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- Volume 16 (2020)
- Numéro 5
- Qu’est-ce qu’une phénoménologie matérielle ? Henry et Levinas : l’impression et sa modification
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Qu’est-ce qu’une phénoménologie matérielle ? Henry et Levinas : l’impression et sa modification
Résumé
Qu’entendre par phénoménologie « matérielle » ? Cette expression désigne habituellement le projet phénoménologique original exposé par Michel Henry dans l’ouvrage de 1990 et qui entend, contre l’hylétique husserlienne, faire retour au mode de phénoménalité propre à l’impression, en deçà de son appréhension intentionnelle. Mais, comme cette étude espère d’abord le montrer, la radicalité de ce retour tient moins au caractère non intentionnel de l’impression, conçue comme auto-affection, qu’il ne tient à son caractère absolument non modifié. Henry s’appuie ici sur une lecture des Leçons de 1905 de Husserl sur le temps, selon laquelle toute modification de l’impression relèverait déjà, en elle-même, d’une appréhension intentionnelle. Or, comme il s’agira ensuite de le suggérer, la modification de l’impression pourrait n’être pas déjà synonyme de son appréhension. La lecture par Levinas des Leçons de 1905 y décèle une différence originaire et non intentionnelle, immanente à la sphère impressionnelle — la présence d’une altération, d’une altérité ou d’une transcendance, immanente à l’impression. Cette lecture ne rouvre-t-elle pas la « tâche immense » d’une phénoménologie matérielle, en deçà de l’aporie à laquelle semble la conduire le dualisme ontologique de Henry ?
Inhoudstafel
Introduction
1Qu’entendre par phénoménologie « matérielle » ? Cette expression désigne habituellement le projet phénoménologique original exposé par Michel Henry dans l’ouvrage de 1990. La phénoménologie matérielle s’y distingue de l’hylétique husserlienne en ce que, faisant également retour à la « hylé », elle veut en penser le mode de phénoménalité propre, en deçà de son appréhension intentionnelle. Si la phénoménologie matérielle ne naît pas « d’une recherche sur les insuffisances d’une phénoménologie hylétique », elle permet, dit Henry, de les éclairer1, mettant au jour la dilution systématique de la phénoménalité propre à l’impression, alors confiée par Husserl à l’intentionnalité. C’est un retour plus radical à l’impression originaire (Urimpression) que la phénoménologie dite « matérielle » entend alors opérer : à son propre mode de phénoménalité qui constitue la matière même de toute autre manifestation.
2Mais, comme cette étude espère d’abord le montrer, la radicalité de ce retour tient moins, chez Henry, au caractère pré-intentionnel de l’impression, qu’il ne tient plus précisément à son caractère absolument non modifié. Et cette thèse henryenne s’appuie sur une lecture tout aussi radicale des Leçons husserliennes de 1905 sur le temps, découlant directement du dualisme ontologique posé par Henry dans L’Essence de la manifestation, et selon laquelle toute modification de l’impression relèverait déjà, en elle-même, d’une appréhension intentionnelle. La phénoménologie matérielle doit alors s’en tenir à l’impression elle-même, conçue comme l’auto-affection qui subsiste en deçà de toute intention comme de toute modification. Comme l’écrit Henry dès 1977 dans « Qu’est-ce que nous appelons la vie ? » : « Il faut donc reconnaître que le premier surgissement de la présence, c'est-à-dire la vie, est antérieur à ce perpétuel glissement de l'impression au passé ; il réside justement dans l’impression elle-même comme impression originelle (Ur-impression)2. » En ce sens étroit, la phénoménologie matérielle recouvrirait donc une triple thèse : (1) la critique de l’intentionnalité et du primat de l’intention comme mode de manifestation ; (2) le retour à la phénoménalité propre à l’Urimpression, comme mode de manifestation originaire, première relativement à toute intention ; (3) le retour à la phénoménalité propre à l’Urimpression, comme mode de manifestation originaire, première relativement à toute modification.
3Or, comme cette étude se propose ensuite de le montrer, une phénoménologie dite « matérielle » n’est pas nécessairement corrélative à cette troisième thèse, dès lors que toute modification de l’impression n’est pas déjà synonyme d’une appréhension intentionnelle ou d’une objectivation. Le retour à l’impression, première relativement à toute intention, n’est pas nécessairement un retour à une auto-affection absolue, première relativement à toute modification. En atteste la lecture levinassienne des Leçons de 1905 et de la notion husserlienne d’« impression ». Contrairement à Henry, qui privilégie la thèse d’une impression originaire absolument non modifiée — rabattant toute modification ou toute altération de l’impression sur son intention, son extase ou son objectivation — il est possible d’y déceler, avec Levinas, la présence de ce que Husserl pense comme « différenciation originaire » (ursprüngliche Verschiedenheit), non encore intentionnelle et immanente à la sphère impressionnelle — la présence d’une altération, d’une altérité ou d’une transcendance, immanente à l’impression. Cette lecture ne rouvre-t-elle pas alors le champ immense d’une phénoménologie matérielle, en deçà de l’aporie à laquelle semble la conduire le dualisme ontologique de Henry ?
