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Les traductions du jeune Levinas
Résumé
Entre 1930 et 1935, Emmanuel Levinas traduit cinq textes qui, à l’exception notable des Méditations cartésiennes, n’ont pas été pris en compte au sein des études lévinassiennes et dans l’histoire de la réception française de la phénoménologie. Au contraire, cette célèbre première traduction fit oublier les suivantes, leur diversité et leur influence sur l’œuvre en gestation. Quand il n’est pas totalement méconnu, le travail de traducteur du « jeune Levinas » est perçu comme une activité ponctuelle, indexée à sa lourde tâche d’introducteur de la phénoménologie en France. Cet article poursuit trois objectifs : présenter l’auteur, le contexte de publication ainsi que les thèmes principaux des textes traduits par Levinas ; mieux situer le jeune Levinas dans l’histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres ; enfin, suggérer l’influence que les problèmes et les concepts travaillés dans ces textes auront sur la pensée de Levinas.
Table des matières
1Entre 1930 et 1935, Emmanuel Levinas traduit cinq textes qui, à l’exception notable des Méditations cartésiennes, n’ont pas été pris en compte au sein des études lévinassiennes et dans l’histoire de la réception française de la phénoménologie. Au contraire, cette célèbre première traduction fit oublier les suivantes, leur diversité et leur influence sur l’œuvre en gestation. Levinas participa lui-même de cet oubli, lui qui ne citera jamais ses propres traductions dans ses écrits de l’époque ni dans ses œuvres ultérieures. Nous ne possédons en outre aucun texte de sa main rendant compte du contexte ou des raisons de ces travaux d’avant-guerre.
2Quand il n’a pas été purement et simplement méconnu, le travail de traduction du « jeune Levinas »1 a été perçu comme une activité ponctuelle, indexée à sa lourde tâche d’introducteur de la phénoménologie en France. La publication des Carnets de captivité a redessiné les contours du portrait lacunaire de ce « Levinas avant Levinas », en révélant la genèse de certains concepts centraux de ses œuvres d’après-guerre. Porter attention à ces traductions des années 1930 permet d’historiciser encore davantage la naissance de cette pensée, souvent résumée aux ouvrages de la maturité que sont Totalité et infini et Autrement qu’être. Fruits de rencontres personnelles ou de commandes, liées thématiquement ou méthodologiquement à ses recherches, ces traductions redonnent accès au cheminement erratique d’un Levinas tâtonnant pour trouver sa voie philosophique.
3Outre les Méditations cartésiennes, on trouve d’abord deux textes allemands engagés dans un débat critique avec, pour l’un, la phénoménologie des objets mathématiques de Husserl et, pour l’autre, l’ontologie fondamentale de Heidegger. Viennent ensuite deux articles russes, apparemment plus éloignés de la phénoménologie, qui ont pu suggérer à Levinas ses traitements originaux de la sensibilité et du temps2.
4Rappelons ici que Levinas a maîtrisé très tôt le lituanien, le russe, le yiddish et l’hébreu biblique, qu’il a appris l’allemand au lycée de Kharkov, qu’il a enfin découvert le français, le grec ancien et le latin à son arrivée à Strasbourg. Se tourner vers ses travaux de jeunesse permet donc de compléter la géographie des langues de celui qui, retournant aux lettres carrées après-guerre, a cherché, grâce à un français inédit, à traduire le message de Jérusalem dans la langue d’Athènes. Dès lors, peut-on faire abstraction de ces premières traductions et les exclure du corpus lévinassien ? Doit-on, au contraire, établir un lien organique entre ces textes et les écrits de Levinas avant et après sa captivité ?
5Cet article propose de prêter attention aux termes français choisis par Levinas dans ses traductions et qui reviendront par la suite sous sa plume. Car, en-deçà des thèmes généraux abordés dans les textes traduits, c’est la lettre même des traductions françaises, la chair des mots employés pour rendre telle ou telle idée, d’abord exprimée en allemand ou en russe, qui a pu, nous en faisons l’hypothèse, influencer durablement Levinas. Ces termes repris ne doivent toutefois pas être abordés comme de simples calques, mais comme le lieu d’invention de concepts et de thèses qui seront à leur tour réélaborés pendant le reste de sa carrière philosophique.
6Cet article poursuivra ainsi trois objectifs : 1o présenter l’auteur, le contexte de publication ainsi que les thèmes et termes principaux des textes traduits par Levinas, 2o mieux situer le jeune Levinas dans l’histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres et enfin 3o suggérer l’influence que les problèmes et les concepts travaillés dans ces textes auront sur la pensée de Levinas.
1. Le disciple et traducteur de Husserl
1.1. La genèse des Méditations Cartésiennes d’Edmund Husserl (1931)
7Le 23 février 1929, Levinas se trouve dans l’amphithéâtre Descartes pour écouter la première des quatre conférences d’« Introduction à la phénoménologie transcendantale » d’Edmund Husserl3. Ce dernier a accepté l’invitation de la Société Française de Philosophie et de l’Institut d’Études Germaniques de la Sorbonne à y donner un cycle de conférences en allemand. Une traduction devrait être publiée dans le Bulletin de la Société Française de Philosophie.
8Levinas vient de finir son séjour fribourgeois. Après avoir obtenu sa licence de philosophie à l’Université de Strasbourg, il a entamé en 1927 une thèse de doctorat sur l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Sur la recommandation de son directeur Maurice Pradines et sur les conseils de Jean Héring, jeune pasteur enseignant à la Faculté de Théologie protestante et ancien élève de Husserl à Marbourg4, Levinas est parti pour deux semestres à Fribourg-en-Brisgau, avec une bonne connaissance des Recherches logiques et des Ideen I, et une vive admiration pour Être et temps tout juste paru. Ce séjour de recherche est l’occasion d’un approfondissement de sa formation phénoménologique. De mai à juillet 1928, Levinas suit les derniers séminaires de Husserl sur la psychologie phénoménologique et sur la constitution de l’intersubjectivité5. Ses discussions avec Ludwig Landgrebe et surtout Eugen Fink, à propos de la synthèse possible entre Husserl et Heidegger, influenceront toujours son rapport à la phénoménologie6. Le 25 juillet 1928, l’« étudiant lituanien très doué »7 envoyé par Héring donne un exposé lors du dernier séminaire du maître. Après un été passé à Kovno, Levinas retourne à Fribourg pour assister, d’octobre 1928 à février 1929, aux premiers cours de Heidegger. Pendant ces deux semestres, Levinas a pu avoir accès aux derniers travaux publiés ou non de Husserl et de Heidegger8, et entretenu une relation personnelle avec le premier9.
9Si Lucien Lévy-Bruhl, Léon Chestov, Jean Héring, Eugen Fink, Alexandre Koyré, Jean Cavaillès, Gabriel Marcel, Eugène Minkowski et Jan Patočka sont présents dans l’amphithéâtre Descartes, c’est bien le « jeune philosophe » Levinas qui, le matin du 5 mars, rend visite à Husserl à son hôtel parisien10.
10Pendant que Levinas participe du 17 mars au 6 avril 1929 aux Deuxièmes rencontres franco-allemandes de Davos et assiste, en compagnie de Fink et de Cavaillès, à la confrontation entre Cassirer et Heidegger, Husserl entreprend un remaniement des « Conférences de Paris » et, pour combler « des lacunes dans la démonstration » de la théorie de l’intersubjectivité, travaille à une « description de la structure complète de la théorie transcendantale de l’expérience de l’étranger (Fremderfahrung) »11. Achevé le 16 mai, le texte dactylographié, désormais intitulé Méditations cartésiennes, est envoyé par Husserl à Alexandre Koyré afin qu’il règle le « problème de la traduction (Übersetzungsprobleme) »12. Le lendemain, Fink envoie ce même tapuscrit à Héring. On ne sait quand le choix des traducteurs fut fixé. Reste qu’Emmanuel Levinas, qui finit de rédiger sa thèse à Strasbourg, et Gabrielle Peiffer, jeune licenciée d’enseignement en Philosophie qu’il a rencontrée en 1925, y travaillent ensemble à partir de juin 192913.
11Contrairement à l’idée reçue, Levinas n’est pas uniquement chargé de la célèbre Cinquième Méditation sur l’intersubjectivité. La tâche a été plus ou moins équitablement répartie entre Peiffer et lui : elle travaille aux trois premières, tandis qu’il s’occupe des Quatrième et Cinquième Méditations, celles qui ont été le plus retravaillées par Husserl14. L’ensemble du texte doit être revu par Koyré, qui vient d’obtenir un poste de maître de conférences à l’Université de Montpellier.
12Pour préparer sa thèse, Levinas avait déjà travaillé à Fribourg à une sorte de traduction de Husserl : la première de ses vingt-et-une recensions d’avant-guerre15, une synthèse des Ideen I, est en effet l’occasion de les traduire « partiellement » en français16. En l’absence de tradition et d’études husserliennes bien établies, Levinas s’en était remis alors aux travaux de Héring, comme il le rappellera dans l’avant-propos de sa thèse sur La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl17. Levinas y annonçait déjà que « toutes les recherches de la phénoménologies égologique doivent être subordonnées à la “phénoménologie intersubjective” qui seule saura épuiser le sens de la vérité et de la réalité »18.
13S’il n’est fait aucune mention de difficultés éprouvées par Levinas, Koyré insiste pour que Peiffer lui fasse parvenir sa traduction au plus vite. En décembre 1929, Husserl regrette cette lenteur, mais préfère soutenir la traductrice afin qu’elle travaille « avec cette “tranquillitas animi” qui seule permet les vraies réussites »19. C’est sûrement au début du printemps 1930 que « la première moitié du texte passa entre les mains de M. Koyré sans avoir pu être vraiment mûrie »20, de sorte que, en mars 1930, Husserl estime que ses « cours de la Sorbonne seront publiés à Pâques en français comme supplément au Bulletin de la société de philosophie »21. Mais, en raison de la quantité de révisions à opérer — sans que l’on sache quelle partie de la traduction exige le plus de retouches — et des délais de publication, les Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie d’Edmond [sic] Husserl sont enfin publiées le 28 mars 1931, « traduit de l’allemand par Mlle Gabrielle Peiffer et M. Emmanuel Lévines [sic], docteur de l’Université de Strasbourg », chez Armand Colin dans la collection de la « Bibliothèque de la Société française de philosophie »22.
