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Noëlle Delbrassine, Jérôme Flas, Maud Hagelstein, Géraldine Sauvage & Remy Rizzo

Recensions (mars 2022)

(Volume 18 (2022) — Numéro 1 (Recensions n°8))
Article
Open Access

1Maud Pouradier & Valentin Sonnet (dir.), Style et subjectivité, Caen, Presses Universitaires de Caen, Cahiers de philosophie, no58, 2021, 210 pages. Prix : 15 €. ISBN : 978-2-38185-032-0.

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3Le cinquante-huitième numéro des Cahiers de philosophie de l’Université de Caen ne manque pas d’ambition en se proposant d’interroger deux concepts aussi vastes et polysémiques que ceux de style et de subjectivité. Loin d’être l’exclusivité du vocable philosophique, ces termes traversent en effet bien d’autres disciplines — littérature, linguistique, psychologie, arts — sans s’absenter jamais du langage courant. De cela, les contributeurs semblent bien conscients. L’amplitude offerte par une telle thématique se retrouve de fait au sein de l’ouvrage — aussi bien par le biais de la diversité des auteurs mobilisés (Dilthey, Husserl, Heidegger, Maldiney, Foucault, Goodman, Cavell, Deleuze ou encore Merleau-Ponty) que par celle des points de vue proposés (philosophie phénoménologique, analytique, existentialiste, métaphysique, peinture, musique, cinéma) — ce qui en fait une lecture riche et stimulante. La présentation sur laquelle s’ouvre l’ouvrage peine d’ailleurs à nouer les deux bouts au terme de plus de vingt pages. Difficile en effet de ne pas se perdre dans un tel dédale… Mais quel plaisir ne trouve-t-on pas souvent au cœur même de l’errance ?

4Il nous faut d’ailleurs insister sur un point : si une lecture ininterrompue de l’ouvrage suscite immanquablement quelques vertiges et perplexités quant aux complémentarités des articles, il faut reconnaître que chaque contribution offre à elle seule un éclairage singulier, précis et tout à fait probant sur les thématiques annoncées. De cette façon, style et subjectivité révèlent leurs subtilités et leurs multiples facettes, au lecteur d’aller puiser librement parmi celles qui l’intéressent.

5Dans un premier article (sans doute le plus technique du recueil), Emmanuel Housset propose une étude phénoménologique du concept de style. Soulignant d’entrée de jeu « l’équivoque » (p. 33) du mot « style », Housset le rapproche du « type » pour mieux l’en distinguer. Au terme d’une analyse méthodique allant de Dilthey à Heidegger en passant par Husserl, il propose une définition étonnante du style comme « mode de notre réponse à l’appel de l’être » (p. 61). Dans une veine qui n’est pas sans rappeler l’autre phénoménologue qu’est Paul Ricoeur, on évite de réduire le style à une posture ou à une objectivité construite scolairement (id.) pour en faire l’objet d’un travail perpétuel : celui d’une promesse « qui ne cesse de se formuler en nous et qui permet de résister au désœuvrement » (p. 60). On pressent en ceci les liens qui peuvent être tissés entre le style et la subjectivité. Le premier soutenant en quelque sorte la seconde puisqu’il se rapporte à une « tâche d’être » unique et sans cesse à rejouer pour éviter l’atrophie de l’écoute, de la parole et de l’engagement.

6Valentin Sonnet propose ensuite un texte sur la notion de style dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Résultat d’une conquête laborieuse et jamais assurée, le style d’un artiste (en l’occurrence, le peintre Johannes Vermeer) est d’abord présenté comme étant le lieu de son expression la plus personnelle : le style est ce par quoi on parvient à se reconnaître, à exprimer sa voix propre, à révéler son identité singulière. Se pose alors la question d’un style non-individuel comme le style baroque, moderne, romantique : le style peut-il ainsi quitter le registre de la pure subjectivité ? En exploitant notamment le cas paradoxal du nom propre (ex : peindre une toile « à la manière de » Vermeer, Picasso ou Van Gogh), Sonnet parvient à proposer une définition désubjectivisée du style (p. 92). Il apparaît ainsi comme ce qui « exprime quelque chose du monde, et apporte par là une signification pouvant prétendre valoir pour tous (…) [bien que tout créateur ne puisse] conquérir cette signification qu’à partir de sa propre expérience, sa propre vie, en la portant à l’expression » (p. 93).

7Dans un article au titre aussi sobre que surprenant, « Maldiney et le cinéma », Philippe Grosos s’adonne à définir « par la voie négative » ce que peut être le style de Maldiney sur base de son désintérêt tacite pour le cinéma — au profit vraisemblable de toutes les autres formes d’art. Après avoir étiqueté les raisons pour lesquelles « nous aurions voulu » que Maldiney s’intéresse au cinéma, Grosos nous dévoile toute l’éloquence de son silence en la matière. Révélation déroutante d’un style spécifique, cet article se démarque des autres en ce qu’il tente de délimiter clairement le style de Maldiney sans s’éparpiller — Cavell et Deleuze n’apparaissant qu’à titre de repoussoir.

8Maud Pouradier ajoute à son tour un nouveau penseur à cette vaste étude du style, Michel Foucault. Accolant dès le titre les deux thématiques à l’honneur dans ce numéro, elle nous invite à aller « d’une désubjectivation du style à la généalogie stylistique du sujet » (p. 117). À travers plusieurs œuvres et influences de la pensée de Foucault (notamment Binswanger et Merleau-Ponty), Pouradier nous balade entre le concept de style chez Foucault et la quête du style de Foucault. De la phénoménologie à l’existentialisme en passant par le structuralisme jusqu’à l’abandon même du concept de « style » (p. 133), l’article de Pouradier est dense et complexe. Il ne manque pas d’éveiller à son terme de plus larges questions telles que celles du style philosophique en général ou d’une potentielle stylistique des philosophies.

9Dans un dernier article enjoué et captivant, Frédéric Bisson mêle le jazz — mais aussi Johnny Halliday ! — à la philosophie analytique. Agrémentant son texte d’autant de références (Goodman, Frege, Kripke, Proust, etc.) que de propositions logiques et d’anecdotes personnelles, Bisson nous invite à vivre une expérience esthétique (p.155) durant laquelle style et subjectivité se désolidarisent au point que « le nom n’est plus propre à une personne [mais devient] le nom d’une signification stylistique complète, pleinement caractérisée » (p.155).

10Les Varia de cet ouvrage sont quant à eux assurés par les productions de Céline Jouin et d’Édouard Jean qui proposent respectivement, une traduction commentée de la correspondance entre Ferdinand Tönnies et Carl Schmitt et une étude sur le concept tönnisien de communauté tel que fondé par Husserl. L’absence de lien avec le reste de l’ouvrage ne diminue en rien l’intérêt d’une telle publication en Varia, on peut néanmoins se demander si ces textes — apparemment inédits — y trouvent un éclairage suffisant.

11Noëlle Delbrassine

12Université de Liège

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14Clément Bertot & Jean Leclercq (dir.), Nietzsche et la phénoménologie. Entre textes, réceptions et interprétations, Paris, Garnier, 2019, 405 pages. Prix : 35 €. ISBN : 978-2-406-08197-5.

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16Ce recueil d’articles, compilés à la suite d’un colloque tenu en 2016 à l’Université catholique de Louvain, entend questionner la relation qu’il pourrait exister entre Nietzsche et la phénoménologie. La tâche demande une prudence et une minutie que ne manquent pas de souligner dès les premières pages de l’introduction les directeurs de ce texte. Comment, en effet, aborder cette relation sans la réduire aux lectures de Nietzsche par la phénoménologie ? Dans pareil cas, le titre n’aurait qu’à être « Nietzsche selon la phénoménologie ». L’ouvrage prend un autre parti : donner droit aux positions de Nietzsche elles-mêmes, quitte à rendre un Nietzsche qui — à défaut d’avoir pu connaître le développement de la phénoménologie dès Husserl — aurait vraisemblablement été critique à l’égard de certaines lectures phénoménologiques qui ont pu être faites de ses ouvrages.

17C’est que la possibilité d’une réception phénoménologique de Nietzsche est rendue complexe par deux éléments. D’abord par l’importance historique de la lecture de Nietzsche proposée par Heidegger dans ses séminaires tenus à Fribourg (1936-1940) et dans les livres qui suivront (Holzwege, 1949, Nietzsche I et II, 1961). L’introduction et les articles de la première partie du volume qui nous concerne montrent les raisons de remettre en question le commentaire heideggérien, qui fait de Nietzsche un métaphysicien. Cette lecture heideggérienne a exercé une longue influence sur la réception de Nietzsche, malgré les malentendus qu’elle génère quant à un supposé biologisme de Nietzsche ou par la reprise, comme le montre Yannick Souladié, de fragments posthumes tronqués de la Volonté de Puissance. Ces fragments devaient servir, chez Heidegger, à étayer l’idée que la volonté de puissance aurait avant tout pour activité d’imposer la marque de l’être au devenir (Nietzsche récapitulant par ce geste l’histoire de la métaphysique) : Yannick Souladié entend montrer, à rebours de Heidegger, que l’hypothèse de la volonté de puissance permet à Nietzsche de se rapporter aux notions d’être et d’étant comme à des interprétations de philosophies dont il s’agit de faire la généalogie. Un des grands intérêts de cette partie de l’ouvrage est de compléter l’examen de cette interprétation heideggérienne d’un Nietzsche métaphysicien par la traduction d’un discours de Eugen Fink à Fribourg, daté de 1946 et inédit en français, où l’on retrouve ce choix de faire de Nietzsche un métaphysicien : « La métaphysique nietzschéenne du jeu ».

