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Gaëlle Jeanmart

Acédie et conscience intime du temps

(Volume 2 (2006) — Numéro 1)
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Anexidades

Résumé

L’analyse de la notion d’acédie proposée ici se découpe en trois parties. Une première partie, historique, est consacrée à l’examen de textes de législateurs du monachisme évoquant cette notion née pour qualifier la prostration de l’anachorète qui n’arrive plus à investir l’ascèse et le mode de vie solitaire qu’il s’est choisi. Une deuxième partie, esquisse d'une phénoménologie de l'acédie, est consacrée à une analyse de ses déterminations essentielles pour la sortir de son cadre historique et voir en quoi elle constitue une disposition anthropologique fondamentale de l’âme humaine. Plus précisément, l’auteur examine en quoi elle est une expérience privilégiée de la structure temporelle de l’âme, dans la lignée des réflexions augustiniennes sur le temps au livre XI des Confessions et de l'analyse heideggérienne de l'ennui dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Dans la dernière partie, elle suggère enfin quelques réflexions à propos de la disparition dans la pensée occidentale de cette notion décrivant une disposition fondamentale de toute âme humaine à ne rien désirer, disparition qui a entraîné aussi celle de la conception subjective du temps de la conscience intime esquissée chez Augustin et qui ne réapparaîtra que bien plus tard, chez Brentano et dans la phénoménologie husserlienne.

Abstract

The analysis of the notion of acedia proposed here is divided in three parts. In the first part, the author presents a historical study of some texts written on that notion – which was introduced in order to describe the prostration of the anchorite when he cannot invest any more in the ascetic and lonely lifestyle he has chosen – by legislators of monasticism. The second part yields an outline of a phenomenology of acedia. The author analyses the essential determinations of acedia, in order to free it from its historical context and to see in which sense it represents a basic anthropological disposition of the human mind. Or to put it more precisely, the author examines in which sense it is a pre-eminent experience of the temporal structure of the mind, in the wake of the reflections on time in Book XI of Augustine’s Confessions and of Heidegger’s analysis of boredom in The Fundamental Concepts of Metaphysics. In the last part of the paper, she presents some reflections on the disappearance of the notion of acedia—which refers to a fundamental tendency of all human mind to desire nothing—in Occidental thought. This disappearance, the author argues, also caused that of the subjective notion of internal consciousness time outlined by Augustine, which only reappeared much later, in Brentano and in Husserl’s phenomenology.


1Au sens courant en Grec, akēdia veut dire indifférence, négligence ; il provient du verbe kēdeuō qui signifie « prendre soin », « s’intéresser à », « soigner », joint à l’alpha privatif dans le verbe akēdeō qui signifie ainsi « ne pas se soucier de ». D’où la déclinaison des contraires : akēdēs, négligé, négligent et akēdestos, avec indifférence, sans pitié. On peut se référer également au même verbe kēdeuō entendu cette fois dans le sens plus particulier de « enterrer » — sens repris dans le substantif kēdeia qui signifie le soin qu’on prend d’un mort, les funérailles, ou dans l’adjectif akēdeutos, « abandonné sans sépulture », qui témoigne le sommet de la déréliction. On verra que l’acception de ce terme peut jouer sur les deux sens de kēdeuō, même si c’est le premier qui constitue la sphère de sens traditionnellement reconnue au terme.

2Historiquement, la notion s’est appliquée à un groupe restreint : celui des moines, et plus précisément, ceux qui ont choisi de mener une vie érémitique ou semi-anachorétique (solitaire) par distinction avec la vie conventuelle (communautaire) des cénobites. L’acédie, c’est alors la prostration de l’anachorète qui n’arrive plus à investir l’ascèse, c’est-à-dire qui désinvestit le mode de vie solitaire qu’il s’est choisi. L’idéal ascétique devient sans force et la vie spirituelle paraît monotone, sans but, pénible et inutile.

3L’analyse que je propose ici de la notion d’acédie se découpera en trois parties. Une première partie sera consacrée à l’examen rapide des textes d’anachorètes et de législateurs du monachisme évoquant la notion. Une deuxième partie sera consacrée à une analyse des caractéristiques de l’acédie qui la sorte de son cadre historique pour voir en quoi elle constitue une disposition anthropologique fondamentale de l’âme humaine, et plus précisément une expérience privilégiée de la structure temporelle de l’âme humaine, dans la lignée des réflexions augustiniennes sur le temps au livre XI des Confessions et de l’analyse heideggérienne de l’ennui dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique1. Une dernière partie se penchera enfin sur les raisons pour lesquelles cette disposition fondamentale de toute âme humaine a été appliquée à des modes de vie si particuliers et pourquoi elle a pour ainsi disparu quand des modes de vie communautaires et familiaux se sont substitués à ces modes de vie au désert. Cette disparition a entraîné aussi celle de l’esquisse médiévale d’une conception subjective du temps de la conscience intime, qui ne réapparaîtra que bien plus tard, chez Brentano et dans la phénoménologie husserlienne.

1. Aspect historique de la notion

4C’est une notion qui est évoquée par Origène, mais la véritable entreprise de systématisation est le fait de la théorie évagrienne des huit vices de la pensée humaine qui s’inspire de la pensée origéenne. Un mot tout d’abord sur la vie d’Evagre. On sait, par le chapitre que lui a consacré Pallade dans son Histoire lausiaque, que sa vie est découpée en deux périodes très distinctes : une vie mondaine jusqu’en 380 où Evagre se rend à Constantinople et se fait remarquer par sa vive intelligence et son habileté dialectique ; il passe de succès en succès et s’éprend de la femme d’un haut fonctionnaire. Averti par un songe des dangers que cette relation lui fait courir, il quitte Constantinople dans la précipitation et s’embarque pour Jérusalem où il est accueilli par Mélanie l’Ancienne et Rufin qui y ont fondé un monastère, au mont des Oliviers. Débute alors une deuxième période de vie initiée par une conversion à l’anachorétisme qui marque une rupture brutale avec la vie mondaine qu’Evagre a menée jusqu’alors : Mélanie finit par le convaincre d’aller mener la vie monastique en Egypte. Evagre gagne ce pays, où il va s’établir définitivement. Il séjourne d’abord deux ans dans le désert de Nitrie, lieu de l’un des centres de la vie érémitique et anachorétique les plus célèbres d’Egypte (à une cinquantaine de kilomètres au sud-est d’Alexandrie) ; puis il se retire au désert voisin des Kellia — les Cellules —, à l’entrée du désert de Libye, où il restera quatorze ans, jusqu’à sa mort, en 399. Les moines mènent là une vie semi-anachorétique : ils habitent dans des cellules individuelles qui se trouvent à une distance telle les unes des autres qu’ils ne peuvent, nous dit Rufin, ni se voir ni s’entendre2. L’anachorète mène une vie extrêmement dénuée et ascétique : il reste seul toute la semaine dans sa cellule, simple cabane de brique crue, occupant ses journées au travail manuel et à la récitation méditée de l’Ecriture, se nourrissant, une fois par jour, d’un peu de pain assaisonné de sel et d’huile. Le samedi soir, tous les moines se rassemblent à l’église, pour y prendre un repas commun, l’agapē, et ils célèbrent ensemble la liturgie du dimanche.

5C’est dans ce désert des Kellia qu’Evagre écrira un Traité pratique, une praktikē de la vie du moine. La praktikē évagrienne consiste essentiellement dans la lutte contre les « pensées », les logismoi. Le Traité pratique consiste ainsi en une typologie des pensées mauvaises qui procède à l’examen de leur origine, de leurs caractères respectifs et des remèdes appropriés à chacune d’elles. Evagre a lui-même donné la raison de la place aussi importante occupée par l’étude des pensées dans un traité consacré à la praktikē : « Avec les séculiers, dit-il, les démons luttent en utilisant de préférence les objets (ta pragmata). Mais avec les moines, c’est le plus souvent, en utilisant les pensées (hoi logismoi) ; les objets, en effet, leur font défaut à cause de la solitude » [ch. 48]. Le moine est déjà parvenu à l’hēsychia qui est la tranquillité de celui qui n’investit plus les objets du monde, hommes et choses. Mais il n’est pas devenu du même coup impassible — autrement dit, l’hēsychia n’est pas l’apatheia puisque les pensées peuvent aussi mettre en mouvement les passions. Reste donc au moine parvenu à l’hēsychia par son mode de vie solitaire à mener un dernier combat, intérieur et immatériel, contre ses pensées, les logismoi.

6Evagre rattache tous ces logismoi à huit pensées principales ou génériques : l’esprit de gourmandise, l’esprit de fornication, la pensée de l’avarice, l’esprit de tristesse, l’esprit de colère, celui d’acédie, la pensée de la vaine gloire, et enfin la pensée de l’orgueil3.