14On retient souvent que Husserl a très sévèrement jugé le travail des traducteurs, et notamment celui de Levinas23. Pourtant, quelques mois plus tôt, il avait transmis à Koyré les félicitations qu’il recevait pour cette traduction. Il ajoutait toutefois qu’il le présentait à ses correspondants comme le « véritable traducteur [eigentliche Übersetzer] » des Méditations24 !
1.2. L’influence des Méditations sur le jeune Levinas
15Dans ses textes des années 1930, Levinas n’exploite pas les manuscrits non publiés de Husserl, pourtant bien connus de lui. Ainsi, témoin de la rédaction de Logique formelle et logique transcendantale, il ne fera que la mentionner dans sa thèse — la majeure partie étant déjà écrite avant sa parution en 192925. Il ne dérogera jamais à cette règle en s’abstenant même de publier ses travaux influencés par les Ideen II jusqu’à leur publication en 1952.
16Cette règle explique pourquoi on ne trouve presque aucune trace des Méditations dans la Théorie de l’intuition, alors même que Levinas a dû mener à bien ces deux travaux en parallèle. Soutenue le 4 avril 1930 avec mention très honorable26, sa thèse de « doctorat ès-Lettres de l’Université » de Strasbourg est couronnée par l’Institut, sur la recommandation de Léon Brunschvicg, et publiée la même année. Si les recensions de Gaston Berger et de Jean Héring rejoignent la critique de Husserl concernant les tournures heideggériennes que prend la phénoménologie transcendantale sous la plume de Levinas, elles participeront à faire de cet ouvrage un jalon de la diffusion de l’œuvre husserlienne en France, avant même la publication retardée des Méditations cartésiennes27.
17Or, seules les dernières lignes de la thèse font une référence à peine voilée à la Cinquième Méditation dans des termes proches de ceux de la recension de 1929 :
L’étude de cette Einfühlung, intuition par laquelle nous devient accessible l’intersubjectivité, la description du rôle qu’y jouent la perception de notre corps et son analogie avec le corps d’autrui, l’analyse de la vie, manifestant dans cet autre corps, un type d’existence analogue au mien, la caractéristique, enfin, de la constitution propre à cette intersubjectivité, (...) tous ces points ont été examinés. Bien que ces travaux, encore inédits, aient exercé la plus grande influence, nous ne sommes pas autorisé à en tirer parti avant leur publication28.
18Faut-il donc attendre les travaux commencés après la publication des Méditations cartésiennes en mars 1931 pour découvrir les traces de leur traduction dans la pensée de Levinas ? Écrit en hommage au maître disparu et paru en 1940, « L’œuvre d’Edmond Husserl » s’achève par un bref « aperçu sur les Méditations cartésiennes ». Mais Levinas y dit remettre à plus tard l’examen critique de la Cinquième Méditation29.
19Si Levinas a vraisemblablement continué d’étudier les Méditations après 1940, il ne s’y référera explicitement que très rarement. On sait malgré tout l’influence considérable qu’elle eut sur sa pensée de l’intersubjectivité, influence dont l’étude dépasse le cadre de cet article30. Notons simplement que la publication des Ideen II et la lecture de Merleau-Ponty à partir de 1951 joueront un rôle crucial dans sa conception de la sensibilité et de l’inadéquation propre à l’intentionnalité husserlienne. Ces événements lui révèleront rétrospectivement la présence de ces thèmes dans la Méditations cartésiennes31. Dans « une réflexion retournant fréquemment à l’œuvre husserlienne pour y chercher des inspirations, même quand elle s’en sépare »32, cette prise en considération aboutira aux trois textes écrits par Levinas en 1959, l’année du centenaire de la naissance de Husserl : « Réflexions sur la “technique” phénoménologique », « La ruine de la représentation » et « Intentionnalité et métaphysique ».
20On ne fera ici qu’esquisser cinq des gestes lévinassiens qui trouvent leur origine dans la lettre des Quatrième et Cinquième Méditations qu’il a traduites.
211° Levinas en retiendra d’abord l’idée d’un ego monadique, isolé et absolument séparé par sa pensée33. L’élucidation de la constitution de cet ego monadique passe par une phénoménologie génétique du monde ambiant et de la vie concrète du moi, cette « sphère primordiale » que Levinas appellera « le Même »34.
222° Il insistera aussi sur le rôle décisif joué par le « corps organique » de l’ego, qu’il appellera ensuite « corps propre »35 ou « corps vivant »36 (Leib), dans sa « particularité unique »37 et sa position de hic. Radicalement distinct du simple « corps » (Körper), de l’illic du corps d’autrui et du reste du monde objectif, le « je peux » et les « phénomènes cinesthésiques » sont constitutifs de cet ego monadique. C’est grâce à eux que, par une réflexion spécifique, « je “peux” percevoir une main “au moyen” de l’autre »38.
233° On le sait, Levinas ne cessera d’affronter les difficultés propre à une « théorie transcendantale de l’expérience de l’autre »39. Le problème majeur en est que l’ego transcendantal constitue autrui comme un alter ego, sans que cet autre moi ne puisse jamais être ni simplement représenté comme objet du monde, ni donné en original et de manière directe. Se produisant dans et par la sensibilité, l’aperception de l’alter ego, certes « assimilante », se distingue à la fois d’un raisonnement par analogie et des « aperceptions de la sphère primordiale », car « l’objet apprésenté par cette analogie ne peut jamais être réellement présent, ne peut jamais être donné dans une perception véritable »40. Cette « co-existence » unique en son genre suppose une séparation radicale entre « le corps de ma sphère originale et le corps — totalement séparé — constitué dans l’autre ego » — transcendance attestée par une radicale non-phénoménalité d’autrui et de son corps vivant41. Non-phénoménalité aboutissant en toute rigueur au concept d’énigme (Rätsel), introduit dans les Méditations pour décrire « l’abîme infranchissable pour moi »42 de la transcendance entre moi et autrui. Cette énigme n’est-elle pas pourtant immédiatement dissipée chez Husserl par la possibilité de constituer « en moi un autre moi », et ainsi une synthèse temporelle, par « la communauté temporelle des monades, mutuellement et réciproquement reliées dans leur constitution même » ? Il semble que la clarification phénoménologique de l’énigme d’autrui ne comble pas la séparation entre les monades43. En effet, à la suite de Leibniz, la monadologie implique non seulement l’unicité du moi, mais aussi celle des autres, dans la mesure où « je ne peux que les trouver et non pas les créer »44. Le sens d’autrui se constitue certes « en » moi-même — seule possibilité de la constitution d’un sens —, mais sans que par cette apprésentation autrui y soit présent « lui-même »45.
244° C’est aussi dans la Cinquième Méditation que Levinas a pu découvrir la genèse phénoménologique d’une réciprocité au sein de la communauté monadologique, à partir d’une strate originaire duelle. Il a peut-être alors entrevu le rôle architectonique que jouera chez lui le tiers en lisant Husserl rappeler que chaque individu est « essentiellement membre d’une société », ce qui implique une réciprocité et « une assimilation objectivante qui place mon être et celui de tous les autres sur le même plan. Moi et chaque autre nous sommes donc hommes entre autres hommes »46.
255° Enfin, on a moins souvent remarqué que Levinas a pu trouver dans la Cinquième Méditation la suggestion d’une phénoménologie des cultures en tant que « milieux de vie concrète » différentes les unes des autres. L’article de 1933 sur « La compréhension de la spiritualité des cultures française et allemande »47 s’inspirera directement de l’idée qu’une « compréhension plus profonde qui découvre l’horizon du passé, facteur déterminant du présent lui-même, est en principe possible pour tout membre de cette société » et s’efforcera d’élucider « la couche qui confère au monde des hommes et de la culture, en tant que tels, leur sens spécifique, et qui les revêt de prédicats spécifiquement “spirituels” »48.
2. L’aventure des Recherches philosophiques : des mathématiques à l’évasion
2.1. « Les recherches sur la philosophie des mathématiques en Allemagne, aperçu général » de Walter Dubislav (1931)
26Alors même que les Méditations n’ont pas encore été publiées, la deuxième traduction de Levinas paraît en janvier 1931 dans le premier numéro des Recherches philosophiques, la revue d’avant-garde fondée par Albert Spaïer49, Henri-Charles Puech et Alexandre Koyré, avec qui il vient de collaborer.
27Cet « aperçu général » sur « Les recherches sur la philosophie des mathématiques en Allemagne » de Walter Dubislav n’a rien d’un texte canonique et semble apparemment éloigné des préoccupations connues de Levinas. Serait-il en passe de devenir un traducteur professionnel ? Ou bien serait-ce la preuve de la curiosité d’un jeune philosophe, soucieux de découvrir tous les pans de la philosophie contemporaine, loin de l’image schématique du « penseur de l’éthique » ab ovo ? Car, on le sait, Levinas ne s’est pas engagé dans une phénoménologie des objets mathématiques. Mais cette traduction montre, mieux encore que les Méditations cartésiennes, la philosophie en train de se faire, le parcours de vie de Levinas, contemporain d’une grande diversité de recherches philosophiques en France et en Allemagne. Cet « aperçu » nous montre la grande connaissance que Levinas avait de ces travaux et indique, en creux, les voies auxquelles il a dû progressivement renoncer au cours des années 1930. Cette traduction nous donne ainsi de précieux renseignements sur les milieux intellectuels auxquels il participe à cette époque, contre l’image récurrente d’un Levinas isolé et exclu des cercles philosophiques.