18Le volet « Heidegger » sera ré-ouvert sporadiquement dans les troisièmes et quatrièmes parties de l’ouvrage. Un article de Claude Vishnu Spaak interroge les différences entre les conceptions du tragique chez Levinas et Heidegger en questionnant si ces différences sont en germe dans des tensions internes à la conception nietzschéenne du tragique, alors que le texte de Nicolas Monseu examine la place de la rédemption dans Ainsi parlait Zarathoustra, texte mobilisé dans la conférence de Heidegger : « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ».

19Le deuxième problème pour une réception phénoménologique de Nietzsche réside dans la façon dont ce dernier évite volontairement le terme « phénomène » (Erscheinung) au profit de la notion bien spécifique d’« apparence » (Schein), comme le rappellent à la fois l’introduction et un article de P. Wotling. Nietzsche affirmait ainsi dans Vérité et mensonge au sens-extra moral : « Le mot « phénomène » détient de nombreuses séductions, c’est pourquoi je l’évite le plus possible : car il n’est pas vrai que l’essence des choses apparaisse dans le monde empirique » (éd. GF, p. 127). On trouve par ailleurs une critique assez massive du présupposé d’une conscience unitaire chez Nietzsche (présupposé du langage). Doit-on alors en conclure qu’en matière de phénoménologie, Nietzsche se retrouverait mêlé à quelque chose qui ne le concernerait pas, n’étant ni le métaphysicien de Heidegger, ni créateur d’un logos sur les phénomènes ?

20Par ce geste, on prendrait à la fois Nietzsche et la phénoménologie pour ce qu’elles ne sont pas : des pensées closes sur elles-mêmes — un petit nombre d’énoncés fondamentaux répartis en systèmes autonomes. Le pari de l’ouvrage est que, malgré les malentendus, il est possible de tracer de riches intersections qui auront pour effet de relancer, par leurs mises en relation, à la fois les pensées de Nietzsche et les phénoménologies. Ainsi, après une déconstruction de la lecture heideggérienne — que l’on trouvera dans les contributions de Yannick Souladié et d’Emmanuel Salanskis, lequel critique l’idée heideggérienne selon laquelle Nietzsche pense le biologique de façon non-biologique — l’ouvrage peut prendre un autre chemin, qui se traduit par la republication d’un texte important de Rudolf Boehm : « Deux points de vue : Husserl et Nietzsche » (Archivio di Filosofia, 1962, fasc. 3, p. 167-181).

21Ce texte de Boehm — même s’il reprend l’idée heideggérienne d’une métaphysique de Nietzsche — marque un changement d’orientation des deuxièmes et troisièmes parties de l’ouvrage, qui examinent davantage le rapport entre Nietzsche et Husserl (comme le faisait Boehm et comme le font des contributions de Jean-Sébastien Hardy et Arnaud Bouaniche) via les questions du monde de la vie, de la place de l’activité d’interprétation (Nietzsche) ou de constitution des phénomènes (Husserl). Le pari et l’originalité de Boehm, comme le montre l’article qui suit de P. Wotling, est de ne pas poser la question du rapport entre Nietzsche et la phénoménologie en termes de précursion ou d’anticipation, mais de faire converger Nietzsche et Husserl, en posant la thèse que l’interprétation chez Nietzsche est elle-même constitution, et la constitution des phénomènes, chez Husserl, elle-même interprétation.

22Deux questions de prudence méthodologique se posent cependant par rapport à la thèse massive de Boehm : y a-t-il plus qu’une analogie à rassembler Nietzsche et Husserl autour de la formule « monde de la vie » (qui n’apparaît pas vraiment en tant que concept chez Nietzsche) ? De quelle vie parle-t-on chez Nietzsche et Husserl ? Yannick Souladié esquissait déjà en première partie le rapport de la vie à l’hypothèse de volonté de puissance chez Nietzsche. On sait que cette volonté de puissance est activité conflictuelle d’interprétations entre des forces. En ce sens, le monde se retrouve associé à la vie dans certains textes nietzschéens, comme ne manque pas de le souligner Jean-Sébastien Hardy : plus précisément, plusieurs mondes résultent des interprétations de plusieurs vies. La contribution de Jean-Sébastien Hardy peut alors questionner la possibilité d’une convergence entre Nietzsche et Husserl à partir de leur constat d’une crise de l’humanité et des sciences. S’il s’agit pour Husserl de montrer les conditions d’émergence de la science dans la Lebenswelt, Nietzsche pousse ce geste critique de la modernité scientifique plus loin, en rapportant la connaissance à des pulsions (au point de questionner, ce que ne fera pas Husserl, le besoin de vérité et son histoire). En ce sens, Nietzsche pourrait compléter l’absence de généalogie du monde de la vie chez Husserl, ou plutôt la phénoménologie aurait l’occasion de venir se greffer sur la généalogie nietzschéenne pour complexifier le monde de la vie en des mondes de vies pluriels qui nous amèneraient à pouvoir questionner la nécessité d’un monde humain où domine l’idéal de vérité comme préférence intersubjective.

23Une deuxième question qui se pose à la lecture de Boehm est celle de la pertinence du rapprochement de Husserl et de Nietzsche sur base d’une entreprise critique similaire, d’un examen approfondi des conditions de nos savoirs qui amène à une critique du rationalisme moderne. P. Wotling montre bien que l’idéal de vérité reste présent et non-questionné chez Husserl, là où Nietzsche entend faire la critique de cette préférence inconsciente, incorporée (voir le début de Par-delà Bien et Mal). En ce sens, la critique chez Husserl — l’exigence radicale d’un socle stable pour l’activité de connaissance — va bien moins loin que chez Nietzsche : l’épochè reste conditionnée par une préférence non justifiée pour la vérité, posée préalablement comme idéal. L’ouvrage se rapproche alors d’une question qui évoque les premières lignes du Nietzsche et la Philosophie de Gilles Deleuze : si Nietzsche tente de réaliser une critique du sens et des valeurs, en partant de l’activité d’évaluation dont ces valeurs procèdent, dans quelle mesure la phénoménologie peut-elle faire de même ? Le point de vue de Deleuze était désabusé : « Même la phénoménologie a contribué par son appareil à mettre une inspiration nietzschéenne, souvent présente en elle, au service du conformisme moderne » (Paris, PUF, 1962, p. 1).

24Cette question a par ailleurs l’intérêt de nous amener à prendre la phénoménologie par le bout des valeurs et d’une critique de la culture, ce que fera l’ouvrage avant de s’achever sur des variations consacrées à l’esthétique et à la philosophie de l’art. Déjà l’article d’Arnaud Bouaniche examinait les critiques nietzschéennes et husserliennes du nationalisme. L’article d’Élodie Boublil s’interroge sur l’eidétique des valeurs, via L’homme du ressentiment (Max Scheler, 1912). L’axiologie peut-elle se faire comme le propose Scheler, à partir d’une conscience intentionnelle des valeurs ? Les valeurs sont-elles à considérer comme des objets transcendants pour la conscience ? Ici, c’est Nietzsche qui semble faire travailler la phénoménologie. Peut-on faire une eidétique des valeurs ? Autrement dit : les valeurs sont-elles assimilables à des essences ? Tout l’objet de la généalogie de Nietzsche est d’aller à l’encontre de cette idée (voir Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » dans Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971), de montrer les strates et l’absence d’essence stable des valeurs, leur sens évoluant avec l’histoire.

25Il devient alors possible de questionner via Nietzsche la confrontation de la phénoménologie à son contexte culturel et historique. Cela ne concerne pas uniquement Scheler ou la Krisis. Des articles se concentrent ainsi sur la reprise de Nietzsche par M. Henry, notamment dans La Barbarie. C. Bertot montre par exemple que le projet d’une critique de la culture présent dans cet ouvrage tente d’élaborer une généalogie affective transcendantale qui évite (en s’inspirant de Nietzsche) d’en rester à une eidétique des valeurs au sens de Husserl et Scheler. Simon Brunfaut examine pour sa part la façon dont l’intensité vitale permet à Nietzsche et Henry de penser le rapport éthique et esthétique au monde.

26Le recueil d’articles s’achève sur un examen esthétique du croisement entre Nietzsche et la phénoménologie, via les contributions de Christophe Perrin (qui examine la façon dont l’art entretient cette intensité vitale sans pourtant avoir à exprimer quelque chose de précis, à la fois chez Jankélévitch et Nietzsche) et de Martine Béland (qui entend confronter les limites de l’esthétique de Roman Ingarden à la pensée nietzschéenne). Babette Babich développe pour sa part l’idée d’une philologie phénoménologique du corps chez Nietzsche : à partir d’une lecture des textes rassemblés par A. Kremer-Marietti dans Le Livre du Philosophe, elle montre en effet comment à partir d’une considération sur la façon dont nos sens construisent le monde (un sourd de naissance dirait-il que les motifs de sable des figures de Chladni sont des sons ?) se pose le problème du mot comme métaphore. Le mot échoue toujours à délimiter la variation des sphères de perceptions sensibles. Cela étant, Babette Babich souligne, par un retour à Vérité et mensonge au sens extra-moral, l’intérêt de Nietzsche pour la transposition, au point d’y voir une « généalogie phénoménologique de la perception et de la conception » (p. 361) : à la fois le mot transpose des excitations en un son, mais l’on gagne aussi à faire varier ces perceptions pour enrichir la signification du mot et d’une réalité. Babette Babich peut proposer un exemple d’une telle philologie phénoménologique dans les études sur la rythmique grecque présentées par Nietzsche lors de sa période d’enseignement à l’Université. Comprendre la réalité du rythme des mots d’Archiloque suppose ainsi, selon Babette Babiche, une référence au corps — à la musicalité des mots dans la déclamation — plutôt qu’un unique recourt à la notation écrite. La philologie se ferait alors phénoménologique, au sens où elle demande d’intégrer les transpositions entre gestes, sons et articulation pour comprendre le sens de l’usage d’un mot.