7On retrouvera chez Cassien (moine italien, contemporain d’Evagre et d’Augustin) cette théorie évagrienne des huit logismoi et, grâce à lui, elle connaîtra une fortune particulière en Occident : il en est le passeur de l’Orient à l’Occident, comme de manière plus générale, il est l’un des passeurs pour l’Occident des récits et expériences du monachisme égyptien et syriaque : après avoir expérimenté le mode de vie des anachorètes égyptiens, il revient en Provence fonder deux monastères. Mais si la théorie d’Evagre passe en Occident grâce à Cassien, reste que c’est précisément sans cette notion d’acédie. Déjà saint Grégoire (mort en 604), qui est un contemporain de saint Benoît et qui jouera un rôle décisif dans l’évolution de la théorie évagrienne, garde tous les vices de la théorie d’Evagre transmise en Occident par Cassien, sauf précisément l’acedia, qu’il ne distingue plus de la tristesse — la différence entre la tristesse et l’acédie dans le monachisme oriental pouvant être énoncée comme suit : alors que les causes de la tristesse sont assez définies (ce qui m’affecte est quelque chose que je perçois comme un mal et ce mal est défini, il a des contours précis4), l’acédie n’a pas de cause définie et ce qui la provoque, c’est une masse indistincte qui ne paraît même pas spécifiquement mauvaise, mais étrangère, indifférente. Négligeant cette différence entre acédie et tristesse, Grégoire inaugure la tradition occidentale qui ne compte que sept péchés capitaux — le terme « péché » ayant fini par prévaloir à « pensée mauvaise » au XIIIe siècle, dans une volonté d’accroître la responsabilité de l’homme dans ce qui était perçu au départ comme étant essentiellement des tendances humaines fondamentales à accomplir le mal.

8Certains auteurs parleront de manière privilégiée de la tristesse, d’autres, de l’acédie (comme Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a 2ae, qu. 35). Pendant tout le Moyen Âge, il y aura un flottement autour de la notion d’acédie que l’on assimile tantôt à la tristitia comme Thomas, tantôt à l’otiositas comme Jonas d’Orléans (acedia, id est otiositas). A la fin du Moyen Âge, le terme va se séculariser dans le sens de paresse soit comme répugnance au travail, soit comme relâchement dans la quête spirituelle5. A la Renaissance, l’acédie a tout à fait disparu au profit notamment de la résurgence de la mélancolie, maladie plus que vice, liée à un problème physiologique, une déficience somatique, un déséquilibre des humeurs, alors que l’acédie est une pensée du démon, un logismos, un vice de l’âme humaine. Cette sécularisation trouvera de lointains prolongements dans la médicalisation de l’acédie dans la psychiatrie et la psychanalyse contemporaines, qui sort l’acédie de son imprégnation théologique6. Ces prolongements sont en tout cas suffisamment lointains pour qu’aujourd’hui, la notion d’acédie soit diminuée en curiosité lexicale et devenue si obsolète qu’elle n’évoque plus rien qu’un terme religieux un peu poussiéreux et vaguement lié aux péchés capitaux. Pour la comprendre, il faudra donc essentiellement s’en tenir aux témoignages d’Evagre et de Cassien. Je retiens ici les deux plus représentatifs :

9Evagre le Pontique, Traité pratique, 12 :

« Le démon de l’acédie (akēdias daimōn) qui est appelé aussi “démon de midi”, est le plus pesant de tous (barutatos) ; il attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile (duskivēton ē akivēton) , et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite, il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure… En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel (…). Le démon (…) l’amène alors à désirer d’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il lui représente combien est longue la durée de la vie ; et comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade ».

10Cassien, au livre X des Institutions cénobitiques :

« Quand cette passion s’est une fois rendue maîtresse de l’âme d’un moine, elle engendre en lui l’horreur (horror) pour le lieu où il demeure, du dégoût (fastidium) pour sa cellule, du mépris pour les frères qui vivent avec lui ou sont éloignés, et qu’il considère comme négligents et peu spirituels. Elle le rend mou et sans courage pour tous les travaux qu’il a à faire à l’intérieur de sa cellule, l’empêchant d’y demeurer et de s’appliquer à la lecture. Il se lamente souvent de n’y faire aucun progrès depuis si longtemps qu’il y réside, se plaint en soupirant de ne pouvoir réaliser aucun profit spirituel aussi longtemps qu’il ne sera pas uni à telle communauté. Il s’afflige de rester ainsi sans aucun gain spirituel, inutile dans le lieu où il réside, lui qui, alors qu’il pourrait diriger les autres et leur être tellement utile, n’aura édifié et fait profiter personne de sa manière de vivre et de son enseignement ! » [X, 2, 1-2, p. 385-387, cf. également X, 6, p. 391-393].

11Par rapport au sens étymologique du mot (kēdeuō, se soucier + alpha privatif : absence de souci), qui renvoie l’acédie à une insouciance, une nonchalance, deux choses frappent :

12a. Ce non-souci, c’est une absence des soucis menus, des soucis au pluriel mais qui laisse la place à un grand souci, à une impatience et à une insatisfaction profonde. Les soucis représentent dans l’ordre du vécu ce que l’objection réfutable est pour le raisonnement : on peut prévoir l’obstacle ou aviser quand on y est confronté. Ils entrent ainsi dans le domaine des devoirs et de la responsabilité, le domaine du sérieux et de la préoccupation. L’acédie comme absence des soucis représente une impasse morale pour l’homme, englué dans une impossibilité intestine, vague et sans cause localisable. L’acédiaste ne peut agir de manière morale parce qu’il n’a pas de soucis localisables sur et avec lesquels travailler, il n’a qu’un vague sentiment d’insatisfaction contre lequel il ne peut rien. (On se souviendra que c’est dans ces termes qu’Evagre et Cassien distinguent la tristesse localisée de l’acédie non localisable). En ce sens, le souci ou la tristesse pourraient bien être des remèdes à l’insouciance acédique parce qu’ils remplaceraient ainsi ce grand souci généralisé qu’on appelle acédie par de petites angoisses, de petites tristesses concrètes et localisées qu’on appelle soucis, ou parce qu’ils substitueraient à la menace vague, le danger précis, assignable et au malaise diffus, l’inquiétude normale et avouable, le petit point de tristesse palpable7.

13b. Cette manière particulière de comprendre l’étymologie du terme renvoie à la dualité constitutive du sentiment : il n’y a certainement pas que l’aspect de désinvestissement, de lassitude, d’ennui, où tout paraît morne et sans relief. Il y a aussi une impatience qui gronde, une angoisse qui sourd de l’ennui. Le morne est insupportable, l’immobilité est vécue comme intolérable, elle est moteur d’une violence interne, d’une envie de mouvement, d’aventure. On retrouve cette dualité dans la double synonymie quasi contradictoire proposée par Cassien dans les Conférences, V, II, pour définir l’acédie : acedia est taedium sive anxietas cordis. L’acédie est tiédeur et angoisse. Et cette angoisse tiède a également une double paternité [cf. Cassien, Conf., V, XVI] : oisiveté, ennui, somnolence, absence de toute curiosité, immobilité d’une part, humeur acariâtre, inquiétude, angoisse, curiosité, labilité d’autre part. L’acédie a également une double issue : s’endormir dans un sommeil morne et paresseux ou fuir dans une quête effrénée de distractions — aucune n’étant satisfaisante : il faudrait presque dormir et fuir, puisque l’on est oisif et occupé, ennuyé et angoissé… Il y a ainsi une sorte de paradoxe entre l’indifférence constitutive de l’acédie (comme ennui ou inappétence) et l’impatience résiduelle (l’agitation qui cherche remède à la pesanteur mais qui est insatisfaite en elle-même). C’est avec ce paradoxe, finalement, que je vais essayer d’en découdre…

2. Analyse de la notion

2.1. Souffrance de l’ennui et de l’inappétence

14Akēdeia signifie la prostration, l’indifférence, la négligence du moine qui n’arrive plus à investir dans l’ascèse, ai-je dit. Cette indifférence pourrait faire penser à un deuil de l’objet lié à la perte de la foi : le moine est prostré parce qu’il ne croit plus en Dieu, mais en réalité, ce qui définit le mieux l’acédie, comme le souligne Roland Barthes8, ce n’est pas la perte de l’objet investi, la perte de l’objet de foi, mais la perte de l’investissement : le moine n’a pas perdu la foi en Dieu, il a perdu l’envie, l’élan, l’allant qui ouvre seulement la possibilité de se soucier (kēdeuō) des petites choses qui peuplent la vie quotidienne, comme aussi de croire en Dieu. L’acédie, c’est le deuil de l’investissement lui-même et non celui de l’objet investi. Et c’est là toute la subtilité du sentiment et toute sa difficulté aussi de la même manière que la tristesse de ne plus aimer peut être plus cruelle et plus lourde que celle de ne pas être aimé. La comparaison avec l’investissement amoureux peut être éclairante pour identifier la souffrance propre à l’acédie.

15On pourrait distinguer trois mouvements différents de crise possible du désir amoureux : 1) le fait de reporter son désir de l’image à l’imaginaire, de sacrifier l’être aimé à l’amour qu’on (lui) porte, 2) le fait de ne plus être aimé et d’avoir à faire un deuil de la personne aimée, de l’objet d’amour, 3) le fait de ne plus aimer et d’avoir un deuil à faire de l’imaginaire lui-même, de l’investissement amoureux. Ce troisième mouvement correspond à l’acédie.