1. Henry : l’impression originaire et la modification extatique
4Le premier texte de Phénoménologie matérielle, intitulé « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle » est en partie consacré aux Leçons de 1905 sur le temps3. Ces Leçons, dit Henry, ont ceci de particulier dans l’œuvre husserlienne qu’elles pensent un mode de phénoménalité propre à l’impression, là où Husserl dans les Ideen I confie l’apparaître de la « hylé » à l’intentionnalité : « C’est dans les Leçons de 1905 que se déploie dans la phénoménologie, pour la première fois et à vrai dire pour la dernière, la tentative d’élucider de façon rigoureuse la donation de l’Impression4. » Affleure dans ce texte, dit encore Henry, la thèse d’une phénoménologie matérielle selon laquelle le mode originaire de la phénoménalité n’est pas l’intentionnalité qui, supposant toujours la sortie extatique de soi, ne peut s’apparaître à elle-même ou se donner. Le mode originaire de la phénoménalité, en lequel l’intentionnalité seule peut s’apparaître et sans lequel elle serait elle-même dénuée de phénoménalité, n’est autre que l’impressionnalité. Ainsi conçue, l’impression est en elle-même un mode de révélation qui donne et n’est plus seulement donné. Et l’hylétique devient en ce sens « la phénoménologie elle-même » . La thèse générale d’une phénoménologie matérielle, telle qu’énoncée ici par Henry, est donc celle d’après laquelle toute manifestation intentionnelle implique la donnée à elle-même de l’extase, « dans le pathos de son impression et dans son impressionnalité »5. Il n’est pas de manifestation qui ne se donne d’abord à elle-même, ou qui ne soit intimement éprouvée dans ce pathos impressionnel premier. C’est l’auto-affection impressionnelle qui constitue donc la « matière » originaire de toute phénoménalité, ou sa « vie » même6 : « Ce qui permet à toute impression d’être impression, l’auto-impression, le fait qu’elle s’éprouve elle-même, en un mot, qu’elle est la vie. Car la vie phénoménologique est justement ce qui s’auto-impressionne »7 ; « la réalité réside dans le s’éprouver soi-même de la subjectivité et de la vie, dans le s’auto-impressionner de l’impression, alors c’est seulement en celui-ci et dans sa donation propre que la réalité de l’impression, que la réalité de la vie peut m’être donnée »8.
5Mais, pour être effleurée par Husserl dans ses Leçons, la donation de l’impression est, selon Henry, aussitôt manquée par lui. Cette perte de la phénoménalité de l’impression relèverait, selon lui, d’une « décision »9 de Husserl qui préside à ces développements et qui consisterait à diluer systématiquement la phénoménalité de l’impression en la privant de son propre pouvoir de révélation : « La phénoménologie du temps est une phénoménologie de l’impression qui démet celle-ci de son pouvoir de révélation propre pour le confier, de façon exclusive, à la donation extatique10. » Cette dilution de l’impression, à cause de laquelle la phénoménologie hylétique ne serait pas encore, selon Henry, une phénoménologie matérielle, s’opère selon un double mouvement, donnant lieu à deux différentes thèses critiques que nous examinerons successivement : (1) la phénoménalité de l’impression est d’abord confiée à l’intentionnalité et l’impression, constitutive de toute conscience, est toujours déjà rabattue sur la conscience intentionnelle de l’impression ; (2) ainsi attachée à cette conscience, l’impression ne peut plus que se dissoudre avec elle dans le passé, et la conscience de l’impression devient synonyme de sa rétention.
1.1. Impression et intention
6Henry soutient que l’impression est réduite par Husserl à son appréhension comme « conscience du maintenant » et s’appuie d’abord pour ce faire sur les premiers paragraphes de la seconde section :
Il suffit de lire les premiers paragraphes des Leçons pour s’apercevoir que, aux yeux de Husserl, il n’en est rien [la donnée hylétique n’est pas prise dans son impressionnalité]. Ce n’est pas en tant qu’impressionnelle que l’impression est donnée, ce n’est pas en tant que senti, dans son auto-sentir et par lui, que le senti est donné, c’est en tant qu’ils sont présents dans une conscience de maintenant, une conscience de présent, baptisée « conscience originaire »11.
7Dès les premiers paragraphes des Leçons, qui visent plus vraisemblablement les premiers paragraphes de la seconde section où « l’analyse de la conscience du temps » débute véritablement, Husserl aurait rabattu l’impression sur la conscience intentionnelle qui la saisit comme « présente » ou comme « étant là maintenant » — sur une conscience de l’impression comme conscience du maintenant. Seulement, à les relire, ces paragraphes attestent moins, semble-t-il, d’une pareille décision de Husserl, qu’ils n’attestent plus fondamentalement de son indécision12. Une tout autre lecture pourrait même établir le constat inverse, non pas d’une réduction de l’impression à la conscience, mais d’une régression de la conscience intentionnelle à l’impression13 — traversant les différents niveaux de la constitution du temps, de la conscience d’apparition aux « phénomènes d’écoulement » dont le point-source ou le « présent » se révèle être, au § 11, l’impression. « Le point-source, avec lequel commence la “production” de l’objet qui dure, est une impression originaire »14.
8Un autre passage qui, selon Henry, est emblématique de cette réduction de l’impression à la conscience du maintenant est le § 31 des Leçons. Ce passage « a trait au problème de l’individuation »15 et la question est celle de savoir si l’individualité du maintenant est contenue dans l’impression ou si elle lui est conférée par une intention. Selon la lecture henryenne, c’est l’intention qui, dans ce passage, confie son individualité à l’impression. L’on peut reconnaître là, dit-il, un mouvement qui « va de l’impression à la frappe extatique du maintenant, qui subordonne la première au second, seul capable de conférer à l’impression le moment individualisant qui fera d’elle ce qu’elle est »16. Mais de nouveau, une tout autre lecture de ce passage semble possible, selon laquelle l’appréhension conférerait moins à l’impression son individualité qui la sépare d’une autre impression, que l’identité objective qui se prolonge au contraire d’un maintenant individuel à l’autre — non pas l’individualité du maintenant mais ce qui fait la continuité des maintenant, par-delà leurs individualités17.
1.2. Impression et modification
9Selon le second aspect de la critique henryenne, c’est parce que l’impression est toujours déjà conscience de l’impression qu’elle se modifie avec la conscience et sombre avec elle dans le passé. Parce que l’impression ne se donne jamais que dans la conscience du maintenant, elle se laisse sans cesse « modifier » ou déporter avec cette conscience vers le passé, se perdant toujours davantage dans l’irréalité ou sombrant progressivement dans l’inconscient. D’où le nécessaire passage husserlien de la conscience de l’impression à sa rétention — la rétention s’efforçant de retenir ce présent vivant de l’impression qui, toujours déjà, se perd dans et avec la conscience originaire du maintenant18. La première extase de l’impression comme conscience du maintenant s’accompagne donc de la perte continue du maintenant dans le « tout juste passé ».
Cette indigence ontologique foncière de l’impression pour autant qu’elle se donne dans la conscience originaire du maintenant s’exprime en ceci que, sise en lui, elle se laisse emporter avec lui, tombant comme lui, dans le « tout juste passé » et puis le « de plus en plus passé », s’éloignant continuellement du maintenant actuel pour s’enfoncer dans une obscurité grandissante et sombrer, au terme de ce procès, dans l’ « inconscient »19.
