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Non-sens, contresens et intuition grammaticale : Wittgenstein, Husserl et quelques autres sur la constitution des objets impossibles
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Annexes
Résumé
Ici nous proposons une défense nuancée du caractère donateur d’évidence des intuitions d’un point de vue husserlien, mais à travers une démonstration de la capacité de la seule intuition à différencier divers niveaux de non-sens. Notre point de départ sera la description des fonctions de visée intentionnelle et de remplissement intuitif dans la première Recherche logique et celle de la stratification de différents niveaux de combinaisons grammaticales de signes selon leur possibilité de remplissement dans les Recherches III et IV, que nous comparerons aux descriptions wittgensteiniennes, schlickéens et meinongiennes de ces mêmes possibilités de combiner des signes selon des règles grammaticales en objets absurdes (widersinnig), dépourvus de sens (sinnlos) ou au contraire susceptibles d’un remplissement intuitif. Nous verrons que les critères husserliens sont les seuls à même de distinguer entre des objets qui sont dicibles du point de vue d’une grammaire (et donc constituable au niveau de l’intention signitive) des énoncés mais inconstituables du point de vue intuitif (widersinnige Gegenstände) et ceux qui ne sont même pas constituables signitivement (et qui sont donc unsinnig), et que les intuitions donatrices d’évidence sont les seules capables de fonder cette distinction.
Table of content
Introduction : Schème conceptuel médiant ou intuitions non médiées ?
1Lorsque Foucault, dans La naissance de la clinique, croit dénicher derrière les descriptions de la phénoménologie ce qu’il nomme « la structure secrètement linguistique du donné »1, il fait sienne l’image selon laquelle la « grammaire » au sens large, wittgensteinien, déterminerait sans reste le contenu possible de notre expérience. Cette image, que Donald Davidson appelle celle du « schème conceptuel »2, est celle d’un « écran » qui épouserait la structure de nos catégories logico-linguistiques, faisant face à des sense data brutes et non interprétées. Elle se trouve derrière tout un courant de la philosophie postkantienne qui comprend la structure de nos intuitions comme des pures catégories de l’entendement humain, une grille filtrant notre expérience conditionnant tout accès au réel3.
2Si « [l]a complexité de la philosophie n’est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement »4, comme l’affirme Wittgenstein en 1929, c’est que ce n’est pas par un examen du contenu de nos intuitions que nous pourrons résoudre les questions que celles-ci nous posent, mais par une analyse de leur forme logico-linguistique (celle des catégories de notre entendement). Le contenu de notre expérience serait de ce fait toujours médié par la forme logico-grammaticale de sa saisie totalement autonome par rapport au contenu sensible. Cette affirmation de Wittgenstein a lieu dans le contexte de sa brève période dite « phénoménologique », celle de la transition entre sa première philosophie « tractarienne » et atomiste logique stricte, et sa dernière période « grammaticale », et qui annonça son retour à la philosophie après sa période sigétique de renoncement à la philosophie. Il est bien connu que ce retour à la parole philosophique fut aiguillonné par le trouble que provoqua chez Wittgenstein la doctrine phénoménologique, husserlienne, de la possibilité des vérités a priori matérielles. Une démonstration de la correction de cette doctrine se trouve au cœur de la démonstration de la possibilité de la phénoménologie comme description des structures intrinsèques du donné, en deçà ou au-delà des seules structures langagières. Il s’agit notamment, dans une telle démonstration, d’établir l’autonomie des deux domaines phénoménaux, logico-linguistique et pré-linguistique ou proprement phénoménal, sans réduire, comme le font l’empirisme logique et ceux qui partagent la prémisse empirico-kantienne évoquée plus haut, le second au premier.
3Notre propos ici sera d’effectuer une réduction à l’absurde de la position logico-empiriste et wittgensteinienne selon laquelle la structure des données qui font l’objet de ces intuitions eidétiques et catégoriales dépendrait de la structure inhérente à la forme logico-grammaticale de leur expression. Il s’agira notamment de démontrer que l’impossibilité de certaines combinaisons de données ne peut être étayée sans recours à une intuition eidétique et catégoriale qui déterminerait cette impossibilité, et que cette impossibilité n’est en définitif pas reconductible aux règles combinatoires qui gouverne le seul domaine logico-grammatical. Nous avons l’intuition de certaines impossibilités (et inversement de certaines nécessités), comme l’impossibilité pour un carré de n’avoir pas quatre côtés (impossibilité formelle, analytique) ou l’impossibilité pour un carré d’être rond (impossibilité matérielle a priori). Wittgenstein estime que ces intuitions d’impossibilité, telle que celle qui semble nous dire qu’une même surface ne saurait être rouge et verte à la fois, sont en fait médiées par les règles du langage ; c’est lui qui interdit qu’un carré n’ait pas quatre côtés ou qu’il soit rond, ou qu’une surface soit rouge et verte à la fois, tout comme il interdit que la conjonction de coordination « ou » apparaisse comme attribut dans une phrase comme « vert est ou », et que l’évidence de ces différentes interdictions seraient en effet toutes d’un seul et même type, qu’il appelle « grammatical ».