162.1.1. Reporter son désir de l’image à l’imaginaire, sacrifier l’être aimé à l’amour qu’on (lui) porte :

17Premier temps : la déchirure de la belle image. Dans les Fragments d’un discours amoureux, c’est l’entrée « Altération » définie comme une « production brève, dans le champ du désir amoureux, d’une contre-image de l’objet aimé ». Au gré d’incidents infimes ou de traits ténus, le sujet voit la bonne Image soudainement s’altérer et se renverser. L’altération est présentée sous la figure du « petit point sur le nez » qui est une allusion à un épisode décrit par Rusbrock dont on déterre le cadavre intact et pur bien qu’enterré depuis cinq ans. Il n’y a qu’un petit point sur son nez qui trahit la corruption. De la même manière, un geste ou un mot de l’autre peut provoquer cette altération légère mais décisive parce qu’elle suffit à faire basculer le sentiment amoureux : « Sur la figure parfaite et comme embaumée de l’autre (tant elle me fascine), j’aperçois tout à coup un point de corruption. Ce point est menu : un geste, un mot, un objet, un vêtement, quelque chose d’insolite qui surgit (qui se pointe) d’une région que je n’avais jamais soupçonnée, et rattache brusquement l’objet aimé à un monde plat. L’autre serait-il vulgaire, lui dont j’encensais dévotement l’élégance et l’originalité ? (…) Le voilà qui fait un geste par quoi se dévoile en lui une autre race. Je suis ahuri : j’entends un contre-rythme : quelque chose comme une syncope dans la belle phrase de l’être aimé, le bruit d’une déchirure dans l’enveloppe lisse de l’Image (telle la poule du jésuite Kircher, que l’on délie de l’hypnose par une légère tape, je suis provisoirement défasciné, non sans douleur). (…) 3. (…) Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. Albertine ayant lâché l’expression triviale : “se faire casser le pot”, le narrateur proustien en est horrifié [Proust, La prisonnière, III, 337s], car c’est le ghetto redouté de l’homosexualité féminine, de la drague grossière, qui se révèle d’un coup : toute une scène par le trou de serrure du langage. Le mot est une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter, et que par conséquent d’autres lui prêtent » [Fragments, Paris, Seuil, 1977, p. 33-34].

18Deuxième temps : reporter mon désir, une fois cet objet d’amour annulé par la déchirure de la belle image, à mon désir lui-même ; « C’est mon désir que je désire, dit Barthes, et l’être aimé n’est plus que son suppôt. Je m’exalte à la pensée d’une si grande cause, qui laisse loin derrière elle la personne dont j’en ai fait le prétexte (c’est du moins ce que je me dis, heureux de m’élever et de rabaisser l’autre) : je sacrifie l’image à l’Imaginaire » [Ibid., p. 39]. Dans ce report et ce « sacrifice » domine le sentiment d’exprimer toute l’amplitude de mon âme. Je me délecte d’un amour sans objet singulier, que ne satisfait aucune personne particulière, mais que j’éprouve comme une grande force universelle et illimitée qui m’habite, une victoire sur ce qui a réduit à un moment donné l’être aimé à un être limité et vulgaire et sur ce qui m’a réduit moi, par conséquent, à être l’amoureux transi d’une vulgarité. J’aime l’humain à travers l’autre, petit point laissé sur le rivage d’un sentiment d’une amplitude bien plus vaste.

192.1.2. Un deuxième mouvement consiste dans la dramatisation comme modalité du deuil de la personne investie : je souffre de ne pas ou ne plus être aimé, mais je peux tripoter ma blessure, je la ravale sans cesse et la régurgite. Cette dramatisation se joue sur la scène d’un théâtre : je prends un rôle — je suis celui qui va pleurer parce qu’il est abandonné — et ce rôle, je le joue devant moi-même. Et de me voir ainsi pleurer, je pleure de plus belle ; et si les pleurs décroissent, je me redis bien vite le mot cinglant qui va les relancer. Si je m’applique ainsi à me faire pleurer, c’est pour me prouver que ma douleur n’est pas une illusion. Les larmes sont ici perçues comme les symptômes qui trahissent une souffrance dont l’existence serait sans elles incertaine. Par mes larmes, je suis certain d’être triste et cela me réconforte. Je suis habité d’une sérénité propre à toute certitude, fût-elle même celle d’être triste. Ces larmes remplissent également une autre fonction : par elles, je parviens à rendre le deuil amoureux retentissant : au contraire du moine qui se vide d’images, je me laisse emplir par elles, j’éprouve jusqu’au bout leur amertume. De sorte que mon deuil est un deuil occupé, plein, bruyant : je suis triste mais j’ai quelque chose à faire, je peux tripoter la tristesse jusqu’à ce qu’elle s’exténue. Par contraste, la mort sans sépulture (akēdeutos) pourrait symboliser le deuil inoccupé, l’endeuillé qui n’a pas de tombe devant laquelle se recueillir : pas d’images à déguster douloureusement, pas de scène de théâtre sur laquelle jouer sa souffrance (c’est une souffrance sans sujet qui se pose comme souffrant — ce qui est le plus souvent le cas : dès que l’on a mal, on se pose comme sujet souffrant et la déclinaison mentale ou pire verbale élabore tout un édifice de souffrance différente de la simple sensation physique d’une douleur sans réflexivité : « j’ai mal » ou « tu m’as menti », « tu m’as trahi » sont des phrases qui sonnent comme autant de couperets définissant et créant tout à la fois la situation et le contour de mes émotions. N’eussé-je pas dit cette phrase, mon état interne en eût été tout différent). Cette douleur tassée de l’acédie comprise comme un deuil sans cadavre renverse la perception traditionnelle de la valeur dolosive du deuil inoccupé et du deuil accaparé, illustrée par Werther : « Les hommes auraient des peines moins vives…, s’ils n’appliquaient pas toutes les forces de leur imagination à renouveler un présent qui ne leur dit rien » [Goethe, Œuvres complètes, livre premier, Pléiade, p. 5]. Or, c’est tout le contraire, en réalité. Ce qui est réellement insupportable, c’est le deuil sans drame. Chose qu’Evagre au IVe siècle percevait distinctement puisqu’il note que le remède le plus adéquat à l’acédie réside dans la dramatisation :

« Lorsque nous nous heurtons au démon de l’acédie, alors, avec des larmes, divisons notre âme en deux parties : une qui console et l’autre qui est consolée, et semant en nous de bons espoirs, prononçons avec saint David, cette incantation : “Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ?” » [Traité pratique, 27].

« Divisons notre âme en deux » dit Evagre : nous sommes bien sur une scène de théâtre : je joue devant moi-même. Et les larmes sont en effet la porte de sortie d’une acédie d’ailleurs conçue dès Evagre comme une pensée sèche, aride. — C’est donc une idée tout à fait fausse que de croire qu’un des remèdes à l’acédie est de ne pas aimer la tristesse (idée fausse qui a la vie dure, de Jean Chrysostome, dans ses Lettres à Stagyre, à B. Forthomme, dans son analyse historique de l’acédie9).

202.1.3. Une troisième situation (celle de l’acédie) consisterait dans la perte de l’investissement amoureux lui-même : j’ai aimé et je n’aime plus : dégonflement d’un investissement, d’une attention, d’une attente, d’une tension (très différent d’une absence étale de tout investissement amoureux : « je n’ai jamais aimé », phrase qui est le tact d’une insensibilité, d’une indifférence et non la sensation d’un vide, d’être déserté, après le plein de l’investissement). Ne plus : parois verticales du manque de désir (tomber de haut). Jamais : ses parois horizontales (constat clinique).

21Ne plus : sentiment de deuil (on n’a pas de deuil à faire d’un jamais, on peut seulement se tasser à l’appréhension de la différence entre ce jamais personnel et les expériences d’autrui). Le travail du deuil tel que Freud le décrit consiste à poser le passé comme inactuel et à entériner l’épreuve de réalité qui a montré que l’objet aimé n’existe plus, en retirant la libido des liens qui la retiennent à cet objet. Dans l’acédie, il ne s’agit pas de faire l’épreuve de la castration, de la frustration ou de la privation qui sont les trois formes de manque d’objet évoquée par Lacan au début du séminaire IV, c’est plutôt au deuil de la libido elle-même que l’on assisterait. Le problème n’est pas que l’objet aimé n’existe plus, mais qu’il n’y a pas de libido qui investisse le sujet en quelque objet. Ce deuil est celui de l’Imaginaire lui-même10. La question n’est pas de savoir qui je n’aime plus, le constat est plus primitif, c’est que je n’aime plus, je ne m’enflamme plus, je ne désire plus, je suis amorti, sans passion. Non pas deuil du ce que, mais deuil bien plus difficile du que11. « Manque redoublé : je ne puis même pas investir mon malheur, comme au temps où je souffrais d’être amoureux. En ce temps-là, je désirais, je rêvais, je luttais ; un bien était devant moi, simplement retardé, traversé par des contretemps. Maintenant, plus de retentissement ; tout est calme, et c’est pire » [Fragments, p. 124-125]. C’est le plus douloureux : on garde la douleur entière, mais on n’a pas le profit secondaire de la dramatiser, et sans ce drame, la perte reste abstraite, plate, morne, boueuse. On pense au Spleen baudelairien : « Et de longs corbillards, sans tambours ni musiques, défilent lentement dans mon crâne… » (funérailles mais deuil inoccupé tout de même !) ; Heidegger parle lui d’un « brouillard qui se tait » [Qu’est-ce que la métaphysique, p. 122]. Dans l’acédie, la souffrance ne distrait plus (elle n’est plus un spectacle), elle asphyxie.