27Par ce jeu d’aller-retour entre métaphysique, phénoménologie, critique de la culture, esthétique et philologie, l’ouvrage tient le cap de son exigence initiale — lire aussi la phénoménologie selon Nietzsche — tout en ne lissant pas les différences irréductibles qui se dessinent dans les phénomènes de reprises ou dans les échos apparents.

28Jérôme Flas

29Université de Liège

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31Jérôme Englebert & Grégory Cormann, Le cas Jonas. Essai de phénoménologie clinique et criminologique, Paris, Hermann, 2021, 145 pages. Prix : 19 €. ISBN : 1037006259.

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331. « Jonas est en prison après avoir tiré un coup de feu en direction de policiers sur le pas de sa porte » (p. 21). Situation sommairement décrite, dont découle et où se déplie l’enquête de phénoménologie clinique (et criminologique) menée ici par Jérôme Englebert et Grégory Cormann. Orphelin de sa mère récemment décédée « de sa belle mort » à l’âge de 94 ans, orphelin de surcroit de l’attitude de dévouement sans réserve qu’il adoptait à son égard, inquiet d’être privé de l’urgence existentielle le poussant à toujours remplir ses engagements, perturbé dans le rythme égal et la docilité aux règles qui gouvernaient jusque-là ses journées, chamboulé dans ses conduites comportementales les plus ancrées, Jonas tire un coup de feu. Et semble par là achever de désorganiser son existence. Quand en 2007 J. Englebert le rencontre dans le cadre d’une consultation clinique en contexte carcéral, l’homme manifeste peu d’émotions et explique se sentir en perte de sens. Cette rencontre signe le début d’une aventure phénoménologique menée de front avec G. Cormann. Car par cet acte violent, Jonas fait aussi effraction dans un milieu intellectuel décidé — par l’entremise de ce binôme de chercheurs — non seulement à saisir « l’épaisseur » ou la complexité de son geste, mais encore à se laisser impacter en retour, rejouant ce pari intemporel : les singularités contemporaines sur lesquelles bute notre désir de comprendre les autres réclament toujours a minima — espérons-le — quelques ajustements de nos manières de penser, a maxima des bougés ou des bouleversements de nos paradigmes.

34Prendre au sérieux le geste de Jonas supposait de ne pas le réduire trop vite à son exceptionnalité, de ne pas l’abandonner à son manque de sens (à sa « folie », en regard d’un environnement censé rester stable et intact), de ne pas le laisser dans l’angle mort des phénomènes comportementaux qui — du moins le croit-on — ne nous parlent pas de nous. (Re-) pensé à la lumière d’une situation élargie, redimensionnée, le cas Jonas cesse d’être un « cas perdu » (p. 2) (au sens fort), un cas sans place, passant au prétexte de sa relative insignifiance sous le radar ou la vigilance des chercheurs. L’expérience singulière d’un individu (Jonas) ne sera ici et pour cette raison à aucun moment considérée — ou jugée — dans sa clôture subjective. Si elle peut se présenter en première apparence comme absolument singulière, l’expérience de Jonas doit pouvoir conquérir une part de son « objectivité » dans son inscription sociale, pour le dire avec Sartre. D’où l’exigence constamment relancée de « réinscrire le trouble dans son écologie » (p. 15). L’acte individuel s’éclaire alors à être affranchi de son intimité radicale et à être ressaisi comme interpellation à l’égard d’un ensemble social plus vaste. Tel serait d’ailleurs le « profit méthodologique » (selon l’expression empruntée à Mauss) de l’étude de cas. Dans l’esprit des travaux du psychiatre-éthologue A. Demaret, dont les propositions inspiraient et innervaient déjà le premier livre de J. Englebert, Psychopathologie de l’homme en situation (Hermann, 2013), les pathologies psychiques se voient moins étudiées dans ces pages comme des déviances à l’égard de normes communes que comme des formes archi-singulières d’« adaptation » à une situation sociale complexe, situation qu’elles contribuent d’ailleurs à révéler. Symétriquement, dans le domaine de la phénoménologie criminologique, le point de vue adopté permet de penser de manière inédite l’infraction, non seulement comme rupture du contrat collectif mais encore comme réponse à un état déterminé (et souvent abimé) des relations sociales.

35Le cas Jonas fonctionne comme une aventure épistémologique, qui sans être « leçonnante », offre néanmoins des petites leçons portatives, indiquant ce que peut — dans le champ clinique — la phénoménologie devenant enquête, essai. Les auteurs ont le souci de donner de nombreuses indications-balises sur le processus, laissant supposer qu’ils prennent au sérieux la question de la méthode. D’où le caractère expérimental, entrainant et didactique du texte. Pour autant, on n’y relève pas d’adhérence de la théorie à elle-même, pas d’insistance trop appuyée sur ses passages obligés, mais une utile distance stratégique avec les points d’évidence. Un chantier dialectique s’installe dans ces lignes, et même une obstination dialectique, repoussant expressément le repos. Des motifs s’approchent jusqu’à se confondre (situation/territoire, choc/infrac­tion…) — on les pense en relation analogique — puis ils se distinguent subitement, tremblent en quelque sorte l’un contre l’autre, s’électro-choquent, et font écart. Le cas Jonas déjoue les attentes ; le lecteur ne cesse d’être empêché d’y faire l’épreuve du Même et de la reconnaissance. Jonas nous oppose des conduites inassimilables, une étrangeté radicale. À qui — ou à quelle partie de nous — ressemble-t-il ? Peut-être ressentira-t-on dans ces pages l’absence de Meursault, le personnage de L’étranger de Camus, qui surgira tout de même en bout de course, dans les marges de la postface d’Hubert Wykretowicz. Sans doute, les deux intrigues auraient-elles pu se superposer. Comme Jonas, Meursault combine insensibilité apparente (à la mort de sa mère, ou à sa jeune maitresse qu’il pense ne pas aimer, parce que ça ne « signifie rien ») et hypersensibilité (à la lumière, à l’éclat, aux lampes trop fortes, aux reflets, à tout ce qui lui fatigue les yeux). Mais surtout, il entretient avec le jeu social un rapport compliqué, fait de docilité (« oui monsieur le directeur ») et d’incompréhension (« à mon grand étonnement, ils m’ont tous serré la main »), comme on le voit dans les nombreux passages où il se demande quoi faire, où il se demande si « il peut » (est-ce que je peux fumer devant le cadavre de ma mère ? est-ce qu’on peut éteindre une des lampes ?). Comme Jonas, il accomplit un geste (« tout a vacillé ») répondant à une situation insoutenable, d’aveuglement et de blessure (« le jour m’a frappé comme une gifle »), geste qui surgit dans un moment de grand vide (« je me sentais tout à fait vide », « je ne pensais à rien »), et qui surtout reste incompréhensible pour la justice (« il y a des choses qui m’échappent dans votre geste »). Comme Meursault, Jonas nous livre à la question obsédante : comment fait-on pour récupérer (collectivement) un geste qui échappe ?

362. Les propositions les plus fulgurantes de ce livre me paraissent tenir à un travail spécifique mené par ses auteurs, celui de l’observation fine — et sur plusieurs plans — des rapports d’adhérence et d’écart qu’entretient le sujet à lui-même et à son milieu, ou des rapports de coïncidence et de « décoïncidence » (pour utiliser un concept mis en jeu récemment par le philosophe-sinologue F. Jullien), envisagés sous un angle énergétique engageant le corps et les émotions (ou leur absence). Comme si Le cas Jonas, nourri d’excursions dans le champ éthologique, travaillait à décrire une économie très variable des conduites dynamiques d’approche ou d’écart, reprenant d’un côté tous les mouvements de « ré-ancrage », de (re-) connexion à soi et aux autres, de territorialisation corporelle, d’adaptation, de prise de rôle, mais observant aussi de l’autre — aux moments où la coïncidence devient morbide, et l’adhérence aux normes anesthésiante — les effets ou les efforts de désynchronisation, d’effraction, de fracturation, d’écart radical. La facilité pousserait à y voir deux mouvements contradictoires, et les termes d’une alternative. Mais s’il y a deux côtés, ce sont ceux (cour et jardin) d’une scène dont on ne sait s’il faut sortir, et surtout par où. Une scène où serait en jeu l’expérience de la liberté, réfléchie par les auteurs dans sa « dimension spatiale » et dans sa « bipolarité » (p. 12). Comment savoir si la liberté œuvre fondamentalement à la récupération de la stabilité d’un milieu (par le biais d’une « repersonnalisation » connectée) ou à l’altération des rapports qui le composent ? L’individu fait-il l’expérience de sa liberté en récupérant la possibilité de « coïncider » avec sa situation, en s’ajustant mieux, en s’éprouvant comme un être situé (p. 102), ou en provoquant les écarts à soi qui lui permettent de s’affranchir ? L’alternative s’avère insatisfaisante, et la possibilité de « ré-ancrage » toujours compliquée par l’imprévu de la rupture : « Être soi-même comme individu requiert aussi de pouvoir communiquer un écart irréductible entre la société et la place qui nous y est faite. Se fait ainsi jour la nécessité d’une phénoménologie de l’homme en situation inquiétée par les pathologies de la vie sociale » (p. 106).

37Deux hypothèses apparemment contre-intuitives — mais pour cette raison puissantes et originales, car elles dévoient les évidences — se glissent dans cette mécanique particulière, de coïncidence et décoïncidence mêlées (deux hypothèses s’articulant dialectiquement l’une à l’autre).

