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- Volume 17 (2021)
- Numéro 5
- L’infini anthropologique et la phénoménologie: Une réflexion sur la phénoménologie dans l’anthropologie contemporaine
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L’infini anthropologique et la phénoménologie: Une réflexion sur la phénoménologie dans l’anthropologie contemporaine
Abstract
The paper tries to elucidate some of the implications of using phenomenology in anthropological research. The starting point is Blumenberg’s critique of the Husserlian Anthropologieverbot, against which he proposes a phenomenological anthropology as a “description of man” that can never be completed. This idea resonates with the use of phenomenology in contemporary ethnographic and anthropological works: the problem stems from the “disempowering” effect that this anthropological use has on the phenomenological analytical power. Phenomenology has, from an anthropological point of view, the great advantage of offering a “trans-ontological” perspective able to let the Other speak. Many influential anthropologists cite Merleau-Ponty as a key figure in their approach, as in the case of Csordas’ “embodiment paradigm”, Jackson’s “existential anthropology” or Throop’s idea of an “ethnographic epoché”. This is equally true for two of the key figures of the “Ontological turn”, Descola and Ingold, albeit in radically different ways. On the contrary, it is difficult to find philosophers influenced by “non-philosophical” anthropology. The paper discusses both advantages and limits of phenomenological approaches in anthropology, adopting philosophical and anthropological perspectives, attempting to understand the deeply asymmetrical relation of the two disciplines.
Inhoudstafel
Introduction : La phénoménologie et l’ambiguïté de l’anthropologie
Im Gegensatz zu allen anderen Wissenschaften, in denen man zuerst weiß, worüber geredet werden soll, und dann allmählich klärt, wie solches Reden stattfinden soll, welcher Mittel man sich bedienen wird und in welchen Grenzen Erkenntnis gewonnen werden kann, entscheidet sich für die Philosophie, wovon in ihr die Rede sein soll, schon als eine Sache der Philosophie.
(H. Blumenberg, Beschreibung des Menschen)
One of the advantages of anthropology as a scholarly enterprise is that no one, including its practitioners, quite knows exactly what it is.
(Clifford Geertz, Available Light: Anthropological Reflexions on Philosophical Topics)
1Il y a une ambiguïté fondamentale dans l’idée d’« anthropologie ». Si, d’un côté, on peut décrire avec ce mot les théories philosophiques qui s’interrogent sur la place spécifique et unique de l’homme dans le monde, l’anthropologie est aussi devenue une discipline académique indépendante de la philosophie, et souvent en tension avec elle. Le partage entre une anthropologie « philosophique », dont la bien connue « trinité » est composée par Max Scheler, Helmut Plessner et Arnold Gehlen, et une anthropologie « pratique » ou « ethnographique », est assez profond1. Un des problèmes fondamentaux de ce partage est le type même de travail à la base de ces deux versions de l’anthropologie : si l’anthropologie s’efforce de donner une explication à partir du travail ethnographique sur le terrain, la philosophie s’efforce de donner une théorie générale et métaphysique de la place unique de l’homme dans le monde, ce qu’en allemand on appelle Sonderstellung. Elle s’appuie sur des recherches de biologie, comme dans le cas de Scheler et Plessner, ou d’anatomie, comme peuvent l’être les recherches sur l’hominisation de Bolk citées par Plessner, Gehlen, ou encore sur la théorie générale du langage « en action » proposée par Gehlen. L’usage fait par ces auteurs de la science est aussi la cause de leur faiblesse : la biologie, par exemple, a fortement évolué et les concepts utilisés par Scheler et Plessner ont vieilli, faisant de ces textes un témoignage certes important mais un peu daté. Il est suffisant de noter que la plupart de ces travaux ont été écrits avant la « révolution génétique » et l’idée (vieillie elle aussi, mais encore très commune) d’un « programme » inscrit dans les gènes2. D’un autre côté, l’anthropologie qu’on peut appeler « pratique » travaille dans un monde fragmenté, en essayant de découvrir des régularités à partir des recherches ethnographiques sur le terrain, et elle est souvent à la recherche des traces d’un passé culturel aujourd’hui difficile à saisir. Les « théories générales » dans ce domaine sont assez rares et sont le plus souvent un instrument dont la finalité est pratique plutôt qu’une réflexion métaphysique sur l’essence de l’homme et sa place dans le cosmos.
2Hans Blumenberg, qui a été influencé par la phénoménologie et l’anthropologie philosophique, avait déclaré, dans une série de fragments assez longs de son Nachlass3, l’impossibilité de répondre une fois pour toutes à la question de « l’essence de l’homme ». En même temps, pour Blumenberg l’anthropologie ne peut qu’être une forme de phénoménologie, et c’est pourquoi il affirmait avec force la nécessité de dépasser l’hostilité montrée par Husserl et Heidegger envers toute forme d’anthropologie. Pour Blumenberg, l’anthropologie philosophique est la description d’un statut particulier de l’homme et de l’horizon des possibilités qui lui sont historiquement données, une « détermination de constantes » (Bestimmung von Konstanten4) plus ou moins provisoires. Dans cette démarche, la question « qu’est-ce que l’homme ? » ne peut jamais recevoir de réponse définitive, pas plus que l’entière somme des connaissances scientifiques ne peut être suffisante pour donner une description complète de l’essence de l’homme5, puisque à un niveau plus fondamental on trouve la question « l’homme est-il définissable ? »6. Certes, Blumenberg pensait encore dans les termes d’une théorie générale de l’homme, mais on peut essayer de traduire son affirmation dans le langage de l’anthropologie « pratique », puisque plusieurs anthropologues contemporains concernés par la dimension expérientielle ont utilisé la phénoménologie comme un instrument fondamental de leur recherche. Si l’anthropologie consiste en la possibilité de faire des « hypothèses sur l’homme », l’ethnographie est l’un des lieux les plus favorables à la production d’hypothèses et de collections de données empiriques qui manifestent la portée de la variabilité humaine.
3Pour répondre à la question du statut de la phénoménologie dans la pratique anthropologique, nous remarquerons que l’affirmation de Blumenberg n’est pas seulement applicable à une anthropologie philosophique « démodée », mais est un principe de pluralisme qui peut rendre compte de l’inépuisabilité humaine. En philosophie, le terme « anthropologie » est lié à une problématique centrale de la pensée européenne (« qu’est-ce que l’homme ? »)7, et il faut aussi remarquer l’absence d’un dialogue avec la discipline « pratique » homonyme. Il y a une asymétrie profonde entre l’usage de l’anthropologie par les philosophes et l’usage de la philosophie par les anthropologues, comme l’a récemment remarqué Roberto Brigati8.
4Il faut alors réfléchir à la position réciproque de la phénoménologie et de l’anthropologie, en travaillant sur cette asymétrie pour en comprendre les raisons et parcourir les lignes de tension, les limites réciproques et le prix à payer pour passer d’une perspective à l’autre. C’est pourquoi le présent texte sera divisé en deux parties : la première partie adoptera la perspective phénoménologique, la seconde au contraire présentera le point de vue de l’anthropologie « pratique ». Notre point de départ est le Nachlass de Blumenberg : l’idée d’anthropologie comme science des « hypothèses sur l’homme » nait comme réponse à ce qu’il appelle l’interdit anthropologique (Antropologieverbot) de Husserl et Heidegger9. Cet interdit paradoxal, demeuré à peu près complètement ignoré par les anthropologues, avait déjà été franchi par Merleau-Ponty, le phénoménologue le plus cité chez eux (et l’on verra pourquoi, par rapport aux autres versions de la phénoménologie du corps, c’est lui qui a eu le plus grand succès). Il faudra alors comprendre comment il est possible que la phénoménologie soit devenue une ressource si importante exactement pour cette anthropologie qu’elle refusait. Bien entendu, on ne peut pas ici faire référence au champ entier des études anthropologiques. Nous nous sommes bornés à un nombre limité d’anthropologues contemporains et de textes assez récents. De plus, les rapports de la recherche anthropologique à la philosophie varient beaucoup selon chaque pratiquant10. Ce que nous avons essayé de faire ici, c’est de voir quelques constantes de ces rapports, mais nous n’avons pas la prétention d’avoir tout dit : simplement, la réflexion que nous conduirons ici se veut une contribution, sur le versant phénoménologique, à un problème bien attesté dans la littérature anthropologique qui n’est pas souvent abordé dans la littérature philosophique. Il s’agit d’une inversion d’une trajectoire typique, qui reste l’une des trajectoires possibles.
5Nous pouvons aussi ajouter une autre considération : l’usage anthropologique et ethnographique de la philosophie est souvent une opération de juxtaposition. La philosophie, concernée par la dimension plus générale et intemporelle de l’existence, ne peut être utilisée que comme une « loupe », à savoir comme un instrument technique qui peut donner une certaine forme d’accès et un certain type d’interprétation de l’objet pris en considération. La phénoménologie comme ouverture à l’altérité est une forme de « technique éthique » dans son usage sur le terrain : de ce point de vue, le travail ethnographique a la fonction de faire parler l’instrument philosophique dans les situations concrètes qu’on rencontre dans un monde qui n’est pas nécessairement occidental. La possibilité de fournir une loupe utile au travail ethnographique sur le terrain et dans l’écriture est ce qui décide de l’utilité d’une philosophie pour l’anthropologie. L’idée que nous voulons démontrer ici, c’est que la phénoménologie est l’une des meilleures loupes que la philosophie a pu offrir à l’anthropologie.
L’anthropologie hors de la phénoménologie
6Husserl en vient à s’interroger sur le rapport entre phénoménologie et anthropologie dans sa réponse à l’usage « anthropologisant » de la phénoménologie fait par Scheler, que Husserl (avec Heidegger) considérait comme son « antipode ». Dans une conférence donnée dans les trois Kantgesellschaften de Frankfort, Berlin et Halle, Husserl oppose les deux tendances de la philosophie moderne, anthropologique-psychologique et transcendantale, en assimilant la phénoménologie à la seconde11. C’est un geste stratégique pour définir sa forme de phénoménologie comme différente par rapport aux autres versions possibles. En suivant le commentaire de Blumenberg, on peut dire que l’anthropologie, du point de vue de Husserl, est une « minimisation » (Untertreibung) de la phénoménologie : l’anthropologie est, pour Husserl, une forme d’inhibition de la capacité analytique de la phénoménologie. Néanmoins, dans un texte postérieur, Husserl affirme que l’anthropologie doit être la science de l’humanité universelle : il ajoute aussi (et c’est une ligne de pensée qui aboutira aux Cartesianische Meditationen) que c’est l’objectivité de la chair dans l’expérience de l’intersubjectivité qui peut garantir l’objectivité du monde. On peut voir ici une tension entre la conception de la phénoménologie comme forme de réflexion dépassant le niveau anthropologique pour devenir exploration de la dimension transcendantale et théorique et la nécessité de la dimension de l’intersubjectivité dont l’ouverture n’est possible qu’à travers l’expérience anthropique : pour Husserl, c’est seulement la rencontre à travers la présence d’un corps identifié comme autre chair portant un autre Ego ayant comme le mien la capacité de constituer un monde à travers ses expériences qui peut assurer l’objectivité du monde en dépassant la piège de l’esse est percipi sed percipere de Berkeley. Sans la présence de l’Autre comme chair et comme Ich qui constitue le monde autant que moi, il ne serait pas possible d’avoir la sécurité du « sol » de l’expérience. Mais, puisque cette présence n’est donnée que comme rencontre d’un autre être humain, le monde comme « transcendantal immanent » a comme garantie nécessaire une expérience anthropique12. L’interdit anthropologique est pour Blumenberg un « acte apotropaïque (apotropäische Handlung) avec lequel la position de l’observateur transcendantal est protégée13 » : cette position détachée n’arrive pas à ouvrir le Ich phénoménologique à l’expérience matérielle de l’altérité, pour laquelle est nécessaire une objectification du sujet transcendantal dans une chair dans le monde, le verleiblichtes Ich. Dans sa dimension incarnée, le verleiblichtes Ich est immergé dans un monde qui est le medium de sa fonction intersubjective, et qui est aussi garanti par elle en son objectivité14. Si l’interdiction avait été respectée par les anthropologues, une anthropologie phénoménologique n’aurait pas été possible. La rencontre en tant qu’expérience anthropique concrète ouvre le problème de l’Autre comme porteur non seulement de la même capacité que je possède de former un monde, mais aussi de la capacité de construire ce même monde d’une manière différente de la mienne. C’est, comme nous le verrons plus tard, l’une des thématiques fondamentales des anthropologues qui s’inspirent de la méthode phénoménologique.
7Si on considère schématiquement la phénoménologie comme une série de « niveaux », non pas dans un sens « ontologique », mais comme une série de spécifications successives d’un seul matériau, on peut considérer le Ich husserlien ou le Dasein heideggérien comme niveau 0 de l’analyse, puisque c’est le point central de la réflexion. Ce niveau dispose derrière et après lui des autres niveaux qui sont antécédents ou successifs selon leur position (qui est toujours une corrélation) par rapport à ce niveau fondamental. Dans ce schéma, le niveau du Leib est le niveau 1, et le niveau 2 est la dimension de l’intersubjectivité comme rencontre entre deux chairs. Plus spécifiquement, la dimension intersubjective chez Husserl a deux « modalités » : la première est l’intersubjectivité « empathique » et inductive, et c’est la dimension ouverte par la rencontre de l’autre chair ; la seconde est l’apriorité des autres15, qui est liée à la monadologie proposée par Husserl, qui est la condition de possibilité de la deuxième. Un autre niveau, qu’on peut nommer « –1 », a été élaboré par Michel Henry dans sa recherche autour de la problématique fondamentale de la manifestation. C’est en s’interrogeant sur ce problème qui n’apparait pas chez Husserl qu’il a trouvé le niveau fondamental de la Vie, qui est ce qui se manifeste à soi-même à travers le corps de l’homme. Merleau-Ponty, au contraire, arrive d’une certaine façon à unifier le degré 0 et le degré 1 de cette échelle, en reconstruisant la phénoménologie à partir de la centralité du corps. Dans la version phénoménologique de Heidegger, le niveau « –1 » est occupé par la question de l’Être et à la place du Ich on trouve le Dasein jeté dans un monde où le précède la dimension du Mitsein (un niveau –0,5), qui est aussi ce qui oriente son interprétation du monde partagé et lui donne la distinction entre le vorhanden et le zuhanden. En résumant :
Niveau |
Elément |
Auteur |
–1 |
Vie\Être\Monde |
Henry\Heidegger\Merleau-Ponty |
–0,5 |
Mitsein\ Monadologie |
Heidegger & Merleau-Ponty\ (le dernier) Husserl |
0 |
Ich\Dasein |
Husserl\Heidegger |
1 |
Corporéité |
Husserl (pour Merleau-Ponty 0 et 1 coïncident) |
2 |
Intersubjectivité |
Husserl |
8En suivant ce schéma, on peut déjà noter que l’anthropologie trouve sa place dans un niveau « non définitif » de l’échelle (le niveau « 2 » de l’intersubjectivité). Le Ich husserlien précède la culture et les autres, il a besoin de la dimension intersubjective pour être assuré de l’objectivité du monde. Bien que le monde social soit prévu par la phénoménologie, le véritable pouvoir d’analyse de cette méthode réside dans la possibilité d’ouvrir un niveau plus profond. En tant que recherche des essences immuables, elle est un des rapports possibles à l’intemporel. La vision eidétique trouve des structures fondamentales qui ne sont pas liées à la variabilité culturelle, et donc à la dimension anthropologique : la variabilité culturelle, prise abstraitement comme « x » à remplir, est déjà une de ces structures immuables. Néanmoins, le geste de Husserl et sa vision eidétique ont comme présupposition l’histoire entière de la philosophie qui est derrière lui : la phénoménologie est une recherche des fondements intemporels, mais ce genre de rapport à l’intemporel est une des formes possibles de l’infini anthropologique. Dit plus simplement : la phénoménologie a été possible seulement historiquement, bien qu’elle soit une interrogation de structures qui sont universelles et intemporelles. La démarche phénoménologique est une exploration qui n’est possible qu’une fois qu’on peut accéder à des concepts comme le Cogito ou le flux des vécus.
