une comme l’autre procède à l’identification d’items, à l’association de ces items en séries, à la combinaison de ces séries entre elles et, enfin, à la classification de ces groupements de combinaison18. Seuls varient l’ordre, l’importance et la signification que les sentiments de la rationalité accordent à ces opérations. En fait, ces valeurs dépendent des préoccupations qui gouvernent chaque esprit. Si atteindre la simplicité du réel importe par-dessous tout au savant, il développera un certain usage de ses facultés rationnelles ; mais il en aurait conçu un autre si son intention principale était d’amasser la complexité de l’expérience. Entre celui qui distingue et celui qui unifie, il n’y a que des degrés de séparation qui se chiffrent en obsessions idiosyncrasiques. D’où il suit qu’il y a autant d’expériences rationnelles qu’il n’y a d’intérêts singuliers pour aiguiller les esprits. À lire l’article de 1879, c’est même « notre être tout entier [qui] entre en jeu lorsque nous élaborons nos opinions »19. Aussi faut-il bruler tous ces commentaires philosophiques, et autres biographies intellectuelles, qui détachent les idées des grands hommes qui les pensent. « Il est presque incroyable, conclut James, que des philosophes de profession osent prétendre qu’une philosophie quelconque puisse être ou avoir été construite sans le secours d’une préférence, d’une croyance, ou d’une intuition personnelle »20.

9Ces remarques sur la démarche de l’article de 1879 nous rendent en état de préciser la nature des conditions de possibilité affectives qui astreignent la Raison. Caractérisée en termes passionnels, elle consiste en sentiments de la rationalité qui se répartissent en deux groupes d’affects pour la distinction et l’unification — deux ensembles de passions dont le point commun est d’envelopper un rapport au monde, et à l’expérience, qui est modulé par les intérêts pratiques propres à chaque conscience individuelle. Qu’il y ait des conditions de possibilité affectives sur la raison, cela veut donc dire que « la partie non intellectuelle de notre nature influence […] nos convictions »21 intellectuelles les plus abstraites. L’individu lambda les expérimente comme rationnelles pourvu qu’elles soient conformes aux besoins et aux finalités de sa conscience pratique. Mais on peut facilement anticiper toute la difficulté d’une telle conception : si la faculté de concevoir est déterminée par un « moi émotif et pratique »22, la raison la plus universelle et la plus commune est aussi la plus particulière et la plus disparate. Elle correspond à un sentiment d’aise qui varie d’un individu à l’autre. Rien ne dit que mon voisin ou un peuple à l’opposé du globe en a une impression semblable ; et toutes nos impressions mises ensemble seront-elles commensurables aux affects de ceux qui vivront dans vingt-cinq siècles ? De notre hésitation à répondre affirmativement à cette question découle l’impossibilité de savoir si notre rationalité moderne est éternelle ou périssable. Aussi, quand l’article de 1879 procède à une caractérisation affective de la Raison, il entraine un pluralisme et un relativisme de la rationalité — le risque de tous les nihilismes. N’importe : puisque l’état de Raison est tout spécifique à notre pratique située, William James va parachever son enquête psychologique sur les « marques affectives » de cette expérience par une analyse du « vécu de la rationalité dans ses aspects pratiques »23 (the feeling of rationality in its pratical aspect).

10À peine l’idée de cette enquête est-elle évoquée par la conclusion de l’article de 1879 que James propose de l’ajourner. Ce programme de recherches « doit être réalisé à un autre moment et à un autre endroit »24. Il faudra attendre dix-huit ans pour que la troisième section de La Volonté de croire, de nouveau intitulée Le Sentiment de rationalité, reprenne l’ouvrage à l’endroit exact où il avait été laissé. Paru en 1897, ce texte procède à une refonte complète des analyses évoquées plus haut. De l’avis des commentateurs, cette réécriture est guidée par les préceptes qui constituent le programme du pragmatisme et de l’empirisme radical dont La Volonté de croire doit fournir un premier aperçu synthétique25. Les traces de cette évolution se mesurent surtout négativement au fait que la psychologie descriptive occupe une place un peu moins prépondérante dans le recueil de 1897. D’un sentiment de rationalité à l’autre, si l’on peut dire, James fait l’économie de plusieurs longs passages où il se livrait autrefois à un commentaire critique des descriptions fournies en la matière par une foule de psychologues et de philosophes, tous issus des écoles évolutionniste, associationniste ou néokantienne. 1897 ne conserve de 1879 que l’introduction et la conclusion, raccordées à l’enfilade pour dramatiser la nécessité d’une enquête sur les conditions de possibilité pratiques de l’expérience de la Raison théorique. Puisque ses structures affectives sont désormais connues, le temps est venu d’identifier les besoins pratiques que doit satisfaire tout acte intellectuel dont la prétention est de procurer un sentiment de rationalité.

11James en identifie trois.