10Ce procès, ajoute Henry, est celui de la modification de l’impression : « Ce procès en lequel le maintenant — et l’impression donnée en lui — se change constamment en passé, est celui de la modification20. » Et cette modification de l’impression en est donc toujours déjà la rétention — toute modification de l’impression est déjà, selon Henry, le fait de son appréhension comme « juste passée » : « La conscience originaire donne l’impression en tant que le maintenant, de telle façon que, aperçue dans la vue du maintenant l’impression lui dérobe proprement sa réalité, glissant ainsi dans le non-être. C’est précisément ce glissement que saisit la rétention21. » Le « continuum des modifications » n’est que « l’itération de la rupture extatique »22. Toute modification de l’impression n’étant plus interprétée dès lors qu’en ces termes, toute altération de l’impression est conçue comme le fait de son objectivation. En témoigne, selon Henry, ce dernier passage du Supplément I : « La production des modifications en est une au sens strict du mot, c’est une production réelle qui est le fait de la conscience et lui doit tout23. »
11Mais, de nouveau, cette lecture semble trop tranchée pour rendre compte de l’ambiguïté du concept de « modification » qui se fait jour dans les Leçons. Si les analyses noétiques tendent à réduire la modification de l’impression à une appréhension24, les analyses hylétiques semblent bien préserver à leur niveau la priorité irréductible de la modification sur sa rétention. Si le terme même de « modification » semble explicitement réservé à l’appréhension ou à l’objectivation25, les Leçons ne contiennent-elles pas également, en leur niveau hylétique, l’idée d’une modification pré-intentionnelle et pré-rétentionnelle, immanente à l’impression, pensée en termes d’effondrement et de nouveauté ? En termes d’effondrement d’abord, il est question aux § 10 et 11 des Leçons d’une « modification perpétuelle » de l’impression qui semble supposée par la rétention, ou par la prise de la conscience rétentionnelle. Car, qu’aurait à « retenir » la conscience si l’impression ne se modifiait pas en elle-même ou ne s’écoulait pas ? Si Husserl, au § 11, repasse d’une perspective apparemment hylétique à une perspective noétique, de la « conscience impressionnelle » à la « conscience rétentionnelle », n’est-ce pas parce que l’appréhension est chargée de préserver ce qui s’écoule ?26 Qu’elle n’est pas à la source de la modification, mais garante de la continuité temporelle qui se maintient par-delà la modification elle-même ? Autrement dit, la rétention supposerait déjà la modification qu’elle retient. Ce que retient la rétention — écrit Husserl au § 13 — « c’est nécessairement quelque chose qui a sombré »27. Ou, comme il l’écrit aussi au § 30 : « Un dégradé phénoménal a pourtant lieu, et ce non pas à l’égard des seuls contenus d’appréhension, qui ont leur façon de s’évanouir, une certaine descente depuis les intensités sensibles les plus hautes dans le maintenant jusqu’à l’imperceptibilité28. »
12En termes de nouveauté impressionnelle également, Husserl au § 31 pense la « différenciation originaire » (ursprüngliche Verschiedenheit) qui sépare un maintenant d’un autre maintenant :
Mais chaque nouveau maintenant est précisément nouveau, et est caractérisé phénoménologiquement comme tel. (…) chaque nouveau maintenant a beau donc posséder exactement le même contenu d’appréhension dans ses moments de qualité, d’intensité, etc., et supporter exactement la même appréhension, il ne s’en trouve pas moins une différenciation originaire, qui appartient à une dimension nouvelle. Et cette différenciation est continue29.
13Cette différence originaire, Husserl la définit comme une « différence phénoménologique » (phänomenologische Verschiedenheit), précisément : « La même sensation maintenant et dans un autre maintenant possède une différence, et une différence d’ordre phénoménologique30. » C’est là, semble-t-il, que l’altération se fait la plus profonde et la plus profondément hylétique, creusant un écart à même l’impression, qui n’est plus le fait d’une diminution progressive mais celui d’un abîme — compris comme tel par Levinas et par Henry31. Mais un écart qui, pour être abyssal, ne semble pas extatique pour autant. Cette perpétuelle nouveauté impressionnelle, dit Husserl dans le premier supplément de ses Leçons, ne doit rien à la conscience ou n’est pas produite par elle : « Le a, le x, le y ne sont rien de produit par la conscience ; c’est le produit originaire, la “nouveauté”, ce qui s’est formé de façon étrangère à la conscience, ce qui est reçu par opposition à ce qui est produit par la spontanéité propre de la conscience32. » Cet écart abyssal à même la matière hylétique — affirme également Husserl au § 31 — ne supprime pas « son caractère impressionnel »33.
14C’est donc moins une décision qu’une indécision qui semble planer dans les Leçons de 1905 et l’on trouverait donc déjà, dans la phénoménologie hylétique de Husserl, la thèse d’une impression originaire dont la manifestation serait première relativement à toute intention, et dont la modification ne signerait pas déjà la perte ou l’objectivation. Non seulement l’impression n’est pas toujours réduite par Husserl à une conscience de l’impression, mais elle ne se perd pas toujours avec sa modification — sa modification n’étant pas d’abord objectivante, intentionnelle ou extatique.