28En 1930, Levinas emménage à Paris et travaille aux services scolaires de l’Alliance Israélite Universelle, d’abord comme surveillant puis comme chargé de la correspondance avec les étudiants et les enseignants. En 1931, il est naturalisé ; en 1932, il épouse Raïssa Levi, effectue son service militaire au 46e régiment d’infanterie de La Tour d’Auvergne à Vincennes et obtient par concours le titre d’interprète-stagiaire. Mais, en dehors des horaires de bureau, il suit les cours de Jean Wahl et Léon Brunschvicg en Sorbonne aux côtés de Clémence Ramnoux50, et fréquente deux cercles où se développe la réception française de la phénoménologie : le salon de Gabriel Marcel où il côtoie Maritain, Sartre, Minkowski, Berdiaev et Jankélévitch, et, plus ponctuellement, le Café d’Harcourt où se retrouvent Bataille, Lacan, Queneau, Aron, Merleau-Ponty, Éric Weil, Aron Gurwitsch et Klossowski après les séminaires de Koyré et de Kojève51. Levinas participe aussi régulièrement à la Revue philosophique de la France et de l’Étranger, dirigée par Lévy-Bruhl. Il est surtout présent au sommaire de quatre des six numéros des Recherches philosophiques où Kojève, Corbin et Spaïer signent la plupart des récensions de philosophie allemande52.
29De son côté, Dubislav est un historien des sciences et de la logique, spécialiste reconnu de Kant et de Fries, disciple de la Wissenschaftslehre de Bolzano et du mathématicien Hilbert. Ses travaux portent sur les définitions et les objets en mathématiques, sur la différence entre jugements synthétiques et analytiques, sur la formalisation de la théorie des définitions de Frege et sur une logique des jugements moraux. Tenant de l’empirisme logique anti-métaphysique et du formalisme en mathématiques, il participe avec Hans Reichenbach et Kurt Lewin à la fondation du Berliner Gesellschaft für empirische Philosophie.
30Pourquoi Levinas traduit-il ce panorama de la philosophie allemande des mathématiques ? On peut d’abord supposer qu’Alexandre Koyré, philosophe des mathématiques, est en correspondance avec ce collègue logicien réputé, qu’il a pu rencontrer à Berlin en août 1930. Lui faisant part du lancement prochain des Recherches philosophiques, il a pu lui commander un résumé de l’ouvrage auquel travaille alors Dubislav, Die Philosophie der Mathematik in der Gegenwart53. Il a alors proposé à Levinas, dont il a dû apprécier la traduction des Méditations, de travailler sur ce texte. En outre, tout comme Spaïer, Dubislav s’est intéressé aux apports du courant phénoménologique en logique — il consacre ainsi une courte recension à Logique formelle et logique transcendantale54.
31Certes, la thèse de Levinas spécifiait l’apport de l’intuitivisme husserlien à la logique, sans toutefois porter son « effort sur la logique de Husserl » ni citer plus d’une fois sa Philosophie der Arithmetik55. Mais Levinas semble vouloir introduire la phénoménologie en France dans toutes ses « phases » (réaliste, transcendantale et existentielle) et tous ses objets (esthétique, mathématiques, éthique, métaphysique). À la suite de ses discussions avec Cavaillès à Davos, il a peut-être aussi perçu l’intérêt de montrer les ressources que présente la méthode phénoménologique pour la résolution de problèmes logiques.
32Dans son aperçu, Dubislav distingue d’abord les grands ensembles de problèmes méta-mathématiques et les problèmes épistémologiques. Les premiers comprennent notamment les problèmes de la non-contradiction et de la détermination, tandis que les seconds tournent autour de la nature scientifique et des fondements des mathématiques. C’est sur eux que Dubislav s’arrêtent. Il présente les quatre voies philosophiques qui ont tenté de trancher cette question : le criticisme, le logicisme, l’intuitionnisme et le formalisme.
33Husserl et les phénoménologues ne sont cités qu’en toute fin d’article, quand Dubislav aborde d’« autres problèmes épistémologiques », comme celui de l’infini. Selon lui, la phénoménologie ne saurait être classée parmi les quatre voies susmentionnées car son champ de recherche est plus spécifique et comprend « “l’objet” des mathématiques et le problème de l’“existence” mathématique »56. Dubislav cite alors, outre ses propres travaux, les Recherches logiques, les Ideen I et Logique formelle et logique transcendantale, mais aussi Existence mathématique et « Le symbolique en mathématique » d’Oskar Becker, ainsi qu’Axiomatique systématique de la géométrie euclidienne de Moritz Geiger. Ancien assistant de Husserl et éditeur du Jahrbuch, Oskar Becker avait assisté aux séminaires de Heidegger en même temps que Levinas, tandis que Geiger avait été l’étudiant de Theodor Lipps, avant de devenir le disciple de Husserl à Göttingen et de faire partie du Cercle de Munich. Ancien assistant de Husserl et éditeur du Jahrbuch, Oskar Becker assistait aux séminaires de Heidegger en même temps que Levinas.
34C’est sans doute son intérêt pour les jeunes allemands associant phénoménologie husserlienne et herméneutique heideggérienne, y compris en philosophie des mathématiques, qui a pu motiver Levinas à traduire le panorama de Dubislav. De Becker, il a sûrement lu Existence mathématique, sous-titrée Recherches sur la logique et l’ontologie des phénomènes mathématiques et publiée en même temps que Sein und Zeit dans le Jahrbuch de 1927. Au moment de traduire Dubislav, Levinas lit d’ailleurs le travail d’Oskar Becker sur la logique des modalités publié dans le Jahrbuch de 193057.
35Une dernière remarque s’impose : malgré le jugement sévère de Husserl, Koyré a donc apprécié les qualités de traducteur de Levinas, sa maîtrise de l’allemand et du français, et continue de lui accorder sa confiance dans leur commun effort d’implantation de la philosophie allemande en France. Pour preuve, quand Koyré veut faire comprendre à Husserl les difficultés qu’aurait Aron Gurwitsch à intégrer le monde universitaire français, il prend pour modèle Levinas « qui parle et écrit un français excellent (...), mais n’a cette année obtenu qu’un emploi à l’école normale juive (Jüdischen Lehrerseminar) »58. Levinas continuera de collaborer avec Koyré et participera pleinement à l’aventure des Recherches philosophiques par des recensions, des traductions et la publication de son article « De l’évasion »59.
36En ce même mois de janvier 1931, Levinas continue d’assumer la position exégétique exposée dans sa recension des Ideen I et dans sa thèse : il défend une interprétation continuitiste ou cohérentiste selon laquelle Heidegger prolongerait et complèterait Husserl. La « phénoménologie subjectivement orientée » trouve son développement le plus abouti dans l’ontologie de Heidegger, elle-même influencée par les manuscrits non publiés de Husserl (et notamment les Ideen II)60. C’est dans ce cadre qu’il publie, dans ce même premier volume des Recherches philosophiques de janvier 1931, la recension positive de Der Begriff des Irrationalen als philosophisches Problem d’Heinz Erich Eisenhuth, disciple de Heidegger et futur membre du parti nazi61. Au même moment paraît son premier véritable article dont le titre — « Fribourg, Husserl et la phénoménologie » — en masque le contenu véritable : son objet n’est pas tant de faire l’éloge de Husserl, que celui de « son disciple le plus original, et dont le nom est maintenant la gloire de l'Allemagne », qui n’est autre que « le plus grand philosophe du monde »62.
37Levinas travaille alors à un livre sur la phénoménologie de Heidegger dont la deuxième partie doit « déterminer la place de Heidegger dans l’histoire des idées et surtout sa situation dans le mouvement phénoménologique et ses rapports avec le philosophe au Edmond Husserl ». Seuls « les premiers chapitres de la première partie du travail en préparation » seront publiés dans l’article « Martin Heidegger et l’ontologie »63. S’il s’ouvre, dans sa version originale ultérieurement amputée, sur une véritable litanie de louanges à l’endroit de l’auteur de Sein und Zeit, son cœur est constitué par l’affirmation selon laquelle « l’idée de l’intentionalité, élaborée par Husserl, [a été] pensée jusqu’au bout par Heidegger »64, en la purifiant notamment de son théorétisme. Quand et comment Levinas a-t-il changé de position philosophique à l’égard de Heidegger ? Quel rôle ses traductions ont-elles joué dans sa critique de l’ontologie de Heidegger, conçue dès 1933 mais véritablement explicitée après-guerre65 ?
2.2. « Une interprétation de l’a posteriori » de Günther Stern (1934)
38La réponse se trouve en partie dans le troisième texte traduit par Levinas. En janvier 1934, paraît dans le IVe volume des Recherches philosophiques « Une interprétation de l’a posteriori », signé par Günther Stern (alias Anders) et traduit par Levinas. Cet article est vraisemblablement tiré de la première partie de la conférence sur « L’Extranéité de l’homme au monde » [Die Weltfremdheit des Menschen] que Stern avait prononcée en 1929 à l’invitation de la Kant-Gesellschaft de Francfort66.
39Avant de s’intéresser au contenu de l’article et à l’influence considérable qu’il a eu sur le jeune Levinas, il convient d’expliciter ce que cette traduction fait voir des bouleversements politiques et philosophiques qui touchent particulièrement le jeune lituanien fraîchement naturalisé. Comme d’autres intellectuels juifs allemands, Günther Stern arrive à Paris en mars 1933. Il côtoie son cousin Walter Benjamin et participe au séminaire de Kojève. C’est là qu’il a dû rencontrer Levinas et lui proposer de travailler à la traduction de sa conférence.
40À cette date, le rapport de Levinas à la phénoménologie a été profondément bouleversé. Au début de l’année 1933, Levinas défendait encore Heidegger dans deux recensions. Si la première évoquait, contre les attaques néokantiennes de Rudolf Zocher, un « nouvel ontologisme qui englobe tout ce qu’il y a de plus profond dans la philosophie transcendantale », la seconde trahissait un réel aveuglement quant aux dangers politiques de « la méthode philosophique issue de Heidegger » qui, avertissait Hans Driesch, serait intimement liée à une « mystique de l’irrationnel »67.