121° Qu’elles prêchent la distinction ou l’unification, les passions rationnelles doivent d’abord et avant tout « dégager l’avenir de toute incertitude »26. Il faut qu’elles dissolvent, au sein de l’expérience, tous les coefficients d’adversité qui pourraient produire, dans le flux de la conscience, « un malaise, pour ne pas dire une véritable détresse mentale »27, parce qu’elles interrompraient l’élan pratique que l’intelligence développe envers son environnement immédiat. Si des œuvres rationalistes comme celles de Kant ou Durkheim ne peuvent juger viable une théorie qui prendrait l’incertitude pour idée régulatrice, c’est que ni les philosophes ni les scientifiques « n’ont jamais admis comme primordiales que des données d’où l’incalculable était exclu »28. Quand même on sait aujourd’hui que l’exercice de la science n’est nullement incompatible avec un principe d’incertitude, James, en bon fil d’une époque où se fit jour une crise des progrès moraux et scientifiques, imaginait assez mal que les rationalités scientifique et philosophique consistassent en une offense envers notre besoin de certitude : « [Un] système qui nierait la possibilité de satisfaire un tel désir, écrit-il, ne saurait triompher d’une manière définitive »29. C’est d’ailleurs pourquoi La Volonté de croire ne cesse de vilipender le scepticisme qui menace toujours d’empoissonner les sciences et la morale. Cette doctrine, lit-on, accule constamment l’homme « aux abois »30. Elle le rabaisse au rang de bête car elle ne tient pas compte de la nécessité vitale et rigoureusement pratique d’appréhender un horizon émancipé de l’indétermination.

132° Du reste, on a souvent reproché au scepticisme de déprimer ses pratiquants. Leur conscience morale se trouve comme affaiblie par la fréquentation prolongée d’une mauvaise humeur qui décourage « nos désirs les plus chers et nos pouvoirs les plus précieux »31. Ouvrons un livre de Schopenhauer ou de Houellebecq. Nous n’y verrons qu’une anthropologie pessimiste et « aucune place à nos forces les plus intimes »32. Or il faut leur témoigner le plus grand respect. James ne laisse pas d’insister sur ce point : une passion pour la distinction ne doit pas seulement présenter un avenir désirable ; il faut encore que, comme sa sœur, la passion pour l’unification, elle « s’accorde avec nos forces spontanées »33. L’une comme l’autre doivent inciter les affects de joie et limiter les passions tristes. En l’espèce, il leur faut vivifier « l’espérance, le ravissement, l’admiration, l’ardeur »34, pour répugner « la crainte, le dégout, le désespoir ou le doute »35. Si un raisonnement a pour prémisse le premier genre d’états, il aura comme conclusion un sentiment de rationalité ; à l’inverse, « une philosophie qui ne légitimerait que les émotions de cette dernière catégorie laisserait assurément l’esprit en proie au mécontentement et au désir »36. Un Descartes peut bien remettre en doute toutes les formes de certitude, sa démarche a une autre fin qu’elle-même : elle doit permettre de retrouver une force vive et tout existentielle, « une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »37.

143° Enfin, James identifie que les sentiments de la rationalité dépendent d’un troisième genre de besoins, qui n’est guère étranger aux Méditations Métaphysiques accomplies par le père du rationalisme moderne. La découverte du cogito y entraine une preuve de l’existence d’une entité divine : « Il faut nécessairement conclure que, de cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être souverainement parfait (c’est-à-dire Dieu) est en moi, l’existence de Dieu est très évidemment démontrée. […] Et certes on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreint son ouvrage »38. Dans cet enchainement qui conduit de l’individu à la divinité, notre œil de contemporain pourrait voir une contingence historique de l’argumentation cartésienne : Descartes n’est-il pas le premier représentant d’une époque au cours de laquelle on proclamera « la mort de Dieu » ? Du point de vue de James, il existe toutefois une relation nécessaire entre les principes rationnels et théistiques. C’est même tout le projet de La Volonté de croire que d’établir cette nécessité par laquelle la Raison suppose la Foi, et l’intelligence la croyance. « Mes quatre premiers essais, déclare l’auteur, ont pour objet général de défendre la légitimité de la foi religieuse »39. Et d’ajouter, en véritable prophète : « Je voudrais vous montrer maintenant ce qui, à ma connaissance, n’a jamais été clairement mis en lumière, à savoir que non seulement la croyance (telle qu’elle est mesurée par l’action) devance et doit devancer continuellement l’évidence scientifique, mais qu’il existe un certain ordre de vérités que la croyance a pour effet de créer autant que de découvrir ; au regard de celles-ci, la foi est non seulement licite et appropriée, mais essentielle et indispensable. Ces vérités ne peuvent devenir vraies tant que notre foi ne les a pas rendues telles »40. Or, c’est au texte sur Le Sentiment de rationalité, troisième essai de La Volonté de croire, d’établir le plus fermement cette démonstration en inscrivant la Foi dans la Raison comme un besoin qu’elle « ne saurait songer à exorciser »41. Nombre d’auteurs ne s’y sont guère employés, sans doute en raison d’un « véritable manque de sincérité »42, ou bien parce qu’ils ne voyaient dans cette part de l’homme qu’une véritable « source de trouble »43... Et pourtant nous « ne pouvons en aucune manière vivre ni penser sans un certain degré de foi »44. Tout l’édifice de la science en est d’ailleurs la preuve : « Les règles du jeu scientifique, le fardeau de la preuve, les présomptions, les experimenta crucis, les inductions complètes n’ont force de loi que pour ceux qui prennent part à ce jeu »45. Faire la science c’est aussi croire en sa possibilité. On arguera peut-être qu’elle constitue le bras séculier qui doit nous débarrasser de toutes les croyances religieuses et de tous les arrières-mondes théologiques. Mais l’argument joue contre lui tant qu’il suppose un disciple pour y croire. À l’inverse, il n’y a rien d’étonnant à ce que Descartes ait associé à la découverte d’une substance rationnelle le présupposé d’une figure divine. L’évidence que le père du rationalisme accorde à cette preuve devient compréhensible du point de vue de la philosophie jamesienne : la Raison enveloppe une Foi, parce que l’esprit nourrit à l’égard de la réalité un ensemble de rapports doxiques que les passions de l’unification et de la distinction doivent sinon encourager à tout le moins respecter.