1.3. La décision henryenne
15C’est sur la radicalité de cette lecture des Leçons que Henry s’appuie pour formuler la thèse radicale d’une phénoménologie matérielle devant faire retour au non-intentionnel et à l’inaltérable : à ce qui ne se modifie pas, ne peut s’effondrer ou se séparer de soi, mais seulement s’emplit de soi ou s’accroît. Dès lors que toute modification est synonyme d’une objectivation, l’impression originaire devient « ce qui dans le flux ne se modifie pas », « l’éternel Présent » ou le « non-modifié absolu »34. Si l’impression change constamment, sa vie est ce qui en elle « ne change jamais, ce qui ne se rompt jamais »35. « Ce qui ne se modifie pas dans la vie impressionnelle », c’est « l’auto-affection radicale de la vie en son effectivité phénoménologique »36. D’où le privilège accordé par Henry à l’impression sur la sensation. Si la sensation peut être dite « originaire » avec Husserl, ce n’est pas en tant qu’elle coïncide avec la réalité inaltérable de l’auto-impressionalité, mais en tant simplement qu’elle en est constituée : « Quand la sensation originaire se retire il y a quelque chose qui ne se retire pas, c’est disons-nous, son essence en tant que l’auto-affection de la vie37. » La « matière » de la phénoménologie matérielle n’est pas la sensation originaire mais l’impressionnalité qui en elle ne change pas, l’auto-affection qu’elle implique et qui ne peut subir aucune perte mais qui demeure et, ce faisant, s’accroît38. La « radicalité » de la phénoménologie matérielle, telle qu’elle fut développée par Michel Henry, tient donc à ceci que la « modification » y étant conçue en son caractère essentiellement intentionnel, l’« impression » y est conçue en son absolue pureté — « abstraction faite de tout ce qui lui est hétérogène »39.
16Et cette thèse radicale découle moins en réalité de la lecture henryenne des Leçons qu’elle ne semble au contraire y présider. Les quelque cent-cinquante feuillets de notes prises par Henry en préparation à ce texte et consacrées à la traduction, section par section des Leçons, témoignent de sa connaissance d’une modification non intentionnelle. Il traduit par exemple le premier supplément des Leçons qui insiste très nettement sur une modification immanente à l’impression. De même traduit-il le § 31 et le concept de « différenciation originaire »40. Ce repli de la modification sur une appréhension intentionnelle découle moins donc de sa lecture de Husserl que de la thèse, exposée dès L’essence de la manifestation, selon laquelle il n’existerait que deux modes de manifestation, absolument hétérogènes que sont l’absolue auto-affection et son objectivation. Cette lecture révélerait donc cette lacune générale du dispositif henryen, interdisant la pensée d’une altération immanente et attestant d’un hégélianisme résiduel selon lequel l’altérité serait toujours déjà synonyme d’objectivité. En bref, la réduction de la modification à l’intention ne relèverait ni de ladite décision de Husserl, ni d’une méconnaissance du texte par Henry, mais de la décision de Henry lui-même de rabattre toute modification impressionnelle sur une objectivation afin de justifier la nécessité absolue qu’il y a de l’en préserver.
2. Levinas : l’impression originaire et la modification immanente
17L’on trouve, chez Levinas également, les deux premières thèses d’une phénoménologie matérielle énoncées en introduction : (1) la critique de l’intentionnalité ; (2) le retour à la phénoménalité de l’« Urimpression ».
18(1) La critique de l’intentionnalité est d’abord, chez Levinas, celle de l’intuitionnisme husserlien. Dès 1930, dans La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Levinas formule une critique de l’intuitionnisme, étonnamment proche de celle développée ensuite par Michel Henry41. Cela, en ce qu’elle y dénonce déjà le primat de l’intention sur la vie. L’intuition est toujours conçue sur le modèle d’une intention transcendante et ne saisit alors la vie que pour autant qu’elle s’en sépare : « La vie consciente n’est pas en présence de ses propres états, mais […] se trouve constamment devant l’être transcendant42. » Rendre la vie présente, pour Husserl, c’est donc la rendre présente à une vue théorique qui « ne se confond pas avec elle »43. C’est là, selon Levinas, l’intellectualisme résiduel de la phénoménologie husserlienne : « Chez Husserl, c’est une réflexion sur la vie, qu’on considère dans toute sa plénitude et toute sa richesse concrète — mais, cette vie, on la considère, on ne la vit plus44. » Ce texte préfigure donc en plusieurs endroits la thèse henryenne d’une intuition en laquelle la vie s’aliène pour se poser en face comme objet, perdant ainsi ce qui fait la consistance ou la matérialité de sa propre phénoménalité. Le caractère d’ « irréalité » de l’intuition dénoncé par Henry, est ici conçu par Levinas en termes d’« abstraction »45.
19(2) Levinas opère également un retour à l’impression, première relativement à toute intentionnalité. Dans son texte de 1965, intitulé « Intentionnalité et sensation », Levinas reconnaît comme Henry l’intérêt des Leçons de 1905 en tant qu’elles « insistent d’abord sur les sources impressionnelles de toute conscience »46. Comme l’écrit F-D. Sebbah dans un chapitre de L’Épreuve de la limite consacré à cette double lecture des Leçons : « Dans les textes sur le temps (…) Henry et Levinas travaillent à même l’immanence de la conscience47. »
20Mais la lecture levinassienne des Leçons s’oppose néanmoins à celle de Henry des deux points de vue dégagés précédemment. Levinas d’abord n’y lit pas la réduction de l’impression à l’intention (2.1) ; et il n’y rabat pas toute modification de l’impression sur une saisie intentionnelle extatique qui signerait sa perte (2.2.).
2.1. Impression et intention
21Levinas d’abord ne lit pas dans les Leçons la réduction de l’impression à la conscience intentionnelle — mais y lit au contraire la re-matérialisation de la conscience et de l’intention. Contre la lecture henryenne d’une réduction de l’impression à l’intention, Levinas insiste au contraire sur la transformation de l’intention par sa matière impressionnelle, désormais comprise en sa dimension vivante. Il ne s’agit pas de dire, avec Henry, que l’impression se perd toujours dans l’intention, mais que l’intention se trouve elle-même repensée depuis l’impression. La signification de l’intentionnalité, dit-il, doit être cherchée dans « la façon dont la sensation est vécue et dans la dimension du temps où elle est vécue »48. L’intention devient alors le « sentir de la sensation »49.
22Levinas semble ici tomber sous le coup de la critique henryenne de Husserl. L’impression comme auto-sentir de la sensation serait rabattue sur une intention — fût-ce en un sens nouveau et différent50. Il faudrait donc, pour éviter toute confusion, ne plus parler ici d’« intention » et dissocier le niveau hylétique du sentir de soi de la sensation, de son niveau noétique comme intention. Ce que fera Levinas dans son texte plus tardif sur Husserl, « De la conscience à la veille ». Une fois cette précaution prise apparaît l’intérêt de cette autre lecture, insistant moins sur la dimension d’affectivité de l’impression originaire que sur sa dimension de sensibilité, moins sur la thèse d’une auto-affection de l’impression que sur celle d’un « auto-sentir » de la sensation — excluant moins dès lors l’altérité de l’impression qu’elle ne l’y inclut au contraire.