9Du point de vue anthropologique, la phénoménologie n’est qu’une possibilité. C’est comme possibilité qu’elle peut devenir une configuration de l’expérience ethnographique qui essaie de laisser exprimer l’Autre depuis l’intérieur de soi. La transformation de la phénoménologie, à partir d’un savoir théorique, en une méthode de recherche empirique s’instaure dans l’espace ouvert par la limite de la théorie. Là où la phénoménologie s’arrête, notamment à l’essence pour ainsi dire « purifiée » de l’expérience, là est exactement le point où l’anthropologie peut débuter en remplissant la théorie par la pratique, en contraignant la théorie au face-à-face avec le monde concret de la vie humaine dans son historicité et sa contingence. Comme on peut le lire chez Derrida, « dans la phénoménologie, il n’y a jamais de constitution des horizons, mais des horizons de constitution »16. Mais la phénoménologie en tant que philosophie devient à son tour un horizon qui ouvre un espace où l’on peut insérer les différentes expériences concrètes analysées par l’anthropologie. Cela veut dire aussi que l’anthropologie phénoménologique l’est nécessairement en trahissant la lettre de la phénoménologie (au moins celle de Husserl et Heidegger). Le slogan de Husserl, zu den Sachen selbst !, est parcouru dans un sens opposé par les anthropologues : ils adoptent la structure de la pensée phénoménologique et la remplissent avec les cas étudiés. Cela veut dire aussi que la phénoménologie en tant que philosophie est une structure au sens architectural du terme : elle a une technique de construction qui surgit à partir de l’exigence fondamentale du « retour aux choses », mais cette exigence fait disparaître la chose concrète (c’est précisément là le mouvement théorique). La méthode phénoménologique et la phénoménologie sont le point où la recherche théorique aboutit ; mieux : la méthode indique la voie pour un travail infini de raffinement, comme le savait très bien le Husserl tardif qui comparait sa méthode à un couteau qui, trop longuement aiguisé par le jeune Husserl, avait perdu son tranchant17. L’anthropologie, au contraire, utilise la phénoménologie comme point de départ pour sa recherche empirique. Cela a deux implications. D’une part, la phénoménologie, au contraire de autres philosophies, a une capacité de mobilité majeure. L’œuvre de grands philosophes du passé, par exemple celle de Descartes, est en soi fermée. L’achèvement d’un système rend tous ce qui lui est extérieur non significatif : comme le disait Valéry, chaque système est un arrêt 18. La capacité de « nous rendre contemporains »19 des grands philosophes réside aussi dans leur capacité de nous parler. Mais le mouvement même de la philosophie est une perpétuelle trahison des pères. Les grandes intuitions ont une vie qui est plus longue que celle du système où elles naissent. L’autre conséquence est qu’un instrument théorique n’a pas besoin d’être parfait pour être utilisé. Bien au contraire : l’espace laissé vide par l’imperfection d’un instrument est un espace où peut s’insérer l’action productive de ses successeurs, et l’avancement même de la philosophie est possible grâce à l’imperfection des prédécesseurs. Ce que Husserl ne pouvait pas savoir c’est que la phénoménologie avait le degré d’imperfection nécessaire à son usage extra-philosophique. Autre considération : on utilise ici le terme « imperfection » en retrouvant sa matrice latine de « non-perfection », où « perfection » signifie la fin. Les sciences de l’homme sont toujours imparfaites parce que l’homme ne finit pas, qu’il ne sera jamais entièrement réductible à un savoir enfermé. De ce point de vue, une anthropologie philosophique ne peut jamais être définitive, parce que la compréhension que l’homme a de soi-même est changeante. Selon la formule de Foucault, l’homme n’est arrivé qu’en retard dans l’histoire de la pensée, et il est, peut-être, destiné à la mort20 (bien qu’il se soit montré bien plus résistant que Foucault ne le pensait). Contre Foucault, on peut noter que, même si on considère l’homme comme une positivité née récemment, la phénoménologie a pour objectif la description de cette positivité à partir de sa compréhension dans le moment historique où la phénoménologie elle-même a commencé, et c’est sa capacité descriptive qui la rend utile à l’extérieur de la philosophie.
10L’anthropologie, en tant que description de l’homme à partir des hommes, agit dans le même espace de cette positivité. Mais, n’ayant pas la stricte nécessité d’être théoriquement cohérente, elle peut opérer en s’inspirant de plusieurs dimensions de la pensée : son problème principal est de permettre l’émergence de ses objets (qu’ils soient expériences, ontologies, croyances, etc.). Son éthique semble être plutôt la possibilité d’être un compte rendu fidèle de ses objets, une hypothèse cohérente avec les expériences ethnographiques qui en constituent le fondement. Dans ce jeu d’émergence, l’anthropologie a un rapport constant avec le néant, la dimension d’ombre qui reste en-dehors de ce qui est sélectionné dans les transcriptions, abîme de l’infini de ce qui n’est pas accessible ou ne l’est plus, comme les cultures qui sont disparues ou qui aujourd’hui ne montrent plus que les traces de ce qu’on peut lire dans les ethnographies plus anciennes.
11La vieille rhétorique de l’homme comme mangelndes Wesen21, qui était si chère à l’anthropologie philosophique « classique » est ici à lire non plus au sens « anatomique », mais au sens existentiel. L’homme échappe à toute définition rigide qui n’arrive jamais à le comprendre entièrement22. C’est ici qu’on peut dire avec Blumenberg que l’anthropologie ne peut être qu’hypothèse. L’affirmation de Gehlen, selon laquelle il n’y avait rien à changer dans l’anthropologie de Herder parce que l’homme est toujours le même, doit être refusée : il y a autant d’anthropologies possibles qu’il y a de cultures possibles, et chacune, même la plus « primitive », selon le vieux lexique « colonial » de l’anthropologie partagé aussi par la phénoménologie23, a une anthropologie. C’est ici qu’on peut observer une limite de la phénoménologie : si le philosophe en tant que « fonctionnaire de l’humanité » (Husserl)24 est celui qui possède la rationalité, cette rationalité est, d’après le discours phénoménologique, spécifique de cette forme de pensée qui ne peut qu’être un éternel remaniement de la pensée grecque. Le « fonctionnaire phénoménologue » ne peut que travailler pour l’humanité rationnelle et reconduire la « pensée sauvage » à une forme subordonnée. L’anthropologie phénoménologique ne peut pas sortir du paradoxe d’essayer de décrire « l’autre humanité » dans les termes qui sont typiques de l’Occident. Elle devient une forme de traduction et de trahison de ses empiries. Mais, en faisant cela, elle opère cette traduction qui, selon le mot de Walter Benjamin25, essaie de retrouver ce langage « premier » qui n’est autre que la musique pure qui se cache sous les mots. La musique ineffable de la traduction anthropologique essaie d’ouvrir l’altérité de la Lebenswelt des Autres à notre compréhension : l’anthropologie est la tentative de rendre l’altérité accessible au Même (i.e. à l’Occident) en la faisant parler à l’intérieur d’une structure occidentale qui, en tant qu’ouverte, est capable d’accueillir l’altérité et ses spécificités26. C’est ici que l’imperfection de la phénoménologie, sa non-finitude, permet de laisser un espace ouvert à une expérience qui y entre sans la modifier pour pouvoir en sortir et laisser le même espace prêt à en accueillir une autre.
12Mais comment permettre l’ouverture de la Lebenswelt d’autrui dans le discours anthropologique ? L’anthropologie phénoménologique est, par rapport à la phénoménologie « philosophique », une révolte. Mais cette révolte n’est pas à entendre comme jugement moral : c’est en conquérant un espace où sa praxis est possible que l’anthropologie phénoménologique peut opérer. Si elle ne se révoltait pas, elle ne serait pas possible. La naissance de l’anthropologie phénoménologique est la contrainte de la phénoménologie à se remplir du monde de l’Autre. Le rapport entre anthropologie et phénoménologie est la dialectique constituée à partir de la forme même de la phénoménologie qui la rend utile à l’anthropologie et la révolte de cette dernière qui aboutit par son appropriation de la méthode phénoménologique. En même temps, il faut remarquer l’absence d’une ethnographie de la phénoménologie. Mais une telle ethnographie serait-elle possible ? En effet, la phénoménologie est née comme une forme technique de la pensée, un « art » que le dernier Husserl définit comme une künstliche Einstellung27. En tant qu’« art » elle opère à partir d’une certaine « esthétique », qui est celle de la théorie et du théorique. À proprement parler, la phénoménologie est une forme de méditation. En réalité, une des formes possibles d’ethnographie de la phénoménologie est la problématisation de l’approche phénoménologique dans l’ethnographie, comme on le verra. L’ethnographie de la phénoménologie n’est peut-être possible que comme une réflexion sur le statut du phénoménologue ethnographe au moment de sa recherche. Mais, en même temps, du point de vue « philosophique » qu’on a adopté ici, le langage de la description ne peut qu’être phénoménologique.
13Mais, pour ouvrir l’espace de la révolte, l’anthropologie a dû en premier lieu gagner en elle-même une position critique par rapport à sa propre « scientificité ». Elle a dû renoncer à la prétention « coloniale » de comprendre les autres « mieux » qu’eux-mêmes, en réduisant la pensée « magique » à des formes d’irrationalité que l’anthropologue pouvait regarder d’une position surélevée. La modalité phénoménologique implique le renoncement à l’ancienne idée de la « pensée primitive » qu’on peut trouver dans les premières ethnographies et dans les écrits de Lévy-Bruhl qui ont eu une influence considérable sur Husserl28. Pour Lévy-Bruhl, les « primitifs » n’auraient pas été capables d’avoir une « connaissance » ou une « pensée » puisque leur vie serait « concrète » : c’est à cette vision que déjà Lévi-Strauss s’opposait avec une réévaluation de la « pensée sauvage » opposée au « primitif » de Lévy-Bruhl, comme une forme de « curiosité » pour le monde29. L’une des caractéristiques principales de l’anthropologie contemporaine consiste en refuser cette idée en partant du vécu réel des « sauvages ». L’anthropologie phénoménologique et le plus récent « tournant ontologique », qui est strictement lié à une réflexion de type philosophique, enseignent que la façon de voir une distinction stricte entre culture et nature, humains et non humains typique du monde « civilisé » et de la science européenne n’est pas l’unique valable. Le problème est qu’en même temps, une analyse anthropologique de ce type abandonne la possibilité d’un véritable choix : bien que la science soit indéniablement un résultat d’une ontologie spécifique (le naturalisme), elle a montré son pouvoir en termes d’efficacité, mais aussi le danger posé par la réduction de la nature à un pôle neutre. De plus, « prendre aux sérieux » les indigènes, comme veulent le faire Viveiros de Castro30 et les anthropologues influencés par lui, en considérant leur vision du monde comme une forme de philosophie, signifie ouvrir aussi ces formes de pensée à une critique philosophique : si l’on déclare que le perspectivisme amazonien a valeur de philosophie, alors il appartient au même champ que la philosophie, et donc il est critiquable à partir d’elle — et cela veut dire aussi la possibilité de souligner les apories de la pensée « autre ». Roberto Brigati souligne par exemple que la pratique des humains de Viveiros de Castro consistant à parler pour les non-humains se prête à la même critique que l’anthropologie « classique » qui parlait à la place des informateurs31. Si une autre métaphysique non occidentale peut être plus utile politiquement, cette utilité n’est pas nécessairement plus proche de la « Vérité » : le discriminant doit être moral ou stratégique, mais ne peut pas être philosophique stricto sensu. La thématique de la construction des mondes et de la possibilité de transmettre l’expérience d’autrui ouvre aussi la possibilité de questionner la position de la phénoménologie dans le panorama complexe de la pensée.
La position de la phénoménologie
14Selon le langage phénoménologique de Levinas, le visage de l’Autre ouvre l’expérience de l’infini32. Bien que ce visage soit une construction historique plutôt qu’une sorte de dimension métaphysique universelle (comme l’ont bien remarqué Deleuze et Guattari33), on peut dire que l’expérience de l’altérité anthropologique ouvre une dimension qu’on peut appeler « l’infini anthropologique »34. Le point le plus intéressant à développer au sujet de Levinas est l’idée d’une ouverture de la dimension de l’infini : ce qu’on vient d’appeler « l’infini anthropologique » est l’expérience de l’altérité que la culture non occidentale pose devant le chercheur. Selon un mot de Patočka, devant l’altérité est nécessaire un éthos de l’auto-transcendement qui vise à opérer « la conquête de soi dans l’autre » en acceptant la finitude commune aux hommes35. Dans cette logique de l’Aufhebung hegelienne, l’expérience de l’altérité devient une façon de comprendre mieux sa propre position par rapport à l’infini anthropologique.
15Mais on doit mieux spécifier ce concept : l’infini auquel on se réfère ici est l’infinitude des perspectives finies, toujours se renouvelant dans la propagation de l’humanité, à partir desquelles s’ouvre le rapport éthique de l’anthropologie. Plus qu’une infinité « réelle » il s’agit d’une incommensurabilité qui est celle de l’humanité elle-même qui se replie dans un monde qui, bien qu’il soit « physiquement » un, change de signification d’une culture à l’autre (et même pour chaque personne). La construction d’un monde est un processus inépuisable à partir de l’héritage que chaque homme et femme reçoit et qu’ils transmettront à leurs descendants. Le monde, ontologiquement, est le résultat de l’union de sa physicité et de l’ensemble de réseaux qui lui donnent un sens. C’est en parcourant ce réseau que l’infini anthropologique est thématisé.
16La philosophie, qui se comprend à partir de son rapport privilégié avec la rationalité humaine, peut très difficilement se conformer à cet éthos qui implique la modestie de l’auto-destitution de ses instances d’éternité. Philosophie et science ne sont que deux des possibilités « textiles » du monde. Le paradoxe de cette affirmation est en soi philosophique36. Mieux vaut, peut-être, la qualifier de métaphilosophique ? Mais tout « méta- » suppose déjà un rapport avec ce qui le précède. On ne peut pas sortir de la philosophie elle-même en affirmant la nécessité d’un nouveau positionnement de la philosophie. La question de la place de la philosophie est déjà philosophique : la définition même de la philosophie est un genre particulier d’infini anthropologique, dans lequel la philosophie se manifeste comme une des manières possibles de parcourir l’inépuisabilité du monde : du point de vue anthropologique la philosophie n’est qu’une des possibilités de mondiation37. La phénoménologie ouvre la possibilité de l’auto-destitution de l’intérieur de la philosophie, au moment où elle se fait l’échafaudage qui, dans son vide central, se laisse remplir par l’expérience de l’Autre, en accompagnant la narration qui est insérée dans ses lignes directrices, comme la mélodie dans les mesures : territorialisation nécessaire qui est l’alternative moins violente pour se rapporter au discours de l’Autre et le rendre intelligible à un public, le plus fidèlement possible. En choisissant un nombre limité d’informateurs, l’anthropologie essaie de limiter le flux de l’infini anthropologique, d’en extraire des « échantillons » significatifs. Dans l’anthropologie phénoménologique, cette démarche a pour but la reconstruction de la Lebenswelt d’autrui, la traduction d’une structure expérientielle qui est différente de l’occidentale, et qui fait face à des problèmes universels mais en se référant à un habitus différent. En utilisant encore le langage de Levinas, la responsabilité du Même devant l’Autre est articulée en deux moments : en premier lieu la rencontre avec l’Altérité qui ouvre à l’expérience éthique. En second lieu, l’anthropologue ou l’ethnographe en tant que Même est chargé de représenter l’Autre devant un Tiers38 qui est le public occidental.
La phénoménologie dans l’anthropologie : quels phénoménologues ?
17Après avoir vu le refus de l’anthropologie par Husserl et comment la problématique de l’Altérité peut ouvrir le problème qu’on a défini comme étant un « infini anthropologique », il nous faut voir mieux qui sont les phénoménologues utilisés dans la pratique anthropologique, et pourquoi eux et pas d’autres permettent de rendre compte de l’expérience de l’Autre.