38Première hypothèse. Le choc (le coup de feu), loin d’être réduit à l’infraction ou à la rupture avec les normes partagées, devient pour Jonas le moyen de retrouvailles avec son territoire, autrement dit : une technique radicale pour se ré-ancrer. Sur la base d’une dépersonnalisation mélancolique, correspondant au modèle défini par Tellenbach en 1961 comme « typus melancholicus », l’analyse fait apparaître en première lecture chez Jonas une hypernomie exagérée, une saisissante adaptation à ce qu’il perçoit des règles externes ou des rôles sociaux, et un ajustement parfait aux comportements attendus. Conséquemment, Jonas semble avoir développé une intolérance à l’ambiguïté et à la contradiction, le poussant à sur-simplifier la vie collective, réduisant systématiquement les individus à leurs rôles dans le tissu social. Selon toute vraisemblance, le coup de feu aura déchiré l’« idéal de conformité » et la « dépendance à l’identité de rôle » affectant l’existence de Jonas (p. 40). Mais assimiler strictement le coup de fusil à un écart, et le « typus melancholicus » à une adhérence disproportionnée aux normes, reviendrait à ôter au geste une part de son épaisseur et de sa complexité. Car la mélancolie, au moins selon Fuchs, se définit encore elle-même comme état de profonde « désynchronisation » (p. 43), crise identitaire, « déséquilibre de la dialectique entre l’‟identité de rôle” et l’‟identité égoïque” » (p. 44). Le mélancolique souffre d’être prisonnier d’une comédie familiale et sociale défaite, d’une sociabilité effondrée, dans laquelle les normes tournent à vide. Désancré, il vit les événements sur le mode d’une temporalité désorganisée. Aussi Jonas est-il insensible aux « relations d’échange » qui tissent le réel ; il fuit constamment « la contingence de son inscription corporelle et émotionnelle » (p. 65). Pour le dire autrement, l’état mélancolique s’articulerait à l’expérience d’un hiatus originaire, que le choc — pensé selon un schéma adaptatif apparemment contre-intuitif — contribuera à réduire et soulager. Le coup de feu permet de récupérer la contingence sinon niée ou sur-cadrée ; il se comprend comme « tentative de reterritorialisation corporelle » (p. 54), expérience de « territorialisation choquée » (p. 56) à la recherche d’un corps — quête partagée avec le personnage du film de Jean-Marc Vallée Demolition (2015), auquel Cormann et Englebert consacrent des pages très belles. Opération complexe, mais vitale, au sens plein, c’est-à-dire opération qui possède la complexité des pulsions de vie : « Au-delà de la rencontre de corps, le coup de feu tiré par Jonas a en effet une portée cosmique : il s’agit en quelque sorte de chercher un corps à corps ontologique, de produire un rapport à l’être comme par effraction ou par fracturation de la double indifférence de la conscience (mélancolique) et de l’être (désitué, retombé dans l’inertie) » (p. 55). Reste à repérer les élans de ce type, les techniques — éventuellement violentes — par lesquelles un individu parvient à « produire un rapport par fracturation », sur le mode du « raptus » (p. 79). Si cette hypothèse aide à saisir un tour singulier de la liberté, ce serait celui-ci : l’expression de la liberté fait certes exploser un monde, elle interrompt la comédie existentielle, mais elle permet à la fois — comme choc — une nouvelle inscription dans le social et une sortie de l’indifférence ou du vide. Le détachement et l’ancrage. À reconnaître le choc comme acte de liberté et récupération de la puissance d’agir, les auteurs interrogent de surcroit sa nature potentiellement thérapeutique, posant le cadre problématique d’une « phénoménologie clinique du choc ».

39Deuxième hypothèse. L’inconduite ou la rupture la plus extrême ne prend sens qu’à être réfléchie dans son lien aux normes sociales, c’est-à-dire dans son inscription au cœur du social. Même l’écart le plus extrême serait selon cette hypothèse informé et modélisé par les attendus sociaux, et culturellement intériorisé. On ne sort pas de ses gonds n’importe comment, malgré la « sauvagerie » apparente des actes « déviants ». À bien y regarder, les manières de dérailler sont en partie prescrites par le jeu social qui nous enserre : « la société aménage ainsi le moyen pour les individus de déroger à ses valeurs de façon honorable et parfois même valorisée » (p. 115). La dernière partie de l’ouvrage installe ce postulat de manière implacable, au départ du motif de l’amok, où l’on examine avec les auteurs la possibilité de ce qu’il faut bien appeler des « conduites d’inconduite » (p. 113). L’amok décrit un comportement meurtrier et suicidaire d’abord observé en Malaisie par des voyageurs ou autres spécialistes des sociétés traditionnelles colonisées, puis repris dans une nouvelle de Stefan Zweig, comportement empreint de folie qui consiste à sortir de chez soi en courant, en hurlant et en poignardant tous les êtres vivants rencontrés sur son chemin. Généralement, les coureurs d’amok finissent en se donnant la mort. Ces formes violentes de passage à l’acte ne sont pas sans échos actuels (attentats terroristes, tueries dans les écoles aux États-Unis, etc.), comme l’indiquent les références et la généalogie du terme retracée dans Le cas Jonas. Mais en quoi sont-ils des expressions d’une liberté qui cherche à se décoincer par le choc ? Dans ces comportements violents, Mauss repère une forte dimension d’« impuissance » (p. 118). L’écart individuel — qui finalement mène à la mort — peut se décrire comme un acte de réponse désespérée à une société, et une manière de s’y intégrer, y compris sous la modalité paradoxale de l’inconduite. On sent des points d’adhérence dans ces écarts. Car si l’amok est une inconduite, elle se manifeste « au plus près de la violence de dépersonnalisation et du narcissisme social qu’elle cherche à conjurer » (p. 123). Toute sa vie Jonas aura été réticent à l’inconduite, cherchant inlassablement à « supprimer toute possibilité d’un écart dans son comportement entre les normes sociales et la manière dont il les mettait en œuvre » (p. 116). Mais posons la question naïvement : s’il existe des codes y compris pour la déviance, si ces gestes radicaux restent culturellement définis, voire culturellement adaptés, quelle serait encore l’efficace de cette liberté désespérée ? Comment respirer minimalement dans une société qui refuse le choc, et le récupère sans cesse comme manifestation toujours déjà prévue ? Or — contre ces facilités auxquelles Le cas Jonas fait obstacle — on perçoit en bout de course une respiration de la liberté dans le geste de Jonas, quelque chose qui se soulève et se retourne vers nous. « Comment faut-il en effet évaluer une société qui contraint (Georges Devereux aurait dit plus prudemment : "préstructure") l’expression de nos individualités socialisées à prendre l’apparence de violences extrêmes et s’ingénie ensuite à les dénier ou à les condamner ? » (p. 124). S’il n’est pas absolument hors code, l’écart individuel opéré par Jonas produit aussi (surtout ?) la possibilité d’une désadhérence de la société à elle-même, un antidote à son « narcissisme », pour le dire avec Devereux (p. 119), qui force le tissu social à son propre décodage. Obstinément, G. Cormann et J. Englebert travaillent à déplier la possibilité d’une « phénoménologie qui porte son attention vers les pathologies de la vie sociale » (p. 88).

403. Quelles pistes de travail et quels dispositifs pratiques auront encouragé la scénographie habile de ces jeux complexes de la liberté dans Le cas Jonas ? Peut-être les auteurs ont-ils eux-mêmes oscillé entre ces modèles qu’on opposerait sinon trop artificiellement : se ré-ancrer, s’arracher. Ne peut-on imaginer que cette oscillation dialectique aura trouvé son énergie dans les frictions si fécondes d’une enquête commune ? Le travail en binôme n’a-t-il pas précipité à son maximum d’intensité la recherche d’« épaisseur » annoncée parmi les objectifs de l’analyse ? G. Cormann et J. Englebert ont choisi de croiser leurs armes depuis longtemps — ensemble, ils ont fréquenté l’œuvre de Sartre (à laquelle G. Cormann a consacré en 2021 un livre précis et fouillé, Sartre. Une anthropologie politique. 1920-1980), faisant l’épreuve de sa pertinence dans le champ clinique, notamment au séminaire du Professeur Jean-Marie Gauthier, où ils ont probablement glané les premières pierres d’un édifice commun aujourd’hui très solide. Si l’on est familier de leurs travaux, on pourra en première lecture les reconnaître dans ce livre, repérer les nombreux tours et détours de leur pensée accordée, de leurs obsessions, retrouver des hypothèses déjà dépliées ou exposées ailleurs, à l’occasion avec d’autres. On pourra aussi se faire retourner par leurs trouvailles, car ce livre se distingue par son originalité — et ce n’est pas une formule. Dans nos domaines de recherche, écrire à deux constitue un exercice corsé d’amitié, de patience et d’écoute. Certains s’y enlisent, s’y éteignent, d’autres y augmentent leur puissance. Crée-t-on jamais « à deux », d’ailleurs ? Et si oui, dans quel rythme éventuellement boiteux, sous quelles conditions, surmontant quels obstacles (impossibles ou nécessaires), quels conflits, pris par quelles joies singulières ? La symbiose — y compris dans le monde animal — est une forme de co-création ou une manière de s’accorder qui n’annihile pas les tensions. Comme le présume Pascal Quignard dans son roman Villa Amalia : « La symbiose ne définit même pas un équilibre. C’est un conflit extrêmement instable — comme le temps dans le ciel de la province de Bourgogne. Seule la recherche de l’égalité jamais obtenue, impossible, venant, s’effaçant, revenant sans fin, la fait palpiter, la fait vivre » (Gallimard/Folio, 2006, p. 281).