4Husserl, pour sa part, estime que, contrairement à l’intuition des non-sens, l’intuition des contresens matériels n’est pas médiée par le langage ; elle est éprouvée dans l’expérience. Concrètement, notre angle d’attaque sera donc celui d’une démonstration de la capacité de la seule intuition à différencier divers niveaux de non-sens et de contresens. Nous prendrons comme point de départ la description des fonctions de visée intentionnelle et de remplissement intuitif dans la première Recherche logique et celle de la stratification de différents niveaux de combinations grammaticales de signes selon leur possibilité de remplissement dans les Recherches III et IV, que nous comparerons aux descriptions wittgensteiniennes, mais aussi meinongiennes de ces mêmes possibilités de combiner des signes selon des règles grammaticales en significations absurdes (widersinning), dépourvues de sens (sinnlos) ou au contraire susceptibles d’un remplissement intuitif. Nous verrons que les critères husserliens sont les seuls à même de distinguer entre des « objets » qui sont dicibles du point de vue d’une grammaire des énoncés (et donc constituable au niveau de l’intention signitive) mais inconstituables du point de vue intuitif (widersinnige Sätze) et ceux qui ne sont même pas constituables signitivement (et qui sont donc unsinnige), et que les intuitions donatrices d’évidence sont les seules capables de fonder cette distinction. C’est par cette reductio ad absurdum que nous entendons démontrer négativement, pour ainsi dire, l’impossibilité de se passer de l’idée d’une intuition donatrice d’évidence.
Qu’est-ce que le non-sens ? Wittgenstein et le Cercle de Vienne
5Pour Husserl, certains types de non-sens indiquent ou révèlent certaines caractéristiques négatives de notre monde, certaines impossibilités qui lui sont inhérentes — et surtout, selon lui, ces impossibilités qui sont des impossibilités eidétiques, ne sont point réductibles aux seules impossibilités que comporte notre outil descriptif, le langage ou le schéma logico-linguistique ; elles sont au contraire indicatives d’une région spécifique de vérités absolues et a priori qui ne sont pas analytiques mais bien synthétiques, et que Husserl appelle l’a priori matériel. S’il l’appelle « matériel », c’est parce qu’il n’est pas simplement « formel », mais qu’il est au contraire indicatif d’une zone spéciale de vérités qui ne sont ni empiriques et a postériori, ni formelles ou linguistiques, mais qui sont « nécessaires » (c’est-à-dire, dont le contraire n’est pas pensable) et dotées de « factual content » (pour reprendre la traduction de W. Sellars, qui traduit materiales a priori par « factual a priori »5). Un exemple canonique d’a priori matériel, et qui sera le locus classicus de la disputatio entre la phénoménologie et le Cercle de Vienne, ce sont les incompatibilités inhérentes aux couleurs : « une même surface ne saurait être à la fois rouge et verte » ; pour Husserl, un tel énoncé exprime une vérité a priori matérielle ; pour Wittgenstein et Schlick, il exprime une incompatibilité d’ordre simplement grammaticale, dérivée analytiquement des règles d’emploi de notre langue et du principe de non-contradiction. Si tous s’accordent pour dire que « Ce point est à la fois rouge et vert » est absurde car exprimant une impossibilité a priori, les uns y voient une impossibilité qui ne se révèle qu’à travers l’intuition d’essence qui nous la donne à voir, et les autres y voient une simple incorrection grammaticale, une erreur dans l’emploi de ces mots qui ne renvoie qu’aux règles conventionnelles d’une langue naturelle prises ensemble avec celles de la logique formelle.
6Pour Wittgenstein, l’idée même du non-sens renvoie à celle d’une combinaison illégitime de signes ou d’expressions du point de vue logico-grammatical. Les possibilités dont le non-sens s’exclut ne sont rien d’autre que les possibilités internes, analytiques de notre langue ; et en tant que tel, toute proposition vraie est ou bien contingente et empirique, ou bien nécessaire et triviale, c’est-à-dire que sa nécessité est finalement réductible à celle du principe de non-contradiction.
7Le grand wittgensteinien français Jacques Bouveresse, dans son étude du rapport en le non-sens linguistique et l’impossibilité métaphysique, expose la différence entre Husserl, d’une part, et Wittgenstein et le Cercle de Vienne, d’autre part, différence qu’il situe au sein de la dispute de l’a priori matériel, en réduisant leur différend à la question suivante : « comment le non-sens est-il possible ? »6 Le cœur du différend est, dit-il, que pour Husserl, il y aurait des non-sens plus philosophiquement importants ou parlants que d’autres (justement parce qu’ils indiqueraient une région spéciale d’a priori matériels), alors que pour Wittgenstein ils seraient tous au même niveau, tous étant simplement situés en dehors des possibilités (internes, analytiques) de notre langage. Comme y insiste Bouveresse :
L’idée d’un objet qui est en même temps rouge et vert est comme celle d’une proposition qui est vraie en même temps que sa négation, un non-sens. Mais dire qu’une expression est dénuée de sens revient toujours à dire simplement qu’elle est exclue du langage, retirée en quelque sorte de la circulation, et non qu’elle a un sens qui, à la réflexion, n’a pas sens, un sens qui pourrait sembler possible, mais pourtant ne l’est pas.7
8Mais, pourrait-on répliquer du point de vue husserlien, ceci suggère néanmoins que le sens ou le non-sens de ce genre de proposition est bel et bien évident, que la proposition apparaît, de manière immédiate, comme vraie ou fausse, nécessaire ou impossible. Or cette évidence, dans le cas d’une telle proposition, n’est évidemment pas dans les termes mêmes, et pourrait très bien ne pas apparaître immédiatement comme évidente, car son évidence ne vient que de la perception des choses en question et pas de la simple compréhension des termes.