2.2. Impression et modification
23Certaines formules de Levinas dans « Intentionnalité ou sensation » semblent indiquer qu’il rabat, comme Henry, la modification de l’impression sur l’intention : « L’intentionnalité est la production de cet état primordial dans l’existence qui s’appelle modification »51 ; « le regard qui constate l’écart est cet écart même »52. Mais l’intention étant devenue l’auto-sentir de la sensation, ce regard étant devenu celui de la sensation qui se vit elle-même, si la modification reste « intentionnelle » dans les termes, elle n’est plus extatique pour autant. L’intentionnalité étant elle-même reconduite par Levinas à l’immanence sensorielle, sa transcendance n’est plus celle, objectivante, qui se couperait de la part sensible et vivante de l’impression. Levinas parle d’une « minimale distance entre le sentir et le senti », et qui est bien plutôt le fait d’un « écart » immanent : « C’est la ponctualité aiguë, et comme séparée, du présent qui en constitue la vie53. »
24Dans « De la conscience à la veille », Levinas cesse de penser la sensation originaire en termes d’intention et en appelle clairement à une modification non intentionnelle, immanente à l’impression. La différence inhérente à la temporalisation est « autre que celle qui sépare l’objet intentionnel de ce flux »54. D’où la question posée par Levinas et essentielle selon nous à une phénoménologie matérielle : « Que peut signifier cette extériorité qui ne serait pas extase intentionnelle55 ? » Ce qu’elle signifie selon Levinas, en des termes qu’il avoue n’être plus ceux de Husserl, c’est le fait que « dans l’identité de l’état de conscience présent à lui-même, dans cette tautologie silencieuse du pré-réflexif, veille une différence entre le même et le même jamais en phase, que l’identité n’arrive pas à enserrer56. » L’identité originaire est bien celle d’un « état » de conscience « présent à lui-même », d’une « tautologie silencieuse » et préréflexive, première relativement à la distanciation intentionnelle ouverte par l’appréhension. Et c’est au sein même de cette identité originaire, qui n’est pas sans rappeler l’auto-affection henryenne, que veille pourtant « une différence » — déjà pensée par Husserl comme « originaire » et « phénoménologique ».
25Comme le résume bien F.-D. Sebbah : « Alors que M. Henry pense l’Urimpression comme “archi” et “auto” donation purement immanente de l’affectivité, E. Levinas l’interprète comme sensibilité, comme l’écart primordial du sentir au senti57. » De cette conception levinassienne de l’Urimpression découle donc une tout autre lecture du « présent vivant » :
Présent vivant — on connaît l’importance que ce terme aura prise dans les manuscrits husserliens sur le temps et dont les Conférences sur la conscience du temps immanent connotent, dans la notion de proto-impression, le caractère explosif et surprenant […]. Imprévisible, il n’est aucunement préparé dans un germe quelconque qui porterait le passé, et le traumatisme absolu qui se confond avec la spontanéité de son surgissement importe autant que la qualité sensible qu’il offre à l’adéquation du savoir. Le présent-vivant du cogito-sum n’est pas uniquement sur le modèle de la conscience de soi, savoir absolu ; il est la rupture de l’égalité de l’ « âme égale » rupture du Même de l’immanence : réveil et vie58.
26Le caractère « vivant » du présent ne désigne pas seulement l’immanence de l’impression qui s’y donne, mais l’immanence de sa perpétuelle modification — effondrement et jaillissement. Si l’intention est vivante ici, c’est non seulement parce qu’elle est impressionnelle — comprise comme auto-sentir de la sensation — mais aussi parce que cette impressionnalité est habitée d’une perpétuelle et irréductible modification, pensée par Levinas en termes d’écart. L’impression se saisissant elle-même ne peut tout saisir et se retrouve impuissante à prévenir ou à retenir l’écart qui, d’une impression à l’autre, s’ouvre à même l’immanence de la conscience impressionnelle. La nouveauté de l’impression est le fait d’une plénitude qui vient frapper la conscience et qu’elle ne peut qu’échouer inlassablement à retenir entièrement. D’où son itération perpétuelle, constitutive du temps.
27Cette lecture levinassienne des Leçons se distingue tout autant de la lecture henryenne que de celle de Derrida au chapitre v de La Voix et le phénomène. Si Derrida pense bien « la différance dans l’auto-affection »59, cette dernière reste conçue comme l’absence de la rétention au cœur du présent vivant. Ce qui donnerait raison à la critique henryenne d’une modification synonyme de conscience et d’anéantissement. Chez Levinas au contraire, la « différance dans l’auto-affection » désigne moins l’absence rétentionnelle que la plénitude ou le trop-plein de nouveauté impressionnelle qui surgit en son cœur même. La conscience est « réceptivité d’un “autre” pénétrant dans le même » et depuis lors indéfiniment, « retenue d’une plénitude qui échappe » ou « recherche d’un temps perdu »60. C’est cet écart au cœur de l’impression qui fait la « vie » même de l’intention. La vie impressionnelle ne se constitue comme telle que d’être en proie à l’événement sans cesse renouvelé de l’écart irrécupérable qui s’ouvre en elle, entre sa propre perte et son propre surgissement. Ainsi conçu, le temps qui altère l’impression — fait de naissance et de mort, d’effondrement et de surgissement — est sa vie même. Et l’impression n’a pas besoin de subsister intacte sous sa modification pour ne pas risquer de s’y perdre. La matière de la phénoménologie matérielle devient cela même qui ne cesse de s’éprouver soi-même dans l’altérité .