15Nous disposons d’une vue d’ensemble sur ce que James appelle Rationality. Il s’agit de Stimmungen simplificatrices et complexificatrices qui s’arrangent d’un besoin de sureté, une force vitale et une foi naturelle à l’égard du monde. Les facultés rationnelles, dit-on souvent, délibèrent quand, en repos et à part, elles rendent jugement sur des données expérimentales. Mais les écrits de James compliquent cette représentation éthérée de la vie mentale. L’intelligence y apparaît sous l’empire d’impératifs qui fixent la frontière du rationnel et de l’irrationnel. Sont jugées raisonnées par le jugement les impressions qui respectent ces conditions pratiques, dont la nature peut évoluer mais dont l’existence subsistera aussi longtemps que l’individu aura un ancrage situé. Là réside d’ailleurs le point commun de toutes les expériences de la rationalité. Quoique celles-ci soient diverses et spécifiques parce qu’elles dépendent d’un intérêt idiosyncrasique, elles ne demeurent pas moins semblables par cette dépendance même. Mais n’y a-t-il pas un problème à concevoir les choses de la sorte ? Comme la philosophie de James repose sur une conception pluraliste et relativiste de la rationalité, on pourrait l’accuser de retomber dans le scepticisme qu’elle ne cesse de dénoncer ; néanmoins, l’accusation serait finalement sans fondement car cette théorie ne nie pas l’existence d’un invariant dans les états hétérogènes de la Raison. « En dépit de l’opinion du sceptique, écrit James, je prétends résolument poser en principe que la vérité existe et que la destinée de notre entendement est de la connaître ; sur ce point, je me sépare de lui absolument »46. Le pluralisme de sa philosophie dépend certes d’un relativisme, mais cette relativité est universalisatrice : ma conscience, comme celle de mon voisin, comme celle de l’individu né dans vingt-cinq siècles, est transie de rationalité si elle glisse tranquillement dans le lit que lui font ses besoins. « L’être est, le non-être n’est pas », soit ; mais les principes les plus extensibles de la métaphysique rassemblent peut-être moins que cet autre genre de nécessités. Est-ce à dire que la Raison la plus universelle est moins théorique que pratique ? C’est ce que semblent indiquer plusieurs développements du Sentiment de rationalité. Tous concernent la conception jamesienne de l’histoire de la philosophie.

2. Carte et volcans. L’idée jamesienne de l’histoire de la philosophie

16Comme cette analyse des conditions pratico-affectives de l’acte rationnel décrit quelque chose de l’ordre d’une « situation primitive »47 de l’intelligence, elle détermine une certaine conception de son évolution. Tout se passe comme si les textes sur Le Sentiment de rationalité venaient toucher du doigt une scène originelle qui n’aurait cessé de s’y rejouer. Les développements qui précèdent la caractérisent comme un clivage entre deux tempéraments antagonistes, deux types d’intelligence. C’est une bataille permanente entre des passionnés de la distinction et des férus de l’unification. Les uns veulent la diversité de l’expérience, les autres son unité dans la conscience ; et, tandis que tous préfèrent une « habitude affective de notre pensée »48 au détriment d’une autre, chacun est pris dans un « véritable dilemme »49 car « quel que soit le parti auquel on s’arrête, on ne choisit jamais qu’à ses risques »50 une attitude dont les formules seront sans relâche contestées par une autre disposition d’esprit. D’un point de vue pragmatiste, faire de l’histoire de la philosophie ne consiste donc pas à décrire chronologiquement les progrès de l’intelligence. Il s’agit plutôt d’en entreprendre une cartographie. L’historien doit étudier l’activité des tempéraments philosophiques comme le géographe le comportement des structures volcaniques. Si les penseurs sont depuis toujours pris « between two fires »51, entre les deux feux de l’homogénéité abstraite et de l’hétérogénéité concrète, alors il n’y a plus qu’à étudier les spécificités respectives de ces deux zones éruptives que sont l’idéalisme et l’empirisme.