41Maud Hagelstein

42Université de Liège

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44Bruce Bégout, Le concept d’ambiance. Essai d’éco-phénoménologie, Paris, Seuil, 2020, 408 pages. Prix : 25 €. ISBN : 978-2-02-143267-1.

45   

46L’ouvrage de Bruce Bégout, intitulé Le concept d’ambiance. Essai d’éco-phénoménologie, examine de près un concept déjà présent en toile de fond dans plusieurs livres de l’auteur (Lieu commun, 2003 ; La découverte du quotidien, 2005 ; Los Angeles, capitale du xxe siècle, 2019). À l’image de son travail sur le quotidien, Bégout examine phénoménologiquement la notion d’ambiance — un phénomène à première vue évident, presque plat, mais qui laisse pourtant perplexe dès lors qu’on essaie de l’appréhender conceptuellement. La thèse de l’auteur est avancée dès la première ligne de l’essai : « L’homme vit continuellement au sein d’ambiances » (je souligne, p.7). Pour soutenir cette affirmation, Bégout mobilise et rejoue un certain nombre de concepts originaux. Ce compte-rendu propose de considérer les plus saillants d’entre eux et de montrer la précarité du phénomène pourtant constant mis en évidence par l’éco-phénoménologie.

47De la logique de la « jonction » à la logique de la « mersion »

48Bégout appelle « éco-phénoménologie des ambiances » sa tentative de décrire « le dôme invisible sous lequel se déroulent toutes nos expériences » (p. 7). Le préfixe éco suggère l’existence d’un milieu constitutif dans lequel tous les phénomènes apparaîtraient. L’ensemble de l’essai s’attache à défendre ce milieu en question.

49Le premier geste de l’auteur consiste à remplacer notre mode de pensée traditionnel, celui-là même qui nous enjoint à penser le monde sur le mode de la relation, par une pensée de l’appartenance. À cet égard, Bégout se trouve un allié dans la personne d’Emanuele Coccia : « L’appartenance au monde se manifeste dans l’absence de tout rapport. C’est ce que développe de nos jours, et à partir de présupposés différents des nôtres, Emanuele Coccia dans son approche philosophique des plantes et des hommes » (p. 295). En effet, Coccia tente lui aussi de penser un rapport au monde en-deçà de celui de la stricte relation. Dans La vie des plantes (2016), le philosophe écrit : « Le monde n’est pas un lieu, il est l’état d’immersion de toute chose dans tout autre chose » (je souligne, p. 88-89). Pour Bégout, l’expérience montre que l’individu, bien avant d’être en relation avec, appartient à son milieu. L’individu est dans le monde, et c’est précisément pour cette raison qu’il peut entretenir une relation avec lui. Ainsi l’auteur soutient-il que l’appartenance précède la relation (p. 56). Tout le travail de Bégout va être de penser cette appartenance.

Nous ne sommes pas au monde comme nous sommes en relation avec quelque chose, même quelque chose de si peu chose que le monde. Nous sommes au monde parce que, depuis toujours, nous sommes déjà dans le monde, nous lui appartenons et nous en sommes une infime parcelle, nous partageons la même matière phénoménale, et cette appartenance se manifeste continuellement à nous dans les ambiances multiples et fugaces qui nous font sentir notre inscription affective dans le milieu. (p. 287)

50L’auteur prend pour point de départ la notion heideggérienne de Stimmung, concept que l’on traduit d’ordinaire par « tonalité affective » ou « ambiance ». Bégout rappelle comment, dans Être et Temps, Heidegger avait déjà souligné un aspect de l’existence que nous remarquons à peine : « Le fait que, dès que nous existons dans le monde, nous sommes déjà disposés affectivement d’une certaine façon » (p. 57). Bégout reformule l’observation heideggérienne en soutenant que jamais, au cours de notre vie, nous ne faisons l’expérience d’une absence totale de tonalité — pas même dans l’ennui ou l’indifférence, qui restent encore des tonalités affectives particulières (p. 58). Continuellement plongés dans des ambiances variées et variables (p. 50), notre disposition affective est constamment déterminée par une ambiance (p. 51). Ainsi l’individu est-il toujours déjà « intoné » (p. 309) puisque l’ambiance structure a priori notre relation au monde (p. 61).

51La mise en évidence de l’affectivité dans le phénomène de l’ambiance est très précisément ce qui permet à l’auteur de revendiquer la nécessité de changer de logique. Actuellement, dit-il, notre manière de voir et de penser le monde est façonnée par une « logique de la jonction », c’est-à-dire par une logique qui réfléchit exclusivement en termes de rapports et de relations : tout phénomène s’inscrirait dans un certain rapport à son environnement, de la même manière que tout individu entretiendrait un certain rapport à son milieu. Derrière la logique de la jonction se trouve la conception husserlienne de la conscience qui défend l’idée que la conscience est toujours conscience de quelque chose et, à ce titre, toujours tendue vers le monde. Or, soutient Bégout, si on veut être honnête et respectueux du phénomène, il faut reconnaître que la logique de la jonction et la conception husserlienne de l’intentionnalité qui la sous-tend sont incapables de rendre compte du phénomène de l’ambiance. L’ambiance en tant que phénomène échappe aux catégories traditionnelles de la relation et déborde la logique de la jonction.

52Bégout ne nie pas le caractère vague du phénomène de l’ambiance, au contraire, mais il observe que la difficulté de saisir ce phénomène se dissipe dès lors que l’on change de logique et que l’on recourt à une logique de la « mersion » pour penser une « ontologie élargie » (p. 402). Contrairement à ce que laisse entendre la logique de la jonction, « l’être ne se réduit pas au défini » (p. 401). Une perspective « mersive » permet de rendre compte des phénomènes qui se trouvent en-deçà des divisions traditionnelles, dans « une dimension pré-dualiste de l’être » (p. 35), comme l’ambiance justement. Bégout refuse de fuir devant l’être vague de l’ambiance ; il propose au contraire de le prendre en charge et de l’assumer en lui reconnaissant l’être de la « vaguité ». La vaguité, écrit-il, regroupe « un vaste domaine de phénomènes médiaux, atmosphériques, incorporels, qui méritent notre attention en tant qu’ils jouent un rôle fondamental dans notre expérience du monde » (p. 20). Les phénomènes caractérisés par la vaguité ne peuvent pas être passés sous silence. L’auteur est catégorique : si l’on se donne les outils philosophiques adéquats de compréhension, la vaguité devient saisissable. Et Bégout de trouver ces outils dans la logique de la « mersion ».

53De l’« être -jeté » à l’« être-enveloppé »

54Initialement inspiré par Heidegger, Bégout prend simultanément ses distances avec ce dernier qui comprend l’être comme « être-jeté » dans le monde. D’après Bégout, cette compréhension de l’être reste fondamentalement tributaire de la logique de la « jonction » puisque l’être reste lancé dans un monde avec lequel il entretient certains rapports. Bégout dénie cette compréhension de l’être et préfère celle rendue possible par la logique de la « mersion » selon laquelle l’être, avant d’être-jeté, est toujours-déjà enveloppé. L’auteur propose l’image d’une couverture pour saisir cet enveloppement (p. 120) : à l’être-jeté heideggérien s’oppose ce que l’on pourrait appeler l’« être-enveloppé ». Cette image montre comment le phénomène s’inscrit toujours-déjà dans une tonalité affective qui l’enveloppe. Pour le dire en d’autres termes : l’image de la couverture montre qu’un phénomène s’établit toujours dans le ton de sa situation. Ainsi la logique de la « jonction » laisse-t-elle place à la logique de la « mersion » ; à la pensée des divisions succède « une pensée nouvelle du milieu, de l’entre, du fond » (p. 179). C’est donc définitivement sur le mode de l’enveloppement qu’il s’agit de penser l’être.

55À partir de la définition de l’ambiance comme enveloppe de tout phénomène et de tout individu, Bégout définit le « tact » comme « la capacité intuitive d’agir en fonction des ambiances » (p. 189). Le tact, porté vers l’action, serait la faculté de l’individu de « faire-avec » et de composer avec les ambiances qui l’enveloppent. Cette faculté, loin de se soutenir par elle-même, suppose ce que Bégout appelle le « flair ». Tantôt défini comme une « compréhension tonale » des situations (p. 183) tantôt comme « une intelligence atmosphérique » (p. 191), le flair est une sorte de « compréhension primitive », une « faculté de saisir pré-réflexive qui embrasse spontanément le ton de la situation » (p. 183). Dans son livre La découverte du quotidien (2005), Bégout mettait en évidence l’existence de « processus de quotidianisation » au fondement du quotidien. On peut se demander si le flair, cette « compréhension primitive » dont il est question dans Le concept d’ambiance, n’est pas une condition de possibilité des processus de quotidianisation dont il était déjà question quinze ans plus tôt dans l’œuvre de Bégout.

Le flair exprime, dans notre attitude quotidienne, cette capacité de sentir les ambiances dans leur ton particulier, de les comprendre comme des phénomènes holistes et passagers, de recevoir, avant toute visée de sens, l’expressivité du monde qui nous entoure (p. 189 ; je souligne).

56La « compréhension primitive » du flair « ne comprend rien, si l’on comprend par là un acte intellectif du sujet, elle est plutôt le fait pour le sujet vivant d’être compris, englobé, enveloppé par le sens, de résonner avec lui » (p. 183). Le flair apparaît comme une faculté intuitive, pour ne pas dire sensitive, puisqu’il permet à l’individu de sentir la tonalité d’une situation. Le tact, lui, vient logiquement dans un second temps puisqu’il permet d’agir en fonction et sur base de cette tonalité. L’action nous fait somme toute passer du flair au tact.