22Ce sentiment, qui est précisément celui de l’acédie, peut venir d’un désir violent qui s’exténue à force d’insatisfaction et qui au lieu de se résoudre en sagesse (cf. Nietzsche12), laisse au contraire une espèce de boue de langueur, de tristesse. Je n’aime plus et dans ce désert du sentiment amoureux, je me sens moi-même déserté ; c’est moi qui déserte l’objet de mon désir et cette boue laissée par le désir exténué, c’est le sentiment d’être déserté. Je ne suis plus habité par ce sentiment et par ces images. Je suis une enveloppe vide, sans pathos, sans appétit, sans désir.

23Barthes souligne (cette fois dans ses leçons du Collège sur le vivre ensemble — leçon du 19 janvier 1977) la permutation de l’actif et du passif en jeu dans cet abandon qui tient en lui, paradoxalement, le sentiment d’être abandonné. Dans l’acédie, dit-il, je suis à la fois objet et sujet de l’abandon. D’où la sensation de circularité, de piège, d’impasse. Quelque chose qui se retourne contre soi-même, un monstre qui se mord la queue. C’est le drame de l’anorexie : comment faire pour, dans mon absence de désir, retrouver de l’appétit13 ? Impasse.

2.2. Impatience

24L’acédie est prise en étau entre l’inappétence qu’elle induit, qui la caractérise et l’exigence monastique centrale de patience. Un texte tardif de l’Ephrem grec qui se lit aussi dans les scolies de l’Echelle de Jean Climaque, voit dans l’acédie la maladie d’impatience qui ronge l’âme : « Celui qui est entouré d’acédie est bien éloigné de la patience, comme le malade de la santé… » [Grad. XIII, sch. 3, PG 88, 861d-864a]. Or, la patience comprend l’idée de non seulement « supporter », mais même et surtout de goûter ce qui est lent, de goûter un mode de vie ascétique habité, travaillé par la lenteur : butiner les vertus, dit Cassien. L’impatience serait en sens inverse un dégoût : le moment où on n’a plus envie de rien goûter de ce qui nous attend, le moment où le programme de la journée ou de la semaine nous paraît morne, sans attrait. Mais il va néanmoins falloir déguster. Et la lenteur de cette dégustation sera alors une épreuve intolérable qu’on veut pourtant s’imposer parce qu’on éprouve son contraire comme trompeur.

25On ne savoure que ce pour quoi on a de l’appétit : une première piste pour la résolution du paradoxe entre l’indifférence constitutive de l’acédie et l’impatience résiduelle : l’insoutenable d’avoir non seulement à manger, mais à goûter, à savourer lentement ce pour quoi on n’a plus d’appétit. (L’impasse ? L’intenable d’avoir à savourer ce qui nous dégoûte).

26On voit dans les descriptions que Cassien propose de cette douloureuse circularité de l’acédie un rapport fort à l’espace sous les espèces de l’« im-monde » ou l’« a-porie ». Im-monde : le monde se refuse, il n’y a pas de lieu pour recueillir l’individu — c’est un déchet sans poubelle, comme dit Barthes : non seulement il est le déchet, ce qui reste de l’investissement passé, de l’amour, du désir, de la volonté, la morne boue de cela, mais il n’y a pas même de poubelle pour accueillir ce déchet, cette boue. Pour retrouver un des jeux de sens possible du mot grec (kedeia : enterrement, d’où akēdeia : mort sans enterrement) , on peut présenter l’acédiaste comme un cadavre sans sépulture, une dépouille séchée qui n’a même pas de cercueil pour la recueillir. A-porie : il n’y a pas non plus de chemin, le sujet se trouve dans une impasse : il sent que même le voyage, la translation d’un lieu à un autre ne l’accueille pas et ne peut rien défaire de sa désolation. Il n’y a pas de changement possible, de passage d’un monde à l’autre, de moment d’angoisse et d’exaltation lié à un saut à faire, une aventure qui passe. Le moine, dit Cassien, regarde de « tous côtés avec anxiété, se lamentant que nul frère ne vienne le visiter. Il sort et rentre souvent dans sa cellule, observe à tout moment le soleil, comme s’il était lent à se coucher » [X, 2, 3, p. 387-389]. L’image n’est pas sans évoquer l’intranquillité de Pessoa : « C’est directement ressentie, l’impression que se dresse soudain le pont-levis, par-dessus les douves entourant le château de notre âme, et qu’il ne reste entre le château et les terres avoisinantes, que la possibilité de les regarder, mais non celle de les parcourir. C’est un isolement de nous-mêmes logé tout au fond de nous, mais ce qui nous sépare est aussi stagnant que nous-mêmes, fossés d’eaux sales encerclant notre intime désaccord » [Le livre de l’intranquillité, § 263].

27Dans la vie érémitique, l’acédie naissait plus spécifiquement de la concentration permanente sur soi-même, sur sa vie propre qu’impliquait la vie recluse : dans l’acédie, l’ermite ou l’anachorète reclus une bonne partie de la journée et de la nuit dans sa cellule, devient incapable de supporter son enfermement dans un espace clos, l’immobilité de sa cellule, son silence, son inaction.

28On pourrait dire qu’il y a en réalité une double expérience de l’immobilité dans le fait d’une part de ne pas changer de lieu, d’être soi-même réduit à une immobilité presque permanente (ainsi de certains anachorètes : les stylites, debout sur une colonne pendant des années comme Syméon et les reclus, emmurés vivant, pour éviter la gyrophagie) et, d’autre part, projeter cette immobilité à l’extérieur dans la perception que le monde lui-même est immobile et que tout est insupportablement lent à s’écouler. Dans l’assimilation par Origène et à sa suite par Evagre de l’acédie au démon de midi, on peut penser à la manière dont le soleil de midi écrase toute chose et provoque un effet de ralentissement abrutissant. L’acédie, c’est le point mort qui est symbolisé en Egypte, où le concept a vu le jour, par le midi où la pesanteur du soleil semble immobiliser le temps : sous le soleil de midi, les activités se ralentissent, et dans l’acédie ce ralentissement n’est pas goûté comme est goûtée par le moine content de sa condition la lenteur de la vie monastique, il est au contraire éprouvé comme insupportable14.

29L’explication de mon désinvestissement ne serait pas celle-ci : je suis un être du devenir — c’est ma parenté au sensible — et ce qui ne varie pas m’ennuie (ce qui est l’hypothèse thomiste15) mais : je suis un être du devenir qui vit parfois l’immobilité et dans cette sensation interne de l’immobile, tout ce qui autour de moi, et qui normalement flue, me paraît s’arrêter (comme le soleil chez Evagre) et m’ennuie16. On peut au passage ressaisir dans ce cadre la ressource des larmes comme remède à l’acédie : « Pleurer, c’est une manière d’émigrer sans sortir de la stabilitas loci, et de rendre l’immobilité plus fluide, tolérable »17. Que l’on pense à Kierkegaard : « Je me sens en ce moment comme assiégé mais pour que cette vie immobile ne me nuise pas, je pleure jusqu’à l’épuisement »18.

30Dans ce monde clos et immobile, dans la solitude de sa cellule, confronté à la course intolérablement longue du soleil qui semble lui refuser que le temps passe, ou quelque autre « passe-temps », sa pensée elle-même rentre dans la logique de l’enfermement parce qu’elle concentre l’univers en elle : le moine éprouve ainsi le tour de ses propres pensées comme étouffant. La phobie de l’introspection rend dès lors vain le recueillement, vide l’intimité quotidienne et inadapté le mode de vie érémitique. Ne reste alors à l’ermite que la gyrophagie, l’envie de mouvement qui est comme la volonté douloureuse et déchirée de sortir de lui-même, soit par le sommeil, soit par la distraction : rencontrer quelqu’un ou courir l’aventure. Et si la cellule qui est le lieu du retranchement et de méditation solitaire est devenue odieuse, c’est que le moine ne supporte plus la trop lourde intériorité dont elle est le signe et la sauvegarde ; ne reste que le désir, le besoin, de la distraction de soi-même19.

31On trouve la version sécularisée et pensée en termes de disposition fondamentale de l’homme dans l’analyse heideggérienne de l’angoisse comme fuite du Dasein devant lui-même. Ce qui provoque normalement la fuite, c’est la peur, mais puisque c’est lui-même qu’il fuit, ce qui le pousse à fuir, c’est l’angoisse parce que la peur, comme le souci ou la tristesse, a un caractère local, déterminé alors justement que ce qui fait fuir le Dasein devant son pouvoir être a au contraire l’indétermination, le côté vague et diffus de l’acédie. Ce qui de lui-même l’angoisse est forcément déjà là, à la fois nulle part et si près que cela lui coupe le souffle.