17La première de ces attitudes peut être caractérisée comme une hypertrophie des passions pour l’unification, car elle satisfait un intérêt exacerbé pour la simplicité. D’un point de vue affectif et pratique, l’idéalisme consiste à traiter le monde comme un ensemble de qualités subsumables sous une donnée ou un principe ultime. Il s’agit de le rapporter à un « réductif »52, c’est-à-dire un plus petit dénominateur commun. Les penseurs de cette trempe éprouvent du contentement s’ils parviennent à mettre en évidence la récurrence d’une donnée irréductible. C’est elle qui constitue le sentiment de leur rationalité. Pour ressentir la fluidité et l’aise de cette expérience, ils sont le plus souvent conduits à développer un système de catégories. Elles sont tantôt rationalistes, tantôt théologiques ; mais c’est dans tous les cas une recherche d’harmonie qui peut confiner à une attitude égocentrée, censée respecter notre besoin de certitude, nos forces spontanées et un « certain degré de foi »53 vis-à-vis des choses et du monde. James est formel sur ce point : « Toutes les natures sentimentales qui aiment l’harmonie et l’intimité penchent vers les croyances idéalistes. Pourquoi ? Parce que l’idéalisme communique à la nature extérieure une véritable parenté avec notre moi personnel. Nos propres pensées constituent ce qui nous est le plus familier, ce qui nous effraie le moins : dire, en conséquence, que l’univers est essentiellement pensée, c’est dire que moi-même au moins en puissance, je suis Tout »54.

18Toute autre est en revanche l’humeur qui anime la posture empiriste. Si celle-ci se laisse également caractériser comment une hypertrophie du sentiment de rationalité, il s’agit d’un excès d’enthousiasme pour la passion de la distinction, aux frais de l’unité et certainement de la vérité. Il en résulte une pratique de la philosophie qui consiste à fréquenter assidument les phénomènes, en vue de faire retour à la chose même. Au milieu d’une réalité qui s’écoule inexorablement, l’empiriste apparaît comme un renard des surfaces : il traîne au plus près des phénomènes, afin de trouver, dans le flux de l’expérience en cours, parmi nos habitudes et nos automatismes réflexes, la bonne occasion, la donnée inattendue qui viendra différentier nos expériences et bouleverser nos principes d’unité les plus assurés. Hume fournit sans doute le parangon d’une telle attitude : à force d’observer le soleil se lever et se coucher, il comprit que c’était le principe de causalité qui devait être remis en cause ; et d’arriver à cette conclusion lui procura sans doute bonheur, aise et liberté. Il avait alors atteint la vérité de l’empirisme. En effet, du point de vue de cet affect, « la nature entière n’est que prodige. La répétition du même phénomène n’est pas suivie des mêmes effets. Lorsque la pièce fixée sur le tour a accompli son mouvement de rotation, le ciseau du graveur ne vient point frapper rigoureusement au même point que précédemment ; il s’en faut de la largeur d’un cheveu ; mais cet intervalle est réparti sur toute la courbe antérieure qui ne se trouve donc jamais parfaite — jamais complètement »55. On est loin de « l’image misérable »56 que l’idéalisme donne de la vie. Ni « le rejet d’une matière réelle »57 ni la « réduction monstrueuse de la vie »58 ne sont des opérations qui permettent à la sensibilité empiriste de satisfaire les obligations qu’elle doit à un Ego pratique. Elle y parvient plutôt en recherchant son « Tout » dans un différentiel qui affermit cette croyance que la nouveauté est toujours possible, que l’avenir n’est pas barré et qu’il suffit de laisser glisser nos forces vers lui.