9Mais, répliquerait sans doute le wittgensteinien que veut dire au juste, « comprendre les termes » ? Car justement, le « sens » du mot « vert », c’est le vert lui-même, à savoir l’expérience du vert. Or, si l’on ne veut pas faire intervenir la notion d’expérience, il faut comprendre par « comprendre » simplement « ce qu’on ‘veut-dire’ par ‘vert’ » qui n’est indiqué que par un comportement langagier préalable à la possibilité de tout « sens » en général.
10Mais dire que l’immédiateté de l’évidence du non-sens de l’énoncé est grammaticale ne prend pas en compte la différence de principe entre le non-sens des énoncés de type « vert est ou [grün ist oder]»8 et « un point est à la fois rouge et vert ». Le caractère insensé du premier est évident de par sa seule forme et donc dans l’énoncer lui-même, alors que celui du second requiert qu’on réfléchisse sur la partie du monde que son contenu signifiant fait voir. Autrement dit, on ne peut savoir que ce qu’indiquent les vocables « rouge » et « vert » sont incompatibles si l’on n’a pas fait l’expérience de leur manifestation, alors qu’on le peut dans le cas du premier énoncé, dont l’incompatibilité des termes est connaissable en deçà de toute expérience de ce à quoi ils se réfèrent ou de leur contenu.
11Pour Wittgenstein, dire que quelque chose est possible, c’est tout simplement dire que l’énoncé correspondant est pourvu de sens. Dire qu’elle est impossible, ce n’est pas dire qu’elle a un sens qui n’est pas possible9 ; comme si, au niveau grammatical, l’énoncé pouvait avoir un sens qui, à un autre niveau, à savoir celui de la référence ou de la dénotation, pouvait s’avérer inconstituable : ce qui est exclu de cette possibilité serait toujours exclu en amont, au niveau « grammatical » ou signitif. Mais cette distinction entre le grammatical et le signitif est capitale pour la phénoménologie, et nous y reviendrons dans un instant. Mais pour Wittgenstein, l’important est que cette détermination ait lieu au niveau linguistique, la seule catégorie qui vaille : ce qui revient à dire social (y compris dans un sens transcendantal) — car si l’on exclut d’emblée la possibilité d’un sens privé, ce dont Wittgenstein parle est toujours dans le socio-anthropologique et donc soit empirique (au sens où le sens est toujours réductible à la langue naturelle et/ou aux données sociobiologiques) soit solipsiste (au sens d’un relativisme fort, une sorte de solipsisme collectif) — alors que chez Husserl le sens d’une chose a une consistance propre indépendamment du complexe des signes grammatico-linguistiques susceptible de (bien ou mal) le représenter, l’exprimer ou le communiquer.
12« L’on croit, généralement, qu’il existe des non-sens qui ont du sens et des non-sens qui n’en ont pas », dit Wittgenstein dans le Cahier jaune, son cours à Cambridge de l’année 193310. Or pour Wittgenstein, s’il ne saurait y avoir de non-sens dans plus d’un sens, c’est qu’il ne saurait y avoir plus d’un sens de sens. Il continue en décrivant notre fausse opinion qu’« il soit du non-sens dans un sens différent de dire « ceci est vert et jaune en même temps » que de dire « ab sour ah ». Or, conclut-il, tous ces non-sens le sont au même sens, la seule différence étant le son des mots ». Car pour lui, ce n’est pas un cas de figure, ni un objet quelconque qu’on ait exclu du domaine du possible en déclarant que cette première phrase exprime un non-sens, mais tout simplement l’expression même qu’on exclut. Voilà donc pourquoi il la met au même plan que cette deuxième expression qui n’est, nous dirions, qu’une suite insensée de syllabes. Si les deux sont « impossibles », c’est que les deux sont insensées ; et si donc on ne saurait attribuer de sens ni à l’une ni à l’autre — et pas plus à l’une qu’à l’autre —, c’est que les deux sont exclues du langage : à ce titre, il ne leur revient même pas d’être considérées comme des expressions, mais plutôt comme du simple bruit, du bruit qui ressemblerait, en ce qui concerne le premier cas, et de manière purement accidentelle, à une expression, à du langage, et c’est cette ressemblance trompeuse qui serait susceptible de nous induire en erreur. Elles sont purement et simplement exclues du langage si l’on considère celui-ci comme étant constitué des expressions, à savoir des séries de marques matérielles qui ont un sens, qui signifient quelque chose, c’est-à-dire, qui visent ou qui indiquent du sens, des états de choses ou des faits qui sont susceptibles d’être vrais ou faux. Or quelque chose d’impossible et qu’on sait impossible a priori, à savoir, du simple fait de l’entendre dire, et au simple niveau même du dire, ne peut être ni vrai ni faux, car il ne saurait y avoir d’objet indiqué dont la possibilité serait susceptible d’une vérification en aval. Une prétendue « expression » ne saurait l’être si elle « n’exprime » rien de sensé. On ne peut viser dans le vide, le néant — ne rien « vouloir dire » ce n’est rien dire. « Ceci est vert et jaune en même temps » est une combinaison possible de signes qu’on a exclue des règles du langage, et qu’on l’ait exclue veut simplement dire qu’on n’ait pas décidé de lui attribuer un sens, qu’on ne désigne rien par cette combinaison à l’intérieur de ce système langagier.