41Dans sa recension du Jahrbuch de 1930, son attitude est changée : il n’en changera plus. Sans mentionner les positions politiques de Heidegger, Levinas y reconnaît les apports philosophiques de la « phénoménologie existentielle », mais critique l’histoire de la philosophie pratiquée par les heideggériens, comme Hermann Mörchen, « qui, sous prétexte de découvrir la signification profonde d'une philosophie, commencent par en négliger la signification exacte »68. En vérité, Levinas semble rejoindre implicitement la position de Fink à l’égard d’une « humanisation de la conscience transcendantale » qui nous enchaîne « à notre condition finie et mortelle » (sans penser comme lui que la réduction phénoménologique soit une libération philosophique) et voit sûrement en lui un analogon :
M. Fink est un des rares disciples de Husserl qui soit resté fidèle au maître, même après le succès de la philosophie heideggérienne. Il n’en est pas moins pénétré de cette dernière. Mais l’effet de cette double influence est curieux. Les thèmes les plus usés de Husserl reprennent sous la plume de Fink une force et un relief nouveaux et personnels (...). L’utilisation même d’une terminologie mixte, heideggérienne et husserlienne, établit un circuit qui fait rendre à l’une et à l’autre, des résonnances inattendues69.
42Que s’est-il produit entre temps ? Certes, avant même le Discours du rectorat du 27 mai 1933, Levinas a appris de Koyré, de retour d’Allemagne, le nazisme de Heidegger70. Mais comment la riposte philosophique à cette donnée politique s’est-elle organisée ? Notre hypothèse est la suivante : les instruments de cette riposte lui ont été fournis par l’article de Stern et par le dialogue qui s’est développé au cours de leur collaboration71.
43Dans « Une interprétation de l’a posteriori », Stern développe une anthropologie négative de « l’extranéité de l’homme au monde »72 qui s’oppose à la thèse heideggérienne d’après laquelle « la vie est en général le fait “d’être d’ores et déjà installé dans le monde” (Je-schon-in-der-Welt-sein) ». L’a posteriori doit signifier en toute rigueur que si, contrairement à l’animal, l’homme « “vient au monde” ; c’est qu’initialement il en est exclu ». Dès lors, l’existence de l’homme est spécifiquement marquée par la contingence et par l’histoire : son essence n’est pas fixée. C’est le concept de liberté qui doit faire comprendre au mieux la condition inconditionnée, « l’inhérence distancée » de l’homme qui le détache de la totalité du monde : « l’homme, étranger au monde, est détaché de lui, et livré à soi-même »73.
44Avant Franz Rosenzweig, qu’il ne découvre qu’en 1935, c’est chez un autre lecteur de Schelling que Levinas trouve une critique de la totalité et une réévaluation de la séparation. Stern définit la « dividuation » de l’homme comme « le fait qu’un être déterminé (l’homme) possède son être d’une manière relativement autonome et bien spéciale détaché de l’être comme Tout »74. Si l’expérience visuelle du « face-à-face » du sujet et de l’objet est le paradigme de « la liberté de l’homme dans ce monde à l’égard de ce monde », Stern analyse ensuite trois expériences, comprises comme autant de relations à distance ou modes d’extranéité au monde : le théorique, le pratique et l’esthétique. Ni la théorie (comme le pense Husserl), ni la pratique (comme le suggère en un sens Heidegger) ne sont premières et « autarchiques ». Chez Stern, c’est la liberté, plus originaire que la théorie et la pratique, qui les conditionne et les rend possibles. Dans Totalité et infini, c’est l’idée de l’infini qui sera « la source commune de l’activité et de la théorie »75, théorie et pratique n’étant que « des modes de la transcendance métaphysique. La confusion apparente est voulue et constitue l’une des thèses de ce livre »76.
45De cette extranéité de l’homme découle la possibilité essentielle qu’il a de transformer l’être en non-être, et inversement. Possibilité que réalisent des pouvoirs extraordinaires propres à l’homme : ceux de séparer l’existence de l’essence, de se représenter l’absence, d’abandonner, de pardonner et surtout de mentir. Dans Totalité et infini, Levinas reprendra cette définition de la liberté comme étrangeté et possibilité de mentir, qui caractérise surtout l’existence kath’autho d’autrui77.
46Pourquoi Levinas n’a-t-il pas traduit la seconde partie de la conférence sur « L’Extranéité de l’homme au monde », alors même que Stern avait été satisfait de son travail, et que la traduction de P.-A. Stephanopoli78 est pour le moins défectueuse ? Nul ne le sait. Mais il est tout à fait probable que Levinas ait eu accès, sinon à sa version remaniée sous le titre « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification »79, du moins au manuscrit de la conférence annotée et même à une version allemande non conservée. Nous formulons cette hypothèse très vraisemblable tant l’influence de Stern se fait sentir sur les « Quelques réflexions sur une philosophie de l’hitlérisme » et sur « De l’évasion » au point qu’on puisse dire de lui qu’il y est, comme Rosenzweig dans Totalité et infini, « trop souvent présent [...] pour être cité »80.
47Cette véritable dette silencieuse s’exprime d’abord dans le fil rouge de l’essai sur la « philosophie de l’hitlérisme » : l’humanité de l’homme est paradoxalement constituée par une « liberté infinie à l’égard de tout attachement »81, alors même qu’il ne peut nier son enchaînement au monde. Si Levinas développe une phénoménologie du corps, sa critique de la recherche de l’authenticité rejoint celle de Stern — elle aussi dirigée contre l’analytique existentiale de Heidegger. Le danger de cette anthropologie philosophique, comme du racisme hitlérien, est de fixer une définition de l’homme en termes d’être et d’authenticité — en se demandant par exemple : « Qu’est-ce authentiquement qu’un Allemand ? » — et ainsi de priver l’homme de sa liberté82.
48Mais c’est sans doute dans « De l’évasion » que l’influence de Stern se fait le plus sentir. L’article peut être lu comme un développement, nourri du langage ontologique de Heidegger, des thèses de Stern. Ce dernier soutient en effet que la condition métaphysique de l’homme est à la fois « d’exister-déjà » (schon-vorher-daseiend), d’être « condamné à soi-même » (zu-sich-selbst-verurteilt) et d’être « imposé à soi-même » (sich-selbst-aufgezwungen). Cette triple condition le pousse à « s’évader de lui-même » et de sa « position » dans l’être, dans une « retraite hors du monde » ou une « retraite en soi ». Besoin d’évasion que l’homme lui-même ne peut jamais assouvir mais qui le définit. Y compris quand il se refuse à tenter de le satisfaire comme c’est le cas pour les deux modi vivendi que dépeint Stern : le nihiliste et l’homme historique.
49D’un côté, le nihiliste échoue à s’identifier comme « je » parce qu’il vit sur un mode dramatique la simultanéité de sa liberté et de sa contingence. Son existence est marquée par le fait d’être à la fois « étranger à soi-même » et « précisément soi-même ». Le besoin de fuir cette « position », à laquelle l’homme est condamné, est éprouvé dans des affects dont les analyses inspireront aussi bien Levinas que Sartre : la honte (Scham), la nausée (Ekel) et le désir d’éternité (Ruhmsucht). L’homme cherche sans cesse à s’identifier, à être, alors qu’il est condamné à la « non-identification ». Par opposition au nihiliste, l’homme historique, ressemble à s’y méprendre au bourgeois que décrit Levinas : installé dans le monde, propriétaire dans la répétition de l’identique, il s’identifie au rôle que le monde social lui donne et « ne voit ni différence ni antinomie entre lui-même et sa fonction »83.
50Reprenant ces thèmes, Levinas radicalise néanmoins l’argument de Stern en mettant l’être en tant que tel au cœur de la « pathologie de la liberté ». Ce n’est pas l’extranéité de l’homme qui pose problème mais l’être lui-même. « De l’évasion » s’achève de manière programmatique par l’appel à une « nouvelle voie » pour « sortir de l’être »84. Mais Levinas n’ira-t-il pas chercher, du moins jusqu’à Totalité et l’infini, cette voie de transcendance dans l’irréductibilité, affirmée par Stern, de « l’action humaine » à l’être et de la raison pratique à la raison théorique ?
51Enfin, la méthode même de l’anthropologie négative de Stern a sans doute influencé Levinas. Les descriptions de Stern sont des « exagérations philosophiques »85 dans la mesure où elles déduisent de situations extraordinaires une interprétation de l’humanité de l’homme. Car « il faut soutenir au contraire que les situations humaines les plus rares, les types humains les moins familiers, peuvent jouer un rôle en une interprétation qui viserait au général, à condition de considérer et d’interpréter le fait même de leur rareté »86. Méthode de l’exagération ou de l’emphase qui culminera dans Autrement qu’être, dans l’usage incessant de l’extra-ordinaire et par la définition lévinassienne de l’utopisme87.
3. Un Russe à Paris
3.1. « La psychologie de l’acteur » de Paul Jacobson (1934)
52Tandis que la traduction de Stern nous renseigne sur le changement d’attitude de Levinas à l’égard de Heidegger, ses deux dernières traductions nous font entrevoir un aspect négligé et mystérieux de la formation de Levinas dans les années 1930 : ses relations avec l’émigration russe à Paris. En juin 1934, paraît « La Psychologie de l’acteur » de Paul Jacobson. Qui est-il ? Doit-on songer au nom mal orthographié de Roman Jakobson, alors professeur à l’Université Masaryk de Brno, fondateur du Cercle linguistique de Prague, connaissance de Husserl et de Landgrebe, et surtout ami de Koyré ?
53Il s’agit en réalité de Pavel Maksimovitch Jakobson (1902-1979), un spécialiste soviétique de la psychologie des sentiments, chercheur depuis 1926 à l’Académie d’État des sciences artistiques et à l’Institut d’État des arts du théâtre de Moscou. Comme il le précise en note, « la présente étude constitue une exposition abrégée d’un travail plus étendu que des raisons d’ordre technique empêchent, pour le moment de publier ». Elle sera publiée en 1936 sous le titre de Psychologie des sentiments scéniques de l’acteur : Étude sur la psychologie de la créativité88. L’ouvrage est un recueil d’articles, fondés sur une enquête auprès d’une vingtaine d’acteurs moscovites, auquel participera aussi Lev Vygotskij, l’inventeur de la psychologie socio-culturelle.
54Comment Levinas en est-il venu à traduire un psychologue soviétique inconnu en Europe occidental ? Une première hypothèse laisserait à penser que l’idée lui aura été suggéré par l’un des auditeurs russes du séminaire d’Aleksandr Koževnikov, dit Alexandre Kojève : Jakov Isaakovič Gordin (Jacob Gordin), Raisa Tatarinova ou Boris Poplavski89. Mais ces trois émigrés ont quitté la Russie au début des années 1920 et n’ont pu établir de relation avec un psychologue moscovite qui commençait alors ses études. On peut exclure pour les mêmes raisons les acteurs de la réception russe de la phénoménologie en France : Georges Gurvitch, Alexandre Koyré, Léon Chestov et Alexandre Kojève lui-même.