32On notera au passage que ce qui détermine Heidegger à conclure que l’analyse de l’angoisse n’atteint pas le Dasein dans son authenticité, c’est que si l’angoisse porte en effet le Dasein devant son pouvoir être le plus propre, reste qu’elle ne témoigne pas qu’il s’en saisisse effectivement puisque l’angoisse, le plus souvent, est non comprise comme telle et occasionne précisément la fuite du Dasein dans la préoccupation. Or, on pourrait se demander si l’acédie n’est pas justement le refus de cette fuite dans la quotidienneté, refus intranquille de tout « passe-temps »20. En tout cas, l’analyse de l’ennui dans son opposition structurelle au passe-temps que Heidegger propose deux ans après Sein und Zeit dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique renvoie à celle de l’angoisse et de la fuite dans la préoccupation. L’ennui est une tonalité inconfortable contre laquelle originellement nous combattons, il se manifeste donc de manière aussi originelle dans ce par quoi nous luttons contre lui, à savoir le passe-temps21. Il a une détermination négative qui émerge seulement dans l’acte par lequel nous tentons de le faire passer. Or, ce qui nous intéresse dans le passe-temps, ce n’est ni l’objet ni le résultat mais juste l’occupation elle-même. C’est-à-dire le fait de ne pas être laissé vide par les choses qui se refusent à nous et que nous n’avons plus sous la main.

33L’impatience propre au sentiment d’acédie, c’est le moment où le passe-temps entre en crise de sorte que l’ennui se concentre de plus en plus sur nous ; l’impatience acédique semble en effet se rapporter à ce moment précis où nous sentons notre mauvaise humeur s’adresser à nous, sans pouvoir la reporter sur les bévues et les défauts d’autrui, sur les choses qui se dérobent et nous refusent ce que nous attendons d’elles. Très étrangère à l’impatience infantile, qui a toujours des motifs externes et dès lors des solutions externes, l’impatience acédique, impatience mûre, ronge ses propres issues, parce qu’elle perçoit l’artifice de toute distraction. C’est l’impatience adulte qui ne naît pas d’un empêchement externe mais d’un empêchement interne : se refuser à soi-même un vagabondage perçu comme privé de tout charme et même affreusement trompeur et insatisfaisant. Toute distraction est toujours vécue en mode d’échec : rien ni personne ne me distrait de mon impatience tassée et muette : à peine endormi, je me réveille baignant en elle, ou comme sous son aiguillon même, et autrui, distraction potentielle, en vient en réalité vite à m’insupporter, de sorte que la solitude m’apparaît finalement comme plus enviable encore que sa présence — même si la solitude m’épouvante aussi : deux ennuis, deux impatiences s’affrontent en moi presque sans moi22. Toute distraction est perçue comme la publicité mensongère d’un inédit, d’un monde qui s’ouvre. Et cette perception du manque de sérieux de l’ouverture reclôt bien plus étroitement encore le sujet sur lui-même parce qu’elle lui donne le sentiment vif de cette enclosure de son existence, le sentiment de l’imperméabilité profonde de la clôture : pas même les faux semblants d’aventures ne parviennent à se glisser entre ses mailles serrées. Même la perspective de l’aventure est insatisfaisante. L’acédie, ce n’est donc pas tant l’ennui que la crise de l’ennui, le moment où, coincés dans une situation qui nous ennuie, nous voulons maîtriser l’ennui dans un passe-temps papillonnant, dans une agitation qui nous laisse insatisfaits et nous rend ainsi impatients23.

34Mais d’où vient l’ennui qui suscite l’acédie et de quoi s’ennuie l’acédiaque ? La conscience, fonction différentielle, est organisée pour percevoir les changements, le discontinu. Elle est véloce et volatile, preste et agile, et se porte vers des objets qui peuvent entrer en résonance avec son agilité. Lorsqu’elle trouve à l’extérieur ces rythmes synchroniques, elle est captivée. Mais lorsque le monde extérieur ne lui offre pas ces changements qui la captent, elle ne peut plus que, comme par devers elle et à l’extrême pointe de l’asphyxie et de l’anéantissement, percevoir l’absence de changement. L’acédie est cette conscience limite, asphyxiée, du non-changement, du continu, de la durée — rappelons-nous des mots d’Evagre auquel le démon de l’acédie « représente combien est longue la durée de la vie » [Praktikè, 12]. Cette asphyxie est liée au fait qu’il n’y a pas d’images et pas d’événements, c’est-à-dire pas d’objets pour la conscience. Mais qu’est donc qu’une conscience sans objets de conscience ? Quelque chose comme la conscience du temps sans événement. Cette épreuve du temps qui se refuse à passer, c’est l’épreuve que la conscience fait quand elle n’a pas d’objet en lequel s’absorber. Mais le temps n’est pas un objet de pensée, on ne peut pas penser le temps, on peut faire l’histoire de sa vie, mais c’est penser des événements dans le temps ou des contenus temporels, c’est penser quelque chose qui s’est inscrit à un moment donné d’une histoire, qui a pris un certain temps, a duré, etc. Lorsque la pensée n’a pas d’autres objets que le temps, c’est intenable pour elle. Ce n’est pas une conscience de soi, une conscience qui se retourne vers elle-même pour se prendre comme objet, c’est une conscience qui se perçoit dans son mouvement d’intentionnalité parce qu’elle n’a pas de corrélat intentionné, elle perçoit sa propre distension en laquelle, selon la juste définition augustinienne, consiste le temps (distantio animi). Ainsi, éprouver que le soleil met infiniment de temps à se coucher, c’est éprouver la distension de l’âme, c’est-à-dire sa structure intentionnelle et temporelle24. L’acédiaque s’ennuie de l’absence d’objet en lequel s’abîmer, de l’étant qui s’efface dans l’indifférence, pour reprendre les termes heideggériens25, et il ne perçoit plus que lui-même dans son rapport au temps, lui-même comme être temporel.

35Cette distension de l’âme telle qu’Augustin la décrit au livre X des Confessions consiste dans la mémoire qui retient le passé dans le présent et dans l’attente qui invite le futur dans le présent. Cette distension de l’âme est le mouvement par lequel elle se ressaisit du temps pour en faire une continuité grâce à la rétention et à la protention. Or, dans l’acédie, on peut dire que l’âme n’a pas d’images du passé qu’elle retiendrait et plus de projections en lesquelles elle relierait l’instant présent à un avenir, et qu’elle sent alors comme en creux ce pouvoir de rétention et de protention qu’elle a et qui la constitue comme existence temporelle. Elle n’est tournée ni vers le passé révolu ni vers l’avenir, elle n’est ni nostalgique, ni en attente, n’a ni souvenirs, ni projets, elle est vide, comme coincée entre les deux qui se rencontrent en elle, sans elle. Elle est presque hors le fluement du temps, ou plus exactement elle n’est que ce fluement sans objets mentaux qui fluent. Sa sensation d’immobilité est alors comme la neutralisation mutuelle de la nostalgie du ne plus et de l’attente du pas encore. Je ne retiens rien du passé et je ne projette rien dans l’avenir, il y a en moi comme un collapsus de l’intentionnalité, une crise de l’intention qui ne me porte plus vers un monde dans lequel le temps inaperçu s’écoulait à travers les objets et les histoires.

36On pense ici à la conscience douloureuse de l’existence dont parle Maine de Biran : « Indépendamment de toute impression faite sur les sens externes et même de toute modification rapportée à quelque partie du corps, il y a encore en nous un sentiment fondamental qui est celui que nous avons de notre existence »26. Dans son Journal, Maine de Biran en parle comme d’une tonalité affective qui imprègne tout le sujet et qui transfère sa nuance intérieure aux objets du monde. Il la présente comme étant, pour lui, une sorte de sentiment d’abattement et d’ennui qui décolore le monde. Il n’y a pas de monde extérieur où s’abîmer, pas d’objet de conscience dans lequel la conscience pourrait s’oublier elle-même (elle est bien comme dans un deuil d’objets inoccupé).

37Peut-on faire un parallèle ? De la même manière qu’il y a une conscience du corps par la douleur, de la même manière n’y aurait-il pas aussi sensation de l’existence par la souffrance mentale ? Ne sentirait-on pas que l’on existe parce que l’on souffre ? Une question préalable se pose cependant : est-ce la souffrance qui suscite cette sensation d’existence ou n’est-ce pas plutôt cette sensation d’existence qui est douloureuse dans la mesure où, alors que toute souffrance n’implique pas le sentiment d’existence, tout sentiment d’existence est bien en revanche douloureux, comme le souligne parfois Maine de Biran ? En réalité, cette souffrance, je crois qu’elle tient aux conditions de ce sentiment vague d’exister : on ne peut avoir ce sentiment d’exister que de manière négative, par l’absence d’autres objets. Comme je l’ai déjà souligné, c’est la sensation de l’intentionnalité de l’âme, d’elle comme distension, parce qu’elle n’a pas de corrélat intentionnel (pas même elle-même comme objet de conscience). Le sentiment d’existence, c’est la conscience qui souffre du manque d’objets en lequel elle puisse s’abîmer. C’est la souffrance de la conscience qui ne peut s’impliquer tout entière dans les petits soucis de la vie quotidienne.