18Une première considération à faire : « phénoménologie » en anthropologie signifie à peu près « Merleau-Ponty », et « Merleau-Ponty » signifie presque exclusivement « phénoménologie de la perception ». Pourquoi ? En premier lieu, il faut constater que la réception de Husserl et Heidegger a été plus difficile dans le monde anglo-saxon. Il y a plusieurs « écoles de traduction » qui sont souvent en conflit l’une avec l’autre, et l’existence de traductions est assez importante pour la diffusion de la pensée de ces auteurs. Pour ce qui regarde Merleau-Ponty, la première traduction en anglais de son texte le plus connu a été publiée en 1962. Au contraire, les textes des Husserliana où Husserl parle explicitement d’anthropologie n’ont pas encore été traduits39. Mais Merleau-Ponty est plus intéressant pour l’anthropologie aussi pour un autre motif : son idée fondamentale de la primauté de la perception implique une position centrale du corps vécu qui peut être mieux développée que toute autre version de la phénoménologie. Merleau-Ponty commence son discours dans La structure du comportement par le corps vécu comme interface fondamentale au monde, et il maintiendra cette primauté jusqu’aux notes du Visible et l’invisible.
19Plus précisément, la démarche de Merleau-Ponty se situe en quelque sorte à mi-chemin entre Husserl et Heidegger40. Déjà Husserl avait reconnu l’importance fondamentale du rapport empirique avec sa propre chair (Erfahrungsbeziehung zum Leibe)41 qui occupe une place dans l’espace et le temps : c’est le corps vécu qui permet la formation de l’unité psychophysique de l’homme à travers l’incarnation, mais cette dimension n’est pas primordiale. Husserl veut aller au-delà de la dimension perceptive rendue possible par la perception, jusqu’à une dimension supérieure, celle de l’Ego dans le flux des vécus. Là où Merleau-Ponty pose la centralité de la perception (et donc de l’homme) au centre de sa réflexion, Husserl s’oppose à la réduction de la phénoménologie à une forme d’anthropologie : Blumenberg arrivera à comparer la conception de Husserl à une forme d’« averroïsme »42 qui considère l’intellect comme quelque chose d’indépendant du corps humain. Mais Merleau-Ponty reprend aussi l’analyse de Heidegger de la dimension « sociale » de la conscience incarnée. Si la chair manque à peu près complètement dans les écrits de Heidegger, le Dasein n’existe qu’en tant qu’incarné. De plus, c’est à travers la thématique de la relation entre le corps propre et ce que dans les fragments du Visible et invisible sera appelé « chair du monde » que Merleau-Ponty propose la dimension écologique comme véritable thème philosophique43. Certes, comme l’a affirmé plusieurs fois Renaud Barbaras, la très « populaire » thématique du « chiasme » semble plus un concept qui a été dépassé que le concept central qu’il est devenu dans la littérature sur Merleau-Ponty44. Néanmoins, pour « incomplet » et « orphelin » qu’il puisse être, ce concept s’est révélé heuristiquement utile pour penser le rapport des hommes au monde à travers leur corps :
Nous nous plaçons, comme l’homme naturel, en nous et dans les choses, en nous et en autrui, au point où, par une sorte de chiasma [sic], nous devenons les autres et nous devenons monde45.
20Cette interpénétration entre monde, soi et autres passe par le corps vécu comme interface fondamentale au monde, mais qui est aussi ce qui produit le monde en lui donnant un sens, dans une relation d’entrelacs qu’indique aussi le caractère « entourant » plutôt que frontal de l’Être. Le « tournant ontologique » de Merleau-Ponty, avec son intérêt pour la donation de sens réciproque entre homme et monde, est nécessairement une perspective « anthropologique » grâce à la centralité du corps et des Autres dans le processus que Descola appellera « mondiation ». En même temps, en essayant de décrire cette relation « en abstrait » il permet de rendre compte de la variabilité culturelle dans la donation de sens du monde. La valeur heuristique de ces concepts a été la base de la réception très favorable que Merleau-Ponty a trouvée dans l’anthropologie, plus favorable à celle de tous les autres phénoménologues.
21Heidegger, au contraire, a une place étrange dans le discours anthropologique. S’il est connu pour être un des plus grands ennemis de l’humanisme, ses analyses de l’angoisse ou de la dimension « pratique » dans laquelle les sujets sont situés ont trouvé une place assez importante dans les travaux ethnographiques et anthropologiques. En même temps, aucun de ses travaux postérieurs n’a trouvé une place dans le discours anthropologique. La thématique du langage ou celle (beaucoup plus « suspecte ») de la Heimat ne se révèlent pas heuristiquement utiles dans la recherche anthropologique. Merleau-Ponty reste le plus pratiqué des phénoménologues exactement parce qu’il a su élaborer une vision heuristiquement utile qui est fondée sur l’expérience corporelle et sur le corps comme donateur de sens. Mais il n’est en aucun cas le seul phénoménologue à avoir traité la question du corps. Dans l’énumération ci-dessous, on confrontera plusieurs directions différentes de la phénoménologie, pour voir d’un côté comment elle a été capable de se ramifier en une interrogation à plusieurs faces, mais aussi comment cet éloignement par rapport à la thématique « anthropologique » (qu’on peut considérer comme centrale dans Merleau-Ponty) a rendu ces approches peu utilisables dans la pratique ethnographique. Cela ne veut en aucun cas dire que ces résultats de la phénoménologie soient « inappréciables ». Au contraire, il s’agit de formes de recherche philosophique authentique et profonde mais, notre thème étant ici le rapport entre phénoménologie et anthropologie « ethnographique », nous sommes en train de nous interroger sur les possibilités de dialogue que plusieurs versions de la phénoménologie n’offrent tout simplement pas.
22La première de ces formes se trouve avant Merleau-Ponty : c’est chose connue que la Phénoménologie de la perception a comme cible critique L’Être et le néant de Sartre46. Ce dernier, après avoir été l’un des auteurs les plus cités de sa génération, a aujourd’hui perdu au moins une partie de sa popularité (mais on peut encore le trouver discuté dans les travaux de Jackson, comme on le verra plus loin). Le problème de Sartre, du point de vue anthropologique, est que sa conception de l’existentialisme comme « humanisme » et l’idée d’une « anthropologie synthétique » exprimée dans la Critique de la raison dialectique47 maintiennent une coupure « cartésienne » où le corps de l’homme est considéré en dehors de la dimension du pour soi : le corps appartient, pour Sartre, à la dimension du pour autrui, et c’est par lui que les autres ont la faculté d’être mon enfer, pour paraphraser sa fameuse expression48. Selon l’interprétation de Barbaras49, la distinction à la base des conceptions du corps de Sartre et Merleau-Ponty est que le premier pense surtout le corps d’une manière « visive », au contraire de la conception « tactile » du deuxième. Sartre reste plutôt du côté heideggérien d’un Dasein comme conscience « au-delà » du corps, là où Merleau-Ponty refuse l’idée d’un sujet désincarné. En effet, en coupant le corps de la dimension de la mienneté, Sartre ne permet pas de le conceptualiser comme l’interface fondamentale du sujet au monde et à la culture. Plus influents ont été ses deux ouvrages sur l’Imagination et l’Imaginaire, qu’on trouve cités assez souvent. Mais le philosophe français a aussi subi une critique importante dans La Pensée sauvage de Lévi-Strauss, l’un des textes fondateurs de l’anthropologie contemporaine, qui encore aujourd’hui pèse sur l’évaluation de sa pensée50 : Lévi-Strauss tend à opposer à l’idée sartrienne d’une « raison dialectique » comme « l’apex » de la pensée une dimension prélogique inspirée par la philosophie de Merleau-Ponty. Dans La Pensée sauvage on trouve deux moments différents (mieux : deux instances) de la phénoménologie, opposés l’un à l’autre : la position sartrienne renvoie à la dimension de la phénoménologie comme philosophie occidentale, et donc comme forme « plus profonde » de réflexion ; au contraire, la position de Merleau-Ponty est davantage liée à la phénoménologie comme méthode de découverte des racines profondes de l’expérience humaine. Puisque l’ethnographie contemporaine que nous sommes en train d’analyser ici a parmi ses principes le respect pour la position de l’Autre et pour ses capacités mentales et cognitives, la position de la raison dialectique ne peut que perdre sa prétendue supériorité51.
23Mais la pensée de Sartre présente aussi une autre face : celle du philosophe de la liberté humaine. Si l’on peut trouver un chapitre entier sur la liberté dans la Phénoménologie de la perception, c’est néanmoins la perspective sartrienne qui est citée le plus souvent. Ici l’on peut voir peut-être une certaine déficience de Merleau-Ponty par rapport à son compatriote : en effet, une des causes les plus importantes de la rupture entre les deux phénoménologues a été précisément la volonté de Merleau-Ponty de séparer action politique et philosophie, lesquelles chez Sartre sont au contraire strictement liées. Puisque le travail ethnographique et anthropologique a souvent intérêt à souligner les implications politiques des situations, la phénoménologie existentialiste et politisée de Sartre est heuristiquement plus utile que la phénoménologie « détachée » de Merleau-Ponty. La capacité de Sartre à se transposer dans le discours anthropologique se trouve à l’opposé de Levinas : si ce dernier permet un discours « apriorique », une interprétation de l’essence du visage avant la rencontre, la liberté comme engagement et comme choix est confirmée et multipliée. Autrement dit, le travail de terrain permet de voir Sartre en action dans un contexte d’altérité. En ce sens, Sartre est souvent cité par Michael Jackson au côté de Hannah Arendt, la philosophe des « commencements » et de la réévaluation de la vita activa. Il n’est pas nécessaire de remarquer que tous les deux sont des penseurs qui trouvent la racine de leur pensée dans Heidegger. Sartre et Arendt permettent d’orienter le regard ethnographique sur la dimension existentielle de l’activité pratique humaine comme formation de sens et production du monde, mais aussi comme ce que Blumenberg appellerait une stratégie rhétorique qui structure l’expérience et lui donne un sens.
24L’autre grand phénoménologue du corps, Michel Henry, est au contraire complétement inutilisable dans le discours anthropologique. Sa découverte principale est la problématique fondamentale de la manifestation, à laquelle il répond en considérant le corps comme la manière de se percevoir de cet « archi-événement » qui est la Vie, qui à travers le corps s’offre comme « auto-donation pathétique »52. Henry a, du point de vue anthropologique, trois problèmes fondamentaux :
251. Sa philosophie, pour être pensée, nécessite le christianisme comme condition fondamentale. La recherche anthropologico-ethnographique ne peut pas partir d’une religion spécifique pour fonder son instrumentation (sinon dans un travail de comparaison entre conceptions différentes).
262. La problématique de la manifestation de la Vie à travers le corps est une dimension « –1 » dans l’échelle qu’on a schématisée. Cela veut dire qu’elle est une problématique d’ordre plus profond, trop profond pour être utile dans la recherche anthropologique.
273. Le fait même d’analyser une dimension plus profonde (mieux : plus radicale) de l’immanence laisse à côté de la réflexion de Henry des problèmes plus intéressants pour l’anthropologie et l’ethnographie, comme la configuration entre homme et technique.
28Henry se montre assez hostile au dialogue avec les autres phénoménologues, et souvent il ne cache pas son mépris pour Merleau-Ponty ou Sartre. Sa phénoménologie « matérielle », qui veut succéder à la phénoménologie « hylétique » de Husserl, parvient, du point de vue anthropologique, à trop et trop peu : trop, parce qu’elle accède à une dimension à laquelle l’anthropologue n’est pas intéressé, trop peu parce que la reconstruction d’Henry n’arrive pas à donner une perspective véritablement alternative à celle offerte par la Phénoménologie de la perception.
29Renaud Barbaras, dans sa recherche de la dynamique de la manifestation, qui (au moins pour le moment) arrive à se transformer en « cosmologie phénoménologique », peut subir à peu près les mêmes critiques que Henry (lesquelles, soulignons, sont des critiques extérieures au champ de la philosophie). Barbaras propose une réflexion très intéressante à partir d’une sorte de tentative d’Aufhebung de Merleau-Ponty et Henry, dans laquelle Patočka joue un rôle important. Mais ce que Barbaras arrive à trouver, c’est une configuration originelle de phénoménologie de la Vie, qui pour ce motif même se prête à des remarques assez similaires à celles relatives à Henry. Si on considère son dernier livre, L’Appartenance53, on peut voir comment le texte s’occupe de la position du corps humain, qui appartient selon les trois degrés de « site posé par son identité » (topologique), « sol inhérent à son être » (ontologique), « lieu déployé par son existence » (phénoménologique)54 auxquels correspondent le monde comme « déflagration originaire », comme « multiplicité ontique dérivée de cette déflagration » et comme « forme comme sédimentation de la déflagration »55. Barbaras développe l’analyse d’une dimension inexplorée du pensable, mais cette exploration arrive plus à poser sous une forme différente la question de la Sonderstellung de l’anthropologie philosophique classique qu’à fournir un instrument valable pour une recherche anthropologico-ethnographique. Le présupposé de cette vision est la philosophie de Plotin : encore une fois, cet antécédent est trop lié à une ontologie (et, en ce cas, à une cosmologie) spécifique pour être utilisable dans un domaine extérieur à la philosophie. Comme tous les questionnements de la Sonderstellung, la cosmologie de Barbaras suppose déjà une position dans l’infini anthropologique. En tournant Barbaras contre soi-même (une opération analogique qu’il a dite légitime dans les mêmes pages que l’on vient de citer), sa cosmologie philosophique a comme sol le champ de l’interrogation philosophique, comme site la phénoménologie et elle est elle-même son lieu. Le schéma proposé par Barbaras a sans doute un certain intérêt, mais il devrait être développé pour rendre mieux compte d’une dimension « ethnographique » que, sous la forme que sa cosmologie a pour le moment, n’est concevable qu’« abstraitement » selon les trois cordonnées du sol, du site et du lieu. La chose intéressante du schéma de l’appartenance de Barbaras est sa possibilité d’être déployé à différents niveaux56. Mais à défaut d’un examen plus approfondi (ou, si l’on veut : d’une traduction plus strictement « anthropologique ») de ce schéma, il reste destiné à une discussion seulement interne à la philosophie.
30Le dernier cas de phénoménologie du corps qu’on peut considérer théoriquement comme alternative à Merleau-Ponty mais qui n’a pas un usage anthropologique est la neue Phänomenologie de Hermann Schmitz. Dans quatre publications récentes57, le phénoménologue allemand s’est interrogé sur la dimension anthropologique à partir de la question du Selbstwerden, le « devenir soi » de l’homme. Le problème principal de la neue Phänomenologie semble être la relative modestie de ses résultats. Schmitz part avec l’idée de reconstruire la phénoménologie à travers la méthode phénoménologique, mais il arrive à des résultats qui sont assez vagues. Le problème du manque de réception de Schmitz, davantage que la configuration générale de sa pensée, est l’absence de traductions de ses textes. Bien qu’ils soient écrits en un style assez aisément compréhensible (et ses derniers livres sont souvent extrêmement répétitifs, avec des pages entières qui sont répétées plusieurs fois à l’identique), ils sont accessibles seulement en allemand. Ce n’est que récemment qu’une « courte introduction » à sa philosophie a été traduite en italien, en français et en anglais58, et cela a constitué un premier obstacle à sa possibilité d’influencer le discours anthropologique. Mais il y a aussi un autre problème, bien plus grave : Schmitz est assez connu aussi pour un livre où il essaye de comprendre le nazisme à partir de sa philosophie. Le problème de ce travail est qu’il s’agit d’un travail approximatif et dangereusement ouvert à certaines formes de révisionnisme historique. Ce livre est une source d’embarras pour son école, et les critiques qui lui ont été adressées59 ont aussi rendu mineure l’employabilité de son œuvre. Troisième considération : bien qu’il s’agisse ici assurément d’une phénoménologie aux traits anthropologiques, Schmitz fait référence surtout à l’anthropologie de Klages, à laquelle s’était déjà opposé Scheler60. Son risque est de tomber dans un irrationalisme qui, bien qu’il puisse effectivement rendre compte de la structure abstraite de l’humain, reste trop générique et ne permet de donner qu’une vision approximative qui ne conduit nulle part.