55Quoiqu’il en soit, c’est à partir de 1933 et l’arrivée des émigrés russes berlinois à Paris que Levinas commence à traduire du russe. S’agit-il de travaux de commande, comme l’article de Dubislav, ou de travaux de recherche, comme les Méditations ? « La psychologie de l’acteur » serait de prime abord à ranger dans la première catégorie. En quoi une série d’interprétations psychologiques de déclarations faites par des acteurs moscovites, lors d’une enquête sociologique de Lioubov Gourevitch (1866-1940), pourrait-elle intéresser Levinas ?
56Il faut commencer par rappeler que, de 1923 à 1927, Levinas a étudié les méthodes et les principaux courants de la psychologie auprès de Charles Blondel et de la sociologie auprès de Maurice Halbwachs. Ces maîtres décrivaient déjà, dans une tradition durkheimienne, le comportement comme une double fonction de la personnalité et des représentations collectives. En outre, ils accordaient, à la suite de Bergson, un rôle primordial à la vie affective. Ainsi, Levinas aurait pu manifester son intérêt pour une étude psychologique de la vie affective liée à des comportements particuliers. Mais l’aurait-il pour autant traduite ?
57En vérité, la traduction de Levinas vient sûrement du fait que l’article de Jakobson est une véritable psychologie phénoménologique des « sentiments scéniques », une description visant à clarifier la manière dont l’acteur « revit » ou « éprouve » les émotions dans la représentation théâtrale. Jakobson et son traducteur cherche par là à élucider la spécificité de l’intentionnalité affective dans la vie mentale en général et, en dernier ressort, ce qui structure « l’unité systématique du comportement » d’une personnalité concrète. Une eidétique des différents types de sentiments scéniques inséparables de leur contexte doit distinguer les différents modes de conscience qui leur sont propres.
58Au fil d’une phénoménologie génétique des « sensations de rôle », Jakobson distingue la dialectique qui oppose les sentiments fictifs de « la conscience de rôle » aux « sentiments de la vie personnelle », et qui aboutit à une « scission de la conscience ». On peut y repérer un certain nombre de thèmes qui reviendront dans l’œuvre de Levinas. Cette conscience de rôle se produit en effet dans une jouissance qui se nourrit du fait même de jouer et accompagne les sentiments scéniques négatifs (irritation, angoisse ou colère)90. De plus, la spécificité de la conscience de rôle, quand elle s’accomplit comme « conscience créatrice », est de « créer au contact immédiat du spectateur ». Conscience créatrice qui se concrétise dans un « retournement paradoxal », le revirement d’une extrême responsabilité artistique en irresponsabilité personnelle, source de joie autant que d’auto-critique91. Enfin, cette phénoménologie de la conscience de rôle aboutit à déterminer « l’activité scénique comme un pouvoir d’évasion ». Levinas donne ici une place décisive au terme même d’évasion quelques mois avant la rédaction de son article fondateur. Mais, contrairement à Stern, Jakobson donne un sens positif de transcendance radicale à l’évasion. Dans la répétition propre à l’activité scénique se trouverait paradoxalement la possibilité d’accoucher d’une véritable nouveauté inédite.
Nous avons caractérisé l’activité scénique comme un pouvoir d’évasion. Ce sont surtout les sentiments scéniques appartenant à un personnage fictif, qui donnent à l’acteur la sensation de dépasser les limites de sa vie personnelle, d’élargir le diapason de sa propre personnalité et ses possibilités et de faire une expérience de l’inaccoutumé92.
59En définitive, ce ne sont donc pas seulement les références de Jakobson à la phénoménologie des Gesinnungen d’Alexander Pfänder et à la psychologie du comportement de Kurt Lewin93 qui ont motivé le jeune Levinas à accepter cette commande. Ce détour par la psychologie théâtrale est directement lié à ses propres recherches sur la vie concrète du moi, sa sensibilité et son besoin d’évasion.
3.2. « La notion du temps » de N. Khersonsky (1935)
60La dernière traduction connue de Levinas paraît dans le même volume des Recherches philosophiques que son article « De l’évasion ». Souvent absente des bibliographies de Levinas, elle n’a pratiquement pas été commentée94. Elle est d’autant plus mystérieuse qu’il est particulièrement difficile de connaître l’identité de son auteur, un certain N. Khersonsky de Moskou (sic). S’agit-il du critique de théâtre soviétique Khrisanf Nikolayevich Khersonsky (1897-1968) qui n’est pourtant l’auteur d’aucun écrit philosophique connu ? Ou bien de l’archiprêtre Nikolai Ivanovich Khersonsky (1875-1941) mort en détention sans avoir rien publié dans son pays ? Là encore, le mystère semble impénétrable95. A fortiori, « La notion du temps » ne cite aucun auteur en particulier (mis à part une brève mention à un « sens hégélien » de la pensée métaphysique) et l’on ne peut rattacher son auteur à aucun courant philosophique.
61Mais, de même que Levinas a dû trouver un intérêt à traduire l’article de Jakobson, de même on peut repérer un certain nombre de thèmes lévinassiens dans la lettre française de ce texte énigmatique. Si « De l’évasion » réserve « à une étude ultérieure qui aura à esquisser une philosophie de l’évasion le problème de l’éternité »96, c’est ce problème traditionnel qui donne le coup d’envoi de l’article de Khersonsky. Ni la Zeitbewusstsein de Husserl ni Sein und Zeit de Heidegger ne sont cités. La temporalité y est pourtant décrite comme étant irréductible à la connaissance et au temps objectif. On ne peut y accéder qu’à travers les « constructions fondamentales » que sont le monde, l’éternité, l’être et la vérité. Ces « formations originelles » de la « pensée constructive » ont en commun de fournir l’unité nécessaire à la raison. En prenant le point de vue radical de ces « constructions fondamentales », Khersonsky soutient que le temps est par définition incompatible avec la pensée cognitive et judicative en tant qu’il est une « forme pure », c’est-à-dire une multiplicité infinie de moments identiques, sans identité numérique qui pourrait les distinguer.
62Khersonsky cherche alors à déterminer la spécificité du temps vivant qui avance comme une vague vers l’avenir et s’enfonce dans le passé. Ce temps vivant serait irréductible au temps mort, « immobile et figé » de la mathématique et de la physique. Khersonsky entreprend donc une sorte de phénoménologie du temps : la dialectique des instants qu’il décrit alors sera cruciale dans les écrits lévinassiens d’après-guerre. L’instant « présent et concret, synthèse vivante du général et du particulier, de l’identité logique saisie dans le concept de son unicité, donnée sans retour possible, dans le fait » est irréductible au concept, à la représentation et à la démonstration qui font « sortir du temps »97. Le principe de la pensée généralisante qu’est l’unité de l’identité s’oppose en effet au « principe constructif du temps comme forme pure », c’est-à-dire la « multiplicité de l’identique » ou « des indiscernables »98. De l’existence à l’existence et Le temps et l’autre feront de cette dialectique de l’instant leur thème central : l’instant est l’événement de la relation de l’existant à l’existence et l’extériorité des instants les uns avec les autres servira de paradigme pour penser la relation à autrui99. Tandis que Khersonsky range l’espace et le nombre dans cette même catégorie des « formes pures » irréductibles à la pensée généralisante, Levinas soutiendra que seul le temps est à même d’accomplir un pluralisme irréductible au monisme de l’être.
4. Conclusion
63De ses traductions de jeunesse, Levinas a tiré plusieurs notions qu’il redéfinira par la suite dans un langage nouveau et personnel. Étudier ces textes méconnus permet donc non seulement de parfaire le portrait de Levinas en jeune phénoménologue, en le réinscrivant dans les réseaux intellectuels de l’entre-deux-guerres, mais de mesurer en creux la pensée originale qui naît de ces emprunts.
64Si Levinas semble cesser toute activité de traduction après sa captivité, après avoir été engagé comme traducteur russe pendant la campagne de France, le schème de la traduction occupera une place décisive dans sa pensée, aussi bien comme concept opératoire que comme fil conducteur de son projet philosophique. Premièrement, le verbe « traduire » devient chez Levinas un synonyme d’« exprimer », et c’est ainsi que « le visage est seul à traduire la transcendance »100. « Se traduire » signifie pour un phénomène de « se produire », de se manifester en se rendant visible.
65Deuxièmement, selon le célèbre adage traduttore, traditore, véritable trope d’Autrement qu’être, toute manifestation, toute apophansis suppose trahison. C’est le sens même de la traduction du Dire en Dit101. On sait pourtant que le philosophème de la traduction occupe une place décisive dans sa pensée. Elle est d’abord un synonyme de la réduction du Dire au Dit. Elle est aussi le schème central du projet stylistique et philosophique de Levinas, celui d’exposer dans la langue d’Athènes ce que seul Jérusalem avait su prophétiser102. De même, certains de ses concepts majeurs sont d’une grande fécondité pour une philosophie de la traduction. Or, ces deux perspectives de recherche n’ont jamais été abordées à l’aune de son activité de traducteur103.
66Troisièmement, puisque Levinas résume parfois son projet à traduire en langue grecque et moderne « la sagesse du Talmud », il serait faux de dire que Levinas ne traduira plus. On retrouvera son souci de rigueur et ses « belles infidèles » dans les traductions en acte que sont ses Lectures talmudiques, sans cesse ponctuées par les insatisfactions du traducteur et obsédées par le respect dû à l’intraduisible104.