13Une remarque ici sur l’évolution de la pensée de Wittgenstein. Si dans le Tractatus Wittgenstein a pu dire qu’une proposition — ce qui fait partie du langage comme étant autorisé par ce dernier à dire le vrai ou le faux, à combiner les sons de telle manière à ce qu’ils « font sens » - est une « image » ou un « reflet logique du monde », des « faits », ou de « ce qui est le cas », c’est que pour ce premier Wittgenstein, le « sens » d’une phrase, c’était précisément la méthode de vérification de celle-ci : une proposition est dénuée de sens si et seulement s’il n’y a aucun moyen de dire si elle est vraie ou fausse. On reconnaitra ici le rasoir anti-métaphysicien des textes programmatiques du cercle de Vienne, qui se voulaient dans une large mesure en accord avec le Wittgenstein du Tractatus. Mais on pourrait voir l’évolution du 1er au 2e Wittgenstein comme une lente transition d’un point de vue vérificationniste strict à un point de vue cohérentiste ; or d’habitude on oppose fondationnalisme à cohérentisme - voilà pourquoi il ne s’agit pas d’un revirement de la pensée wittgensteinienne, mais d’un glissement : de l’isomorphisme représentationaliste du Tractatus, Wittgenstein ira vers un structuralisme pragmatiste de règles qui constituent un système cohérent d’usages. Il dit en 1932 :
Expliquer un mot comme « rouge » en montrant du doigt quelque chose ne donne qu’une des règles de son emploi, et dans les cas où l’on ne peut rien indiquer, ce sont des règles d’un genre différent qui sont données. C’est la réunion de l’ensemble des règles qui donne la signification, et cet ensemble n’est pas déterminé par le fait de donner une définition ostensive [All the rules together give the meaning, and these are not fixed by giving an ostensive definition]. Deux mots ont la même signification s’ils ont les mêmes règles d’emploi [two words have the same meaning if they have the same rules for their use]11.
14Le système épistémique reste donc vérificationniste en quelque sorte, mais ne s’ouvre plus pour ainsi dire sur l’extérieur, mais se retourne et se renferme pour se boucler sur lui-même : le grand tribunal de vérification en dernière instance se trouve à l’intérieur du système même de vérification ; autrement dit : les réponses se trouvent toujours déjà et uniquement dans les manières de formuler la question. La méthode choisie ou employée pour vérifier une proposition 1) se pose elle-même comme pierre de touche ultime à l’aune de laquelle s’effectue la vérification ; 2) le standard de vérification se trouve déjà à l’intérieur de la méthode de vérification employée, car celui-là se trouve intégralement identifié à la forme de la méthode qu’y mène. Cette méthode, c’est donc l’analyse logico-syntaxique ; mais à la différence de l’analyse chimique, l’analyse linguistique ne saurait, de par sa nature, se résoudre en éléments atomiques irréductibles : le langage ne s’y prête pas, car tout élément linguistique est déterminé de bout en bout par les conventions grammaticales qui gouvernent le tout dont l’élément n’est qu’une fonction. Donc toute analyse de ce type doit renvoyer à une herméneutique de ce tout, car chaque élément n’en est que le miroitement, qui change au gré de la grille appliquée par le système.
15Si donc une proposition n’est sensée que si elle est vérifiable, et si cette « vérification » ne peut plus s’effectuer au-delà de l’ensemble des règles selon lesquelles une expression s’emploie correctement ou pas, et si le « non-sens » recouvre et désigne de façon générale tout ce qui tomberait en dehors de ces règles, il n’y a pas de raison de distinguer parmi du non-sens celui qui serait plus « insensé » que d’autre. Tout ce qui tombe en dehors de la loi serait également hors-la-loi. Autrement dit, dès que ce que vise l’expression est irreprésentable, elle ne vise pas, et n’est plus une expression ; dès ce moment-là, donc, peu importe que la raison de cette irreprésentabilité — c’est-à-dire que la règle de formation de sens qui aura été enfreinte et qui empêcherait la signification vérifiable — soit une règle sémantique au niveau des définitions implicites des mots par ailleurs bien formés, ou qu’elle soit une règle phonético-morphologique au niveau même de la formation des sons semblables à ceux qu’on trouverait dans une lexique. Ce qui importe, c’est que l’ensemble des conditions de la formation d’une signification n’a pas été réuni, et que donc cette phrase ne signifie pas.
Husserl : l’inventaire phénoménologique des variétés du non-sens
16Mais si la réponse de Wittgenstein peut sembler avoir quelque chose de paradoxal, c’est qu’elle nous semble enfreindre elle-même en quelque sorte le sens commun, qui distinguerait spontanément entre un bruit insensé et une expression contradictoire. Jacques Bouveresse le reconnaît lorsqu’il dit que :
Si on suit Wittgenstein, il n’y a pas lieu de faire le genre de distinction qui est considéré habituellement comme allant de soi entre une suite de mots qui sont purement et simplement dénués de sens, une suite de mots qui est exclue du langage parce que ce qu’elle exprime est une contradiction explicite [l’exemple qu’il donne : un objet qui a une propriété x sans l’avoir] et une suite de mots qui est exclue parce qu’elle exprime une impossibilité de l’espèce que l’on peut appeler synthétique a priori [c’est-à-dire qu’elle est censée exprimer une impossibilité au niveau d’une espèce d’objet plutôt qu’au niveau du seul langage.]12.