31Le discours de Schmitz part d’une conception spécifique du Leib : dans la neue Phänomenologie, ce mot désigne une entité holistique, sans une surface définie (flachenlos) qui est synonyme de conscience, et en cela différente du Körper, qui au contraire a une surface délimitée. Schmitz ne thématise pas véritablement le rapport entre Leib et Körper parce qu’il considère la conscience comme déjà protagoniste d’un processus d’in-carnation (einleiben) qui procède en se construisant (aufbauen) comme identification ou unification (Vereinzelung) à travers un procès de neutralisation (Neutralisierung) de ce qui n’appartient pas à son unité. La dimension « matérielle » du Körper ne lui est pas essentielle : en citant (sans les problématiser véritablement) les cas des expériences extracorporelles ou de l’art fantôme, Schmitz souligne plusieurs fois que le Leib est une dimension de conscience qui va au-delà de la corporéité. Le Leib de Schmitz est aussi caractérisé comme « sensible » (spürbar) en sens de « perméable », et est à l’intérieur d’atmosphères (Atmosphären) où se trouvent des « significations diffuses » (binnendiffuse Bedeutsamkeiten). L’attention du Leib s’oriente grâce à la formation, en lui, d’« îles » (Leibesinseln) qui sont une modalité d’attention somatique. On peut voir ici que le processus d’« épigénèse de la personne » décrit par Schmitz a une allure typiquement phénoménologique : ce qui lui manque est une véritable élaboration. Récemment rassemblés en un volume61, une série d’entretiens entre Schmitz et des experts de différents champs « scientifiques » (géographie, médecine, logique, etc.) tentent de démontrer la possibilité d’ouverture de la neue Phänomenologie au monde scientifique. Mais ces contacts ont été assez modestes et, comme l’ont noté les éditeurs eux-mêmes, la neue Phänomenologie est en train de vieillir. Là où le problème de Henry ou de Barbaras du point de vue de leur possible usage extra-philosophique est le niveau de profondeur qu’ils ont atteint, la généricité de Schmitz permet d’avoir un cadre de coordonnées qui certes possèdent une valeur heuristique potentielle, mais ne se révèlent pas aussi utilisables que le cadre élaboré par Merleau-Ponty dans son ouvrage majeur.
32Un cas plus étrange est celui de Levinas. On a déjà noté que, dans sa critique de la métaphysique occidentale — qui aurait méconnu la valeur de l’Autre en faveur du Même et du Neutre —, il n’arrive pas à s’émanciper de certaines substantialisations comme la « virilité » et la « féminité ». Son idée la plus connue est sans doute celle du visage : penser avec Levinas est beaucoup plus difficile qu’avec d’autres phénoménologues, puisque sa recherche arrive à une dimension extrêmement abstraite et que, bien qu’elle fasse référence à la dimension « éthique », cette éthique est déjà prisonnière d’un certain Kultursinn. On le trouve cité en anthropologie surtout à propos de la thématique de l’Altérité, comme une sorte de figure tutélaire, plus similaire à un poète qu’à un philosophe dont les instruments théoriques sont applicables. La première considération à faire à ce propos est que, en reprenant plutôt l’élaboration de la notion de visageité comme forme de « construction historique » proposée par Deleuze et Guattari, on peut dire que ce visage n’est ni réductible au visage humain, ni à l’impératif éthique du « tu ne me tueras pas ». Nous n’avons pas trouvé cette forme de réflexion dans la bibliographie utilisée pour préparer cet essai, mais il est assez naturel, en suivant les affirmations du « tournant ontologique » selon lesquelles dans différentes cultures on considère les esprits ou les animaux comme ayant une structure sociale et des droits pareils à ceux des hommes, d’étendre la visageité au-delà de l’homme. On trouve la deuxième forme de considération, plus liée à la dimension éthique, dans deux articles d’anthropologues, deux cas assez rares de discussion spécifique de la philosophie de Levinas dans l’anthropologie. Selon O’Neill et Benson62, Levinas a trois usages pratiques pour l’anthropologie : 1) la primauté de l’Autre ; 2) favoriser un processus de réflexion sur le procès ethnographique plutôt que sur ses résultats ; 3) avec son idée d’un Je qui est infiniment responsable pour l’Autre, il attire l’attention sur la hiérarchisation constitutive de la dimension éthique et, selon ces auteurs, il s’agit aussi d’une provocation pour les anthropologues dans leur activité. Puisque l’ethnographie est un travail et une méthode ouverte qui porte avec soi une capacité de transformation de l’individu, l’appel à Levinas peut servir pour thématiser l’expérience de l’altérité dans la pratique de terrain. Nancy Scheper-Hughes arrive à affirmer, en citant Levinas comme inspiration principale, que l’anthropologie est primairement une question éthique et politique63, et cela implique l’existence de valeurs éthiques qui transcendent la détermination culturelle. En cela, elle s’oppose à Roy d’Andrade, qui au contraire voyait l’anthropologie comme une « entreprise épistémologique » où les présuppositions morales des anthropologues doivent rester secondaires par rapport à l’instance « scientifique ». O’Neill et Benson, en décrivant cette dispute, notent qu’il s’agit de l’opposition entre deux moments « lévinassiens ». D’un côté la primauté de l’éthique, dont Scheper-Hughes affirme qu’elle est rabattue sur la « moralité » et l’action politique, qui appartiennent dans le discours de Levinas à un niveau ultérieur. De l’autre côté D’Andrade, en voyant l’abstraction des moralités, n’arrive pas à voir la dimension éthique plus fondamentale. En tout cas, l’enseignement de Levinas pour l’anthropologie semble lié à une « éthique du risque » dans la rencontre avec le Visage de l’Autre, portant la réflexion sur la spontanéité mais aussi la dissymétrie entre l’ethnographe et l’informateur. L’essai similaire de Nigel Rapport64 ajoute que cette rencontre est fondée sur la dimension corporelle et implique une certaine imprévisibilité, et il confronte le discours sur l’altérité de Levinas avec la conception de l’Ego de Max Stirner65. Ces deux auteurs présentent l’altérité de deux cotés différents : là où le phénoménologue décrit l’Altérité comme mystère, le hégélien parle de la constitution de l’Ego comme unique, n’ayant rien en commun avec les autres, et se délimitant en soi-même à travers sa décision. Pour Rapport, l’enseignement de Levinas se montre dans l’idée que l’anthropologie doit rendre compte de l’Altérité « sans prétendre la transcender et sans réduire son mystère ».
33Deux auteurs qui ont élaboré leur philosophie en développant les lignes de recherche de Merleau-Ponty ont eu plus de succès. Le premier est Don Ihde : au point de rencontre entre phénoménologie, pragmatisme et science and technology studies, Ihde a fondé un courant auquel il a donné le nom de « postphenomenology ». Le focus spécifique de cette école est l’élaboration d’une philosophie de « l’incorporation technique » qui s’est révélée assez utile pour le développement de la recherche en sociologie de la science (avec laquelle cette école entretient un dialogue symétrique), en élaborant une ontologie « interrelationnelle » entre l’homme et ses techniques. En premier lieu, Ihde conteste Husserl pour « n’avoir pas donné à Galilée son télescope »66 : la théorie de la Krisis ne conceptualise jamais les transformations que les instruments techniques portent à travers leur usage. Mais il n’y a pas seulement les instruments techniques comme « objets de travail » : Ihde parle aussi de « moteurs épistémiques » en parlant des objets techniques qui par leur forme même inspirent les conceptions philosophiques, par exemple la camera obscura qu’il voit à la base de la conception cartésienne du sujet. Deuxièmement, il critique beaucoup Heidegger qui, après avoir introduit, dans Sein und Zeit, les concepts de Vorhandenheit et Zuhandenheit qui sont heuristiquement fondamentales pour rendre compte de la dimension des instruments et des objets techniques, a eu un tournant technophobe qui ne permet pas de rendre véritablement compte de la technologie, en nivelant sa conception sur un paradigme « démonologique »67. En rapportant toute forme de technique à une même essence, Heidegger n’arrive qu’à proposer une vision « romantique » du « mystère de l’être » qui n’est pas en mesure de rendre compte de la diversité concrète des techniques et des différentes modalités d’interface entre homme et instruments68.
34Ihde fait une distinction entre quatre formes de relation entre le corps et la technique, dans un processus qui est ontologiquement « multi-stable » (en s’opposant à l’idée heideggérienne d’une « essence de la technique » qui serait générique) et dépend aussi de la signification qu’un agent culturalisé donne à l’instrument technique avec lequel il s’interface. Ces quatre relations peuvent être :
351. Incorporation : Je → technologie → Monde (ex. appareil acoustique)
362. Herméneutique : Je→ (technologie → monde) (ex. instruments de contrôle d’une centrale)
373. Altérité : Je → technologie → (monde) (ex. ennemis dans les jeux vidéo)
384. Fonde : Je (→ technologie, monde) (ex. réchauffement)69
39La « postphénoménologie » d’Ihde est utile parce qu’elle permet de visualiser mieux la relation entre homme et corps et, en se concevant comme interdisciplinaire, elle est restée très ouverte au dialogue avec la sociologie et l’anthropologie.
40Le dernier auteur de cette liste est celui qui a le mieux approfondi la perspective de la perception. Il s’agit de Drew Leder, auteur du livre The Absent Body70, qui représente la meilleure description phénoménologique des différentes formes par lesquelles le corps se manifeste à la perception. De ce point de vue, Merleau-Ponty est un pas en arrière. Leder analyse minutieusement les différentes modalités d’apparition du corps, en partant de la considération que le corps est en soi même « ek-statique » et c’est pour cela qu’il n’apparaît jamais entièrement à la conscience. Leder analyse phénoménologiquement opérations comme la digestion, la perception et la motilité viscérales, la douleur etc., et il ajoute que les modalités qu’on utilise pour « se rendre compte de soi » sont des habitus incorporés culturellement (les techniques du corps de Mauss), des « modalités d’attention somatique » (somatic modes of attention), selon la définition utilisée par Leder. Un essai de Thomas Csordas repris dans son anthologie la plus importante71 est entièrement dédié à élaborer la conception de ces modalités à l’intérieur de son paradigme d’analyse. C’est à travers Leder lu par Csordas qu’on peut aborder le dernier thème de cet essai : après avoir adopté le point de vue phénoménologique et avoir vu quels sont les phénoménologues utilisés en anthropologie, il nous faut voir qui sont les anthropologues principaux qui font usage de la phénoménologie dans leur recherche.
Quels anthropologues ?
41On a vu quels sont les principaux phénoménologues cités par les anthropologues. Maintenant, il est temps d’analyser la littérature anthropologique pour voir comment la phénoménologie est entrée dans la pratique anthropologique. On peut partir alors d’un volume assez récent édité par Kalpana Ram et Christopher Houston, dont le titre est Phenomenology in Anthropology72. À la première page les éditeurs écrivent :
Phenomenology is an investigation of how humans perceive experience, and comprehend the sociable, materially assembled world that they inherit at infancy and in which they dwell73.
42Pour un philosophe, c’est une définition assez surprenante. Où est la vision eidétique ? Où est la recherche des essences ? On voit ici que ce qu’on a nommé « révolte » de l’anthropologie est fondamentalement l’acceptation de l’Untertreibung, de cette limitation de la phénoménologie refusée par Husserl. L’anthropologie phénoménologique, en faisant porter sa recherche sur l’homme, n’a pas d’intérêt à thématiser plus profondément les concepts fondamentaux de la phénoménologie74. Ram et Houston en effet affirment explicitement que l’anthropologie nécessite une « définition heuristique » de la phénoménologie pour la rendre utile à la recherche. L’intérêt et le pouvoir de son usage dans la pratique ethnographique sont la possibilité de rechercher une dimension « commune » ou « universelle » qui se cache sous les manifestations concrètes des cultures différentes.
43Dans le même volume on peut trouver des essais de trois anthropologues importants qui ont utilisé la phénoménologie dans leur recherche. Le premier est Thomas Csordas, anthropologue spécialiste de natifs américains et intéressé aux phénomènes de « guérison charismatique » typiques de certaines sectes de chrétiens américains. Son essai le plus connu est Embodiment as a Paradigm for Anthropology75, écrit originellement en 1980, par rapport auquel ce qu’il a publié dans le volume collectif qu’on est en train d’analyser est une réflexion sur l’état de l’art. Pour Csordas, qui reprend explicitement la Phénoménologie de la perception, le corps est le « fondement existentiel » (existential ground) de la culture, étant l’interface à travers laquelle l’individu se rapporte au monde social, et c’est à travers lui que la société transmet ses pratiques. Mais la perspective phénoménologique n’est pas suffisante pour décrire le « monde vital » des autres76. Csordas veut utiliser comme complémentaire à l’approche « en première personne » de la phénoménologie une vision « en troisième personne » qu’il emprunte à la sociologie de Bourdieu. Dans le texte pour Phenomenology in Anthropology, Csordas ajoute aussi un troisième auteur, Michel Foucault, qui dans ses publications précédentes trouvait moins de place. Il propose ainsi une modalité d’analyse des cas étudiés avec trois « loupes » différentes, selon le niveau où on veut se placer. Le schéma est le suivant :
Auteur |
Locus |
Modalité |
Vecteur |
Merleau-Ponty |
Existence |
Intentionnalité |
ek-staticité de l’expérience |
Bourdieu |
Habitus |
Pratiques |
Réciprocité du corps et du monde |
Foucault |
Relations de pouvoir |
Discours |
Du monde au corps |
44En réalité, ce schéma n’est pas nouveau en anthropologie. Il s’agit à peu près d’une traduction et d’une mise à jour de la proposition d’un autre essai classique, The Mindful Body de Nancy Scheper-Hughes et Margaret Lock77 (qu’il ne cite pas dans sa publication de 2015, mais qu’on peut trouver cité dans ses publications précédentes). Dans ce texte, écrit en 1987, les deux anthropologues proposaient d’analyser le corps dans le discours de l’anthropologie médicale à partir de trois perspectives complémentaires unifiées par les (non mieux spécifiées) « sensations ». En ce cas on propose une tripartition entre un corps « social » comme lieu d’incarnation des symbologies qui sont l’expression du lien entre le corps propre et la dimension intersubjective et constitutive, un corps « à soi » (self), lieu de la perception et de la perspective phénoménologique, et un corps « politique » qui est le sujet (dans le double sens foucaldien) des biopouvoirs et de la biopolitique78.
45Ici il nous faut aller un peu plus loin que Csordas lui-même. Bien qu’il thématise le problème des deux perspectives complémentaires de la phénoménologie et de la sociologie de Bourdieu, il ne parle pas du profond impact de la phénoménologie sur la pensée bourdieusienne. Récemment, une reconstruction assez complète du rapport entre Bourdieu et la phénoménologie (plus spécifiquement Husserl79) a été publiée par Laurent Perreau80. Comme il l’a écrit, le lecteur familiarisé avec la phénoménologie trouve immédiatement une sorte d’« air de famille » dans les écrits du sociologue. Jason Throop a accusé Bourdieu d’avoir plagié les écrits de Merleau-Ponty et de Husserl — une accusation à laquelle le sociologue a répondu qu’il a toujours reconnu sa dette autant que son indépendance par rapport à la phénoménologie. Le projet de Bourdieu veut être une sorte de description phénoménologique d’une dimension qui n’est pas accessible d’une perspective en première personne : il veut analyser les conditions pré-intentionnelles qui rendent possible l’orientation de l’action. Ce qu’il indique avec le terme d’habitus, qu’il reprend à la fois à Merleau-Ponty et à Mauss, ce sont les dispositions corporelles (et mentales) à l’action qui sont « inscrites » dans le corps à partir du champ social et qui sont aussi un moyen de distinction entre champs différents se définissant par le jeu du capital symbolique, donnant à leurs membres un habitus reconnaissable. C’est aussi pour cette raison que des comportements qui en dehors du champ semblent « stupides » ou « futiles » ont, à l’intérieur du champ, un sens assez précis. Du point de vue phénoménologique, Bourdieu essaie de voir ce qui peut construire la dimension doxique de l’expérience quotidienne des sujets agissant à l’intérieur d’un champ : c’est aussi à travers cette dimension que le capital symbolique — un terme que Bourdieu utilise pour indiquer toute forme de capital — fonctionne et maintient sa prise. L’opposition entre la phénoménologie et la perspective sociologique à la Bourdieu n’est pas simplement la complémentarité d’une perspective préobjective et perceptive et une perspective pratique, tous les deux incorporées (c’est là la conclusion de Csordas) : la sociologie de Bourdieu est un dépassement conscient qui permet de rendre compte de la dimension doxique dont il est question dans la perspective phénoménologique.