Conclusion
28En bref, on voit bien se dessiner, chez Henry et Levinas, la voie commune d’une phénoménologie matérielle capable de penser, en elle-même, la matière immanente et impressionnelle de toute phénoménalité. Le retour qu’opère d’abord une phénoménologie matérielle est un retour à l’impression qui se donne à elle-même, avant de se donner à un regard qui ne la sent pas et dans lequel elle ne se sent plus elle-même — le regard de l’intention, de l’intuition ou de la réflexion. Et la « matière » de la phénoménologie matérielle désigne donc en son sens formel et indéterminé, « l’impression » comme le mode de manifestation immanent de ce qui se donne à soi-même, s’affecte ou se sent. C’est l’immanence de cette matière impressionnelle qui, pour une phénoménologie matérielle, constitue la « vie » de toute manifestation, le fait intime de son épreuve même — avant que cette dernière n’en soit sevrée, cessant de s’éprouver pour se donner à un regard neutre qui ne l’éprouve plus non plus.
29Mais, de ces deux lectures de l’« impression originaire » s’ouvrent également deux voies possibles de la phénoménologie matérielle. La première, explicitement développée par Henry, est aussi la plus étroite et semble en tant que telle conduire à une aporie. Contre l’hylétique husserlienne, elle lit dans la modification de la « hylé » le fait systématique de sa réduction et ne peut qu’appeler dès lors à l’en préserver.
Ainsi avons-nous dû récuser les textes pathétiques de Husserl qui lient cet effondrement à cette renaissance ontologique, parce que ce surplus d’émotion à chaque instant nous rendrait tous cardiaques. En tant que la vie s’auto-impressionne dans un mouvement incessant, qu’elle s’étreint elle-même en tous les points de son être et ne se sépare jamais de soi, elle est le présent vivant. Je considère donc que les conceptions qui font du maintenant une naissance et une mort à chaque instant ne sont que la représentation, dans le lieu de la mort, de ce qu’est la vie61.
30La perte et la mort dont se constitue le temps n’agissent donc pas en la vie même. Elles n’en sont que la représentation. Ainsi préservée de toute perte et de toute altération, l’impression devient une absolue auto-affection, en laquelle rien n’advient plus qu’elle-même et dont on ne peut plus rien dire, sauf à en répéter l’inaltérabilité. À respecter ce cadre62, la phénoménologie matérielle ne pourrait rien dire d’autre que l’inaltérable auto-affection de la vie et ses différents modes de déperdition — d’une vie qui meurt ou se perd dès lors qu’elle s’altère. Et si, dans l’œuvre henryenne, la phénoménologie matérielle dit bien plus que ça, c’est seulement parce qu’elle ne cesse de déborder son propre cadre, se permettant de penser une altérité immanente à la vie, que son cadre théorique interdit63. Ce que Henry pense comme la tâche « immense »64 de la phénoménologie matérielle, qui consiste à repenser depuis la phénoménalité originaire de l’impression toutes les sphères de la réalité — y compris celle de la « nature matérielle » ou du « cosmos vivant » — ne peut être menée à bien qu’à la condition de dépasser la thèse d’une matière impressionnelle dont l’immanence serait synonyme d’une absolue identité à soi.
31L’autre voie d’une phénoménologie matérielle s’ouvrirait donc d’une autre lecture des Leçons qui, comme celle de Levinas, y décèle l’existence d’une « différence originaire » immanente à la donnée impressionnelle. Puisant de nouveau dans l’hylétique husserlienne, la phénoménologie matérielle se ré-ouvrirait alors, en deçà de sa fermeture henryenne, à ce champ phénoménal impressionnel sujet à la modification immanente, à la différenciation interne ou à l’altération. Dès lors que l’altérité n’est pas synonyme d’objectivité, il n’est plus besoin de fermer l’impression sur elle-même pour l’empêcher de s’y dévoyer. L’immanence de l’impression, son auto-affection, se préserve dans la perpétuelle irruption de la nouveauté. L’auto-affection recouvre ainsi sa sensibilité, de même que la « matière » de la phénoménologie matérielle recouvre son caractère « vivant » — d’une auto-affection qui meurt certes de vivre, mais qui ne meurt pas de mourir65. Penser l’altérité immanente à l’impression, c’est ne plus la confiner à une sphère d’immanence pure qui ne pourrait donner lieu à un monde qu’à perdre sa vie même ou sa matière. Tenant son altérité en elle-même, l’impression sensorielle contiendrait toute la richesse du monde lui-même et, avec lui peut-être, l’avenir d’une phénoménologie matérielle.
Bibliographie
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Voetnoten
1 M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, Puf, 1990, p. 58.
2 M. Henry, Phénoménologie de la vie I, Paris, Puf, 2003, p. 44.
3 Voir aussi à ce propos le texte de la conférence de 1990, « Le temps phénoménologique et le présent vivant », publié dans Auto-donation (M. Henry, Auto-donation. Entretiens et conférences, Beauchesne, Paris, 2004). Henry cite la traduction française de 1964 des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Mais, comme en atteste l’ouvrage présent dans sa bibliothèque personnelle ainsi que les notes préparatoires à Phénoménologie matérielle, il semble avoir lu le tome X des Husserliana édité par Rudolf Boehm en 1966 (non l’édition par Heidegger de 1928). Cela étant, il n’en annote, traduit et commente à plusieurs reprises que la partie A — les § 1 à 45 et suppléments qui reproduisent l’édition de 1928 — même s’il affirme par ailleurs que son analyse vaut pour tous les autres manuscrits de Husserl sur le temps (cf. Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 10-11).
4 Ibid., p. 30-31.
5 Ibid., p. 34.
6 Ibid., p. 36.
7 M. Henry, Auto-donation, op. cit., p. 58-59.
8 Ibid.
9 M. Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 10.
10 Ibid., p. 43.
11 Ibid., p. 35.
12 A. Schnell, dans Temps et phénomène, parle du « manque évident de précision » et de « l’impression de flou » que laissent les § 8 à 10 des Leçons, quant aux définitions des termes de « phénomène », d’« apparition », de « conscience », etc. Il rappelle également que l’édition de 1928 qui constitue la section A du volume X des Husserliana, rassemble des textes espacés dans le temps (entre 1901 et 1907). Comme il le dit en citant R. Boehm dans la préface de ce volume, seule une partie des paragraphes ont véritablement été enseignés par Husserl en dernière partie du cours de 1905. Voir à ce propos A. Schnell, Temps et phénomène, Hildesheim, Olms, coll. « Europaea Memoria », 2004, p. 168, 73, 84-85.