Notes
1 Les écrits publiés entre 1930 et 1949 constituent depuis longtemps déjà le « moment » historiographique du « jeune Levinas ». L’expression est ancienne, voir Fabio Ciaramelli, « De l’évasion à l’exode. Subjectivité et existence chez le jeune Levinas », Revue philosophique de Louvain, vol. 80, no48, 1982, p. 553-578 ; Jean-Luc Lannoy, « “Il y a” et phénoménologie dans la pensée du jeune Levinas », Revue philosophique de Louvain, vol. 88, no79, 1990, p. 369-374. Depuis la publication des Carnets de captivité, les écrits de Levinas parus avant 1940, tels que la recension qu’il consacre à La présence totale de Louis Lavelle, connaissent un regain d’intérêt. Voir Cristian Ciocan, « Le problème de la corporéité chez le jeune Levinas », Les Études philosophiques, 2013/2, no105, p. 201-219 ; Sophie Galabru, « La naissance du sujet chez Louis Lavelle et Emmanuel Lévinas », Philonsorbonne, vol. 12, 2018, p. 45-59 ; Joëlle Hansel, Levinas avant la guerre. Une philosophie de l’évasion, Paris, Manucius, 2022.
2 Walter Dubislav, Les recherches sur la philosophie des mathématiques en Allemagne, aperçu général, trad. E. Levinas, Recherches philosophiques, I, 1931-1932, p. 299-311 ; « Une interprétation de l’a posteriori », trad. E. Levinas, Recherches philosophiques, IV, 1934-1935, p. 65-80 (dorénavant IAP) ; Paul Jacobson, « La Psychologie de l’acteur », trad. E. Levinas, Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 117, no5/6, mai-juin 1934, p. 395-440 ; N. Khersonsky, « La notion du temps », trad. E. Levinas, Recherches philosophiques, V, 1935-1936, p. 41-51 (dorénavant NT).
3 Sur le contexte général de la rédaction, de la publication et des traductions des Méditations cartésiennes, voir Christian Dupont, « Jean Héring and the Introduction of Husserl’s Phenomenology to France », Studia Phænomenologica, vol. 15, 2015, p. 129-153 ; Jean-François Lavigne (dir.), Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, coll. « Études et commentaires », p. 2-8 et Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et Conférences de Paris, trad. M. de Launay, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1994, p. v-ix.
4 Héring soutient le 22 décembre 1925 sa thèse de « licence de théologie » intitulée Phénoménologie et philosophie religieuse. Voir Jean Héring, Phénoménologie et philosophie religieuse. Étude sur la théorie de la connaissance religieuse, Paris, Félix Alcan, 1926.
5 Husserl le dit présent dès la première séance dans sa Lettre à Heidegger du 9 mai 1928 (Briefwechsel, Husserliana Dokumente, vol. III/4, p. 153). Nous traduisons toutes les citations tirées de la correspondance de Husserl. Voir aussi Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 23.
6 « La confrontation de ces deux pensées fournissait, à Fribourg, un sujet important de méditations et de discussions à une race déjà alors finissante d'élèves, formés par Husserl avant de connaître Heidegger. Eugen Fink et Ludwig Landgrebe en furent (…). Par le biais de ces discussions, j'entrais moi-même dans la phénoménologie et me formais à sa discipline » (Emmanuel Levinas, « La ruine de la représentation » (1959), En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (dorénavant EDE), Paris, Vrin, 2010, p. 126).
7 C’est ce que Husserl écrit à Roman Ingarden dans sa lettre du 13 juillet 1928 (Hua Dok III/3, p. 240).
8 « Les publications d’Edmond Husserl ne sont qu’une partie d’une œuvre plus vaste constituée au cours de 40 ans d’enseignement à Gœttingen et à Fribourg. Les manuscrits des leçons ont souvent été communiqués aux disciples et aux amis, les idées circulaient sans avoir été publiées » (« L’œuvre d’Edmond Husserl », EDE, p. 12). On suppose qu’il s’agit des Ideen II, des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps publiées en 1928, de Logique formelle et logique transcendantale en cours de rédaction et des « Écrits logiques » qui deviendront Expérience et jugement. Les étudiants de Heidegger s’échangeaient alors les notes des cours de Marbourg sur l’Interprétation phénoménologique de la Critique de la Raison pure de Kant et Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie. Levinas a dû assister à la conférence inaugurale de Fribourg Qu’est-ce que la métaphysique ?
9 Levinas est régulièrement reçu chez les Husserl et donne des « cours de perfectionnement en français » à « Madame Husserl, prétextant son prochain voyage à Paris » (Lettre de Madame Husserl à Elisabeth H. Rosenberg du 29 juin 1928, Hua Dok III/9, p. 355. Cf. EDE, p. 125).
10 Lettre de Madame Husserl à Elisabeth H. Rosenberg du 5 mars 1929, Hua Dok III/9, p. 361.
11 Lettre à Ingarden du 26 mai 1929, Hua Dok III/3, p. 248.
12 Ibid. Aleksandr Vladimirovitch Koïranski avait dû rencontrer Levinas, juif russophone comme lui, en octobre 1928, alors qu’il rendait visite à son ancien maître de Göttingen. Cf. Lettre de Husserl et Koyré à Ingarden du 18 octobre 1928 (Hua Dok III/3, p. 242).
13 Voir Gabrielle Peiffer, « Husserl devant sa mort », Revue réformée, 1975, p. 149. Le 4 mai 1929, Levinas se trouve à Strasbourg où une photographie du « groupe des cinq » le place aux côtés de Blanchot.
14 Voir Roger Burggraeve, Emmanuel Levinas. Une bibliographie primaire et secondaire (1929-1985), avec complément 1985-1989, Leuven, Peeters, 1990, p. 13.
15 Levinas a dû envoyé son texte avant ses séjours à Paris et Davos, comme en témoigne Jean Cavaillès en mars 1929 : « Il y avait là un défenseur de Husserl et Heidegger, Levinas, un Lituanien qui va publier un article sur Husserl dans la Revue philosophique » (cité par Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès, Philosophe et combattant 1903-1944, Paris, PUF, 1950, p. 56). Emmanuel Levinas, « Sur les « Ideen » de M. E. Husserl », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 107, no3-4, mars-avril 1929, p. 230-265 (repris dans Les Imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de poche, 2000 (dorénavant IH), p. 45-93).
16 « Nous sommes obligés de laisser de côté ce qui en fait peut-être le plus grand intérêt, — une multitude d’analyses phénoménologiques concrètes — minutieuses et scrupuleuses — qu’on ne saurait résumer, car il faudrait les traduire en entier » (« Sur les Ideen », IH, p. 45). À la même époque, l’édition anglaise des Ideen I est en cours d’élaboration.
17 « Pour traduire la terminologie husserlienne en français, nous avons souvent eu recours à son livre et à ses conseils personnels » (Emmanuel Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1930 (dorénavant TIPH), p. 6).
18 « Cette idée dont ne trouve qu’une esquisse d’une demi-page dans les ‟Ideen” est devenue, dans le développement postérieur de la pensée de M. Husserl, primordiale. Une théorie de l’Einfühlung, promise dans le 1er volume des ‟Ideen” et exécutée dans les ouvrages non parus de M. Husserl, nous décrira comment la conscience individuelle, l’ego, la monade qui se connaît elle-même dans la réflexion sort d’elle-même pour constater, d’une façon absolument certaine, un monde intersubjectif de monades autour d’elle » (« Sur les « Ideen » de M. Husserl », art. cit., p. 265).
19 Gabrielle Peiffer, « Husserl devant sa mort », art. cit., p. 149. Voir la Lettre à Ingarden du 2 décembre 1929, Hua Dok III/3, p. 259 : « Malheureusement, la traductrice [die Übersetzerin] des Méditations cartésiennes prend beaucoup de temps (ou en a trop peu). Si le texte français avait déjà été imprimé, comme prévu, vous auriez pu voir plus clairement les principes de ma méthodologie et de mon système phénoménologique ». Dans une Lettre à William Ralph Boyce Gibson du 10 septembre 1929, Husserl précise que les Méditations cartésiennes sont en train d’être traduites en français à Strasbourg. Cf. Hua Dok III/6, p. 133.
20 Gabrielle Peiffer, « Husserl devant sa mort », art. cit., p. 150.
21 Lettre du 21 mars 1930 à Dorion Cairns, Hua Dok III/4, p. 23.
22 Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. de l’allemand par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Lévines [sic], Paris, Armand Collin, coll. « Bibliothèque de la Société française de philosophie », 1931 ; rééd. Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1966 (dorénavant MC). Koyré y travaille jusqu’à l’été 1930, au cours duquel il séjourne chez les Husserl (Lettre de Madame Husserl à E. Rosenberg du 10 juillet 1930, Hua Dok III/9, p. 380 : « Il a dirigé la traduction française des conférences de Papa à Paris et y a consacré énormément de travail »). Le 19 novembre 1930, on apprend que « les Méditations cartésiennes sont imprimées depuis longtemps et doivent bientôt être publiées » (Lettre de Madame Husserl à Ingarden du 19 novembre 1930, Hua Dok III/3, p. 266. Voir aussi la Lettre à Ingarden du 21 décembre 1930, Hua Dok III/3, p. 267). Publiées en mars 1931, Husserl ne les recevra pas avant la fin du mois d’avril. Cf. Lettre à Ingarden du 16 avril 1931, Hua Dok III/3, p. 273.
23 « Malheureusement, vos soupçons ont été confirmés. Les traducteurs des Méditations ne comprenaient souvent pas le texte, pas étonnant qu'ils se soient retrouvés coincés. Dans l’importante Ve [Méditation], des passages entiers sont remplacés par une phrase vague et dénuée de sens, et l’on trouve aussi de nombreuses fautes. Malheureusement, c’est aussi le cas de la traduction anglaise [des Ideen] ! » (Lettre à Ingarden du 31 août 1931, Hua Dok III/3, p. 277).
24 « À maintes reprises, j’ai entendu des éloges sur la lucidité de votre traduction (et aussi dans les lettres) ; les gens pensaient même que ma pensée s’exprimait plus efficacement dans votre langue française, et sa transparence inhérente, que dans ma langue allemande. Bien sûr, j’ai souligné avec insistance que vous en étiez le véritable traducteur et qu’il fallait vous remercier pour ce grand succès » (Lettre de Husserl à Koyré du 22 juin 1931, Hua Dok III/3, p. 359). À titre d’exemple, Hans Kelsen félicite Husserl en ces termes : « La traduction est, autant que je puisse en juger, excellente. Elle contribuera certainement à porter votre philosophie bien au-delà des frontières de l’Allemagne… » (Lettre de Kelsen à Husserl du 18 mai 1931, Hua Dok III/6, p. 211).