17Or si cette distinction peut être « considérée habituellement comme allant de soi », c’est que, d’une certaine manière, ce que nous voulons dire par « signification » n’est habituellement pas ce que Wittgenstein lui fait dire. Si l’on cherche à être fidèle à ce que le sens commun veut « habituellement » dire par « signification », on se retrouve nez-à-nez avec la tautologie triviale fondatrice de la phénoménologie, mais pas seulement d’elle, que la conscience signifiante, lorsqu’elle vise par son vouloir dire, vise toujours du sens, et que lorsque nous utilisons une phrase grammaticalement bien faite, nous visons bien quelque chose, même si nous n’atteignons pas notre cible.
18Si le système husserlien arrive à distinguer différents types de ce qui n’a pas de sens que le système wittgensteinien ne veut pas ou ne peut pas différencier, c’est grâce à sa distinction entre intuition de sens remplissant et de sens visant, ou entre remplissement et intention Il y a place à un étagement de divers degrés de sens et de non-sens plus conforme au sens commun que dans le télescopage wittgensteinien. Il y a donc chez Husserl une pluralité de niveaux auxquels le sens peut se constituer.
19
201. « blabloubli »
212. « Chaise toi poire et »
223. « Cet objet est x et non-x »
233.a « Ce cercle est carré »
243.b « Ce point est rouge et vert à la fois »
254. « Il y a une montagne d’or »
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27Donc il y a au moins quatre types ou niveaux de non-sens :
281. Celui qui n’atteint même pas le niveau de l’expression : il serait quand même d’un niveau au-dessus d’un simple bruit d’une voiture, par exemple, dans la mesure où il consisterait en une série de consonnes et de voyelles et de syllabes prononçable avec la bouche ou représentable sur la page, mais pas plus.
292. Celui qui atteint une première couche de grammaticalité, ou qui prend des fragments d’une syntaxe complète ou qui auraient eu du sens à l’intérieur de celle-ci, mais qui les prend isolément ou dans une combinaison illégitime, qui ne permet de renvoyer à ou de viser aucun objet, ou qui ne correspond aux traits essentiels, même pas d’un Gegenstand überhaupt, d’un etwas überhaupt. Il n’y aurait, tout comme chez Wittgenstein, qu’une éventuelle évocation accidentelle d’autres objets qui seraient reflétés dans les fragments au gré des hasards de l’association.
303. Celui, critique pour la phénoménologie, des combinaisons-de-signes qui sont « légitimes » - c’est-à-dire, qui sont conformes aux règles syntaxiques et permettent de par ce fait de constituer un objet au niveau de la pure signification langagière. Or si on atteint ici le niveau proprement dit de l’expression signifiante, pour Husserl ceci ne signifie pas pour autant qu’elle puisse viser un objet susceptible d’exister. Pour Meinong, en revanche, c’est bien un objet « en général » qui est constitué dans ces cas. Le « cercle carré », pour être impossible, doit néanmoins disposer de ces qualités — d’être carré et circulaire — pour la raison que c’est précisément en vertu de ces qualités qu’il est impossible. Cet objet doit subsister quelque part pour ne pas exister. Si cette position rejoint celle de Husserl dans la mesure où pour ce dernier il faut pouvoir se donner l’impossibilité de cet objet — constituer, non pas l’objet, qui n’est pas constituable, mais son inadéquation avec son viser de signification — elle en diffère de façon critique dans la mesure où, pour Meinong, c’est l’objet qui est donné, et donc, c’est par un jugement qui interviendrait à propos de cet objet qu’on le rangerait dans la catégorie des « objets impossibles », exactement comme si on la rangeait dans toute autre catégorie d’objet.
Tout se passe comme si le [objet idéal que serait l’espèce] bleu devait d’abord être afin qu’on puisse, après seulement, poser la question de son être ou de son non-être… Le bleu, comme tout autre objet, est en quelque manière donné préalablement à notre décision quant à son être ou son non-être, d’une manière qui ne préjuge pas non plus de son non-être…si je dois pouvoir, à propos d’un objet, juger qu’il n’est pas, il semble que je sois dans la nécessité d’appréhender une première fois l’objet pour pouvoir en prédiquer le non-être.13
31Il faut pouvoir se donner l’objet pour Meinong, même l’objet impossible, même l’objet absurde, afin de pouvoir le juger absurde. On voit donc que la notion de « donnéité » n’est pas du tout la même chez Meinong et chez Husserl : chez Meinong, la donnéité est déliée de la phénoménalité, alors qu’elle ne l’est pas chez Husserl, raison pour laquelle, pour ce dernier, il n’y a pas de catégorie « objet impossible ». Pour Husserl, si cette expression est correctement formée au niveau syntaxique, elle ne peut donner aucun objet, aucun phénomène possible : si, à la différence de Wittgenstein, il y a bel et bien signification, celle-ci, à la différence de Meinong, n’est pas susceptible d’un remplissement. À ce niveau-là, l’absurdité ou le non-sens éventuel des « objets » visés par l’expression n’est pas évident au niveau syntaxique : leur non-sens, c’est-à-dire leur impossibilité, est quelque chose qu’on découvre dans et par l’intuition de ce que les signes visent. Si l’on ne remplissait pas l’intention signifiante, on ne le saurait jamais. Et voilà donc ce qui distingue ce niveau d’impossibilité du quatrième type : pour le troisième type, le remplissement propre des intentions serait précisément une constitution adéquate de leur impossibilité. Car le contre-sens propositionnel a pour corrélat l’impossibilité objectale. Afin de pouvoir identifier un énoncé absurde, il faut pouvoir constituer dans l’intuition l’impossibilité spécifique qui lui correspond, à laquelle elle renvoie, en propre, « en personne ».