38Pas d’objet de conscience, cela signifie bien évidemment aussi pas d’objet de désir. L’âme qui n’a pas de mouvement d’intentionnalité vers un objet ne peut rien désirer. En analysant l’acédie comme l’absence de corrélat intentionnel, nous sommes donc remontés à la condition de possibilité de l’inappétence étudiée plus tôt. Reste cependant que cette absence d’objet s’expérimente comme un manque et est ainsi elle-même génératrice d’un désir. Désir donc de rien de précis puisque la conscience n’a pas d’objet. Voici donc résolu le paradoxe entre l’inappétence constitutive de l’acédie et l’insatisfaction résiduelle : l’acédie est un désir sans objet. Un désir de : rien.

3. Enjeu de la disparition de la notion d’acédie

39On trouve chez les moines orientaux et chez Cassien, dans un chant du cygne, disais-je, et en tant qu’il témoigne de l’expérience égyptienne de l’anachorétisme, la hantise très forte de l’acédie comme inappétence, comme désir de rien. On pourrait se demander ce qu’apportait une pensée de l’acédie, disparue en Occident et ce à quoi il faut rapporter l’incapacité de l’Occident à penser l’acédie (en supposant donc qu’un tel oubli n’est pas l’effet d’une contingence historique)27. On pourrait tenter, à la manière de Foucault, de remonter à une certaine grammaire inaperçue, une pensée non thématisée qui s’exprime à travers des pratiques, des discours, ou des reflux de pratiques et de discours anciens qui disparaissent. S’essayer donc à enlever le drapé qui rend cet oubli évident, normal, pour en retrouver la rareté au sens de Veyne ou l’arbitrarité au sens de Mauss : en faire un rentrant inattendu, qui ne va pas du tout de soi et par où se laisse voir une idéologie.

403.1. Il me semble que cet oubli de l’acédie doit être lu comme un oubli de la possibilité anthropologique fondamentale de ne rien désirer, de ne pas avoir d’appétit, et est donc à tout le moins et nécessairement au moins l’indice d’une mythification occidentale de l’orexis corrélative sans doute d’une hantise primitive de la famine. En Occident, les appétits ont toujours été et sont encore d’ailleurs toujours parlés bien davantage que les inappétences, comme l’acédie. Ce qui fait l’objet d’un discours commun, d’une mythologie, c’est toujours la faim, le désir : l’orexis des stoïciens, l’appetitus, la cupiditas, la consuetudo des chrétiens, et jamais les inappétences, les an-orexies. L’Occident a passé son temps à avoir faim et à désirer : que la prise en compte de l’acédie dans le cénobitisme oriental ait disparu dans le cénobitisme occidental est un phénomène significatif de cette mythologie occidentale de l’orexis.

41La prise en compte de l’anorexie dans la médecine par l’anglais Gull et le français Lasègue, puis dans la psychanalyse par Meng, Binswanger ou Jones28 est en effet quelque chose de tout à fait récent : elle a un peu plus d’un siècle. Gull découvre en 1888 que « certains états mentaux peuvent ruiner l’appétit »29, mais il s’agit encore largement de traiter non pas le manque de désir, mais toujours le combat ici morbide contre le désir de manger. Pour dire un mot de l’interprétation psychanalytique plus fouillée de l’inappétence, je convoquerai rapidement une lettre de Jean-Michel Rivette à Roland Barthes où Rivette parle de l’anorexique comme de quelqu’un à qui une mère étouffante a juste laissé la possibilité non tant de ne rien désirer que de désirer rien :

« … la mère [étouffante, celle qui] ne peut donner que tout ce qu’elle a, comble par un amour étouffant la demande de l’enfant comme si celle-ci était un besoin de l’enfant à satisfaire pleinement. En confondant le besoin et la demande, la mère gorge, gave l’enfant et bouche, obture la demande, ne laissant nulle place, nul reste pour le désir. Autrement dit, la mère de l’anorexique serait telle qu’elle (ne) laisse rien à désirer. Le désir ce serait cela même quand ça laisse à désirer et le comble de l’amour un désir satis-fait. Dans ce désert du désir, l’anorexique sauve donc sa peau en se mettant en position de désirer : rien. « Je n’ai d’autre objet à désirer, pourrait énoncer l’enfant comblé, que ce que tu ne peux pas me donner : rien ». Pour faire travailler encore une fois ces termes, on pourrait dire que les deux formules qui se répondent sont 1. La mère : « je désire ne rien laisser à désirer » 2. L’anorexie : « dans cette plénitude tu me laisses rien à désirer »30.

42Or, qu’est-ce que l’ascèse sinon justement la volonté que « ça laisse à désirer » ? En ce sens, c’est une pensée hantée par la satisfaction : il faut ne pas satis-faire l’appétit, mais toujours laisser un petit espace, un reste, pour éviter le comblement : c’est la meilleure manière évidemment de rester toujours dans la logique de l’appétit, du toujours désirer davantage. Le jeûne n’est en aucune manière une épreuve de l’anorexie, il est au contraire le musellement volontaire de l’appétit. La conception monastique du désir repose donc en quelque sorte sur l’identification de l’objet du désir à la satisfaction : l’homme veut tout naturellement avoir assez, satis. De sorte que la pensée de l’ascèse va conduire les moines à ne plus penser le non-désir, le désir de rien.

43On peut se reporter à la thématisation de la faim (plutôt que de la non-faim, de l’anorexie) déjà dans les Institutions cénobitiques de Cassien. La faim est l’un des thèmes privilégiés de notre moine dans la mesure où, contrairement à la fatigue qui marque les limites de la volonté et donc de l’ascèse parce que, passé un certain seuil de résistance propre à chacun, elle devient toujours irrésistible, l’ascèse portant sur l’appétit peut, elle, au contraire, être conduite à son terme. Dans la résistance à la faim, personne n’est finalement reconduit à la singularité de sa composition physique idiosyncrasique, à sa capacité physiologique de résister à la faim, mais à sa capacité psychique et à la force de sa volonté d’y résister éventuellement jusqu’à en mourir. Contrairement à ce que dit la formule, on ne peut pas mourir de fatigue, d’inanition volontaire : oui. Parmi les exemples valorisés par Cassien se trouve précisément celui de deux jeunes garçons morts de faim par obéissance. A ces deux jeunes gens, un supérieur avait demandé de porter à un vieillard malade retiré dans le désert de Scété quelques figues qui le restaureraient. Ils se perdent dans l’immensité du désert sans piste, et ils meurent. De soif et de faim, bien entendu, mais — précision importante — à côté des figues laissées inentamées. « On découvrit, dit Cassien, qu’ils avaient conservé les figues sans les toucher, comme ils les avaient reçues, préférant rendre l’âme plutôt qu’abandonner le dépôt confié, et perdre leur vie temporelle que violer le commandement de l’ancien » [V, 40, 3, p. 257].

44Pas de place, donc, ici — et cela, même si Cassien est pourtant finalement le seul penseur occidental de l’acédie comme inappétence — pour une représentation inverse de celle-là, et peut-être plus vive encore : la figure de celui qui meurt non de résister à son appétit mais de ne pouvoir forcer son inappétence. C’est tout le drame de l’anorexie, drame resté longtemps impensé en Occident.

453.2. Si l’on peut diagnostiquer cette incapacité occidentale à penser l’inappétence comme étant sans doute l’une des causes de la disparition de la notion d’acédie, on pourrait diagnostiquer cette fois l’impact de cette disparition dans la pensée vulgaire de la temporalité, qui s’est installée durablement en Occident après et malgré les débuts prometteurs de la réflexion augustinienne. Pensée vulgaire du temps qui ne pourra finalement être dépassée que lorsque des phénomènes psychiques comme celui de l’acédie (ennui, spleen, mélancolie, angoisse) seront à nouveaux pris pour objet de réflexion, au XVIIIe siècle, peut-être à Iéna dans le romantisme allemand prenant appui sur la pensée de Kant et de Fichte, et sur le retournement copernicien de la philosophie opéré par le premier. L’acédie définit un état dépressif lié à la structure temporelle de l’âme et ouvrant donc la possibilité à l’approfondissement d’une idée éclose dans la pensée d’Augustin : l’idée que la structure de la subjectivité est la clé de l’objectivité, et débouchant surtout sur le dépassement d’une conception cosmologique et objective du temps par le dévoilement de son origine subjective.

46Mais la structure temporelle de l’âme qui se dévoile dans le sentiment d’acédie est-elle si différente de la structure temporelle de l’âme qui se dévoile dans le remords ou le regret, des notions qui sont des éléments capitaux de la pénitence chrétienne et qui sont donc loin d’avoir subi le déclin de l’acédie ? Oui, je crois. Pourquoi ? Non structurellement, mais plutôt pragmatiquement et par référence à l’importance de la théorie des péchés capitaux dans l’herméneutique chrétienne de soi.

47Selon Foucault, le christianisme s’est approprié deux instruments déjà en usage dans le monde hellénique : l’examen de conscience et la direction de conscience, qu’il a liés indissolublement : l’examen de conscience passe désormais par l’aveu des fautes à l’abbé. Entre l’examen de soi stoïcien ou pythagoricien et chrétien, il y a selon Foucault au moins trois grandes différences : 1) l’examen de soi chrétien ne s’en tient plus à rapporter l’homme aux principes généraux d’une éthique objective fondée sur un principe de responsabilité, il devient un aveu manifestant l’intime d’une âme singulière et prend place ainsi dans une conception subjectiviste de la conscience. 2) Par ailleurs, l’examen de conscience porte sur la pensée et non, comme dans l’antiquité, sur les actions commises. 3) L’objectif de cet examen est désormais herméneutique : ce que le sujet oublie, ce n’est plus comme dans l’examen de conscience stoïcien ce qu’il aurait dû faire, un ensemble de règles de conduite, ce qu’il oublie, c’est sa nature même, c’est une vérité qui est cachée au fond de lui-même.