25 « La dernière publication de Husserl : Formale und transzendentale Logik. Versuch einer Kritik der logischen Vernunft, dans le Jahrbuch X 1929 n’a pas pu être utilisée par nous, car elle a paru au moment où notre travail était déjà achevé » (TIPH, p. 178).
26 Voir Bulletin de la Faculté de Lettres de Strasbourg, 1930, p. 9-10.
27 Gaston Berger, « La théorie de l’intuition dans la phénoménologies de Husserl d’E. Levinas », Les Études philosophiques, 5e année, no1, janvier-mars 1931, p. 30-32 et Jean Héring, « La théorie de l'intuition dans la phénoménologies de Husserl d’E. Levinas », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 113, 1932, p. 474-481. Husserl a du moins entendu parler de la thèse de Levinas dans laquelle il interprète les problèmes constitutionnels comme des problèmes ontologiques : « Cette situation devrait avoir pour conséquence, que vous vous égareriez en faisant fond sur aucune des présentations de ma Phénoménologie que propose la littérature philosophique (ainsi du tout récent exposé de Levinas, La théorie de l’intuition…), qui place ma phénoménologie sur le même plan que celle de Heidegger, et la prive ainsi de son sens authentique » (Lettre à E. Parl Welch du 17/21 juin 1933, Hua Dok III/6, p. 457-458).
28 TIPH, p. 215.
29 « L’œuvre de Edmond Husserl » (1940), EDE, p. 68.
30 Voir par exemple Reiko Kobayashi, « Totalité et infini et la cinquième Méditation cartésienne », Revue philosophique de Louvain, tome 100, no1-2, 2002, p. 149-185.
31 Voir aussi « De la conscience à la veille. À partir de Husserl » (1974) in De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 44-53.
32 EDE, p. 9.
33 « En tant que pensée précisément, je suis une monade, une monade toujours possible dans un recul toujours possible à l’égard de tous mes engagements » (« L’œuvre d’Edmund Husserl » (1940), EDE, p. 69).
34 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité (1961), Paris, Le Livre de Poche, 2012 (dorénavant TI), p. 63. Seule mention explicite des Méditations dans Totalité et infini.
35 « Réflexions sur la “technique” phénoménologique » (1959), EDE, p. 167 ; « La ruine de la représentation » (1959), EDE, p. 183 ; Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974 (dorénavant AE), p. 96.
36 TI, p. 63 ; AE, p. 97.
37 MC, p. 81.
38 Ibid. Levinas en lira un écho dans les notes publiées en 1940 dans la Philosophy and Phenomenological Research par Alfred Schütz. Voir « Intentionnalité et métaphysique » (1959), EDE, p. 194.
39 MC, p. 77. Totalité et infini cherchera aussi à élucider le problème d’une « théorie transcendantale du monde objectif » à partir de cette « théorie transcendantale de l’expérience de l’autre ». Voir TI, p. 229 et sq.
40 MC, p. 94.
41 MC, p. 103. « Comment se fait-il que, conformément aux faits, le sens transféré est accepté comme ayant une valeur existentielle, comme ensemble de déterminations « psychiques » du corps de l’autre, tandis que celles-ci ne peuvent jamais se montrer, en elles-mêmes, dans le domaine original de ma sphère primordiale (le seul qui est à notre disposition). » (MC, p. 96, §52. Nous soulignons).
42 MC, p. 103. Nous soulignons.
43 « Elles sont pourtant réellement séparées de ma monade, et tant qu’aucun lien réel ne conduit de leurs expériences (Erlebnisse) aux miennes, de ce qui leur appartient à ce qui m’appartient. À cette séparation correspond dans la « réalité », dans le « monde », entre mon être psycho-physique et l’être psycho-physique d’autrui, une séparation qui se présente comme spatiale à cause du caractère spatial des organismes objectifs » (MC, p. 109).
44 MC, p. 119.
45 MC, p. 127. « De même la réduction à la connaissance égologique primordiale par laquelle commence, dans la cinquième méditation cartésienne de Husserl, la constitution de l’intersubjectivité n’aboutit pas à des évidences structurées comme connaissances objectives (en raison de leur caractère monadologique même) » (« Réflexions sur la “technique” phénoménologique » (1959), EDE, p. 170). Voir aussi TI, p. 63.
46 MC, p. 110.
47 Emmanuel Levinas, « Dvasiskumo supratimas prancuzu ir vokieciu kulturoje », Vairas, no7-8, VIII, juillet-août 1933, p. 271-280. Voir « La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande », trad. du lituanien par Liudmila Edel-Matuolis, Cités, no25, 2006, p. 125-137.
48 MC, p.113-114.
49 Levinas avait écrit en 1929 un compte-rendu de La pensée concrète d’Albert Spaïer, « qui, en s’occupant de la psychologie allemande contemporaine, [a été amené] à parler de Husserl » (TIPH, p. 6). Voir Emmanuel Levinas, « Albert Spaïer, La pensée concrète — Essai sur le symbolisme intellectuel », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, mars-avril 1929, no2, p. 182-183.
50 En 1967, Levinas retrouve Clémence Ramnoux à sa nomination à Nanterre et la cite dans « Langage et Proximité ».
51 Michel Espagne, « Le détour par l’Allemagne : itinéraires intellectuels de Koyré, Kojève, Gurvitch » in Michel Espagne (dir.), L’ambre et le fossile. Transferts germano-russes dans les sciences humaines xixe-xxe siècles, Paris, Armand Colin, 2014, p. 255-268.
52 Le fonds Alexandre Koyré conserve une courte lettre manuscrite de Levinas à Koyré ou Spaïer. Datée du 16 juin 1932, Levinas y remercie son correspondant d’avoir pensé à lui pour le dîner de la revue et le félicite pour la bonne tenue du premier numéro dont il espère recevoir un exemplaire.
53 Walter Dubislav, Die Philosophie der Mathematik in der Gegenwart, (Philosophische Forschungsberichte 13) Berlin Berlin, Junker & Dünnhaupt, 1932. Éric Weil, futur camarade de Levinas au séminaire de Kojève, fera la recension de cet ouvrage dans les Kantstudien, vol. 38, no1-2, 1932, p. 203.
54 Walter Dubislav, « Edmund Husserl, Formale und transzendentale Logik, Versuch einer Kritik der logischen Vernunft », Philosophisches Jahrbuch, vol. 44, 1931, p. 106.
55 TIPH, p. 18 et 117.
56 Walter Dubislav, « Les recherches sur la philosophie des mathématiques en Allemagne, aperçu général », art. cit., p. 310.
57 Il cite cette étude dès son article de 1932 sur Heidegger, voir Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, CXIII, n°5-6, mai-juin 1932, p. 417. Dans sa recension du Jahrbuch de 1930, Levinas fera l’éloge de la manière dont Becker décrit, selon une « méthode heideggérienne », le mode temporel de « l’existence mathématique (Emmanuel Levinas, « Phénoménologie », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 118, n° 11‑12, 1934, p. 419-420).
58 Koyré cité dans une lettre de Husserl à Aron Gurwitsch le 1er octobre 1932, III, p. 108.
59 Voir Emmanuel Levinas, « L. Lavelle, La Présence totale », Recherches philosophiques, IV, 1934-1935, p. 392-395 ; « G. Benezé, Allure du transcendantal », Recherches philosophiques, VI, 1936/1937, p. 388-390 ; « G. Benezé, Valeur », Recherches philosophiques, VI, 1936/1937, p. 390 ; « J. Duflo, Esquisses d’une énergétique mentale, Recherches philosophiques, VI, 1936/1937, p. 407 ; « R. Duret, Les aspects de l’image visuelle », Recherches philosophiques, VI, 1936/1937, p. 407-408 ; « V. Feldman, L’esthétique française contemporaine », Recherches philosophiques, VI, 1936/1937, p. 408-409 ; « R. Munsch, L’individu dans le déséquilibre moderne », Recherches philosophiques, VI, 1936/1937, p. 415-416.
60 « Sur les Ideen », IH, p. 73-74 et 93. Voir Martin Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, p. 49 et 57.
61 Emmanuel Levinas, « H. E. Eisenhuth, Der Begriff des Irrationalen als philosophisches Problem », Recherches philosophiques, I, 1931/1932, p. 385-386.
62 Emmanuel Levinas, « Fribourg, Husserl et la phénoménologie », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 1931, n°43, 15 janvier, p. 403-414 (repris dans Les Imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 81-92).
63 Sur ce projet, voir Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie », art. cit., p. 396.
64 Emmanuel Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie », art. cit., p. 406-407.
65 La fin de sa conférence en Sorbonne de 1940 sur « L’ontologie dans le temporel » en esquissait une première critique, qui ne sera présentée en détail qu’en 1951 dans « L’ontologie est-elle fondamentale ? », Revue de métaphysique et de morale, vol. 56, n°1, janvier-mars 1951, p. 88-98.
66 On lit en exergue du seul manuscrit allemand qui nous soit parvenu : « Conférence donnée sous le titre « Liberté et Expérience » à la section francfortoise de la Kantgesellschaft en février 1930. Les points essentiels ont été développés par rapport à la présentation orale. À ma femme » (Günther Anders, Die Weltfremdheit des Menschen, Munich, C. H. Beck, 2018, p. 11. Nous traduisons). En juin 1931, Husserl y critiquera sévèrement l’anthropologie philosophique de ses « antipodes » Heidegger et Scheler. Voir Edmund Husserl, « Phänomenologie und Anthropologie », Aufsätze und Vorträge (1922-1937), Hua XXVII, Th. Nenon et H. R. Sepp (éd.), Dordrecht/Boston/Londres, Kluwer, 1989, p. 181 ; trad. D. Franck, « Phénoménologie et anthropologie » in Edmund Husserl, Notes sur Heidegger, Paris, Minuit, 1994, p. 57.
67 Emmanuel Levinas, « Hans Driesch, Philosophische Forschungswege, Ratschlage und Warnungen », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 116, septembre-octobre 1933, p. 290-291, et « Rudolf Zocher, Husserls Phänomenologie und Schuppes Logik », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 116, septembre-octobre 1933, p. 292-295.