324. Celui qui, sans impossibilité a priori, relève d’une simple impossibilité empirique (par exemple, qui contreviendrait aux lois de la nature, comme l’impossibilité pour moi de sauter d’une falaise et de voler), voire d’une simple absurdité pratique ou statistique — aussi répondrait-on à quelqu’un qui nous annonce vouloir partir à la recherche d’une montagne d’or : « c’est absurde ! » ou « c’est impossible ! ».
33Voici donc à notre sens une position à la fois intermédiaire entre celles de Wittgenstein et de Meinong, qui me paraissent extravagantes, et plus conforme aux intuitions du langage ordinaire. Wittgenstein semble en effet attribuer une position meinongienne à Husserl lorsqu’il dit, en réponse à une question que lui a posée Schlick :
Considérons maintenant l’énoncé : « un objet n’est pas rouge et vert en même temps ». Est-ce que tout ce que je veux dire par là est que je n’ai jamais vu pareil objet ? Manifestement non. Ce que je veux dire est ceci : « je ne puis voir pareil objet », « du rouge et du vert ne peuvent se trouver au même endroit ». Je poserais alors la question suivante : que signifie ici le mot « pouvoir » ? le mot « pouvoir » est à l’évidence un concept grammatical (logique), non un concept réaliste [empirique]. Mais supposons que l’énoncé « un objet ne peut être rouge et vert » soit un jugement synthétique et que les mots « ne peut pas » signifient l’impossibilité logique. Étant donné qu’une proposition est la négation de sa négation, il doit également exister la proposition : « Un objet peut être rouge et vert ». Cette proposition aussi serait synthétique. En tant que proposition synthétique elle a un sens, ce qui veut dire que l’état de chose qu’elle représente peut subsister [kann bestehen]. En sorte que, si « ne peut pas » signifie l’impossibilité logique, nous aboutissons à cette conséquence que l’impossibilité est pourtant possible. — Aussi ne reste-il à Husserl qu’une issue : expliquer qu’il y aurait une troisième possibilité. À quoi j’objecterais qu’il est certes possible d’inventer des mots, mais que je ne puis leur associer aucune pensée.14
34Pour lui donc, Husserl maintiendrait une position où les impossibilités, telles « point rouge et vert », « subsisteraient » ; or ce « Bestehen können », que le traducteur rend par « pouvoir se produire », a apparemment un sens empirique pour Wittgenstein — c’est-à-dire que, pour lui, une proposition de ce troisième type doit être, en réalité, soit du second type, à savoir une tautologie logique triviale dont le contraire serait un simple non-sens grammatical, un flatus vocis, soit du quatrième type, à savoir une « impossibilité » d’ordre seulement empirique, et dont on ne pourrait pas découvrir l’impossibilité rien qu’en y pensant, en essayant de remplir la signification. La réfutation de Husserl que prétend effectuer Wittgenstein ici n’est apparemment qu’une pétition de son propre principe d’après lequel toute proposition doit être soit une tautologie analytique, soit empirique et a posteriori. Or pour maintenir cette position, il faut qu’il fasse violence aux yeux de Husserl à notre compréhension ordinaire de la signification : pour Wittgenstein, le fait que nous avons bien l’impression de vouloir dire quelque chose lorsque nous disons quelque chose d’absurde veut simplement dire que nous ne parlons pas, nous ne signifions rien, là où nous croyions dire quelque chose : c’est tout comme si nous disions « blabloubli », là où, pour Husserl, nous avions bien une signification en tête, bien qu’elle s’avère, lorsque nous allons regarder au plus près des choses en essayant de la remplir, qu’elle est impossible, et que cette impossibilité nous apprend quelque chose. On peut dire que l’intention de signification a pour Husserl la structure d’une question à la recherche d’une réponse, une réponse qui se trouve dans son remplissement intuitif, et que la question peut être bien formulée sans que la réponse le soit. Et ce serait donc précisément dans la déception de remplissement que se constitue cette réponse qui consiste, dans ce cas, en la constitution de l’impossibilité de remplir l’intention de signification.
35D’où donc cette distinction husserlienne entre le Unsinn (1-2) et le Widersinn (3, 3.a) ; entre les significations incapables de se constituer en tant que signification et celles qui, si elles sont bien formées en tant que signification et peuvent donc faire partie du discours, ne peuvent pas se remplir parce qu’elles renvoient à des objets absurdes ou impossibles. Husserl consacre sa IVème RL à l’élaboration d’une grammaire universelle, qui donne les lois de formation de toute signification en tant que telle. Il y distingue effectivement deux niveaux de légalité à ce sujet : celui qu’il appelle « grammatical » ou « syntaxique », qui préviennent le pur non-sens, et celui qu’il appelle « logique » en un sens élargi, qui seraient en mesure de prévenir à la fois le contre-sens « formel » et le contre-sens « matériel ».