48Or, cette recherche de la vérité cachée de ce qu’il est ne s’effectue cependant pas sans repère. Il y a des objets précis recherchés, pistés : les logismoi, de sorte que l’herméneutique chrétienne a été très fortement balisée d’abord par la théorie évagrienne des huit vices jusqu’au VIe siècle, puis par son adaptation grégorienne des sept péchés capitaux. Il y a toute une méthode, une tactique de guerre pour affronter l’ennemi tapi dans la conscience et les pensées démoniaques qu’il lui inspire. Cassien décrit la tactique de cette enquête :

« Que chacun, après avoir reconnu le vice qui le serre de plus près, institue de ce côté principalement le combat, et observe avec toute l’attention et la sollicitude dont il est capable ses démarches offensives ! » [Cassien, Conf., V, XIII]. « Cependant, l’heure vient que l’on se sent délivré : que l’on sonde alors derechef, du même regard attentif, les secrets détours du cœur, afin d’élire parmi les vices celui que l’on reconnaîtra le plus terrible, et que l’on mette en branle contre lui plus spécialement toutes les armes de l’esprit » [Ibid.].

49Il faut donc reconnaître un vice parmi la liste de ceux que toute règle monastique propose aux moines pour guider leur examen de conscience ; ce qui s’oppose très manifestement à la technique de la cure analytique et au soin qui est pris justement pour ne pas y induire de telles tactiques générales d’enquête. Ainsi Freud souligne-t-il fortement que tant le discours de l’analysé que l’attention de l’analyste doivent tous les deux se faire flottants pour entrer en contact avec le refoulé et ne rien écarter a priori des vécus psychiques : « De même que le patient doit raconter tout ce qui lui passe par l’esprit, en éliminant toute objection logique et affective qui le pousserait à choisir, de même le médecin doit être en mesure d’interpréter tout ce qu’il entend afin d’y découvrir tout ce que l’inconscient dissimule, et cela sans substituer sa propre censure au choix auquel le patient a renoncé »31.

50Cette stratégie soigneusement établie dans les règles monastiques et répandues, à travers elles, à toute la chrétienté, emportent en revanche la conséquence nécessaire que l’herméneutique chrétienne se soit rendue étrangère à une série de vécus psychiques, de sentiments et de tonalités affectives, absents de la liste des huit vices, jusqu’au VIe siècle, puis surtout des sept péchés. Perdant l’acédie dans la transition entre ces deux théories des vices-péchés de l’âme humaine, le monde occidental s’est ainsi rendu fondamentalement étranger à l’expérience intime du temps que faisait vivre l’herméneutique orientale de soi portant sur l’état acédique comme vécu de temps.