46Dans le schéma de Csordas, Bourdieu donne une sorte de point intermédiaire entre la perspective phénoménologique et l’antisubjectivisme de Foucault. Analyser de manière approfondie l’inimitié de Foucault envers la phénoménologie nous conduirait trop loin. On peut simplement rappeler que, pour Foucault, la phénoménologie souffre de l’illusion de pouvoir fonder le savoir humain tout entier à partir de l’Ego, alors que ce dernier n’est qu’un « nouveau-né » de la pensée philosophique81. La perspective de Foucault est celle d’un sujet constitué, qui ne peut pas être constituant : c’est l’exact contraire de la phénoménologie. La phénoménologie se constitue sur une conception continuiste du temps et sur une méthode descriptive, et c’est pour cela qu’elle ne peut que « décrire tout » mais n’arrive à « critiquer rien ». Mais, bien que ses remarques sur la prochaine « mort de l’homme » soient connues et aient eu sans aucun doute une énorme influence sur la pensée des années suivantes, il faut noter que l’anthropologie, tout en prenant inspiration de la sociologie et de l’analyse des pouvoirs, a été assez réticente à renoncer au sujet. Plutôt que la mort du sujet, on a assisté à sa renaissance après le totalitarisme du « tournant linguistique », à partir des essais comme ceux de Csordas, mais aussi de l’attention majeure aux narrations des sujets de l’ethnographie qu’on peut observer chez des anthropologues comme Arthur Kleinman, Byron Good ou Allan Young.
47Csordas a utilisé son paradigme d’analyse pour décrire les expériences de possession et de guérison, en essayant de mettre face à face la dimension « doxique » dans laquelle ses informateurs se trouvent et les narrations qu’ils donnent de leurs expériences, suivant une perspective phénoménologique. Cependant, selon Jason Throop82, Csordas ne semble pas se rendre compte que l’expérience intersubjective ouverte dans la rencontre ethnographique est une forme de transformation aussi pour l’anthropologue. Throop, qui s’est occupé comme Csordas d’anthropologie de la religion (il utilise le terme « anthropologie morale ») est l’auteur de nombre d’études sur les populations de l’Océan Pacifique. Ce que Throop indique comme « épochè ethnographique » est l’ouverture à l’intersubjectivité qui n’est pas simplement celle de l’ethnologue « participant » mais qui se limite à enregistrer ce qu’il observe. Cette expérience est décrite comme « responsive et passive » (s’opposant en cela à la « conquête délibérée » de la démarche husserlienne), en se laissant traverser par le monde culturel de l’Autre à travers une « crise » qui permet le passage de l’immersion pratique sur le terrain à la pratique réflexive du travail d’écriture.
48Le père spirituel de l’anthropologie phénoménologique (qui est aussi l’auteur de la postface du volume d’où nous sommes partis) est Michael Jackson83. Figure éclectique de poète, ethnographe et anthropologue avec une carrière universitaire non linéaire, il a été l’un des premiers anthropologues à s’inspirer des phénoménologues (et des pragmatistes « classiques » James et Dewey) dans sa pratique. Dans un volume publié deux ans avant Phenomenology in Anthropology, Jackson a recueilli les essais les plus significatifs de son approche phénoménologique utilisée dans ses séjours en Sierra Leone et en Australie. Dans un texte de 2009 il écrit :
[The assumption that underpins ethnography is] that we deliberately put our own pre-understandings at risk by immersing ourselves in the lifeworlds of others. It is not that we necessarily cease condemning and condoning; rather that such value judgment are less likely to precede and to follow from our investigations, which rely on a method of suspending our accustomed ways of thinking, not by an effort of intellectual will but by a method of displacing ourselves from our customary habitus84.
49Jackson définit sa modalité de recherche comme une « anthropologie existentielle » : son projet est comprendre comment ses informateurs essaient de donner un sens à leur existence et, ce faisant, il se focalise sur les cas particuliers comme représentants d’expériences plus communes, dans un style qui tient beaucoup du roman. Il refuse aussi (un peu trop catégoriquement) d’utiliser des concepts comme l’habitus de Bourdieu ou la perspective sociologique. Son approche a changé quand il a commencé à perdre confiance dans la capacité de la méthode ethnographique de pouvoir rendre compte de l’expérience des Autres : en se tournant vers l’existentialisme, le pragmatisme et la phénoménologie, il a essayé de comprendre l’Autre à partir de la façon dont il pouvait comprendre son expérience et lui donner un sens. Dans l’Afterword de Phenomenology in Anthropology, Jackson dit explicitement que son usage de la phénoménologie et de l’existentialisme est l’expression de sa nécessité d’une confrontation avec le monde empirique et irréductible et qu’il s’oppose à une anthropologie « positiviste ». Pour Jackson, la conscience humaine est oscillante (« human consciousness is seldom stable ») et elle se trouve dans un état de négociation constante avec son environnement pour rendre la vie vivable. En même temps, en opérant un repliement pour « observer l’observateur », il note que l’expérience du sujet ou de l’informateur singulier est toujours influencée par la présence des autres : la dimension heideggérienne du Mitsein influence aussi la rencontre entre cultures différentes. Plus précisément, en allant un peu au-delà de Jackson, on peut dire que l’observateur provient d’un Mitsein différent, et essaie de former une nouvelle modalité de relation avec une autre forme de Mitsein. Dans la relation ethnographe-informateur se forme une nouvelle forme d’intersubjectivité qui, bien que provisoire, maintient son pouvoir de transformation de l’Ego. Mais la compréhension phénoménologique ne vise pas (selon Jackson) à hiérarchiser les différentes formes de compréhension (c’est ce qu’a fait Husserl en réévaluant la dimension doxique contre la prétention de la science moderne). Plutôt que reconstruire la « distillation » d’une culture, Jackson veut voir comment hommes et femmes affrontent et donnent sens à leur vie à travers une multiplicité d’états d’âme et d’interprétations différentes.
50Il faut ajouter, comme l’a écrit Johannes Fabian, que cette relation n’est possible que dans une temporalité commune — qu’il désigne par le terme coeval — qui finit par être supprimée ou désavouée dans le passage de l’expérience de terrain à la transcription. Il est assez étrange de noter que le livre de Fabian a le même titre qu’un des premiers essais significatifs de Levinas : Time and the Other: How Anthropology Makes Its Object85. Fabian fait référence à la phénoménologie (il est parmi les « paraphénoménologues » qu’on verra dans le prochain paragraphe), mais plus comme à une « idée générale » que comme à une méthode spécifique. De plus, comme il le remarque dans un Postscript d’une édition successive de son texte, il n’avait pas connaissance du texte de Levinas. Dans un texte de 1996 sur la peinture populaire au Congo86, Fabian a essayé de montrer comment l’intersubjectivité fonctionne dans la recherche ethnographique. Il est à remarquer que l’objectif critique de Jackson ou de Fabian était l’anthropologie sous forme de « science positive » (et positiviste), et qu’ils visaient une approche plus « critique ».
Quelle phénoménologie ?
51Nous avons vu comment, à partir de la phénoménologie, Csordas a proposé un nouveau paradigme hybride qui est très proche de celui qu’ont proposé Nancy Scheper-Hughes et Margaret Lock, et que ce paradigme a été critiqué partiellement par Jason Throop. Nous avons aussi vu comment et pourquoi Michael Jackson, le « père » de cette approche, a commencé à s’intéresser à la phénoménologie comme manière de transmettre l’expérience de ses informateurs dans un style qui ne soit pas réifiant.
52Mais il faut ajouter quelques autres considérations : Csordas, Lock et Scheper-Hughes se rattachent à la ligne de recherche de l’anthropologie médicale, qui est l’un des territoires où Merleau-Ponty est considéré comme étant le plus « utile ». L’anthropologie médicale est l’un des lieux de critique de l’ontologie encore « cartésienne » de la médecine occidentale : Jonas, du point de vue phénoménologique, et Canguilhem, du point de vue épistémologique, ont remarqué la permanence d’une « ontologie de la mort » et d’une compréhension du vivant à partir des particules non vivantes87. En refusant l’opposition entre âme et corps, et en faisant cela souvent à travers ces trois auteurs, l’anthropologie médicale essaie de comprendre la maladie non seulement comme quelque chose de physique (disease), mais aussi comme une forme de crise avec le rapport au monde du sujet (illness) — crise qui peut être due à ce qui, dans une culture, est considéré comme malsain (sickness). Le pionnier de cette approche a été Arthur Kleinman de Harvard, qui est aussi l’une des figures les plus importantes du tournant narratif de l’anthropologie, suivi par Allan Young, Byron Good et d’autres88. Très souvent, cette forme d’anthropologie qui essaie de laisser parler ses sujets devient une critique des formes de réductionnisme et vise à voir de quelle façon les situations difficiles du milieu où se trouve une personne peuvent influencer sa santé. En effet, on a parfois l’impression d’une « contre-réduction » des maladies à leur dimension sociale, à peu près comme si la maladie était toujours plus du côté d’une protestation du corps contre un milieu problématique. En entrant dans une sorte de « narration de la résistance », les anthropologues oublient parfois que, comme le disait Canguilhem, « il est abusif de confondre la genèse sociale des maladies avec les maladies elles-mêmes »89.
53Sans entrer plus loin dans les débats de cette branche de l’anthropologie, il faut remarquer que, souvent, ces anthropologues font appel à la phénoménologie plus comme à une idée générale que comme à une méthode spécifique. Dans l’introduction écrite avec Jack Katz pour un numéro spécial de la revue Ethnography consacré à la place de la phénoménologie dans la sociologie et l’anthropologie, Csordas notait :
Any anthropologist concerned in the least with the category of “experience” is likely to claim to be doing, or be identified by others as doing, phenomenology; and the adjectives experiential and phenomenological are in effect synonymous. This paraphenomenological concern with theorizing experience as such runs from Hallowell […] to the works of Arthur Kleinman and Byron Good90.
54L’idée d’une « paraphénoménologie » est la clé de l’usage qui est fait, en anthropologie, de Merleau-Ponty et des phénoménologues en général. L’anthropologie ne conduisant pas l’analyse phénoménologique jusqu’à son but mais s’inspirant de ses modalités pour comprendre ses cas, les anthropologues s’en tiennent à un niveau que nous pouvons appeler « paraphénoménologique » et qui correspond à la nécessité de maintenir cet « espace », cette « imperfection » qui permet l’ouverture en refusant de conduire l’analyse jusqu’à son terme théorique. La phénoménologie est utilisée comme une ressource utile pour l’analyse ethnographique. Toujours selon Csordas et Katz :
[Phenomenology for sociological ethnography means] the study, through various participant observation-like methods, of the structures of the life-world, meaning the forms, structures or features that people take as objectively existing in the world as they shape their conduct upon the presumption of their prior, independent existence. Phenomenology is a natural perspective for ethnographic research that would probe beneath the locally warranted definitions of a local culture to grasp the active foundations of its everyday reconstruction. […] The culture as lived is never quite the same as the culture as represented. In this sense, phenomenological ethnography is an anti-culture, a constant challenge to the presumption that culture, no matter its political slant, can capture its own living basis in real-time social action91.
55Dans un texte postérieur écrit par Robert Desjarlais et Jason Throop en 2011, les auteurs voient dans la phénoménologie de Husserl et dans son idée de redécouvrir la dimension doxique de l’expérience une attitude qui apporte un enseignement profond pour l’anthropologie. Throop, comme nous l’avons déjà dit, reprend les idées de Csordas et ajoute l’idée d’une « épochè ethnographique », mais on peut remarquer qu’il fait référence, non pas seulement à Merleau-Ponty, mais aussi aux écrits de Husserl. Il note aussi que, bien souvent, l’anthropologie emprunte le vocabulaire et les modalités de la phénoménologie, et que ces emprunts sont « implicites » : bien que Throop n’emploie pas le terme « paraphénoménologie », l’idée est la même, à savoir que, sans une attention aux vécus, et donc à la dimension expérientielle et phénoménologique, l’anthropologie risque d’oublier ou de passer sous silence les sujets par lesquels elle est informée, même si cette attention n’arrive pas à suivre l’entière étendue de la démarche phénoménologique.
56Cette problématique sera encore plus évidente si on pense à la notion d’ « intersubjectivité ». L’anthropologie a deux manières de penser l’intersubjectivité : d’un côté, elle est un objectif ou un idéal, lié à la volonté de décolonisation ou de critique du positivisme, et de l’autre, elle est une condition fondamentale de l’expérience humaine92. Comme le note Peter Pels dans un essai dédié à l’histoire du débat autour de ce terme, l’intersubjectivité est entrée dans l’anthropologie comme un changement de perspective par rapport à l’objectivisme triomphant de l’anthropologie du xixe siècle. Mais il faut noter qu’il utilise le terme, non pas dans l’acception phénoménologique, mais de façon plus « banale », comme synonyme de « rencontre ». Selon Pels, l’intersubjectivité reste nécessaire en tant que dépassement de l’objectivité, mais en même temps, elle n’est pas suffisante pour la construction d’un savoir anthropologique, qui reste toujours asymétrique93. En effet, dans un essai récent, Fabian souligne comment l’intersubjectivité ethnographique indique quelque chose de différent par rapport à l’emploi phénoménologique du terme94. Ce qui, pour la phénoménologie, est donné sous une forme apriorique et passive, est, dans la pratique anthropologique, quelque chose à conquérir (c’est la même position que Throop). En réalité, Fabian ne semble pas remarquer que ce qu’il désigne comme « intersubjectivité » n’arrive pas à exclure l’intersubjectivité phénoménologique. Il n’est pas vrai que les philosophes « échappent à la question en faisant de l’intersubjectivité une catégorie transcendantale » : s’il n’y avait pas en premier lieu la structure fondamentale et antéprédicative de l’intersubjectivité « générique », on ne pourrait pas avoir une intersubjectivité « ethnographique ». La pratique de l’intersubjectivité sous forme « dialogique » dans une situation concrète appartient à un niveau postérieur à celui étudié par Husserl ou Merleau-Ponty. Si c’est le cas, on peut voir l’une des limites de l’approche phénoménologique : en étudiant la dimension théorique de l’intersubjectivité, la phénoménologie utilise implicitement l’idée d’un monde « unique » dans lequel les deux subjectivités se rencontrent. Il s’agit de deux sujets phénoménologiques qui sont absolument identiques et indiscernables de ce point de vue. Le problème de la dimension anthropique de cette rencontre est que les deux sujets peuvent être radicalement différents : dans la pratique anthropologique, l’intersubjectivité ne peut être jamais éprouvée comme « symétrie constitutive », mais elle est une forme de dissymétrie qui peut entrainer deux conceptions différentes de la personne. La symétrie constitutive de l’intersubjectivité théorique cède le pas à la dissymétrie de la rencontre : symétrie et dissymétrie sont liées de façon circulaire. L’altérité dans l’expérience intersubjective n’est pas absolue, puisqu’elle est fondée sur la symétrie constitutive, mais elle devient asymétrique dans la pratique : la vision phénoménologique est capable de retrouver la symétrie dans la dissymétrie, mais en même temps, dans l’expérience anthropique, c’est la dissymétrie qui prend le dessus. Ce paradoxe est la conséquence de la manière husserlienne de poser le problème de l’intersubjectivité comme une forme d’anthropologie apriorique où le Ich est indifférent à sa dimension charnelle concrète, laquelle dans le discours de Husserl n’est qu’une fonction certes très importante mais secondaire par rapport à l’Ego95. Cette problématique montre aussi que, dans la perspective de Husserl, le monde est une sorte d’aveuglement (Verblendung) qui est dépassé par la vision eidétique, ce qui montre à quel point Husserl se rapporte à une thématique platonicienne et « gnostique » au sens large96. Merleau-Ponty, en dépassant ce résidu dualiste de Husserl, permet de mieux rendre compte de la rencontre qui a lieu à travers deux corps vécus, mais il maintient l’idée d’un monde unique. Pour le dire plus formellement : l’expérience de l’asymétrie du visage de Levinas n’est possible que grâce à une fonction intersubjective du Ich qui, derrière l’altérité, peut reconnaitre autrui comme le même.