Si ces lois pures logiques énoncent ce qu’exige a priori et sur la base de la forme pure l’unité possible de l’objet, les premières, celle de la complexion des significations, déterminent ce qu’exige la simple unité de sens, c’est-à-dire les formes a priori selon lesquelles des significations appartenant aux diverses catégories de significations se réunissent en une seule signification, au lieu de produire un non-sens chaotique.15
36Il distingue, à l’intérieur de ces distinctions, entre : 1) le non-sens au sens strict : « roi mais ou semblable et » ; 2) et deux types de contresens : le contresens formel analytique : « ce carré n’est pas un carré » ; « soit il pleut soit il pleut et il ne pleut pas », etc., et 3) le contresens matériel synthétique : « un carré rond », « ce point est rouge et vert à la fois ». Les lois du contresens formel déterminent donc déjà la possibilité d’un objet en deçà de sa déterminabilité matérielle mais au-delà de la simple formulabilité/itérabilité du sens. « Ces lois dit Husserl ne doivent pas être enfreintes si le ne veut pas être déjà dans le faux avant même d’avoir tenu compte de l’objet dans la particularité matérielle. »
Les attentes (meinongiennes) déçues des wittgensteiniens
37Donc Husserl et Wittgenstein sont d’accord pour dire que « toute expression grammaticale est sensée » ; seulement, ils attribuent chacun un contenu bien différent à ce terme de « grammaire ». Husserl à une idée minimaliste de celle-ci, au plus près de ce qu’on entend d’ordinaire par « grammaire » : des règles qui gouvernent la construction des phrases, soit la combinatoire des parties du discours telles « nom », « adjectif », etc., ou des constantes logiques qui peuvent les remplacer. Pour Wittgenstein en revanche, une grammaire est toujours déjà « interprétée » : en ce sens elle comprend ce qui pour Husserl relève de la logique ; or Husserl entend la logique en un sens bien plus large que la seule logique formelle qu’on entend d’habitude, car elle doit être une logique matérielle tout autant capable de rendre raison des plissements ontologiques régionaux du monde, là d’où précisément l’on voit émerger les contresens matériels. Or même les lois qui préviennent contre le contresens formel, qui sont celles d’une « analytique apophantique », et donnent en amont les lois proprement objectives des « lois ontologico-analytiques » dont elles sont le reflet, semblent être pour Husserl celles d’une région qu’on pourrait qualifier de régionale-matérielle au sens large et totalisant, puisqu’elles sont celle de la région « conscience », prises d’un bout, ou de la région « être », prises d’un autre — ou, sinon, tout simplement de la région matérielle « manifestation ». Ce qui n’est finalement pas si éloigné que cela du sens wittgensteinien du « grammatical » : on voit bien que Wittgenstein dit par exemple des « lois » qui gouvernent la manifestation d’une région telle « couleur » qu’elles ne sont que des règles de grammaire, qui gouvernent la manière dont on peut en parler sans tomber dans le non-sens — autant dire dans ce cas, qu’on voit se manifester, dans les règles grammaticales, l’apparaître possible de ce qu’on vise lorsqu’on dit « couleur ». Le wittgensteinien parle comme s’il avait déjà été au bout de la visée intentionnelle, qu’il en est revenu, et qu’il a jeté l’échelle qu’y mène — l’échelle qui relie intention de signification et sens remplissant. Il y cherchait un pays peuplé d’impossibles tous constitués que lui avait fait miroiter une attente et un littéralisme quasi- meinongiens et, en étant déçu, il déclare dépourvues de sens les significations mêmes qui lui avaient promis de tels objets intentionnels impossibles.
38Si l’on comprend ce qu’on veut dire lorsqu’on dit « carré rond », on comprend du même coup et par là même que l’objet auquel revoie cette signification est impossible. C’est la première compréhension qui conditionne la seconde. Il y a un décalage entre les règles de formation des significations et celles de formation des objets possibles. « Carré rond » est une signification unitaire, et si elle a son « mode d’être » dans le « monde des significations idéales… c’est une évidence apodictique qu’à la signification existante ne peut correspondre aucun objet existant. » Dans le cas de « un rond ou » ou de « rouge de car pas », l’évidence est tout aussi apodictique qu’il n’y a pas de signification dès l’expression même : là où, normalement, saisie d’expression égale compréhension, ici ce qu’on saisit au ras de l’expression même est qu’il n’y a rien à comprendre. Tout ce que ces expressions peuvent évoquer en nous au niveau des significations, le serait indirectement par simple association avec les sens ici fragmentaires de chaque unité prise individuellement. Là où, dans le premier cas, de la signification était bien présente, et ce de manière directe, càd dans l’expression même en tant qu’expression, prise dans son ensemble comme signification unitaire, dans ce second cas, c’est la signification qui existe, en fonction de son bien-fondé grammatical ; or, ce que cette signification signifie, à savoir son objet, ne peut pas exister, et cela elle le signifie de manière apodictique. Dans le second cas, le jugement d’incompatibilité porte sur des représentations ; dans le premier, il porte sur des objets.