19Le sentiment de rationalité se trouve donc à tous les étages de l’histoire de la philosophie dont les deux grandes tendances, l’idéalisme et l’empirisme, peuvent être caractérisées comme des hypertrophies des passions pour l’unification et la distinction. Ici on veut un réductif, là un différentiel ; mais, quoi qu’il en soit, le choix de l’une ou l’autre attitude « dépendra de la constitution affective du sujet »59. Certains se sentiront empiristes, d’autres moins ; et, au milieu de ces extrêmes, nous trouverons une majorité un peu plus indécise qui voudra l’unité et la diversité, la simplicité comme la complexité, la métaphysique avec la vie, le tout ensemble, simultanément. Une histoire proprement pragmatiste de la philosophie figurera donc la carte d’un archipel volcanique entrecoupé de tassements. Mais où situer le pragmatisme ? Quelle position son inventeur occupe-t-il dans ce territoire ? Comme sa conception péjorative de l’idéalisme, sa revendication d’un empirisme radical laisse présager que sa sensibilité témoigne d’un plus grand attachement pour les passions de la distinction. En effet, bien loin de ramener la complexité du monde à l’unité d’un principe rationnel, l’auteur de La Volonté de croire inféode plutôt ce genre de précepte à un univers qui « garde son aspect sauvage, cette odeur de gibier qui accompagne le vol du faucon »60. Pour l’empiriste radical, la rationalité doit être aussi nuancée que le monde lui-même ; elle dépend d’une multitude d’intérêts particuliers, doublée d’une multitude de données mondaines particulières. En plus d’être pluraliste et relativiste, la conception jamesienne de la rationalité est donc aussi foncièrement perspectiviste. Si la nature d’une expérience rationnelle provient de la perspective que nous en construit une conscience isolée dans un coin de monde, il devient en effet impossible de s’accorder sur

le critérium concret du vrai. Les uns le placent en dehors du moment de la perception, soit dans la révélation, soit dans le consens gentium, l’instinct du cœur et ou l’expérience systématisée de la race. D’autres le cherchent dans la perception même : tels sont Descartes avec ses idées claires et distinctes garanties par la véracité de Dieu, Reid avec son « sens commun », et Kant avec ses formes de jugements synthétiques a priori. Le fait que l’objet de la pensée se prête à une vérification sensible, le fait qu’il possède une unité organique complète, l’impossibilité de concevoir le contraire de la proposition que l’on examine, ce sont là encore des critères variés que l’on a invoqués tour à tour. Mais aucun ne renferme positivement cette évidence objective tant vantée ; elle n’est jamais qu’une aspiration, un concept limite qui marque l’idéal infiniment lointain de notre vie pensante. Prétendre que certaines vérités la possèdent dès maintenant, c’est simplement affirmer que lorsque vous les croyez vraies et qu’elles sont vraies, alors seulement leur évidence est objective. Mais pratiquement, la conviction que chacun possède de ne se rendre qu’à l’évidence objective n’est jamais qu’une opinion subjective de plus qui s’ajoute aux autres61.

20Parce qu’elle place la Raison et la vérité sous la double influence « inévitable »62 de l’expérience et d’une nature passionnelle, la philosophie jamesienne se positionne donc assurément du côté des massifs empiristes les plus actifs. Mais, comme on l’indiquait plus haut, cette conception ne suffit pas à situer son auteur du côté des pensées sceptiques qui découragent « nos désirs les plus chers et nos pouvoirs les plus précieux »63. Du point de vue qui est le sien, l’absence de critères objectifs et universaux n’implique pas l’inexistence d’une vérité non moins objective et universelle. Simplement, celle-ci n’apparaît que sous un angle pratique et subjectif : car, s’il est impossible aux philosophes de se mettre d’accord sur le contenu des caractéristiques théoriques de validité, tous entreprennent bel et bien la démarche de le rechercher ; et c’est cette entreprise même qui est l’élément partagé par tous les courants de l’histoire de la pensée, à toutes les étapes de son développement. Quoique ne cesse de s’y empiler au fil du temps les avis et les opinons, comme les scories au bas d’un édifice volcanique, c’est avec une vigueur inlassable que toutes ces strates témoignent d’une même activité constamment reprise et continuée.

3. Remarques conclusives : une morale pathologique

21Puisque l’essence même du pragmatisme est de servir à quelque chose, nous conclurons notre lecture du Sentiment de Rationalité en essayant de discerner, d’un point de vue théorique et pratique, l’apport des deux textes que nous avons lus par hypothèse comme un seul.

22La plus importante contribution théorique de ce programme réside dans la conception plastique qu’il parvient à donner d’objets philosophiques souvent appréhendés avec une discursivité rigide. James parvient à sonder la profondeur surprenante de la Raison, la vérité et l’expérience, en s’interdisant de subsumer leurs vécus subjectifs à des conceptualisations objectives qui en dénaturent nécessairement le contenu initial. De cette manière, commente Stéphane Galetic, sa philosophie parvient à s’émanciper de « dualismes réducteurs et de […] catégories rigides et hermétiques », pour mieux «  se rapprocher d’une ontologie plus respectueuse du dynamisme et de la richesse de la vie »64. Le monde y apparaît en effet « inachevé, brouillon, boueux, multiple, imprévisible, risqué et sans garantie »65 — aussi imprévisible que la Raison elle-même qui dépend d’intérêts instables, eux-mêmes soumis à des besoins réels. Il n’y a par conséquent jamais d’activité intellectuelle en dehors d’une nécessité pratique et affective. Elle est toujours prise entre deux feux, dans un dilemme entre des passions ; de sorte que la seule philosophie praticable est celle du « compromis »66 entre des affects contradictoires. Dans ces conditions, toute réflexion est un exercice d’équilibre : entre spéculation et observation, une pratique de funambule sur une corde raide tissée de notre besoin de sureté, le respect de nos forces, et l’accord de notre foi.