68 C’est ce même Hermann Mörchen qui consigne dans son journal, le 25 décembre 1931, que Heidegger soutient que seul le national-socialisme peut faire face au péril communiste. Voir « Praktische Philosophie als Antwort an Heidegger » in Bernd Martin (éd.), Martin Heidegger und das Dritte Reich. Ein Kompendium, Darmstadt, 1989, p. 84.
69 Emmanuel Levinas, « Phénoménologie », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, vol. 118, no11‑12, 1934, p. 417.
70 Emmanuel Levinas, « Comme un consentement à l’horrible. Alexandre Koyré avait averti les Français », Le Nouvel Observateur, 22-28 janvier 1988, p. 48-49.
71 « On a considéré que la traduction de l’époque, quʼE. Levinas et moi avions faite ensemble, était très bonne » (Lettre de Günther Anders à Andreas Pfersmann, in Jacques Le Rider et Andréas Pfersmann (éd.), « Günther Anders », Austriaca, n°35, décembre 1992. Nous traduisons).
72 Sur l’évolution des positions de Stern vis-à-vis de l’anthropologie philosophique, voir Christophe David, « Fidélité de Günther Anders à l’anthropologie philosophique : de l’anthropologie négative de la fin des années 1920 à L’obsolescence de l’homme », L’Homme & la Société, vol. 181, n°3, 2011, p. 165-180.
73 IAP, p. 65.
74 IAP, p. 70
75 TI, p. 13.
76 TI, p. 15.
77 « L’étrangeté d’autrui, sa liberté même ! Seuls les êtres libres peuvent être étrangers les uns aux autres » (TI, p. 71) ; « L’étrangeté qui est liberté, est aussi l’étrangetémisère. (…) L’autre, le libre est aussi l’étranger » (TI, p. 73) ; « L’expression ne consiste pas à nous donner l’intériorité d’Autrui. Autrui qui s’exprime ne se donne précisément pas et, par conséquent, conserve la liberté de mentir » (TI, p. 221).
78 Nous ne savons rien de ce Paul A. Stephanopoli, à part qu’il était un traducteur régulier, quoique médiocre, pour les Recherches philosophiques, auditeur du séminaire d’Henry Corbin et contributeur en 1936 au seul numéro de la revue « Inquisitions », « Organe du Groupe d’Études pour la Phénoménologie Humaine ». Il traduit notamment Helmut Plessner, « Sensibilité et raison. Contribution à la philosophie de la musique », Recherches philosophiques, vol. VI (1936/1937), p. 144-189.
79 Günther Stern, « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification », trad. P.-A. Stephanopoli, Recherches philosophiques, vol. VI, 1936-1937, p. 22-54. Paradoxalement, cet article a eu une plus grande postérité que la traduction de Levinas. Sartre, Gorz et Deleuze s’y sont référés. Voir Christophe David, « Présentation », Tumultes, vol. 28-29, n°1-2, 2007, p. 7-14.
80 Il faudrait ajouter à cette étude l’article sur « La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande », probablement écrit en juillet 1933 à Kovno et publié immédiatement en août 1933, après avoir commencé à traduire Stern. Levinas y oppose la spiritualité française, pour laquelle les données élémentaires sont des forces aveugles, à la spiritualité de la culture allemande, pour qui l’union indissociable du corps et de l’âme entraîne.
81 IH, p. 31.
82 « La problématique de l’anthropologie philosophique, qui explorait dans la première partie les spécifications pathologiques de la liberté humaine, apparaît désormais elle-même comme une forme viciée, et qui dénature les problèmes. Elle fait de l’autonomie une définition de soi ; et tandis qu’elle apprend à l’homme à courir après son « Eigentlichkeit », elle l’abandonne à ceux qui ont intérêt à le mettre au pas, et lui fait perdre sa liberté. » (« Pathologie de la liberté », art. cit., p. 54).
83 « L’appartenance au monde social, la mundanéité sociale (soziale weltlichkeit) est d’ores et déjà là, sous la forme du rôle » (« Pathologie de la liberté », art. cit., p. 50). Voir Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935), Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 68-69.
84 Emmanuel Levinas, De l’évasion, op. cit., p. 99.
85 « Pathologie de la liberté », art. cit., p. 39.
86 Ibid., p. 29.
87 « À l’utopisme comme reproche — si l’utopisme est reproche, si aucune pensée échappe à l’utopisme — ce livre échappe en rappelant que ce qui eut humainement lieu n’a jamais pu rester enfermé dans son lieu » (AE, p. 282). « Ce livre a exposé la signification de la subjectivité dans le quotidien extra-ordinaire de ma responsabilité pour les autres hommes » (AE, p. 220). Voir Pierre Hayat, « La subjectivité à l’épreuve de l’hyperbole. Approche de la méthode de Levinas », Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 91, n° 3, 2007, p. 483-494.
88 Pavel Maksimovitch Jakobson, Psihologija sceničeskih čuvstv aktera : etjud po psihologii tvorčestva, avant-propos de Viktor Nikolaïevitch Golbanovsky, Moskva, Goslitizdat, coll. « Hudožestvennaja literatura », 1936.
89 Dimitri Tokarev, « Les auditeurs russes ‟inaperçus” du séminaire hégélien d’Alexandre Kojève à l’École pratique des hautes études, 1933-1939 (Gordin, Tarr, Poplavskij) », Revue des études slaves, vol. 88, no3, 2017, p. 495-514.
90 « Les sentiments scéniques, comme jouissance. Les sentiments scéniques sont tous traversés par une tonalité fondamentale d’agrément » (« La Psychologie de l’acteur », p. 431).
91 « Il se produit une espèce de retournement paradoxal dans la conscience créatrice et dans les sensations de l’acteur. Il sent d’une manière très aiguë sa responsabilité artistique, puisque sa personnalité s’affirme dans son œuvre, mais en même temps il a sur la scène le sentiment de son irresponsabilité personnelle. Précisément parce qu’il apparaît sur la scène comme un autre et qu’il est caché derrière le masque et les agissements des autres, il a en puissance plus de liberté que dans sa vie réelle. Au nom du personnage, il a le droit d’agir d’une manière qui lui serait interdite dans la réalité » (art. cit., p. 436).
92 Art. cit., p. 437-438.
93 Levinas traduit Gesinnungen par « dispositions affectives », comme un synonyme du concept heideggérien de Befindlichkeit (art. cit., p. 401). Voir Alexander Pfänder, « Zur Psychologie der Gesinnungen », Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, vol. 1, 1913, p. 325-404). Voir Kurt Lewin (éd.), « Untersuchungen zur Handlungs und Affektpsychologie », Psychologische Forschung, vol. 7, 1927, p. 330-385.
94 À notre connaissance, la seule exception est Richard A. Cohen, Elevations: The Height of the Good in Rosenzweig and Levinas, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 146-147. Mais Richard A. Cohen y réduit l’influence de Khersonsky à celle de Bergson : « One of Levinas’s earliest philosophical labors, in 1935, was his little-known translation of an article by a Russian thinker, N. Khersonsky, entitled “La notion du temps.” The Khersonsky article reproduces the Bergsonian critique of the classical conceptualization of time, attacking the latter for its spatialization and abstraction ».
95 Je remercie Michel Eltchaninoff pour son aide dans la recherche, peu concluante, de l’identité de ce N. Khersonsky.
96 De l’évasion, op. cit., p. 95.
97 NT, p. 47-48.
98 NT, p. 50.
99 « D’ailleurs, fouiller l’instant, en chercher la dialectique qui s’espace dans une dimension encore insoupçonnée, tel est le principe essentiel de la méthode que nous adoptons et auquel l’ensemble de ces recherches, par l’application que nous en faisons, apportera les éclaircissements nécessaires » (Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 2013, p. 37). Voir notamment De l’existence à l’existant, op. cit., p. 108 et sq.
100 Emmanuel Levinas, « De la signifiance du sens » (1980) in Hors sujet, Paris, Fata Morgana, p. 142.
101 « Dans le langage comme dit, tout se traduit devant nous — fût-ce au prix d’une trahison (…) Autrement qu’être qui, dès le début, est recherché ici et qui dès sa traduction devant nous se trouve trahi dans le dit dominant le dire qui l’énonce » (AE, p. 17-19). On voit déjà ce trop à l’œuvre dans Humanisme de l’autre homme : « Mais au langage il faut que le philosophe revienne pour traduire — ne fût-ce qu’en les trahissant — le pur et l'indicible » (Emmanuel Levinas, « Sans identité » (1970) in Humanisme de l’autre homme, Paris, Le livre de poche, p. 106).
102 « Je suis pour l’héritage grec. II n’est pas au commencement, mais tout doit pouvoir être “traduit” en grec » (Emmanuel Levinas, « Violence du visage » (1985), Altérité et transcendance, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 179). « Mon souci partout c’est justement de traduire ce non-hellénisme de la Bible en termes helléniques et non pas de répéter les formules bibliques dans leur sens obvie… » (Emmanuel Levinas, « Questions et réponses » (1975) in De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 137). Voir aussi Emmanuel Levinas, « La traduction de l’écriture » (1984) in À l’heure des nations, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 43-65.
103 Voir, pour la première, Orietta Ombrosi, « La traduction, ou la tentation de la tentation », Revue internationale de philosophie, vol. 235, n° 1, 2006, p. 91-114 ; Laurent Pietra, « La traduction de la persécution », Noesis, vol. 21, 2013, p. 371-385. Pour la seconde, voir Arnaud Laygues, « Le traducteur semeur d’éthique : pour une application de la pensée d’Emmanuel Lévinas à la traduction » TTR, vol. 17, n° 2, 2004, p. 45-56.
104 Levinas rendait ainsi hommage à l’œuvre de Jankélévitch : « Il la laisse considérable, originale et variée, nourrie par une culture immense : philosophique, littéraire et musicale, initiée sans doute à l’intraduisible par la connaissance des langues anciennes et modernes, y compris du russe » (Emmanuel Levinas, « Vladimir Jankélévitch » (1985), in Hors sujet, Paris, Fata Morgana, 1987, p. 126).