39À travers une description d’une région eidétique particulière, celle du langage et de la logique, nous avons essayé de démontrer que cette région est une région non-indépendante — son plein fonctionnement dépend de la possibilité des intuitions donatrices d’évidence. La logique purement formelle correspond à une isolation délibérée d’une fonction du langage — sa fonction combinatoire — et à l’amputation d’une autre fonction : sa fonction de visée. C’est en ce sens que cette démonstration peut être assimilée à une réduction à l’absurde de cette dépendance depuis l’intérieur même du langage.
40Comme nous venons de le voir, la compréhension phénoménologique se situe à mi-chemin entre les positions « ontologiques » logico-empiristes16 et meinongiennes (« platonistes » naïves), et elle permet de mieux rendre compte du phénomène de la signification dans l’apparaître spontané de celle-ci. En effet, cet apparaître semble de prime abord être celui-ci d’une différenciation évidente entre les espèces diverses d’impossibilité que nous avons cartographiées à la suite de Husserl, une différenciation que ferait spontanément le sens commun et l’usage ordinaire. Cette différenciation joue principalement entre des impossibles qui le sont au ras même de l’expression (où l’impossibilité se constitue dans l’évidence dès l’expression même : on n’y exprime, n’y dit rien), et des expressions qui permettent effectivement la constitution de la structure du renvoi intentionnel propre à un énoncé logiquement et grammaticalement bien construit, et dont l’impossibilité de la référence, du signifié ne se constitue qu’au bout du renvoi : il nous faut recourir à l’intuition pour voir qu’il n’y a rien à voir, que la constitution de cet objet est impossible17.
Bibliographie
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Notes
1 Foucault, La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 274.
2 Davidson, « Sur l’idée même de schème conceptuel », dans Enquêtes sur la vérité de l’interprétation, tr. fr. Pascal Engel, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 267-289.
3 Cf. Dominique Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, PUF, p. 10-14 et passim ; John Rogove, « The Phenomenological a priori as Husserlian Solution to the Problem of Kant’s ‘Transcendental Psychologism » in Iulian Apostolescu et Claudia Serban, Husserl, Kant and Transcendental Phenomenology, De Gruyter, 2020, p. 58-81.
4 Wittgenstein, Remarques philosophiques, tr. fr. J. Fauve, Gallimard, 1975, p. 13.
5 Moritz Schlick « Is There a Factual a priori ? », tr. par Sellars de « Gibt es ein materiales a priori ? », Philosophical Papers, vol. I, Dordecht, Reidel, 1979. Cf. Jocelyn Benoist, L’a priori conceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, p. 15.
6 Bouveresse, Dire et ne rien dire : l’illogisme, l’impossibilité et le non-sens, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997, p. 79- 95, et passim.
7 Bouveresse, « Schlick et le synthétique a priori », in F. Nef, D. Vernant (sld.), Le formalisme en question, Paris, Vrin, 1998. p. 241 ; cf. la citation par Bouveresse dans Dire et ne rien dire, op. cit., p. 96, du Vocabulaire de Lalande, qui « définit l’absurde comme étant ‘ce qui viole les règles de la logique’ et suggère que l’on devrait distinguer l’absurde du non-sens, ‘car l’absurde a un sens, et est faux, tandis que le non-sens n’est proprement ni vrai ni faux’. »
8 Pour reprendre l’exemple de Husserl, LU I, § 15, Hua XIX/II, p. 59, tr. fr. p. 61.
9 Bouveresse, « Le réel et son ombre : la théorie wittgensteinienne de la possibilité », in Egidi, Rosaria (sld), Wittgenstein : Mind and Language, Dordrecht, Kluwer, 1995.
10 Les cours de Cambridge, 1932-1935, tr. fr. E. Rigal, TER, 1992, p. 19.
11 Wittgenstein's Lectures, 1932 - 35, Edited by Alice Ambrose, Blackwell, 1979, p.2-4.
12 Dire et ne rien dire, p. 137.
13 Meinong, Theorie de l’objet, trad. Courtine et de Launay, Vrin 1999, p. 74.
14 Wittgenstein, L., Schlick, M. et Waismann, F., Wittgenstein et le Cercle de Vienne, tr. fr. G. Granel, Paris, TER, 1991, p. 37. Traduction légèrement modifiée.
15 LU IV, « Einleitung », Hua XIX/I, p. 302, tr. fr. p. 85-86.
16 Qui, relativement à cette position précise, inclut indifféremment celles de Wittgenstein, des membres du Cercle de Vienne, de Quine, et de manière générale de ceux qui s’en réclament. L’on pourrait les qualifier, de manière à la fois anachronique et quelque peu de travers, d’occamistes, pour faire pièce, schématiquement, au platonisme naïf (au sens du réalisme mathématique et des universaux) de l’autre extrême ici décrit. Sur le caractère historiquement inadéquat de cette attribution, voir à titre indicatif l’instance de Quine qu’il « ne s’inspire pas d’Occam, mais de Hume » (in La philosophie analytique, p. 187 ; cité in S. Laugier, op. cit., p. 95).
17 Je remercie tout d’abord Bruno Leclercq, ainsi que Kevin Mulligan, Jocelyn Benoist, Vishnu Spaak et Andrea Cimino pour leurs remarques et échanges à différents stades de la présentation et de l’élaboration de ce travail.