57À ces deux concepts s’ajoute celui d’« inhérence ». Ce dernier permet de saisir avec plus de précision encore l’univers conceptuel dans lequel baigne l’être-enveloppé selon Bégout. Continuellement enveloppé par elle, l’individu manifeste en permanence une forme d’inhérence à l’ambiance dans la mesure où il se sent toujours dans une certaine tonalité affective — aussi indéfinissable soit-elle. L’ambiance, que Bégout appelle aussi « Autour » ou « espace ambianciel », enveloppe constamment l’individu. Ce dernier ne fait jamais l’expérience d’une absence d’inhérence, jamais il ne fait l’épreuve d’une absence de tonalité affective. Pour le dire simplement, l’« inhérence » désigne le sentiment indéfinissable de l’enveloppement (p. 122).

58Ambiances « consonantes » et ambiances « dissonantes »

59L’ambiance, en tant que toile de fond discrète, ne pose d’ordinaire pas question puisqu’elle ne retient pas l’attention. L’inhérence de l’individu est le plus souvent telle qu’il ne songe pas même à interroger l’ambiance. Pourtant, « inhérence » n’est pas synonyme d’« adhérence ». Jusqu’à présent, on a exclusivement évoqué la dimension positive de l’ambiance : d’entrée de jeu, celle-ci a été faite lieu d’accueil et a été apparentée à un refuge, comme si l’individu s’abandonnait toujours à elle. Cependant, l’expérience montre que l’ambiance n’est pas toujours vécue sur le mode de l’abandon. En effet, il arrive que l’enveloppement d’une ambiance soit au contraire très pénible.

Il est évident que le sujet submergé jour après jour par une atmosphère désagréable, par exemple dans les situations de mal-être sur le lieu de travail, ne se retrouve plus dans une attitude d’abandon total à ce qui l’entoure. Au contraire, il ressent là un désaccord et se raidit. Il a l’impression de suffoquer. L’enveloppement s’est retourné ici en étouffement (p. 308-309).

60Dans cet extrait, Bégout distingue, d’une part, l’ambiance dans et à laquelle l’individu s’abandonne et, d’autre part, l’ambiance dans laquelle l’individu étouffe. À côté des ambiances « consonantes » existent donc des ambiances « dissonantes ». On notera que la consonance ou dissonance d’une ambiance n’est jamais établie définitivement ; aucune ambiance « n’est jamais totalement figée dans un ton déterminé » (p. 149). Bégout parle à cet égard de « modulation » — définie comme la « variation spécifique aux ambiances » (p. 148) — pour indiquer le caractère changeant et modulable des ambiances.

61Tout se joue dans les changements d’ambiances : au moment où l’individu quitte une ambiance pour une autre, son arrière-plan se déchire. Le passage d’une ambiance à l’autre institue quelque chose comme un différentiel qui permet à l’individu de saisir alors les contours des différentes ambiances qui l’enveloppent et/ou l’ont enveloppé. Cette transition d’une ambiance à une autre fait subitement sentir à l’individu ce que Bégout appelle le « relief ambianciel ».

62Il faut bien comprendre que le relief ambianciel n’apparaît jamais comme tel, mais qu’il se laisse, au contraire, deviner dans les déchirures de l’arrière-plan : quand l’ambiance change, ne fait plus évidence, ou se fait pénible. En d’autres termes, le relief ambianciel se dévoile quand quelque chose ne va pas ou, au contraire mais plus rarement, quand tout fonctionne trop bien. On rencontre ici un geste récurrent dans le travail de Bégout. Déjà dans La découverte du quotidien, l’auteur opérait comme en négatif en partant des expériences où, précisément, le quotidien ne fait plus évidence. La pratique philosophique de notre auteur semble guidée par l’idée selon laquelle les situations limites éclairent les situations ordinaires.

63Le relief ambianciel est particulièrement important car il donne à sentir la différence entre une ambiance consonante et une ambiance dissonante. Il permet de distinguer les ambiances qui enveloppent sur le mode de l’abri de celles qui enveloppent sur le mode de l’étouffement — comme dans une boîte (p. 120). De fait, il arrive que l’enveloppement de certaines ambiances soit moins vécu sur le mode de l’abri et de la couverture que sur celui de l’enfermement et de la boîte. Dans le dernier cas, l’individu a le sentiment d’être pris au piège, enfermé. L’enveloppement se fait étouffement, l’abri se fait boîte. Contrairement à l’ambiance consonante à laquelle l’individu s’abandonne, l’ambiance dissonante caractérise une situation où l’individu se sent traversé, envahi par une tonalité pénible dont il cherche à se dégager. Une forme de résistance se manifeste dès lors chez l’individu qui ne se laisse aller ni ne s’abandonne plus à l’ambiance.

[Il y a] deux modalités fondamentales de l’expérience ambiancielle : l’abandon et la résistance. Le moi peut toujours se laisser pénétrer par une ambiance, se fondre en elle sur le modèle de l’insertion dans le devenir ambiant, et il en va ainsi dans le cours normal de la vie, mais, si cette pénétration lui apparaît aussitôt comme négative en raison de sa tonalité hostile ou triste, il peut alors, sans garantie de succès, lui opposer une certaine résistance (p. 104 ; je souligne).

64L’auteur ne privilégie théoriquement aucun type d’ambiance. Contrairement à ce que suggère Heidegger en insistant sur la tonalité de l’angoisse (p. 260), il n’y a pas, selon Bégout, d’ambiance plus fondamentale que les autres ; il n’y a pas d’ambiance zéro. Le seul point zéro, la seule dimension fondamentale que l’auteur concède à l’ambiance, est sa tension constitutive (p. 273). Toute ambiance, écrit-il, est continuellement hantée par son ombre. Une ambiance joyeuse, par exemple, est toujours hantée par le spectre de la tristesse. Outre que l’observation de ce point zéro montre, contre Heidegger, que l’angoisse n’est pas le seul point de départ pour penser une négativité, elle reconnaît une forme d’instabilité constitutive à l’ambiance.

65L’ambiance comme instabilité

66Toute ambiance, hantée par son négatif, court le risque de se retourner en son contraire et, à ce titre, est fondamentalement ambivalente.

Il est exceptionnel que l’individu qui vit une ambiance la ressente comme devant toujours durer. Il a plutôt l’impression qu’elle peut à chaque instant se modifier et cesser. Sa phénoménalité exhibe les traits de l’instabilité (p. 135).

67Aucune ambiance n’étant jamais permanente, l’instabilité apparaît comme un trait constitutif de l’ambiance. Cette instabilité est une plaque-tournante pour comprendre avec précision en quoi consistent les ambiances dissonantes.

68Bien que cela soit, comme on l’a souligné, « sans garantie de succès » (p. 104), l’individu a toujours la possibilité de résister et de lutter contre une ambiance étouffante. La possibilité de cette résistance est une résultante, à la fois, de la « mersion » de l’individu dans l’ambiance et de l’instabilité de l’ambiance elle-même. La mersion de l’individu dans l’ambiance : l’individu ne peut résister à une ambiance que parce qu’il est enveloppé par elle. Aucune résistance n’est possible depuis l’extérieur ; aucune lutte ne se fait en extériorité. L’individu doit nécessairement être pris dans la tonalité contre laquelle il se dresse pour, justement, pouvoir lutter contre elle. L’instabilité de l’ambiance : si l’individu peut espérer lutter contre la pénibilité d’une ambiance, c’est aussi parce que l’instabilité de l’ambiance ouvre possiblement des brèches qui sont autant de marges de manœuvre, d’espaces de possibilité et de transformation. Le fait que toute ambiance soit hantée par son négatif autorise l’espoir d’opposer une résistance à l’ambiance qui étouffe.

69Toutefois, la lutte entreprise par l’individu ne s’épuise jamais totalement. Elle ne peut en aucun cas effacer complètement l’étouffement et la pénibilité de l’ambiance. La lutte est en quelque sorte toujours à reprendre et la résistance sans fin.

Lorsque l’ambiance s’avère pénible, noire ou grise pour ainsi dire, le sujet intoné ne se laisse plus simplement aller à ce qui l’affecte. Il cherche au contraire à résister à cet enveloppement déplaisant, soit en fuyant, soit en s’y opposant. Tout en résistant à cette pénétration, il la subit encore. Car c’est parce qu’il est immergé en elle qu’il peut lui résister. […] Jamais, en vérité, ses diverses stratégies de détachement ne peuvent conduire à effacer l’ambiance qu’il rejette. Il demeure dans une situation ambiguë : à la fois immergé dans l’atmosphère délétère qu’il ne supporte pas et incapable de s’en abstraire malgré ses efforts. (Je souligne, p. 309)

70Quels que soient les « pare-ambiances sophistiqués » qu’il élabore, l’individu « ne peut jamais totalement se détacher de [sa] submersion ambiancielle » pénible (p. 311). Il est comme pris, englué et incapable de s’extraire de la pénibilité de l’ambiance. Lutter contre une ambiance dissonante ne signifie donc en rien la modifier. La « modulation » d’une ambiance n’est jamais le résultat de l’action de l’individu ; elle est une caractéristique de l’ambiance seule. Autrement dit, dans la perspective de Bégout, personne ne module l’ambiance ; celle-ci s’auto-module. L’idée d’une auto-modulation de l’ambiance n’est évidemment pas sans poser question : comment une ambiance se régule-t-elle par elle-même ?