57Peut-être la meilleure manière d’expliquer ce problème est-elle de se référer à la tripartition de Barbaras : la rencontre advient entre deux corps qui appartiennent au même site, qui est un lieu différent, puisque leur présence phénoménologique est « informée » par un sol différent. Le site, en l’occurrence, serait le monde « brut » et le sol serait la différente ontologie ou la différente Lebenswelt qui guide la donation de sens dans tel lieu. L’autre est un « point zéro » de l’orientement, que je ne peux pas occuper : la Uneinnehmbarkeit, comme Blumenberg désigne la non-occupabilité97, signifie que je ne peux pas appartenir (au sens de Barbaras) entièrement exactement au même site-sol-lieu. Au modèle de Barbaras, il faut ajouter la perspective des occupants du site, et la dimension intersubjective réciproque qui constitue la localisation réciproque des deux corps. Appartenir, pour le Même, signifie aussi se localiser par rapport à l’Autre. Cette impossibilité de localisation ne se manifeste pas seulement dans l’impossibilité spatiale, mais est aussi liée à une opacité intrinsèque de l’Autre. Si l’altérité ne peut pas être absolue, sous peine de rendre impossible toute forme de relation et d’empathie, l’Autre n’est donné qu’à travers une visibilité qui n’est pas absolue. Il y a toujours un moment d’ambiguïté dans la rencontre, et cela est évident dans la pratique ethnographique qui est concernée par l’étude des « mondes d’autrui ». Vincent Crapanzano, qui a beaucoup réfléchi aux problèmes liés à l’altérité dans le contexte ethnographique, donne de nombreux exemples des « variations de visibilité » possibles, en explicitant les problèmes de la réciprocité des gradations d’opacité. Un exemple est son expérience au Maroc, où un contexte d’incommunicabilité apparente est devenu une expérience positive d’échange à travers la révélation (considérée comme très intime et même périlleuse) d’un songe que l’anthropologue avait fait le jour avant de rencontrer les exorcistes chez lesquels il se trouvait. En un mot :
Knowing the other, the other’s thoughts, is subject to social conventions that are deeply rooted in the epistemological and moral assumptions of a people98.
58Hans Blumenberg a notamment thématisé la visibilité dans l’expérience de l’intersubjectivité au moyen des termes de Sichtigkeit et Schaubarkeit (visibilité, monstrabilité) et leurs opposés, Undurchsichtigkeit et Undurchschaubarkeit99. Il a critiqué Husserl pour avoir essayé de faire de l’Ego d’autrui une essence, alors que Blumenberg lui-même envisage l’Ego d’autrui comme lié à une dimension factuelle et pratique inaccessible à la phénoménologie husserlienne. Et on peut ajouter que les gradations d’opacité et de visibilité de l’altérité sont vérifiables dans la pratique, comme nous l’avons déjà remarqué en parlant de Fabian.
59Mais l’intersubjectivité risque aussi d’être une limite : Tim Ingold critique Jackson en remarquant que son idée d’intersubjectivité est une forme de « flèche à deux têtes » (double-headed arrow), une manière d’être « entre » (between) limitée par la référence à des pôles d’interaction qui la ferment. Au contraire, Ingold veut penser la correspondance comme une manière d’être pris « au milieu » (in between) d’un processus dynamique de correspondance :
Contrary to Jackson, I believe that our focus should be on the becoming of persons and things within the midstream of correspondence rather than on the intermediacy of interaction. The prefix of choice, then, should be not inter- but mid-100.
60Ces textes confirment ce que nous avons dit à propos de la « révolte » et de la nécessité d’un espace d’inaccomplissement de la phénoménologie pour son usage dans l’anthropologie. On peut s’inspirer des modalités d’analyse de la phénoménologie pour la pratique ethnographique, mais il n’y a pas d’intérêt à conduire l’analyse jusqu’à son terme, qu’il s’agisse du reines Ich ou de la « cosmologie phénoménologique ». En même temps, la nécessité descriptive de l’anthropologie met en évidence le fait que la phénoménologie a une limite : comme nous l’avons vu, la conception du sujet constituant ne permet pas de rendre compte de la façon dont le sujet est constitué par son environnement. C’est ici que, dans la pratique ethnographique, la phénoménologie cède le pas à la sociologie101 ou à l’analyse « ontologique ». En effet, l’anthropologie a récemment connu un nouveau « tournant », à partir surtout des travaux d’auteurs comme Philippe Descola (qui est aussi connu pour être le successeur de Claude Lévi-Strauss) et Eduardo Viveiros de Castro, tous les deux experts de l’Amazonie. Cette modalité d’anthropologie culturelle a comme important antécédent les travaux d’Alfred Hallowell, expert des populations Ojibwa du Nord-Est américain canadien, qui fut le premier à affirmer la nécessité de « prendre aux sérieux » ce que disent les sujets de l’ethnographie. Le point principal de Hallowell est que chaque culture possède un fond ontologique et cosmologique, et que l’on ne peut pas reléguer l’altérité à des formes de conscience simplement « inférieures » (c’est l’ancienne catégorie du « primitif »). On ne peut pas ici reconstruire le débat autour du « tournant ontologique »102, mais on peut noter comment cette version de recherche anthropologique entre en tension avec la description phénoménologique. Descola, qui fait souvent référence à Merleau-Ponty et à Husserl, est intéressé par l’élaboration d’une « écologie des pratiques » fondée sur une théorie des modèles généraux d’interprétation. Cette théorie est élaborée à travers l’idée phénoménologique d’un soi qui est composé d’une intériorité (la conscience intentionnelle) et une physicalité. Les hommes donnent un sens (Descola pense évidemment au Sinngebung husserlien) à cette distinction, et cette opération fonctionne à travers l’indication de continuités et discontinuités entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. En réalité, Husserl avait en quelque sorte déjà prévu quelque chose de similaire dans la Krisis : en parlant du Kultursinn, il mentionne explicitement l’attribution de sens aux « choses vivantes et non vivantes » (lebendige und leblose Dinge103). Cette opération opère au niveau de la Lebenswelt, l’univers des choses qui ne sont pas questionnées et sont prises comme un fait (la définition de Husserl est « Universum vorgegebener Selbstverständlichkeiten »104). De ce point de vue, comme l’a noté Julien Farges105, la Lebenswelt n’est pas entièrement identifiable au « monde primordial », puisqu’elle a déjà une configuration anthropologique. En effet, l’introduction de ce concept (qui est déjà dans les Ideen II, mais qui est repris notamment dans la Krisis) est en tension avec l’interdit anthropologique exprimé dans la conférence de 1931. On peut dire que chaque culture a sa Lebenswelt spécifique, et Descola essaie de décrire les quatre versions possibles d’ontologie qu’on peut trouver à la base de ces différences de Lebenswelt : l’ontologie est une dimension radicale ou macroscopique qui oriente la compréhension du monde et les formes de morale des peuples. Pour Descola, les moyens d’identification sont comme la forme générale d’un gouvernement, l’ontologie est le type de constitution qui spécifie l’équilibre des pouvoirs et les cosmologies sont les ensembles de textes juridiques106. Les quatre formes sont naturalisme, analogisme, totémisme et animisme. Descola les définit ainsi :
Le naturalisme et l’animisme sont des schèmes hiérarchiques englobants à la polarité inversée : dans l’un l’universel de la physicalité rattache à son régime les contingences de l’intériorité, dans l’autre la généralisation de l’intériorité s’impose comme un moyen d’atténuer l’effet des différences de physicalité. Le totémisme se présente au contraire comme un schème symétrique caractérisé par une double continuité, des intériorités et des physicalités dont le complétement logique ne peut être qu’un autre schème symétrique, mais où s’affirme l’équivalence d’une double série de différences. C’est ce que j’ai appelé l’« analogisme ». J’entends par là un mode d’identification qui fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences, de formes et de substances séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il devient possible de recomposer le système des contrastes initiaux en un dense réseau d’analogies reliant les propriétés intrinsèques des entités distinguées107.
61En faisant cela, Descola met fortement en question la stricte distinction opérée par l’ontologie naturaliste occidentale entre nature et culture, une forme de dualisme nommée « Grand Partage » : ici l’anthropologue s’approprie l’idée de Husserl d’une « crise » du savoir occidental, même si ses références sont assez différentes.
62La critique des dualismes traditionnels (nature-culture, nature-nurture, âme-corps) est l’un des traits typiques du tournant ontologique, et l’interlocuteur principal, bien souvent, est encore une fois Merleau-Ponty. En soulignant la dimension de compénétration du monde et du sujet incarné, Merleau-Ponty a donné une matrice théorique à ces anthropologues qui veulent critiquer — plus ou moins explicitement — les résultats de l’approche occidentale du monde environnant. Ce que Descola appelle Grand Partage est une sorte de Urfeind de l’anthropologie contemporaine. L’un des anthropologues les plus connus à avoir utilisé Merleau-Ponty en ce sens est Tim Ingold, un anthropologue britannique expert des populations circumpolaires108. Bien qu’il refuse d’être considéré comme l’un des anthropologues du « tournant ontologique » et qu’il ait débattu avec Descola à plusieurs reprises, il porte un intérêt similaire à la dimension écologique de l’homme, mais il opère à l’envers par rapport à Descola : en considérant le monde comme un tissu ramifié sur le modèle des rhizomes de Deleuze et Guattari, il trace l’ontogénèse de l’homme, lequel, selon lui, est à considérer comme un becoming109 plutôt qu’un being, c’est-à-dire un nœud dans un réseau dynamique. Là où l’anthropologue français essaie de donner une théorie générale des ontologies repérables, donc en se mouvant dans une dimension « verticale », Ingold essaye de construire une théorie « horizontale ». Merleau-Ponty est un auteur qu’Ingold évoque à plusieurs reprises, souvent en le comparant ou en l’hybridant avec la perspective cognitive (et surtout la notion d’affordance) de James Gibson. Dans ses textes plus récents, Ingold emploie la notion de lineology pour désigner la forme de recherche qui est la sienne : en s’inspirant de Deleuze et Guattari, il analyse le concept même de « ligne » à travers ses manifestations. Merleau-Ponty est encore présent, surtout dans les chapitres du livre dédiés aux atmosphères110, qu’il considère comme affectives et météorologiques. La thématique du nœud est une élaboration « deleuzienne » du chiasme et de l’idée d’une chair du monde de Merleau-Ponty, comme on peut le voir dans le meshwork (tressage), l’un des concepts les plus connus d’Ingold, par lequel il désigne l’interpénétration et la « vie » des nœuds qu’il analyse avec la méthode que, dans ses derniers ouvrages, il baptise lineology. Le corps humain est l’un de ces nœuds : il est un élément lié à son environnement, mais il est aussi un nœud de biologie et culture. Meshwork et atmosphère sont, pour Ingold, deux côtés de la chair du monde, et de la dimension d’« être avec »111 dans laquelle l’homme se trouve dans un rapport biunivoque de perception et entretient avec les objets un rapport qui n’est pas seulement visuel, mais aussi haptique et d’interpénétration.
63On peut noter qu’Ingold et Descola expriment deux moments différents de la phénoménologie : si l’anthropologue français essaie de trouver des généralités universelles, qui sont une sorte d’ « eidos anthropologique », son collègue britannique s’intéresse davantage à la perspective des « choses mêmes » en mouvement, en essayant de rendre compte des phénomènes. Mais il y a aussi une tension plus générale entre l’anthropologie phénoménologique et le tournant ontologique : d’un côté, les anthropologues « phénoménologues » risquent de ne pas prendre en compte les « non-humains » dans leur perspective, en les considérant comme une source d’arrière-plan pour leurs informateurs ; d’un autre, le tournant ontologique risque de produire un schéma trop rigide qui arrive à exclure ce qui n’est pas cohérent avec la dimension ontologique-épistémique locale. De ce point de vue, la perspective phénoménologique (comme l’a écrit Valentina Gamberi) est davantage capable de rendre compte de l’indétermination inhérente à la vie112.
Conclusion
64On a commencé cet essai avec une réflexion sur l’ambiguïté de l’anthropologie, entre philosophie et activité pratique, évoquant l’interdit de Husserl de lier la phénoménologie à l’anthropologie — opération qui aurait signifié une renonciation au plein pouvoir analytique que le philosophe visait pour sa méthode. On a vu que la phénoménologie est une position, un espace de pensée d’où l’on peut partir pour formuler des « hypothèses sur l’homme », et qu’elle a l’avantage de donner des explications à partir « des choses elles-mêmes » et des expériences des personnes, mais qu’en faisant cela elle ferme la possibilité d’une description de l’extérieur. Elle donne les lignes directrices pour comprendre l’expérience autrui, mais en même temps elle ne permet pas de voir au-delà des sujets en train de parler. Elle peut mettre à jour la constitution et la base vivante de l’expérience, mais n’est pas capable d’analyser les caractéristiques du monde social. La Lebenswelt est, en ce sens, un concept limite dont les « règles » ne sont pas accessibles à la perspective phénoménologique. La phénoménologie est utilisée par les anthropologues comme une forme d’ethnographie « non invasive » en vue d’accueillir l’altérité de l’Autre qui, en tant qu’humain, n’est jamais entièrement étranger à nous. Une « conscientisation » phénoménologique est un instrument important pour l’ethnographe qui se trouve devant l’Autre.
65Nous avons souligné que l’anthropologie opère de façon « paraphénoménologique », comme une forme de phénoménologie qui ne poursuit pas le but lié à son pouvoir analytique. Il y a aussi une certaine méfiance de l’anthropologie envers la philosophie : même les anthropologues plus ouverts à la philosophie (comme Jackson et Csordas) soulignent souvent combien la vocation de l’anthropologie est « pratique » et « contingente », et en contraste en cela avec la vocation « intemporelle » de la philosophie. Anthropologie et phénoménologie, bien qu’il s’agisse de deux « sciences de l’homme », ne sont pas la même chose. On peut trouver des formes de philosophie dans la recherche anthropologique, et des auteurs comme Viveiros de Castro veulent utiliser politiquement leur recherche pour donner une vision « multiple » du monde que nous habitons à travers certains aspects de la philosophie de Deleuze. En même temps, l’anthropologie montre aussi les limites « occidentales » du projet d’anthropologie philosophique visant à attribuer une « position particulière » à l’homme dans le cosmos — position qui ne peut que varier selon les différentes cultures. La philosophie occidentale, dans sa recherche, ne peut jamais arriver à concevoir l’entière gamme des possibilités humaines, puisqu’elle a fondé sa recherche à partir d’une gamme spécifique de définitions possibles de l’homme (la gamme grecque et chrétienne) et s’est ainsi fermé la possibilité de concevoir la « personne » ou « l’humain » de manière différente. En même temps, une ethnographie « pure » dépourvue de détachement à l’égard de l’expérience immédiate conduirait à une vision trop spécifique : c’est le paradoxe de voir soit les arbres mais pas la forêt, soit la forêt mais pas les arbres. Ce point est bien mis en évidence dans une réflexion faite par Jackson :
I construe philosophy not as a method for forming concepts, but as a strategy for distancing ourselves from the world of immediate experience — social as well as sensory — in order to gain some kind of perspective or purchase on it. By contrast, ethnography is a strategy for close encounters and intersubjective engagements. Whereas ethnography demands immersion in a world of others or otherness, philosophy saves from drowning by providing us with means of regaining our sense of comprehension, composure, and command in a world of confusing and confounding experience113.