23Mais les développements qui précèdent ne font pas qu’indiquer en quoi pourrait consister, pour l’empiriste radical, une « bonne philosophie » : par leurs implications, ils préfigurent une morale authentiquement pragmatiste. Celle-ci ne consiste pas du tout en un ensemble de principes généraux fixés a priori. « Aucune éthique n’est possible au sens absolu et démodé de ce mot »67. Tout comme la Raison théorique trouve son assiette dans les besoins d’un moi émotif et pratique, la Raison pratique voit le contenu de ses impératifs défini par un ensemble de désirs idiosyncrasiques et empiriquement situés. William James ne semble toutefois pas embarrassé par la disparité inhérente de ses considérations éthiques, qui suspendent à l’action isolée de chacun la vérité universelle des contraintes morales. « Certains désirs, écrit-il, je l’accorde, sont insignifiants, ils émanent d’individus sans importance, et nous avons coutume de traiter à la légère les obligations qu’ils entraînent. Mais le fait que ces demandes personnelles n’imposent que de légères obligations n’empêche point les obligations importantes de se ramener également à des demandes personnelles »68. Encore une fois, l’argumentation jamesienne vole autour du scepticisme avec la volonté bien arrêtée de ne pas s’y bruler. Puisque les réquisits personnels varient d’un individu à l’autre, « il ne saurait exister de vérité finale […] tant que le dernier homme n’aura point terminé le cours de ses expériences »69. Pour tous les individus dans les mailles du temps et de l’expérience, ni critérium du vrai ni maxime indubitable ; rien que des tentatives et la richesse tirée du doute. Seul le dernier individu, au dernier instant de son existence, jouira de ce privilège sans pouvoir le partager avec personne ; et tous ceux qui le précéderont seront dans une ignorance relative que leur dernier descendant avérera certaine au commencent d’une nuit sans fin pour l’intelligence humaine. Mais l’instabilité de l’éthique n’implique pas son inexistence. Malgré qu’on ne puisse l’asseoir d’emblée sur un principe théorique, elle existe à un niveau qui est situé par-delà le bien et le mal, les concepts et les notions : elle réside dans la recherche pratique, « un travail long, quotidien et décevant »70, que chacun entreprend pour satisfaire son intérêt et ses besoins. Voici pourquoi les sceptiques qui proclament l’absence de toute morale font erreur. Tant qu’il reste « un rocher habité par deux âmes aimantes, ce rocher possèdera une constitution morale aussi complète que tout autre monde auquel l’éternité et l’immensité pourraient donner asile »71. Tout le travail du moraliste consistera par conséquent à examiner les moralités « régionales » conçues par les uns et les autres, afin de les satisfaire et de les concilier au possible :

[L]e principe directeur de la morale — attendu qu’en ce pauvre monde toutes les demandes ne sauraient être exaucées simultanément — n’est-il pas tout simplement de satisfaire en tout temps autant de demandes que nous le pouvons ? L’acte qui contribue au meilleur Tout, c’est-à-dire qui éveille la plus petite somme de mécontentement, doit être assurément l’acte le meilleur. Dans l’échelle des biens, il faut donc attribuer le degré le plus élevé aux idéals qui triomphent au prix des moindres sacrifices, ou dont la réalisation entraîne la destruction du plus petit nombre possible d’autres idéals. Puisqu’il faut qu’il y ait une victoire et une défaite, le philosophe doit souhaiter la victoire du parti le plus compréhensif, de celui qui, même à l’heure du triomphe, tiendra compte des intérêts du vaincu. Le cours de l’histoire ne fait que retracer les luttes des générations à la recherche d’un ordre toujours plus compréhensif. Inventez quelque manière de réaliser vos propres idéals et de contenter à la fois les aspirations d’autrui : là seulement est le moyen d’atteindre à l’harmonie72.

24Et quel travail pour réaliser la finalité d’une telle morale ! Il faut embrasser les éthiques à l’œuvre d’un coup d’œil panoramique, avec un regard qui doit être aussi compréhensif que possible quand il appréhende ce « multivers moral »73. C’est avec un irénisme constamment renouvelé que le moraliste doit l’observer s’il veut concilier des éthiques antagonistes ; et s’il lui incombe de rassembler ensemble toutes celles qui peuvent l’être, il doit en outre combattre toutes les aspirations contraires à cet intérêt. Comme le législateur de Rousseau œuvre secrètement à l’équilibre des volontés générales et particulières74, le pragmatiste fédère les intérêts tout en luttant contre les attitudes qui bafouent les sentiments de la Raison. Scepticisme fatigué, athéisme aboulique, scientisme brutal et sans corps, compte parmi ces déontologies qu’il fustige pour sacraliser, en retour, les valeurs qui sont le mieux pour le plus grand nombre. « Le philosophe, déclare James en ce sens, doit être conservateur et construire son échelle de valeurs en plaçant au sommet tout ce qui s’accorde le mieux avec les coutumes admises »75. Est-ce à dire qu’à l’inverse de certaines figures révolutionnaires ou anarchistes, il place, tout comme certains penseurs sociologues ou rétrogrades, « au-dessus de tout » la morale qui est issue de la conscience commune et des traditions ?