Notes

1 Dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, l’analyse de l’ennui est entièrement structurée autour de la question du temps dont il constitue une épreuve privilégiée: « L’ennui (Langeweile) montre presque de manière palpable, et particulièrement dans le mot allemand, une relation au temps, une façon de nous tenir à l’égard du temps. L’ennui et la question de l’ennui nous conduisent donc au problème du temps » [Les concepts..., trad. D. Panis, Paris, NRF Gallimard, 1992, p. 127].
2 Historia monachorum in Aegypto, 22, PL 21 (1878), 444 C.
3 « Huit sont en tout les pensées génériques qui comprennent toutes les pensées : la première est celle de la gourmandise (gastrimargia), puis vient celle de la fornication (porneia), la troisième est celle de l’avarice (philarguria), la quatrième celle de la tristesse (lupē), la cinquième celle de la colère (orgē), la sixième, celle de l’acédie (akēdia), la septième celle de la vaine gloire (kenodoxia), la huitième celle de l’orgueil (hyperēphania) » [chap. 6, traité prat.].
4 Cf. Cassien, Inst. Ceno. IX, 4 : « cette tristesse provient de ce que… ». Au sujet de la tristesse, on évoque les causes, au sujet de l’acédie, c’est le comment parce qu’on ne sait rien, ou presque, de ses causes psychiques.
5 Cf. S. Wenzel, The Sin of Sloth : ‘Acedia’ in Medieval Thought and Literature, Chapel Hill, 1967.
6 Par un détour par la philosophie kierkegaardienne (Kierkegaard le premier consacre quelques paragraphes de son Journal à l’acédie) et heideggérienne : les analyses psychologiques de la dépression ou de l’anxiété s’inspirent notamment de l’analyse heideggérienne de l’ennui proposée dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique.
7 C’est exactement la manière dont Jankélévitch distingue l’angoisse du souci dans son livre sur L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Aubier-Montaigne, « Présence et pensée », 1963, cf. notamment p. 51.
8 Comment vivre ensemble, leçon du Collège de France du 19 janvier 1977.
9 B. Forthomme, De l’acédie monastique à l’anxio-dépression, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2000, p. 113.
10 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1977, p. 39.
11 Le deuil au sens freudien est un travail de désinvestissement. Qu’est-ce alors que faire le deuil du désinvestissement lui-même ? Et comment sortir du désamour ? Comment terminer l’anorexie ?
12 Cf. Ecce homo, 9, t. II, p. 1142 : « … avoir en vue un but, un désir, tout cela je ne le connais pas par expérience. En ce même moment encore, je jette un regard sur mon avenir — un avenir lointain ! — comme on regarde une mer calme, nul désir n’en agite la surface. Je ne souhaite nullement que les choses soient autrement qu’elles sont ; moi-même, je ne veux pas changer… Mais c’est ainsi que j’ai toujours vécu. Je n’ai jamais eu de désir ». On distinguera alors ce non désir paisible du désir impatient de rien dans le sentiment d’acédie.
13 Quelles sont donc les sources de l’impuissance ? 1. La confusion : mille particules, moignons d’idées, d’émotions, de sensations se bousculent dans l’esprit, si fines et nombreuses qu’elles sont indiscernables. Elles se présentent comme un bloc obscur et indécomposable. On ne peut pas les isoler. Les prendre pour objet de connaissance et de discours. Elles échappent à l’examen de soi, à la conscience de soi. Sensation diffuse, émotion non reconnue personnellement, sans moi capable de l’apercevoir. (Maine de Biran, au sujet de ses discussions avec Ampère, Cuvier et Royer-Collard : « Une sensation pour eux n’était rien si elle n’était jointe à la conscience de l’être qui l’éprouve. Cette discussion m’a fait voir combien j’étais loin de bien faire entendre mon point de vue. La théorie de Leibniz qui caractérise si bien cet état où la monade simplement vivante est réduite à des perceptions obscures, d’où elle s’élève aux aperceptions claires et à la conscience, me servirait d’introduction à l’exposé de ma doctrine qu’il me sera bien difficile de faire entendre » (Journal intime). Par où le moi qui se prend lui-même pour objet est confronté aux limites insupportables de cette conscience de soi-même ? les idées claires et distinctes ou une connaissance précise des causes et conséquences est condition sine qua non de la maîtrise des choses, et donc d’une certaine puissance de disposer du monde et d’autrui d’une façon qui nous agrée. Sentiment d’impuissance : les choses nous échappent, nous sommes à leur merci. Ou nous nous échappons à nous-mêmes, nous aimerions avoir sur nos désirs et nos affects une certaine emprise. L’acédie, c’est le vécu et l’épreuve de l’indétermination elle-même. Mais l’indétermination éprouvée d’une manière particulière, distincte de l’ennui : « Dans la nébuleuse de l’ennui toutes sortes d’humeurs possibles flottent au hasard, comme des figures de femmes dans une imagination amoureuse » ; l’acédie, c’est le point culminant de l’ennui, sa phase critique, lorsque les poches vagues d’humeurs ont fini d’être explorées, et que le vague commence à laisser place au vide, que le flottement entre en crise.
14 Une des traductions anglaises les plus reçues du mot akēdia est sloth, qui marque particulièrement la paresse (pigritia, en latin) mais rappelle aussi son étymologie, la lenteur : slow.
15 Selon saint Thomas, c’est l’habitude qui suscite cela. L’habitude provoque nécessairement la fin de toute délectation : je n’y goûte plus rien, tout me dégoûte au contraire parce « la délectation doit être conforme aux propriétés de notre nature et, comme notre nature est muable, une même chose ne peut paraître toujours aussi délectable car il arrive alors que, tandis que l’activité [qui causerait le plaisir] dure encore, nous avons déjà changé (…) ; voilà pourquoi la présence continuelle d’une chose nous paraît ennuyeuse (fastidium parit) tandis que l’alternance procure au contraire de la joie » [Somme théologique, 2a 2ae, qu. 35].
16 Ce n’est pas le monde qui ralentit, c’est ma perception du mouvement qui elle-même prend plus de temps. Le temps objectif du mouvement est comme doublé par ma conscience subjective de ce temps et j’ai presque conscience de cette doublure : c’est le ralentissement que je perçois dans la course du temps qui me réoriente vers ma perception du temps. Pas tout à fait : je suis pris dans ce ralentissement, que je ne pose pas comme un objet externe. Il est comme à la frontière entre moi et le monde : ralentissement du monde, mais je sais pourtant que, réellement, le monde n’a pas ralenti. Je sais que c’est comme si le monde avait ralenti. Et ce savoir retourne l’impatience contre moi-même. On peut décrire trois situations en gradation : 1. La lenteur de quelqu’un peut m’exaspérer : je m’irrite alors contre lui parce que je conçois qu’il est responsable de cette lenteur ; 2. Dans la même situation, je perçois clairement ou confusément que c’est mon impatience qui me fait percevoir cet homme comme lent : mon irritation porte toujours contre lui, mais de manière plus rentrée, plus contrôlée. 3. La lenteur du temps, de la course du soleil, m’exaspère, mais c’est contre moi-même que je retourne cette exaspération : parce que je perçois confusément que je suis responsable de cette lenteur. Ou peut-être est-ce que je m’irrite contre moi-même parce que je sens ou je sais que je n’ai aucune prise sur la course du soleil : tendance humaine à reporter sur l’extérieur les choses projetées de l’intérieur : ce n’est pas une conscience impatientée qui saisit le monde ou autrui comme impatientant, mais plutôt elle-même comme étant dans son rapport au monde initialement et toujours déjà impatientée. Dans ce troisième exemple, on retrouve la formulation heideggérienne : d’où vient que le temps soit trop long ? Quelle allure le temps devrait-il donc avoir ? Le temps est éprouvé sous la modalité non du constat mais d’un avoir à être injonctif : il devrait passer plus vite. C’est cette épreuve d’un temps qui résiste d’une certaine manière à une volonté en refusant de passer, en s’attardant, qui permet de passer d’une temporalité vulgaire et objective (le temps continu des horloges) à une temporalité subjective qui varie, à un temps qui a une allure inconstante : un temps dont les minutes peuvent durer des éternités et les heures passer en un instant. Dans le temps qui s’attarde, qui oppresse par cette sorte de paralysie celui qui attend, nous faisons l’épreuve de la puissance du temps. L’épreuve du temps comme pouvoir, comme résistance : il nous refuse quelque chose, il se refuse à nous [Cf. Concepts..., p. 152 sq.].
17 B. Forthomme, op. cit., p. 108.
18 S. Kierkegaard, Ou bien…ou bien, trad. Prior/Gaignot, p. 228.
19 L’Acédie est le sentiment de douleur inhérent à la réflexion concentrée, à la pensée réflexive. Elle serait par excellence la maladie de l’âme qui guette l’intellectuel. « On s’ennuie par excès d’intelligence, mais aussi par trop de vie intérieure ; la pratique de l’introspection, la noēsis noēseōs et l’entretien avec soi développent une tristesse pénétrante qui n’est pas tellement due au monologue égoïste où ils nous confinent qu’à la détresse de la conscience en général » [Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, p. 87].
20 La préoccupation est l’une des stratégies les plus fréquemment employées pour affronter, pour occuper un deuil. Il y a un lien évident entre cet affairement et la question de l’utilité : l’état de préoccupation est un état où l’utilité n’est pas en question, elle ne se vit pas comme un problème. C’est seulement quand je ne suis plus affairé que se pose à moi la question de l’utilité de ce que je fais. Qu’on se remémore les termes de Cassien pour décrire les effets sur le moine de l’acédie : « Il s’afflige de rester ainsi sans aucun gain spirituel, inutile dans le lieu où il réside, lui qui, alors qu’il pourrait diriger les autres et leur être tellement utile, n’aura édifié et fait profiter personne de sa manière de vivre et de son enseignement ! » [Inst., X, 2, 1-2]. Cette inquiétude suffit à témoigner du suspens de l’affairement et du refus de la fuite dans la quotidienneté.
21 Cf. Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 142 sq.
22 Comme le note Heidegger, regarder l’heure — tic qu’on retrouve dans le texte d’Evagre : « Le démon de l’acédie (...) le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure... » — est le signe que l’on cherche à faire passer le temps et plus exactement c’est le signe de l’échec du passe-temps et avec cela de l’ennui qui augmente. Nous ne voulons pas alors constater l’heure qu’il est, mais bien le temps qu’il reste à tuer : il ne s’agit plus simplement de faire passer le temps, mais de le tuer ! [Concepts..., p. 151].
23 Heidegger distingue l’ennui de l’impatience comme manière selon laquelle nous voulons dominer l’ennui. Entre les deux viennent se glisser l’attente et le temps qui est lent à passer. L’attente est ennuyée ou ennuyeuse lorsque nous sommes forcés à une situation précise et que le temps semble s’arrêter comme pour nous y enfermer plus encore. Nous devenons alors impatients. Et ce qui nous oppresse, ce n’est pas l’ennui, c’est cette impatience comme tactique de destruction de l’ennui d’attendre [Concepts..., p. 147 sq.].
24 Ici encore, on peut renvoyer aux analyses heideggériennes de l’ennui qui, à partir de l’étymologie du terme, renvoie l’ennui (Langeweile) au laps de temps (Weile) qui devient long (lang) et plus précisément à ce laps de temps durant lequel le Dasein est comme tel, en explication avec lui-même comme Dasein, au milieu des étants qui se refusent à lui : chaque Dasein est un laps de temps et ce laps de temps de l’ennui, c’est le temps propre qui constitue le Dasein qui l’éprouve. Plutôt que de s’éprouver jeté dans les occupations de l’instant, l’ennui met l’homme dans une situation où il éprouve l’ampleur de sa temporalité, le battement de son rythme propre, il n’est plus absorbé dans la saisie de la pointe de l’instant toujours déterminé de l’action, il est laps de temps indéterminable dans sa durée, mais destiné à durer un peu [cf. Concepts..., p. 230 sq.].
25 L’analyse de l’indifférence se rencontre dans celle de la troisième forme d’ennui (après l’ennui de et l’ennui par), l’ennui profond, où le monde et nous compris est entièrement devenu indifférent : « L’indifférence de l’étant en entier se manifeste pour le Dasein — et pour lui en tant que tel. (...). Dans cette troisième forme, l’état d’être laissé vide est l’état, pour le Dasein, d’être livré à l’étant qui se refuse en entier » [Concepts, § 31, p. 209 sq.]. Plus loin, Heidegger signale que ce qui rend possible ce retrait de l’étant, c’est un envoûtement du Dasein : le Dasein envoûté par l’horizon du temps ne trouve plus rien qui puisse le retenir [Concepts, § 32 a, p. 223 sq.]. L’analyse que nous proposons ici inverse le mouvement puisque l’épreuve du temps « qu’est toujours le Dasein » nous apparaît comme rendue possible par le retrait du monde et par l’indifférence de l’homme à toute chose. Pour nous, l’inappétence qui engendre l’indifférence de l’acédiaque a des causes diverses, assignables, et elle ouvre, pour celui qui est sans désir, l’épreuve du temps qui refuse de passer et de lui-même comme être temporel.
26 N. Maine de Biran, L’influence de l’habitude, t. II, p. 55.
27 On suit ici l’hypothèse non naïve, positiviste, de Forthomme : « S’il est vrai comme le prétend Orwell en sa noire utopie, qu’un signe majeur de la tyrannie est la tentative de réduire la variété des sentiments à des affects superficiels et sans dignité, de peur, de haine et d’envie douloureuse, alors l’approche plurielle et soutenue d’une épreuve radicale comme l’acédie, oubliée, diminuée en curiosité lexicale ou défigurée, simplifiée de façon inquiétante, une pareille attention donnée à cette antique notion, porte pierre dans la résistance contre certaines puissances sournoises et d’autres suggestions malignes » (op. cit., p. 9).
28 La notion d’aphanisis (action de faire disparaître, disparition) mise en avant par E. Jones est très proche de celle d’acédie : elle désigne précisément un état de non désir, de peur du non désir. Le sujet a davantage peur de perdre son désir que de perdre son pénis. En ce sens, la crainte de la castration ne serait que la façon dont se présente concrètement le plus souvent l’idée générale d’aphanisis.
29 W. Gull, Anorexia nervosa, Lancet, 1, 1888, cité par Hilde Bruch, Les yeux et le ventre. L’obèse, l’anorexique, Paris, Payot, 1994, p. 252.
30 Les études sociologiques sur les caractéristiques des populations sujettes à l’anorexie vient conforter cette analyse de l’anorexie comme réaction au comblement de tout désir qui ne laisse plus rien à désirer puisqu’on relève qu’aucun cas d’anorexie n’est relevé dans les pays sous-développés et que la grande majorité des malades sont issus de milieux aisés, voire même « super-riches » [cf. H. Bruch, op. cit., p. 24].
31 S. Freud, « Conseils au médecin pour le traitement analytique », in De la technique psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, Presses Universitaires de France, 1953, p. 66.

Para citar este artículo

Gaëlle Jeanmart, «Acédie et conscience intime du temps», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Numéro 1, Volume 2 (2006), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=126.

Acerca de: Gaëlle Jeanmart

Université Catholique de Louvain - Université de Neuchâtel

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