66Par rapport à l’anthropologie, la phénoménologie est l’une des possibilités de manifestation de l’infini anthropologique engendrées par la ligne de pensée de la philosophie occidentale. Mais, avec sa recherche d’une dimension « essentielle » et de structures universelles qui, étant théoriques, n’ont pas besoin de confirmation scientifique, la phénoménologie se focalise sur la partie intemporelle de l’homme a priori, indépendamment de toute spécification culturelle. C’est grâce à ce rapport avec une dimension universelle que la phénoménologie, en vertu de sa position spécifique, peut devenir l’un de plus importants alliés de l’anthropologie et de l’ethnographie qui opèrent sur le terrain. Et le travail de terrain peut aussi montrer comment une des branches de la phénoménologie peut jouer contre l’autre, comme on l’a remarqué à propos de l’usage de Levinas et de Merleau-Ponty contre Sartre dans Lévi-Strauss ou encore à propos de Descola et Ingold. L’usage pratique de la philosophie dans l’anthropologie, en renonçant au plein pouvoir analytique, permet néanmoins de souligner des tensions internes à la pensée phénoménologique114.
67Pour Blumenberg, la philosophie ne peut pas changer l’état des sciences et se configure plutôt comme un discours « métascientifique » (Uberwissenschaftlich)115. Cela ne semble pas être le cas de l’anthropologie, laquelle a su se renouveler en utilisant les instruments de la phénoménologie. Mais la philosophie a un énorme avantage sur l’anthropologie : dans sa dimension métascientifique, elle permet de conduire la réflexion au-delà de l’Anthropos. Elle a le pouvoir de couvrir toute forme de savoir en portant une critique plus radicale. La philosophie est une discipline vorace. Elle peut trouver des matériaux sur lesquels travailler dans chaque forme de savoir, qu’il soit scientifique ou humain, et c’est cette voracité que lui permet d’aller bien au-delà du champ de l’anthropologie. Cela devient évident si l’on note que la phénoménologie entre dans l’anthropologie en étant seulement « affaiblie ». Mais, en même temps, faire référence à l’anthropologie peut aider la philosophie à être consciente de sa position parmi les possibilités de construction d’un monde116, et les matériaux de l’anthropologie et de l’ethnographie peuvent entrer en dialogue avec la philosophie en lui donnant des perspectives alternatives à celle de l’Occident. La juxtaposition des perspectives différentes permet de complexifier la façon dont on peut connaitre ou interpréter quelque chose : le travail d’interprétation qui « déchiffre le sens caché dans le sens apparent »117 ne peut que sortir gagnante de cette complexification qui est rendue possible à travers le travail ethnographique. Même si, dans leurs rapports réciproques, philosophie et anthropologie sont habituées à des emprunts qui sont des « trahisons loyales », ces trahisons (comme l’a bien dit Didier Fassin) sont à défendre pour peu qu’elles conservent une valeur heuristique118. Prendre vraiment au sérieux les natifs et leurs ontologies peut signifier aussi : nous faire entrer dans un dialogue productif avec la philosophie, et cette possibilité de dialogue ne peut être ouverte qu’à travers la redécouverte du monde de la vie opérée par la phénoménologie, qui permet de voir la variabilité de la culture humaine entre les structures fondamentales de la conscience. La phénoménologie est une des plus puissantes formes de la pensée trans-ontologique, et c’est pour cela qu’elle peut offrir un appui pour une anthropologie critique qui refuse l’eurocentrisme. Et, à cette fin, il est nécessaire de renoncer à l’interdit anthropologique de Husserl, en cessant de considérer l’Europe comme porteuse d’une « idée absolue » en contraste avec les autres « types anthropologiques empiriques », pour reconnaitre à l’Autre la capacité de participer à la construction d’un monde commun. Selon Karl-Siegbert Rehberg, l’un des experts les plus importants dans le domaine de l’anthropologie philosophique, cette « modalité » (plutôt qu’école) de la pensée a la capacité d’être une « unification expérimentale de perspectives »119 : en cela, l’anthropologie « pratique » contemporaine est peut-être la véritable héritière de l’anthropologie philosophique. Et, dans ce projet de recherche, la phénoménologie joue un rôle fondamental : sans elle, c’est l’anthropologie « pratique » qui court le risque d’Untertreibung120.
Voetnoten
1 Pour voir la distance entre l’anthropologie « ethnographique » qui nous intéressera ici et la vieille anthropologie « philosophique », il nous suffit de remarquer à quel point l’anthropologie philosophique adopte un regard « détaché » sur son objet, en utilisant un modèle « scientifique » dans lequel la phénoménologie est seulement l’une des possibilités d’exploration et non plus la forme fondamentale de recherche (surtout chez Plessner). En un mot : dans cette approche, le corps vient avant la chair. À ce sujet, voir J. Fischer, « Le noyau théorique propre à l’Anthropologie philosophique (Scheler, Plessner, Gehlen) », Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales-Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes- und Sozialwissenschaften 25 (2017) (sans numéros de page).
2 L’idée est notamment celle de Jacob et Monod. Pour une critique récente, voir J-J. Kupiec, Et si le vivant était anarchique. La génétique est-elle une gigantesque arnaque ?, Paris : Les Liens qui Libèrent, 2019. On peut trouver quelque trace dans les écrits de Plessner (par exemple dans les addenda de H. Plessner, Die Stufen des Organischen und der Mensch. Einleitung in die philosophische Anthropologie, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1981), mais il ne s’agit que de considérations inessentielles.
3 H. Blumenberg, Beschreibung des Menschen (hrsg. M. Sommer), Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2006. Par la suite, on le citera comme BM.
4 BM, p. 485.
5 Ibid., p. 498.
6 Ibid., p. 504.
7 Notamment, pour Gehlen, la véritable anthropologie philosophique est celle de Herder, à laquelle on ne peut rien ajouter puisque l’essence de l’homme est intemporelle, mais dont on peut seulement corriger et élaborer les lignes directrices (voir A. Gehlen, Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt (éd. K.-S. Rehberg), Frankfurt am Main : Vittorio Klostermann, 2016).
8 R. Brigati, « La filosofia e la svolta ontologica dell’antropologia », dans R. Brigati, V. Gamberi (éds.), Metamorfosi. La svolta ontologica in antropologia, Macerata : Quodlibet, 2019, p. 299-354.
9 Sur l’interdit anthropologique, voir notamment J.-C. Monod, « L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », Revue germanique internationale 10 (2009), p. 221-236.
10 On peut adopter la devise « individual anthropologists wrestl[e] with particular philosophers » qu’on peut trouver dans l’introduction du volume collectif de V. Das, M. Jackson, A. Kleinman, B. Singh (éds.), The Ground Between. Anthropologists engage philosophy, Durham-London : Duke University Press, 2014, p. 24.
11 Hua XXVII, p. 164-181.
12 Il est bien connu que le thème de l’empathie (Einfühlung) comme fondement de l’intersubjectivité avait été traité, avant les Cartesianische Meditationen, dans la thèse d’Edith Stein. Elle aussi avait comme principal objectif théorique la théorie de l’empathie de Scheler, mais n’arrivait pas à utiliser l’intersubjectivité comme fondement de la possibilité d’un monde. Voir E. Stein, Zum Problem der Einfühlung, Freiburg im Breisgau : Herder, 2010. Sur l’intersubjectivité, voir. S. Besoli, « Il tema dell’intersoggettività e la costituzione del sé. Genesi e identità della fenomenologia trascendentale » dans S. Besoli, L. Caronia (éds.), Il Senso della realtà, Macerata : Quodlibet, 2019, 199-242.
13 BM, p. 91.
14 BM, p. 106-107.
15 Il s’agit d’un thème analysé par Scheler, auquel le dernier Husserl se trouve contraint de faire quelques concessions. Voir BM, p. 103.
16 J. Derrida, L’Écriture et la différence, Paris : Seuil, 1967, p. 177.
17 L’anecdote du Taschenmesser se trouve dans Hua I p. XXIX.
18 P. Valéry, Mauvaises pensées, Paris : Payot-Rivages, 2016, p. 27.
19 L’expression est d’E. Melandri, Contro il simbolico. Dieci lezioni di filosofia (éd. L. Guidetti), Macerata : Quodlibet, 2007, passim.
20 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris : Gallimard, 1966.
21 Cette idée a été exprimée en philosophie au moins à partir d’Anaximandre (voir le fragment 12, A 11, Diels).
22 Mais cette affirmation n’est-elle pas une définition ? Paradoxe du manque de définition qui est en soi-même une définition, une instance « territoriale » qui déclare anarchiquement que les territoires sont ouverts.
23 Levinas, dans un essai de 1957 (dans Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris : Grasset, 1991, p. 49-63) commente longuement la pensée de Lévy-Bruhl.
24 Hua VI, p. 15.
25 C’est la thèse qu’il expose dans Die Aufgabe des Übersetzers, dans W. Benjamin, Gesammelte Schriften, Vol. IV-1, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1991, p. 9-21.
26 La littérature anthropologique connaît assez bien aussi le problème de la communicabilité des mondes d’autrui. Cf. le volume classique J. Clifford, G.E. Marcus (éd.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, 25th Anniversary Edition, Berkeley : University of California Press, 2010.
27 Hua VI, p. 251.
28 Le rapport entre Lévy-Bruhl et Husserl est assez connu et a été souligné par Merleau-Ponty dans « Le philosophe et la sociologie », in Id., Œuvres, Paris : Gallimard, 2010, p. 1171-1187. Je cite toujours Merleau-Ponty d’après cette édition.
29 Voir C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris : Plon, 1962.
30 Voir E. Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, Paris : Puf, 2009.
31 R. Brigati, « La filosofia e la svolta ontologica dell’antropologia », op. cit., p. 344.
32 E. Levinas, Totalité et Infini, Le Haye : Martinus Nijihoff, 1961.
33 G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris : Minuit, 1980, p. 205-234.
34 De ce point de vue, il faut remarquer que Levinas est l’un des phénoménologues les moins utilisables dans le discours anthropologique, puisque sa philosophie est la description d’une dimension abstraite qui s’oppose à la tradition philosophique occidentale tout entière, mais qui maintient des éléments tout simplement inacceptables dans un discours anthropologique qui ne veut pas réduire l’Autre à la compréhension qu’on a de lui. On se réfère ici, par exemple, à des concepts comme ceux de « paternité » ou de « féminité », qu’il considère sous un angle essentialisant et apodictique qui ne peut pas aller au-delà de Levinas lui-même : la femme est encore identifiée à l’ange de la maison et au pôle ontologiquement passif, la « virilité » étant le pôle actif dans la reconstruction lévinassienne. Mais cela veut dire simplement que, quoi qu’il en soit de la prétention « intemporelle » de Levinas, ses branches sont asséchées.
35 J. Patočka, Il mondo naturale e la fenomenologia (éd. A. Pantano), Milano : Mimesis, 2012, p. 120.
36 On pense ici à H. Blumenberg, BM p. 9, exergue.
37 Le mot est employé par Descola. Voir Ph. Descola, « Modes of Being and forms of predication », HAU: Journal of Ethnographic Theory 4/1 (2014), p. 271-280.
38 Pour Levinas, « le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain, mais aussi un prochain de l’Autre et non pas simplement son semblable » (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Le Haye : Martinus Nijhoff, 1978, p. 245) En ce cas nous identifions le Tiers comme le lecteur, ce qu’il veut dire qu’il est plus proche du Même-auteur que de l’Autre-informateur : en ce cas, le Tiers est ce que le Même doit rapprocher à l’Autre à travers son travail.
39 Ils se trouvent dans Hua XV et Hua XXVII. Les considérations suivantes suivent plusieurs éléments de BM. Voir aussi F. Dastur, « Phénoménologie et anthropologie », Alter. Revue de phénoménologie, (23), p. 28-45 (2015).
40 Même si cette influence n’est pas à surévaluer, voir E. Saint Aubert, « Merleau-Ponty face à Husserl et Heidegger : illusions et rééquilibrages », Revue germanique internationale 13 (2011), p. 59-73.
41 Hua I, p. 103, bien que la distinction Leib/Körper soit originellement de Scheler.
42 H. Blumenberg, Phänomenologische Schriften 1981-1988 (hrsg. F. Zambon), Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2018, p. 216-234.
43 Manlio Iofrida, dans une série de textes qui ont été recueillis récemment en volume (M. Iofrida, Per un paradigma del corpo: una rifondazione filosofica dell’ecologia, Macerata : Quodlibet, 2019) arrive à proposer Merleau-Ponty comme l’auteur fondamental pour penser l’écologie comme rapport de l’homme et du corps au monde environnant.
44 R. Barbaras, Lectures phénoménologiques, Paris : Beauchesne, 2019.
45 Le Visible et l’invisible, in Œuvres, op. cit., p. 1784.
46 J-P. Sartre, L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1943.
47 J-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris : Gallimard, 1960.
48 Voir J-P. Sartre, L’Être et le Néant (éd. A. Elkaim-Sartre), Paris : Gallimard, 1976, p. 413-484.
49 R. Barbaras, Lectures phénoménologiques, op. cit., p. 111.
50 Dans The Ground Between, op. cit., ce débat est traité à plusieurs reprises.
51 Au contraire, l’influence du marxisme dans l’anthropologie mériterait un discours complètement différent. Le marxisme comme forme d’hypothèse sur les « lois » des mouvements de l’histoire et de l’économie reste une perspective critique et politique très importante.
52 Voir M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris : Seuil, 2000, Id., Auto-donation. Entretiens et conférences (éd. M. Uhl), Paris : Beauchesne, 2004, Id., Pour une phénoménologie de la Vie. Entretien avec Olivier Salazar-Ferrier (éd. J. Leclercq, G. Jean), Clichy : Corlevour, 2010.
53 R. Barbaras, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Louvain-la-Neuve : Peeters, 2019.
54 Ibid., p. 37.
55 Ibid., p. 99.
56 On peut dire, d’une manière plus critique, qu’il ne donne pas un instrument analytique pour déterminer ce qu’est l’appartenance de quelque chose à quelque chose, mais cela n’est pas le point : Barbaras ouvre un nouvel espace de sens, il n’est pas intéressé à définir les conditions de validité d’un discours (comme disait Franco Volpi).
57 Dans l’ordre : H. Schmitz, Der Leib, Berlin : De Gruyter, 2011, Id., Ausgrabungen zum wirklichen Leben. Eine Bilanz, Freiburg\München : Alber, 2016, Id., Zur Epigenese der Person, Freiburg\München : Alber, 2017, Id., Wie der Mensch zur Welt kommt. Beiträge zur Geschichte der Selbstwerdung, Freiburg\München : Alber, 2019.
58 H. Schmitz, Kurze Einführung in die Neue Phänomenologie, Freiburg\München : Alber, 2009 (tr. fr. J-L. Georget, P. Grosos, Brève introduction à la nouvelle phénoménologie, Argenteuil : Le cercle herméneutique, 2016). Un resumé utile de sa philosophie est H. Schmitz, R. O. Müllan, J. Slaby, « Emotions outside the box—the new phenomenology of feeling and corporeality », Phenomenology and the Cognitive Sciences 10.2 (2011), p. 241-259.
59 Voir Gutjahr, L., « Nourishing Notions or Poisonous Propositions? Can “New Phenomenology” Inspire Gestalt Therapy? », Gestalt Review 22.3 (2018): 331-357.
60 Die Stellung des Menschen im Kosmos [1928], Bonn : Bouvier, 1991 et l’édition philologique en italien La posizione dell’uomo nel cosmo (éd. G. Cusinato), Milan : Franco Angeli, 2000.
61 H. Schmitz, Neue Phänomenologie: Hermann Schmitz im Gespräch (éd. H. Werhahn), Freiburg i. B.: Alber, 2011.
62 P. Benson, K. L. O’Neill, « Facing risk: Levinas, ethnography, and ethics », Anthropology of Consciousness 18.2 (2007) p. 29-55.