25Par certains aspects, ces considérations rejoignent en effet les réflexions morales de l’École française de sociologie. James et Durkheim sont d’exacts contemporains : deux fils d’une même époque qui pousse à repenser la « veille métaphysique » à partir du devenir contingent des vies individuelle et sociale76. Celui-ci publie La Volonté de croire lorsque celui-là achève les épreuves de son étude sur le Suicide — dont une lecture cursive nous permettra de mettre en évidence le caractère probablement « pathologique » de la morale jamesienne. La nécessité d’une étude sur le suicide est posée par Durkheim dès 1893 dans De la division du travail social. Analysant ce dernier phénomène d’un point de vue sociologique, il aboutit à la formulation de deux constats généraux. Il établit, d’une part, que le propre des sociétés modernes consiste en une solidarité accrue entre les différents secteurs professionnels. Parce que le travail y est plus divisé, les individus dépendent plus étroitement les uns des autres d’un point de vue matériel, tandis que, d’un point de vue moral, ils apparaissent moins soudés autour de valeurs communes à toute la société. De fait, puisque le travail y est plus divisé, les secteurs de la vie commune se sont autonomisés en une multitude de départements possédant chacun leurs codes moraux. Ici cet habitus de classe, là ce style de vie ; mais cet affranchissement se paie parfois d’une livre de chair. Dans la troisième partie de sa thèse, Durkheim met, d’autre part, en évidence que la division du travail connaît des « formes anormales »77 qui conduisent certains individus à s’ôter la vie ; et ce sont les causes de cet acte qu’éclaire le livre qu’il finit de corriger l’année où La Volonté de croire présente une conception de la morale qui restitue philosophiquement certains de ses constats sociologiques quant à l’état morcelé de la conscience commune. Mais si James considère comme Durkheim que la morale dépend de plus en plus d’une mosaïque de désirs d’individus isolés, il ne remarque pas que cette indépendance éthique suscite un état d’anomie en chacune de ces consciences individuelles. Car tant que les états de la moralité

dépendent de l’individu seul, ils sont illimités. Par elle-même, abstraction faite de tout pouvoir extérieur qui la règle, notre sensibilité est un abîme sans fond que rien ne peut combler. Mais alors, si rien ne vient la contenir du dehors, elle ne peut être pour elle-même qu’une source de tourments. Car des désirs illimités sont insatiables par définition et ce n’est pas sans raison que l’insatiabilité est regardée comme un signe de morbidité. Puisque rien ne les borne, ils dépassent toujours et infiniment les moyens dont ils disposent ; rien donc ne saurait les calmer […]. Dans ces conditions, on ne tient à la vie que par un fil bien ténu et qui, à chaque instant, peut être rompu78.

26Donc si la morale jamesienne n’est pas sceptique, à se fier à cette analyse, son application n’en demeure pas moins pathologique. Son danger réside dans ce qu’elle enjoint chacun à prendre l’habitude d’un monde et d’une morale mobiles, alors que, d’un point de vue sociologique, cette labilité sans frein entraîne « un état de trouble, d’agitation et de mécontentement qui accroit nécessairement les chances de suicide »79 anomique. Par ce constat se trouve d’ailleurs éclairée l’exigence pragmatiste de finalement limiter la morale à un certain conservatisme, alors que, par fidélité à la doctrine de l’empirisme radicale, il aurait fallu la maintenir dans un état de révolution permanente. Il faut bien, en effet, que l’individu accorde au moins pour un temps les impératifs de sa raison théorique et pratique aux états de la civilisation scientifique et éthique à laquelle il appartient et qui exerce sur lui un « rôle modérateur »80. Après tout, sa vie ne tient-elle pas au prix de ce « moindre sacrifice » ?

Notes

1 En effet Bourdieu dérive des habitus, propres aux classes sociales, les jugements de goûts formulés par les uns et les autres en matière de préférences culturelles. Si le principe général d’un tel calcul différentiel est posé dans le troisième chapitre de La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 189-248, le cas plus spécifique des goûts philosophiques propres aux professeurs d’université fait l’objet d’un commentaire plus approfondi dans Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, et La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

2 W. James, La Volonté de croire, trad. fr. L. Moulin, Paris, Les Empécheurs de penser rond, 2005, p. 135.

3 W. James, « The sentiment of rationality », Mind (1879), p. 317-346.

4 W. James, « Le Sentiment de rationalité », dans La Volonté de croire, op. cit., p. 91-129.

5 W. James, « Rationality, activity and faith », The Princeton review (1882/2), p. 58. Notre traduction.

6 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 346. Notre traduction.