13 Ce serait la lecture générale qu’en fait G. Granel dans Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl (Gallimard, 1969, p. 30-70). Nous remercions Françoise Dastur de nous avoir conseillé la lecture de ce texte et renvoyons à son article à ce sujet (F. Dastur, « Temps de la conscience et temps de l’être » in La Conscience du temps, Autour des Leçons sur le temps de Husserl, Vrin, Paris, 2008, p. 75-93).
14 E. Husserl, Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, Halle, Max Niemeyer, 1928, p. 390 (cité ZB) ; trad. fr. H. Dussort, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Puf, 1964, p. 43. Il est certes encore question de conscience dans ce paragraphe, mais au sens d’une « conscience impressionnelle » (ibid., p. 390 ; p. 44), qui n’est pas déjà une conscience intentionnelle de l’impression. Dans le supplément ix — d’ailleurs cité par Henry — Husserl mentionne explicitement une conscience de la donnée originaire qui ne serait pas objectivante : « La donnée originaire est déjà consciente — sous la forme spécifique du “maintenant” — sans être objective » (ibid., p. 473 ; p. 160 — cité par Henry dans Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 53). De même le « maintenant » ne semble pas synonyme d’une appréhension de l’impression. En témoigne l’expression husserlienne d’une « appréhension-de-maintenant » qui n’aurait pas de sens si le maintenant était déjà en lui-même une appréhension. Le maintenant désignerait moins la représentation de l’impression « dans l’irréalité noématique » comme le dit Henry (ibid., p. 46), que l’impression elle-même : « À proprement parler — écrit Husserl aussi cité par Henry — l’instant présent lui-même doit être défini par la sensation originaire » (ZB, p. 423 ; p. 88 ; Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 47).
15 Ibid., p. 46.
16 Ibid.
17 Voir notamment ZB, p. 422 ; p. 86 : la sensation et la différence qui sépare son maintenant d’un autre, « est la source originaire de l’individualité du ‘ceci’ ».
18 M. Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 39 : « La conscience originaire donne l’impression en tant que le maintenant, de telle façon que, aperçue dans la vue du maintenant l’impression lui dérobe proprement sa réalité, glissant ainsi dans le non-être. C’est précisément ce glissement que saisit la rétention. »
19 Ibid., p. 37.
20 Ibid.
21 cf. ibid., p. 39.
22 Ibid., p. 57.
23 Ibid., p. 56.
24 Voir par exemple le supplément iii.
25 Voir par exemple le § 33, « l’unique possibilité d’une objectivation des situations temporelles, qui correspond à la modification de la sensation » (ZB, p. 427 ; p. 93).
26 Ibid., p. 390 ; p. 44.
27 Ibid., p. 394 ; p. 49.
28 Ibid., p. 419 ; p. 82. Henry semble admettre la possibilité d’une diminution de l’intensité sensible dans « Le temps phénoménologique et le présent vivant », mais il ne la pense pas en termes de modification et l’intègre au contraire à l’actualité, pour y opposer le vide de la rétention : « Lorsque j’écoute un son qui dure, il peut arriver qu’il s’estompe, qu’il y ait un affaiblissement de l’intensité du son ou une sorte de résonnance, mais c’est encore une impression et quelque chose d’actuel. Tandis que dans la rétention plus rien ne résonne, il n’y a plus d’impression… » (M. Henry, Auto-donation, op. cit., p. 55).
29 ZB, p. 421 ; p. 85.
30 Ibid., p. 422 ; p. 86.
31 Voir Phénoménologie matérielle, op. cit., pp ; 42-43 : « Le prétendu continuum phénoménologique du flux est constamment brisé (…) c’est une discontinuité radicale et à peine pensable qui s’instaure plutôt entre ces pièces d’être et de néant. »
32 ZB, p. 451 ; p. 131. Ce que Henry reconnaît d’ailleurs dans « Le temps phénoménologique et le présent vivant » : « Pour Husserl la loi de la modification — qui est la transformation permanente de l’actualité dans le passé — est produite par la conscience, alors que la conscience est totalement passive vis-à-vis de l’impression qui surgit à chaque instant. » Mais cette nouveauté ou ce surgissement n’a d’autre fonction selon Henry que de combler le vide ou le néant ouvert par la rétention — ce qui est inutile à une vie qui se maintient en soi : « Alors si le glissement continuel de l’actuel au passé à l’instant signifie cet effondrement ontologique permanent, il faut, pour qu’il y ait encore de l’être, qu’à chaque instant il renaisse et que surgisse sans cesse un nouveau maintenant. » Plus encore : « Le maintenant rend possible l’effondrement parce qu’il propose sans cesse quelque chose de nouveau à la chute dans le néant » (M. Henry, Auto-donation, op. cit., p. 56).
33 ZB, p. 423 ; p. 88.
34 M. Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 53 : « Qu’est-ce donc qui demeure à travers la modification comme le non-modifié absolu — en tant que ce non-modifié porte en lui l’élément de la réalité et la définit en tant qu’il est le sub-jectum, ce qui, n’étant jamais emporté par le flux, sub-siste justement comme l’être absolu que nous appelons le Présent, comme l’éternel Présent de la Vie, comme son présent vivant ? » Rappelons que « le non-modifié absolu » (das absolute Unmodifizierte) est une expression de Husserl lui-même, lorsqu’il tâche justement au § 31 de distinguer « l’impression originaire » du « continu de modifications » (ZB, p. 423 ; p. 88).
35 M. Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 54.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid., p. 55 : « Ce qui demeure est l’accroissement. »
39 Ibid., p. 35 : « Car c’est précisément en tant qu’impression pure et que sensible pur — abstraction faite de tout ce qui lui est hétérogène, qui serait autre et d’un autre ordre — que la donnée hylétique ainsi prise dans sa pureté, dans son impressionnalité, en est véritablement une. »
40 Voir à ce propos les notes préparatoires manuscrites à Phénoménologie matérielle qui se trouvent au Fonds Michel Henry, Plateforme technologique « Fonds Alpha » de l’Université catholique de Louvain. Nous remercions vivement le Pr. J. Leclercq, directeur du Fonds Michel Henry, pour nous avoir permis d’accéder à ces archives. Dans ces notes, l’on trouve également les feuillets consacrés à Chair et corps de Didier Franck. Ces notes, comme les annotations de son ouvrage personnel, attestent également de la « décision » henryenne qui préside à sa lecture de Husserl. Henry y récuse systématiquement la conception par D. Franck d’une « temporalité pure comme relation à l’autre », d’un autre ego qui se confondrait « avec la hylé temporelle originaire qu’un manuscrit de 1930 définit comme le “noyau-de-l’étranger-au-je” » (D. Franck, Chair et corps : sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981, p. 79). Ce qui pourrait donner lieu à une autre étude.