63 Voir son manifeste à ce propos, N. Scheper-Hughes, « The primacy of the ethical: propositions for a militant anthropology », Current Anthropology 36.3 (1995), p. 409-440.
64 N. Rapport, « Anthropology through Levinas: knowing the uniqueness of ego and the mystery of otherness », Current Anthropology 56.2 (2015), p. 256-276. C’est assez étrange que l’article de Benson et O’Neill ne figure dans la bibliographie de Rapport qu’à travers un des commentaires en fin de l’article.
65 Ce dernier était un penseur de la gauche hégélienne, précurseur du nihilisme et était un des objectifs critiques de l’Idéologie Allemande de Marx et Engels. On peut trouver son influence sur la conception de « décision » de Carl Schmitt.
66 D. Ihde, Husserl’s Missing Technologies, New York : Fordham University Press, 2016.
67 Le mot est de Blumenberg, dans Lebenswelt und Technisierung unter Aspekte der Phänomenologie (1959), aujourd’hui disponible en trois (!) éditions distinctes : H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, Stuttgart : Reclam, 1981 p. 7-54, Id., Theorie der Lebenswelt (éd. M. Sommer), Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2010, p. 181-225, Id., Schriften zur Technik (éd. A. Schmitz, B. Stiegler), Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2013, p. 163-202. Bien que les critiques de Blumenberg aux insuffisances de la théorie de la technique soient un antécédent important, il est un auteur que Ihde semble ignorer. Le philosophe américain a aussi manqué le dialogue avec Simondon, qui aurait pu être un interlocuteur et un prédécesseur important sur la question de l’homme et la technique : voir G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris : Aubier 2012 et Id., Sur la technique (éd. N. Simondon, J-Y, Château), Paris : PUF, 2014.
68 D. Ihde, Heidegger’s Technologies. Postphenomenological perspectives, New York : Fordham University Press, 2010.
69 Cette distinction apparaît par exemple dans D. Ihde, Technology and the Lifeworld, Bloomington : Indiana University Press, 1990. Nous citons la formalisation proposée dans M. Nørskov, « Revisiting Ihde’s fourfold “technological relationships: application and modification», Philosophy & Technology 28.2 (2015), p. 189-207, qui note aussi qu’il est possible de réduire les quatre formes d’Ihde à deux formes « mixtes ». Plus récemment une nouvelle formalisation plus « analytique » a été proposée dans S.T. Luan, « The Hidden Dimensions of Human-Technology Relations », Philosophy & Technology (2019), p. 1-25, mais on a l’impression que sa régulation sémantique réduit la possible polysémie de la version « simple » d’Ihde à une univocité qui devient plutôt une limite trop stricte.
70 D. Leder, The Absent Body, Chicago: University of Chicago Press, 1990.
71 Th. J. Csordas, Body/Meaning/Healing, New York: Palgrave Macmillan, 2002, p. 241-259.
72 Ram, K., Houston, C., (eds), Phenomenology in Anthropology: A Sense of Perspective, Bloomington : Indiana University Press, 2015.
73 K. Ram, C. Houston, « Introduction: Phenomenology’s methodological invitation », Ibid., p. 1-25. La citation est à p. 1.
74 Nous reprenons une idée traitée dans A. Duranti, « Alle radici dell’epochè: dialoghi tra Husserl e gli antropologi », in S. Besoli, L. Caronia (éds.), Il senso della realtà, cit., p. 71-118.
75 Th. Csordas, Body/Meaning/Healing, op. cit., p. 58-87.
76 Husserl n’arrive que très tard dans ses écrits (Th. Csordsa, « Intersubjectivity and intercorporeality », in Subjectivity 22, 2008, p. 110-121). Le terme lifeworld qu’il utilise est une référence à Jackson plutôt qu’à la Lebenswelt de Husserl.
77 N. Scheper‐Hughes, M Lock, « The mindful body: A prolegomenon to future work in medical anthropology », Medical anthropology quarterly 1.1 (1987), p. 6-41. N. Scheper-Hughes est devenue célèbre pour son engagement politique en faveur des « damnés de la terre », comme on l’a vu. M. Lock est connue pour ses travaux d’anthropologie biologique qui s’opposent fermement à l’essentialisme scientiste de la biologie moléculaire contemporaine. Bien que ce texte propose une perspective très fine sur celle de l’essai de 1980 de Csordas, il n’est pas cité dans leur essai. De plus, ni Csordas ni les deux anthropologues ne citent les travaux de Michael Jackson, qui sont devenus classiques quelque temps après comme un antécédent important d’une approche phénoménologique.
78 Trois perspectives similaires sont proposées aussi par F. Dagognet dans son ouvrage Le corps (Paris : PUF 1992) : selon cet élève de Canguilhem, l’erreur de Merleau-Ponty a été de considérer le corps comme « unique », là où au contraire il est susceptible d’une analyse que l’auteur définit comme « métacorporelle » en le considérant aussi dans une perspective sociale et diachronique.
79 On peut voir aussi D. Robbins, « La philosophie et les sciences sociales : Bourdieu, Merleau-Ponty et Husserl », Cités 3 (2012), p. 17-31
80 L. Perreau, Bourdieu et la phénoménologie. Théorie du sujet social, Paris : CNRS, 2019.
81 M. Foucault, Les Mots et les choses, op. cit. Voir aussi Id., L’archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1971.
82 Voir J. Throop, « Sacred suffering: a phenomenological anthropological perspective », Phenomenology in Anthropology, cit., p. 68-89 (c’est l’essai immédiatement suivant à celui de Csordas) et Id., “Being open to the world”, HAU: Journal of Ethnographic Theory 8(1-2) (2018), p. 197-210.
83 En réalité, avant Jackson, l’anthropologue italien (et ancien élève de Benedetto Croce) Ernesto de Martino a fait usage de la phénoménologie dans ses études des expériences de crise existentielle (« crises de présence ») surtout dans le sud de l’Italie. Il est à remarquer que ses références sont assez similaires à celles utilisées par Franco Basaglia, le psychiatre italien responsable de la Loi 180 de 1978 qui a soumis à une réforme profonde les soins psychiatriques en Italie. Le lien entre ces deux figures fondamentales du monde intellectuel italien était Giovanni Jervis, qui avait travaillé avec Basaglia mais s’en était séparé pour des raisons politiques et théoriques. Certes, la phénoménologie chez De Martino et Basaglia s’accompagne d’une position marxiste politisée qui conduit dans une direction assez différente par rapport aux auteurs auxquels on a fait le plus référence ici (nous serions tenté de dire plus « philosophique » pour le cas de De Martino). Du reste, marxisme et phénoménologie ont bénéficié d’une rencontre privilégiée en Italie, grâce aux auteurs comme Enzo Paci, Luciano Anceschi et, un peu plus tard, Enzo Melandri, indépendamment des positions françaises. L’opus magnum de l’anthropologue italien a été traduit récemment en français (E. de Martino, La fin du monde (éd. G. Charuty) Paris : EHESS, 2016, et cette édition critique est à la base de la nouvelle édition italienne (E. de Martino, La fine del mondo, Torino : Einaudi, 2019) qui a remplacé l’édition de 1977, éditée selon des critères discutables. La rencontre manquée entre De Martino et le public plus vaste qu’il aurait mérité serait-elle corrigée par les nouvelles traductions en français et en anglais (au nombre desquelles une publiée chez Hau Books, l’un de plus importants éditeurs du monde de l’anthropologie) ?
84 M. Jackson, Lifeworlds, Essays in existential anthropology, London : University of Chicago Press, 2013, p. 260.
85 J. Fabian, Time and the other. How anthropology makes its object, New York : Columbia University Press, 1983.
86 J. Fabian, Remembering the Present: Painting and Popular History in Zaire, Berkeley : University of California Press, 1996.
87 Voir G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris : PUF, 1966. À propos de l’ontologie de la mort, il faut remarquer que Henry était un élève de Canguilhem. Barbaras, en opérant une « épochè de la mort », reprend explicitement les idées de Henry (comme nous l’avons vu), mais aussi celles de Jonas (voir H. Jonas, The Phenomenon of Life, Evanston : Northwestern University Press, 2001), qui a développé une position très similaire à celle de Canguilhem. En tout cas, l’approche centrée sur la Vie plutôt que sur la mort, comme on peut voir aussi dans le focus d’Hannah Arendt pour la naissance et les commencements dans The Human Condition (London : University of Chicago Press, 1958), est pensée par contraste avec la position fondamentale de la mort chez Heidegger. Jackson a été fortement influencé par la forme d’existentialisme de l’ancienne élève de Heidegger, et il la cite plus souvent que n’importe quel autre philosophe.
88 Ici, nous ne pouvons pas reconstruire les changements intervenus dans les approches de Good ou de Kleinman, qui ont beaucoup évolué dans le temps. Nous nous limitons à signaler le volume collectif classique de J. Biehl, B. Good, A. Kleinman (eds.), Subjectivity: Ethnographic Investigations, Berkeley : University of California press, 2007.
89 G. Canguilhem, Écrits sur la médecine (éd. A. Zaloszyc), Paris : Seuil, 2002, p. 43. L’un des cas les plus connus de cette forme de narration est M. Taussig, « Reification and the consciousness of the patient », Social Science and Medicine. Part B: Medical Anthropology 14/1 (1980), p. 3-13.
90 J. Katz, Th. Csordas, “Phenomenological ethnography in sociology and anthropology”, Ethnography 4/3 (2003), p. 275-288, cité ici p. 277.
91 Ibid., p. 284-285.
92 B. White, K. Strohm, « Preface: Ethnographic knowledge and the aporias of intersubjectivity », HAU: Journal of Ethnographic Theory 4.1 (2014), p. 189-197.
93 P. Pels, « After objectivity: An historical approach to the intersubjective in ethnography », HAU: Journal of Ethnographic Theory 4.1 (2014), p. 211-236. Pels fait souvent référence à L. Daston, P. Galison, Objectivity, New York : Zone Books, 2007, qui par coïncidence a été publié la même année que le volume Subjectivity que nous avons cité précédemment.
94 J. Fabian, « Ethnography and intersubjectivity: Loose ends », HAU: Journal of Ethnographic Theory 4.1 (2014), p. 199-209. Il s’agit de l’essai qui précède celui de Pels.
95 BM, p. 107.
96 Voir Hua XV, p. 389 et BM, p. 118 : « Sozusagen eine transzendentale Verblendung ist die Weltlichkeit, die ihm vor der phänomenologischen Reduktion als an den Horizont der Vorgegebenheit Gebundenen, das Transzendentale notwendig unzugänglich macht, aber auch ihm jede mögliche Ahnung davon verschließt ».
97 BM p. 128.
98 V. Crapanzano, “Must we be bad epistemologists? Illusions of transparency, the opaque Other, and interpretive foibles”, in The Ground Between, op. cit., p. 254-278, cite ici p. 261.
99 Voir H. Blumenberg, Phanomenologische Schriften 1980-1988, op. cit., p. 437-508.
100 T. Ingold, The Life of Lines, London : Routledge, 2017, p. 151-152. Par la suite, je citerai lce volume au moyen de l’abréviation LL.
101 Paradoxalement, la sociologie a eu une influence capitale sur la réception de la phénoménologie dans l’anthropologie, notamment à travers les ouvrages d’Alfred Schütz, qui fut l’un des plus importants promoteurs de la phénoménologie en Amérique.
102 En italien est disponible l’excellent ouvrage d’A. Mancuso, Altre persone. Antropologia, visioni del mondo e ontologie indigene, Milano : Mimesis, 2018.
103 Hua VI, p. 230.
104 Hua VI, p. 183.
105 Voir J. Farges, « Monde de la vie et primordialité chez Husserl », Philosophie 1 (2011), p. 15-34 et Id., « Vie, science de la vie et monde de la vie : Sur le statut de la biologie chez le dernier Husserl », Bulletin d’Analyse Phénoménologique VI, 2 (2010), p. 42-72.
106 Ph. Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris : Flammarion, 2014, p. 237.
107 Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard, 2005, p. 351. En réalité Descola a été fortement critiqué pour cette distinction catégorique des ontologies, et il a été souvent remarqué que son schéma n’est pas cohérent avec les données ethnographiques. Étant intéressés davantage à sa construction qui est plus « philosophique » qu’ « anthropologique », nous ne pouvons pas rapporter ici ces débats. A. Mancuso, op cit., traite ces questions en détail.
108 Ingold et Descola entretiennent un débat depuis des années. Voir Ph. Descola, T. Ingold, Être au monde : quelle expérience commune ?, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 2014. Dans la préface à l’un de ses livres plus récents, Ingold écrit : « [I thank] Philippe Descola for travelling in the opposite direction to me: he is escaping from philosophy into ethnography, I’m escaping from ethnography into philosophy, we meet in the middle where things get interesting » (LL, p. xi).
109 Un des éditeurs de Subjectivity a récemment édité un volume collectif qui élabore l’idée de human becoming. Voir J. Biehl et P. Locke (éds.), Unfinished. The Anthropology of Becoming, Durham : Duke University Press, 2017. La phénoménologie est à peu près absente de ce volume, en faveur d’une influence principalement deleuzienne.
110 Bien qu’il cite quelques textes en allemand, il ne semble pas connaître les travaux de Schmitz.
111 LL p. 87
112 Voir V. Gamberi, « Metamorfosi: decolonizzazione vera o apparente? », dans R. Brigati, V. Gamberi, Metamorfosi, op. cit., p.11-52, surtout p. 25-26. Sur le rapport entre anthropologie, phénoménologie et tournant ontologique, pendant que l’Auteur travaillait à cet écrit, a été publié en version online first l’article de M. A. Pedersen, « Anthropological Epochés: Phenomenology and the Ontological Turn », Philosophy of the Social Sciences (2020). Par rapport à cet essai, qui traite à peu près des mêmes auteurs dont il est question ici, l’exposé de Pedersen a comme perspective plutôt la dimension anthropologique de ce rapport. Il ne cite pas, par exemple, les écrits sur l’Anthropologieverbot ou Blumenberg. Nous avons travaillé, dans l’ignorance réciproque, sur le même sujet à partir de deux perspectives complémentaires.
113 M. Jackson, « Ajala’s Heads: Reflections on Anthropology and Philosophy in a West African Setting », The Ground in Between, op. cit., p. 27-49, cité ici p. 28. Il faut remarquer que la définition de la philosophie comme « construction de concepts » est à peu près celle qu’on trouve dans G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : Minuit, 1991. Est-il donc en train de critiquer la conception à la base du tournant ontologique ?
114 Cela ne veut pas dire que seule la pratique anthropologique permet l’émergence de ces tensions. L’anthropologie permet de voir « en action » et de manifester les tensions à partir de son point de vue pratique, mais la réflexion théorique peut aussi parcourir les tensions qu’elle a elle-même créées : elle a plus un pouvoir de réflexion, mais cette réflexion est à fonder sur une réalité qui doit montrer les paradoxes mêmes qu’elle trouve dans la théorie.
115 BM, p. 481-482.
116 Sur le problème de la « mondiation », voir J. Pina-Cabral, World. An anthropological examination, Chicago : Hau Books\Chicago University press, 2017.
117 P. Ricoeur, Le conflit des interprétations, Paris : Seuil, 1969, p. 35.
118 D. Fassin, “The parallel lives of philosophy and anthropology”, The Ground in between, cit., p.50-70.
119 K-S. Rehberg, « Philosophical Anthropology from the End of World War I to the 1940s and in a Current Perspective », Iris. Vol. 1. No. 1 (2009), p. 131-152.
120 La thématique générale de cet essai a été inspirée par les cours de Roberto Brigati pour la partie anthropologique et de Stefano Besoli pour la question de l’intersubjectivité. L’A. veut les remercier cordialement. Des conversations avec Nicola Zambon et Alessandro Mancuso ont aussi été très importantes pour le développement de cet écrit ; last but not least, je tiens à remercier aussi Chiara Marotta pour la patience dont elle a fait preuve en corrigeant encore une fois mon français : sans elle, cet article n’aurait pas été lisible.