7 S. Galetic, Présentation, dans La Volonté de croire, op. cit., p. 13.

8 Ibid.

9 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 317.

10 Ibid.

11 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 317 ; Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 91.

12 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 317 ; Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 92.

13 W. James, « Rationality, activity and faith », art. cit., p. 58.

14 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 320.

15 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 93.

16 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 322.

17 Ibid., p. 327-329.

18 Ibid., p. 327.

19 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 115

20 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 115 ; « Sentiment of rationality », art. cit., p. 320. Remarquons que les philosophies pragmatiste et existentialiste semblent s’accorder sur ce point. Tout comme James, Bergson, Sartre et même Heidegger, développent une théorie de la connaissance fondée sur une conception de l’intérêt vital qui guide l’intelligence humaine. Cette notion pourrait d’ailleurs constituer la base d’une étude comparative entre des textes aussi disparates que L’Évolution créatrice, Vérité et Existence, mais aussi De l’essence de la vérité et La Volonté de croire. Cette analyse — que nous ne réaliserons pas ici, mais qui a déjà été partiellement entreprise par Stéphane Madelrieux dans son ouvrage collectif, Bergson et James, cent ans après, Paris, puf, 2011 — permettrait de relever l’empreinte exercée par l’influence jamesienne sur la tradition existentialiste de la philosophie continentale.

21 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 47. Sur ce point, on peut lire également la page 53.

22 Ibid., p. 135.

23 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 346.

24 Id.

25 S. Galetic, Présentation dans La Volonté de croire, op. cit., p. 14.

26 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 103.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Ibid., p. 106. C’est en vain que, par anachronisme, on objecterait contre cette proposition le principe d’indétermination de la mécanique quantique. Ce genre de préceptes, qu’on a vu appliqué au champ de l’anthropologie, confirme davantage la thèse jamesienne qu’il ne la réfute. Car pourquoi procéder à la formalisation d’un tel principe si ce n’est pour résoudre des problèmes que la physique classique échouait à expliquer. S’il a été crée par une douzaine d’individus courageux, à l’abstraction et au sens pratique solide, c’était pour voir plus clair dans les sinuosités de la nature, et, ainsi, dégager les progrès de la science de ces marécages d’incertitudes où ses paradigmes antérieurs l’avaient progressivement acheminée.

30 Ibid., p. 128.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 107.

33 Ibid., p. 106.

34 Ibid., p. 108.

35 Ibid.

36 Ibid.

37 R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Paris, Gallimard, 2011, Méditation seconde, at 22, p. 81.

38 R. Descartes, Méditations Métaphysiques, op. cit., Méditation troisième, at 40-41, p. 131.

39 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 35.

40 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 117-118.

41 Ibid., p. 114.

42 Ibid., p. 113.

43 Ibid., p. 114.

44 Ibid., p. 117.

45 Ibid., p. 115.

46 Ibid., p. 48.

47 F. Brahami et S. Madelrieux, « La perception de la ressemblance », Philosophique (2009/12), p. 10.

48 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 322.

49 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 103.

50 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 64.

51 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 338.

52 Ibid., p. 343.

53 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 118.

54 Ibid., p. 112-113.

55 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 34.

56 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 95.

57 Ibid., p. 95-96.

58 Ibid.

59 Ibid., p. 112-113.

60 W. James, Préface dans La Volonté de croire, op. cit., p. 34.

61 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 51.

62 Ibid., p. 54.

63 W. James, Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 106.

64 S. Galetic, Présentation dans La Volonté de croire, op. cit., p. 19.

65 S. Madelrieux, William James. L’attitude empiriste, Paris, puf, 2008, p. 3.

66 W. James, « The sentiment of rationality », art. cit., p. 325 ; Le Sentiment de rationalité, op. cit., p. 94.

67 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 191.

68 Ibid., p. 200.

69 Ibid., p. 191.

70 J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 173.

71 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 201.

72 Ibid., p. 207-208.

73 Ibid., p. 75.

74 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, livre II, chapitre 7.

75 W. James, La Volonté de croire, op. cit., p. 208.

76 Dans Le Temps des sociétés, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, chapitre 1, T. Hirsh a en effet montré que l’un des enjeux du programme de l’École durkheimienne consiste à temporaliser les catégories de la politique moderne en les appréhendant comme des phénomènes consécutifs d’un conscience sociale à la morphologie historiquement déterminée par la loi de la division du travail.

77 É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, puf, 82013, p. 343-390.

78 É. Durkheim, Le Suicide, Paris, puf, 142013, p. 273-275.

79 É. Durkheim, Le Suicide, op. cit., p. 305.

80 Ibid., p. 275.

To cite this article

Fabio Recchia, «Les sentiments de la raison chez William James : Morale et histoire d’un point de vue pragmatiste», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 16 (2020), Numéro 2: Les expériences de la Raison et de la liberté (Actes n°11), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1174.

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