71Il me semble pouvoir dégager la piste d’une réponse là où Bégout note que « bien qu’elle déborde les distinctions du sujet et de l’objet, l’expérience de l’ambiance implique la présence d’une chair vivante et mobile qui ressent ce qui vibre au-delà d’elle et à travers elle » (je souligne, p. 152). Si l’individu ne peut ni produire ni moduler l’ambiance, il reste que le corps, lui, la ressent. C’est là, je crois, un point capital pour comprendre en quel sens Bégout peut soutenir une auto-modulation de l’ambiance. Par un détour sartrien, je souhaite approfondir quelque peu ce nœud théorique afin de mieux cerner par la suite le pouvoir d’action de l’individu sur l’ambiance et le monde.

72Comme le rappelle Grégory Cormann dans son article « Émotion et réalité chez Sartre. Remarques à propos d’une anthropologie philosophique originale », Sartre fait coïncider dans son Esquisse d’une théorie des émotions (1939) l’émotion à une action de la conscience dont la particularité est d’être portée sur la dernière partie du monde qui reste à sa disposition : le corps. À défaut de pouvoir réguler et modifier directement l’état du monde, la conscience procèderait indirectement en colorant le corps. L’émotion rendrait d’une certaine façon le monde plus supportable par l’entremise du corps. Dans ce cadre, il semble que l’émotion possède un important pouvoir, à la fois de transformation de l’individu et d’action sur le monde.

73La théorie sartrienne des émotions constitue un outil qui permet de donner du crédit et de comprendre ce que Bégout peut vouloir dire quand il soutient que l’ambiance s’auto-module. Si l’individu n’est pas en mesure de modifier volontairement, intentionnellement, une ambiance, l’ambiance se nourrit tout de même du produit de la conscience, autrement dit de l’émotion, pour se colorer et « s’auto-moduler ». Je veux suggérer par-là que, quoi qu’en dise Bégout, l’ambiance ne naît pas totalement de nulle part. Quand il soutient que l’ambiance se module par elle-même, il me semble que l’auteur veut en réalité insister sur l’absence de prise intentionnelle de l’individu sur l’ambiance. Mais il n’exclut pas pour autant la possibilité d’une influence indirecte, presque seconde, de l’individu sur cette dernière. De fait, l’individu a le pouvoir, grâce à sa conscience émotive, de marquer l’ambiance. Reconnaître un rôle, même minime, à l’individu dans la tonalité ambiancielle d’une situation me paraît d’importance pour éviter le risque de sa déresponsabilisation. Par l’entremise de ses émotions, indirectement donc, l’individu infra-module d’une certaine façon l’ambiance. Pour le dire autrement, la température de l’ambiance dépend des émotions qui l’habitent. Là où, à plusieurs reprises, Bégout insiste sur le fait que l’individu ne peut pas moduler l’ambiance et n’est, à ce titre, pas tout puissant, ici, je résiste en soutenant qu’il n’y a aucune raison pour que l’ambiance le soit davantage, toute puissante. Une co-modulation doit plutôt être pensée — j’y reviens dans ma conclusion.

74Finalement, la proposition de Bégout devient compréhensible : si l’ambiance se module seule, c’est seulement au sens où l’individu n’a aucune prise directe sur elle. Il y a entre l’ambiance et l’individu la strate des émotions. Celle-ci constitue une couche intermédiaire entre l’ambiance et l’individu. Une couche dont se nourrit l’ambiance et qui montre, par-là même, une influence indirecte de l’individu sur l’ambiance. La texture de l’ambiance ne naît pas ex nihilo.

75La question de l’action de l’individu sur le monde qui l’entoure peut maintenant être reprise. Comment concevoir la possibilité d’une résistance face aux ambiances dissonantes si l’individu ne peut pas influencer l’ambiance ou si, comme on vient de le défendre, il ne l’influence qu’indirectement par le biais de ses émotions ?

76À défaut de pouvoir agir directement sur une ambiance dissonante et s’en extirper, l’individu peut espérer la mettre à distance en agissant sur lui-même. On retrouve d’une certaine façon le geste de la conscience sartrienne qui, dans sa dernière tentative, se fait émotive pour agir sur la dernière portion du monde qu’elle possède encore. C’est dans ce type de pas de côté que naît la possibilité d’une résistance. L’individu peut refuser d’être complice d’une ambiance qui l’étouffe en modifiant sa posture à son égard : cesser de prendre part à l’ambiance et ne plus y participer qu’à titre de spectateur (p. 150-151). Ce changement de posture vis-à-vis de l’ambiance est une manière pour l’individu de se débarrasser, a minima, de la tonalité pénible qui l’étouffe. La situation devient alors la suivante :

Il constate, de sa position externe, que l’ambiance demeure et qu’elle est encore partagée par tous, sauf que lui-même n’y participe plus vraiment. Il y assiste plutôt comme à un spectacle. L’ambiance est alors vue, et non plus vécue. Ce n’est pas elle qui a pris fin, elle continue manifestement de se dérouler tout autour comme avant et les autres protagonistes se laissent encore imprégner par elle, c’est le sujet ambianciel qui, […] s’est retiré volontairement, ou non, de cette situation tonale et qui ne la ressent plus comme avant. […] Il perçoit bien l’ambiance qui est là tout autour de lui, il en comprend la tonalité particulière et peut même essayer, honteux peut-être de s’être ainsi éloigné d’elle, de se projeter de manière empathique en elle, mais, au fond, il ne la ressent plus. Il est désajusté (p. 150-151 ; je souligne).

77La résistance naît de la possibilité d’arrêter de vivre l’ambiance pour, à la place, l’observer. Il s’agit dès lors de quitter son rôle d’acteur pour se faire spectateur. Ce faisant, l’individu est censé prendre de la distance et réfléchir l’ambiance dissonante en question. Depuis cette posture, il peut espérer s’en détacher un peu et mettre à distance sa pénibilité. Que la situation soit toutefois bien claire : l’individu n’efface pas l’ambiance dissonante (on a vu qu’il n’avait pas le pouvoir de la moduler directement), mais il la met indirectement à distance et, ce faisant, s’en extrait suffisamment pour la rendre supportable.

78Il faut voir qu’à l’image de l’essai de Bégout, le présent compte-rendu marque une progression. Insensiblement, l’éco-phénoménologie de Bégout incorpore une égo-phénoménologie. Pour le dire autrement, l’éco-phénoménologie de notre auteur nous conduit sur le terrain de l’anthropologie puisqu’il s’agit à présent de comprendre la formation et le développement de l’ego à partir de l’ambiance.

79Des ambiances pour se subjectiver

80Cela peut paraître paradoxal, mais l’auteur propose de comprendre la constitution de la subjectivité moins à partir des ambiances consonantes qu’à partir des ambiances dissonantes. Aussi pénibles soient-elles au quotidien, ces dernières jouent en effet un rôle fondamental :

D’une certaine façon, les ambiances négatives participent directement de la formation de l’ego. Elles lui font prendre conscience de l’existence de son identité en la menaçant. Et le moi conquiert son autonomie par sa résistance affective à l’atmosphérique. Au lieu de se fondre dans le tout atmosphérique de l’ici et maintenant, il prend conscience de ses propres limites, de la tension qui existe entre lui et l’environnement. Et, ce faisant, il acquiert une peau corporelle et psychique. Ainsi apparaît la dualité primitive du sujet et du monde. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les ambiances pénibles soulignent les frontières du moi et encouragent son auto-affirmation (p. 311 ; je souligne pour insister sur la référence faite à l’ouvrage de Didier Anzieu, Le Moi-peau).

81La négativité même de l’ambiance permet à l’individu de dessiner ses propres contours, de délimiter son corps et de tisser sa peau. Par la menace qu’elles font courir à l’individu et par la résistance dont ce dernier doit faire preuve face à elles, les ambiances dissonantes sont autant d’occasions pour l’individu d’esquisser les limites de sa subjectivité.

82L’attention portée à l’importance des ambiances dissonantes dans la formation de l’ego ouvre la voie à une conception de la subjectivité originale et toute différente d’un hypothétique je aux contours définis et entièrement constitué. Dans la perspective d’une éco-phénoménologie et donc dans la perspective de la logique mersive, l’individu est avant tout un « être-dilaté-dans » (p. 305) le monde. Et les ambiances du monde de venir dessiner les limites mouvantes du sujet.

La subjectivité se subjectivise […] sur le mode diffus de la tonalité, consone avec son environnement affectif au point de s’oublier elle-même comme instance active, pôle centralisateur ou rapport à soi (p. 305).

83Le geste de Bégout consiste ainsi de montrer comment les ambiances dissonantes donnent à voir en négatif, et donc donnent mieux à voir, le rôle particulièrement important de l’ambiance dans l’entreprise de délimitation subjective. Les limites de l’individu ne peuvent être qu’à l’image des ambiances elles-mêmes : instables.

84Il semblerait, in fine, que la réponse à la question de savoir à quelle condition l’individu peut résister à l’étouffement d’une ambiance tienne dans une double instabilité : celle de l’ambiance et celle de la subjectivité elle-même. L’individu peut résister, d’une part, parce que l’ambiance ouvre un espace de transformation et, à ce titre, lui en laisse la possibilité, mais, d’autre part, l’individu peut résister parce que ses propres limites sont mouvantes. L’instabilité des limites de l’ego, loin de constituer une marque de faiblesse, signale une puissance surprenante puisqu’elle permet précisément à l’individu de se décaler des ambiances étouffantes et, ainsi, de se protéger.

85De « la perte de l’évidence naturelle » à la perte d’inhérence

86Les ambiances nous constituent et l’enveloppe ambiancielle qui nous entoure continuellement nous ancre dans le monde. Bégout insiste sur ce fait : l’individu n’a pas le choix d’être pris et enveloppé dans le monde :

C’est une erreur majeure de la phénoménologie d’avoir cru pouvoir fonder l’appartenance au monde sur la seule intentionnalité, qu’elle soit conçue comme conscience ou comme existence. En effet, la relation intentionnelle ne peut tisser des liens entre le sujet et le monde que parce que ce sujet existe déjà préalablement au monde sur un mode non intentionnel (p. 286).