41 Voir notamment l’introduction de L’Essence de la manifestation.
42 E. Levinas, La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 2010, p. 216.
43 Ibid., p. 213.
44 Ibid., p. 203.
45 Ce texte de Levinas, Henry le lit et lui consacre même une vingtaine de feuillets au début des années 1960 en préparation à son cours sur Husserl. Nous remercions à ce propos G. Jean pour avoir rédigé une note très utile répertoriant les références relatives à Levinas dans l’œuvre publiée et inédite de Henry. Cet accord entre Levinas et Henry se manifeste également dans les annotations d’Henry en marge des deux premiers textes de De Dieu qui vient à l’idée. En marge de la critique levinassienne de Husserl — « Toujours chez lui (Husserl), la spiritualité même de l’esprit reste savoir » — Henry écrit « oui ». Et, à côté de l’injonction levinassienne à penser un « Éveil irréductible au savoir » et une « Raison qui ne s’en tient pas à la lucidité », Henry écrit de nouveau « oui ». Levinas quant à lui loue l’idée henryenne d’une « affectivité sans intentionnalité » dans L’Essence de la manifestation — ouvrage auquel il consacrera un séminaire entier en 1976-1977 (cf. E. Levinas, Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset et Fasquelle, 1993, p. 27, 145 et 168).
46 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 151. Levinas lit l’édition de 1928 par Heidegger et se réfère également à la traduction française de 1964.
47 F-D. Sebbah, L’Épreuve de la limite, Paris, Puf, 2001, p. 95-96. Sur la proximité des lectures levinassiennes et henryennes des Leçons (par opposition à celles de Ricœur et de Derrida), voir également L. Tengelyi, « L’impression originaire et le remplissement des protentions chez Husserl », in La conscience du temps, op. cit., p. 32-35.
48 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 152.
49 Ibid., p. 153.
50 Ce qui serait également le cas de la lecture des Leçons par Gérard Granel : l’impression, la sensation ou la hylé se révélant selon lui en son « unité originaire » avec l’intentionnalité — la seconde fût-elle repensée depuis la première (cf. Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, op. cit., p. 34, p. 54 ). Dans les deux cas, la critique henryenne d’une réduction de l’impression à l’intention semble bien pouvoir s’appliquer.
51 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 152.
52 Ibid., p. 154.
53 Ibid., p. 153.
54 E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 2004, p. 47.
55 Ibid.
56 Ibid., p. 50.
57 F-D. Sebbah, L’Épreuve de la limite, op. cit., p. 104.
58 E. Levinas, Entre nous, Paris, Grasset et Fasquelle, 1991, p. 101-102.
59 J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, 1967, p. 77.
60 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 156. Ce qui n’empêche pas par ailleurs Levinas, dans les analyses peut-être plus fameuses d’Autrement qu’être, de critiquer la récupération husserlienne de cet écart dans la rétention, et l’identité qui s’y maintient au-delà de l’altérité : « Mais différer dans l’identité, maintenir l’instant qui s’altère, c’est le “pro-tenir” ou le “re-tenir” ! Différer dans l’identité, se modifier sans changer… » (E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 41). Voir à ce sujet l’article de J-F. Courtine, « Levinas lecteur des Leçons sur la conscience intime du temps » in La conscience du temps, op. cit., p. 117-135.
61 M. Henry, Auto-donation, op. cit., p. 60.
62 Ce cadre théorique est aussi celui qui sous-tend les conceptions empiristes et intentionnalistes de l’impression. Ce présupposé est celui d’une opposition de l’intériorité et de l’extériorité — et de la reconduction de l’impression à un seul côté de cette opposition. Si la conception empiriste de la sensation en manque l’intériorité, comme Husserl le suggère dans l’introduction à ses Leçons (§ 3) — la reléguant à l’extériorité d’une réalité physique ou psychique ; la conception intentionnaliste en manque l’extériorité — la reléguant à l’immanence d’un sentir qui tiendrait sa transcendance hors de lui-même, de son appréhension intentionnelle. La conception henryenne de l’« impression » tombe à son tour dans cet écueil, dès lors qu’elle la réduit à l’immanence absolument non modifiée de l’auto-affection et ne pense son altération que sur le mode d’une objectivation.
63 Cela semble être le cas en différents endroits, particulièrement intéressants, de l’œuvre henryenne : (1) dans la thèse de l’immanence du continu résistant à l’effort corporel subjectif (cf. Philosophie et phénoménologie du corps, La barbarie) ; (2) dans la thèse de la mort comme « destin » de la vie, que Henry pense ensuite comme « auto-négation » — d’une vie portant en son essence même le destin de sa propre destruction (ibid.) ; (3) ou encore, dans la thèse d’une « intersubjectivité pathétique » (cf. « Intersubjectivité pathétique », in Michel Henry, éd. par J.-M. Brohm et J. Leclercq, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p. 124-147).
64 M. Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 11.
65 La « mort » s’entend donc ici en deux sens différents. Au premier sens du terme, elle désigne la perte ou l’évanouissement impressionnel de la sensation qui s’efface dans le temps. Et elle désigne, au second sens, la « mort » au sens de la représentation de cette impression, en laquelle la vie représentée n’est plus vécue. Mais la « mort » de l’impression au premier sens de son évanouissement impressionnel n’est pas nécessairement une « mort » au second sens, celui de sa représentation. L’évanouissement impressionnel ne signe pas déjà son appréhension rétentionnelle, son objectivation ou sa représentation vide. Autrement dit, l’auto-affection subsiste dans la perte et dans la modification. Et c’est là peut-être ce qui constitue, contre son acception henryenne, le seul véritable sens de la souffrance.