87Bégout reprend le terme employé par Husserl pour signifier la « croyance originelle d’appartenir au monde comme à quelque chose qui existe autour de nous avec une certitude totale et hors de soupçon » (p. 285) : l’Urdoxa. Sauf qu’il mobilise ce terme pour réfuter l’idée très précise selon laquelle la conscience serait toujours conscience de quelque chose, tendue vers le monde : « l’intentionnalité n’ouvre pas le sujet au monde, il est déjà ouvert au monde grâce à son expérience tonale et médiale », écrit Bégout (p. 286). Pour notre auteur, contrairement à ce que suggère le concept d’Urdoxa, la conscience est définitivement toujours-déjà au monde — elle baigne et est enveloppée par lui avant de pouvoir tendre vers lui.

88La croyance dont parlait déjà Husserl et que Bégout reprend, l’Urdoxa, permet traditionnellement à l’individu d’exister au quotidien sans avoir à s’interroger quant à son appartenance au monde. Cependant, il arrive que cette croyance vacille. Toute implicite qu’elle était, l’Urdoxa ne fait plus évidence et elle en vient à poser question. On pense immédiatement à la « perte de l’évidence naturelle » dont parlait déjà W. Blankenburg (1971). Pour reprendre les termes de Bégout, il arrive que l’individu manque de flair et ne parvienne plus à saisir l’ambiance et sa tonalité. Selon l’auteur, un grand nombre de pathologies, psychiques en particulier, « peuvent être expliquées par une désintégration de l’expérience tonale » (p. 285).

Le sujet est […] privé de son immersion dans l’espace tonal. Il ressent un détachement étrange du monde […]. Ce qui l’entoure n’est plus une ambiance joyeuse ou menaçante, il s’agit d’un milieu sans atmosphère, un ensemble froid et abstrait de choses distinctes (p. 285).

89Comment expliquer la désintégration de l’expérience tonale ? Comment l’ambiance peut-elle cesser d’envelopper l’individu, l’abandonner dans un monde vidé de tonalités ? Selon Bégout, ce détachement du monde vis-à-vis de l’individu s’expliquerait par un manque. Parlant de l’individu, il explique :

Ce qui lui manque ? C’est d’être sans souci, en paix, pouvant s’appuyer naturellement, et sans y penser, sur des certitudes communes, se reposer sur elles. […] ce qui va de soi pour les autres, et qui les englobe comme une atmosphère, devient pour elle [la personne] un abîme de perplexité. Son manque d’assurance provient de son impuissance à ressentir ce presque rien vague et indéfinissable qui entoure les autres et les protège (p. 284).

90Il manque à l’individu chassé du monde des certitudes communes sur lesquelles se reposer. Il lui manque « non pas un point d’appui central et fixe, mais littéralement un milieu d’appui » (p. 284). L’individu ne se sent plus enveloppé par aucune ambiance ; il ne sent plus aucun enveloppement. Il souffre d’un manque d’inhérence. Désajusté du monde qui l’entoure, jeté dans le néant, il se perd dans ce non-lieu (Marc Augé) appelé : nulle part. Plus rien ne l’entoure. Or, dans la mesure où « l’intentionnalité […] ne peut se déployer que sur fond d’ambiance » (p. 288), la perte de toute ambiancialité a pour conséquence directe une perte de l’intentionnalité (p. 286). L’expérience tonale qui constituait l’assise du monde n’est plus, au point que l’intentionnalité ne peut plus se raccrocher à rien.

91Comment un individu en vient-il à se retrouver si loin du monde ? Comment est-il possible de se « désambiancialiser » (terme proposé par l’auteur lui-même le 23 janvier 2021 dans le cadre du séminaire « Rencontres phénoménologiques » au cours d’une Master class virtuelle consacrée à son ouvrage) au point d’être en rupture radicale avec l’Autour qui, pourtant, constitue le fond de toute expérience ? Comment l’intentionnalité peut-elle être dessaisie de toute accroche ? Deux hypothèses amorcent le terme de ce compte-rendu.

92Une première hypothèse voit la perte d’inhérence, « la perte de l’évidence naturelle » (Blankenburg), comme le résultat, souvent inattendu et involontaire, d’une résistance extrême à une ambiance « dissonante ». En résistant de manière particulièrement radicale à une ambiance délétère, l’individu finit par se faire exclure de l’ambiance de façon tout aussi radicale. Dans cette perspective, tout se passe comme si l’ambiance se désagrégeait et comme si tout Autour disparaissait. Plus aucun « espace ambianciel » ne soutient l’ego ; l’individu se fait étranger à lui. Se produit une radicale « négation de l’ambiancialité elle-même » (p. 285). Or un déficit atmosphérique peut déteindre directement sur la structure intentionnelle ; une perte radicale de l’ambiancialité entraîne dans sa chute la perte de l’intentionnalité (p. 286). Une forme de désubjectivation se dessinerait in fine dans la « désambiancialisation », c’est-à-dire dans l’extraction de l’individu hors de l’ambiance et, donc, hors du monde.

93Une seconde hypothèse voit dans la perte d’inhérence quelque chose comme une perte de confiance. Dans une section intitulée « Ambiance et réalité », Bégout discute la question du « milieu d’appui » évoquée plus haut. Il convoque pour ce faire des analyses de H. Tellenbach :

En tant que support non substantiel, l’ambiance assure pour une grande part notre sens du réel. C’est ce qu’indique très clairement Hubertus Tellenbach dans Goût et atmosphère : « Dans cette perspective, la confiance apparaît comme un des préjugés grandioses sans lesquels l’être humain ne peut s’épanouir. La faculté de confiance fait partie des possibilités de fonder l’existence à l’intégrité desquelles est lié le plein épanouissement de l’être humain dans le monde […] ; car la confiance est la base du rapport de l’homme à soi-même, est le fondement de ses relations personnelles » (p. 292-293).

94Et Bégout de reprendre :

Or c’est l’atmosphère qui est le fondement de cette confiance primitive en soi et en l’autre. C’est comme une enveloppe protectrice qui rend possible l’action dans le monde. Et c’est parce que l’homme ressent, sans nécessairement s’en rendre compte au moment où il le ressent, cet enveloppement familier comme un continuum aérien qu’il est capable de développement (p. 293).

95Si l’ambiance fonde une « confiance primitive en soi et en l’autre », elle agit très tôt sur l’individu puisqu’elle l’influence en réalité dès la naissance. Les ambiances quotidiennes jouent donc un rôle primordial dans la « constitution antéprédicative de la confiance », celle qui sous-tend l’Urdoxa. Dans ce cadre, une perte d’inhérence peut être appréhendée comme une perte ou un manque de « confiance primitive ». Autrement dit, un excès d’ambiances dissonantes dans le quotidien d’une jeune personne peut ne pas lui avoir laissé l’occasion de fonder une « confiance primitive » en elle et les autres. Un excès de dissonance peut l’avoir empêchée de développer une quelconque forme de confiance (suffisante) en ce qui l’entourait. Dans ce cas, le développement de la capacité à se laisser aller dans l’ambiance, à lui faire confiance, a manifestement été empêché. Rien ne fait évidence pour celui qui vit tout phénomène sur le mode dissonant de l’intrusion, de l’extériorité et de l’étrangeté. Tout est attaque et agression pour qui n’a jamais trouvé d’arrière-fond sûr ou n’en a senti la présence que trop rarement. La « désambiancialisation » s’impose comme norme pour celui qui n’a jamais pu avoir confiance en ce qui l’entourait.

[…] Dépouillé de toute assise atmosphérique, il est incapable d’agir dans le monde. Il ne peut plus s’y engager et entreprendre. Il manque de flair et de tact, demeure prostré dans un sentiment de doute ou, inversement, saute de projets vides en projets vides, dans un élan sans horizon. Cela montre, en creux, tant le phénomène se manifeste avec une plus grande prégnance lorsqu’il vient à échouer, le rôle central que jouent les ambiances dans la formation pré-réflexive de la confiance (p. 285-286).

96Les deux hypothèses qui viennent d’être esquissées sont évidemment compatibles. On peut imaginer qu’une fragile, voire absente, « confiance primitive » renforce la radicalité de la résistance d’un individu dans une ambiance dissonante.

97Bégout clôt son propos en insistant sur l’intérêt de la logique mise en évidence par son essai :

Toute logique se veut pratique, ensemble d’exercices et de règles, de disciplines et de normes, de gestes et de mouvements, qu’ils soient éthiques ou politiques ; il n’en va pas autrement pour la logique mersive. (p. 403)

98De manière générale, on peut dire que l’essai de Bégout est un rappel en faveur de l’exploration phénoménologique des moments qui font rupture dans le quotidien ; cela en vue de saisir les brèches qui s’imposent dans le vécu des individus. Le but affiché de l’auteur, à partir de là, est « de former de nouvelles conduites, créer plastiquement des manières de sentir et d’agir qui réforment l’état actuel de la sensibilité » (p. 403). Bégout nous invite sérieusement à envisager la logique de la mersion comme une logique pratique. Par ailleurs, les nombreuses références psychopathologiques qui ponctuent l’ouvrage laissent entendre que cette logique pratique pourrait bien trouver des implications dans le milieu psychiatrique.

99Géraldine Sauvage

100Université de Liège, FNRS

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To cite this article

Noëlle Delbrassine, Jérôme Flas, Maud Hagelstein, Géraldine Sauvage & Remy Rizzo, «Recensions (mars 2022)», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 18 (2022), Numéro 1 (Recensions n°8), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1291.

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