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- Volume 20 (2024)
- Numéro 1: Phénoménologie de la question. Questions...
- Introduction
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Introduction
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1La discipline phénoménologique a fait de la « question » un enjeu important de ses analyses. Quelques études l’attestent : l’ouvrage de Günther Pöltner, Zu einer Phänomenologie des Fragens. Ein fragend-fraglicher Versuch1, ainsi que celui de Heinrich Rombach, Über Ursprung und Wesen der Frage2. Tout récemment, Joel Hubick a publié un ouvrage de portée systématique, centré sur trois grandes figures de la tradition phénoménologique : Husserl, Heidegger, Patočka3. À s’en tenir aux façons dont Husserl prête attention à la nature du doute et de la question dans les Analyses sur les synthèses passives4, ou à l’analyse que Heidegger, tout au début d’Être et temps5, consacre à la structure formelle de la question, on ne peut qu'être frappé par le lien fondamental du thème de la question à l’exercice de la phénoménologie. Il ne faut d’ailleurs pas passer sous silence la tradition anglo-saxonne, en particulier la tradition analytique : de Collingwood aux approches wittgensteiniennes, de Carnap à Jaakko Hintikka (Interrogative Model of Enquiry6), au livre Mortal Questions de Thomas Nagel7, la philosophie du vingtième siècle dans son ensemble a prêté une attention toujours plus croissante à la nature de la question8.
2La difficulté ici tient en ce que la question se laisse aborder phénoménologiquement à partir de plusieurs perspectives et ordres de problèmes :
3i) Tout d’abord, le statut de la question dans la théorie du jugement, dont on sait combien elle a pu jouer un rôle fondamental dans le premier développement de la phénoménologie, mais aussi par la suite9. Que dit une question par rapport à une proposition ? Est-elle un jugement ? Autrement dit, est-ce que l’intentionnalité s’y déploie ou bien est-elle une dimension non intentionnelle ? Il y va ici de l’inscription de la question dans l’horizon du problème de la signification.
4ii) Ensuite, la question comme moyen de questionner le sens en phénoménologie : peut-on penser, dans la question (ou dans une certaine forme de question), un lieu suffisamment profond pour articuler la diversité des dimensions du sens au sein d’un transcendantal qui ne serait pas simplement formel, ni statique10 ? Dans un horizon heideggérien, n’est-elle pas le lieu pour une méditation du problème de l’être et de la diversité de ses sens, un lieu qui ne réduirait précisément pas une telle diversité ?
5iii) Enfin la dimension éthique : la question ouvrant le sens plutôt qu’elle ne le ferme, n’aménage-t-elle pas un espace spécifique au soin accordé aux phénomènes par le discours phénoménologique ? L’irréductibilité d’autrui, par exemple, ne doit-elle pas se laisser comprendre depuis un mode questionnant suffisamment ouvert et divers pour ne pas la réduire à de l’objectivité ? La question n’est-elle pas, de ce point de vue, la parole pour autrui ?
6Toutefois une difficulté plus fondamentale, qui émerge de ces trois dimensions (qui ne sont bien entendu pas exclusives et qui ne couvrent pas la richesse phénoménologique de la question et du questionner), réside dans le fait de reconnaître dans la question et dans l’activité du questionner une forme d’expérience (fût-elle “pauvre” en évidence et extrêmement difficile à cerner du point de vue de sa teneur intuitive). C’est à partir de cette difficulté, qui affecte le statut d’une approche phénoménologique de la question et du questionner, que découlent et se déploient les trois perspectives non exclusives, très probablement complémentaires, à partir desquelles on peut essayer de définir une perspective phénoménologique.
7Ces trois points ou ordres de problèmes ont pour seule ambition d’orienter la lecture de ce numéro thématique. Le rapport de la question à la théorie du jugement est développé par Paul Slama dans son article « Husserl interprète de Bolzano : le statut de la question dans la théorie phénoménologique du jugement ». Si Bolzano considère la question comme une certaine forme de jugement (un jugement qui se prononcerait sur le désir que l’on a d’obtenir la réponse), Husserl, dans un débat implicite ou explicite avec Bolzano, lui refuse cette qualité, mais pour mieux approfondir l’intentionnalité comme désir, c’est-à-dire comme orientation intentionnelle qui attend le remplissement objectif ; de ce point de vue, si l’opposition avec Bolzano est indéniable, ce dernier est aussi un moyen de mieux comprendre la structure désirante de l’intentionnalité chez Husserl.
8Hernán Inverso et Claudia Marsico explorent les ressources husserliennes de la thématique de la Rückfrage pour une pensée phénoménologique de l’originarité de la question, en l’inscrivant dans l’horizon de la pensée grecque où Parménide, par exemple, a déterminé la question de l’être à partir du cadre de la connaissance et de la vérité. À la suite de Parménide, Platon aurait déployé une telle connaissance au moyen du mode questionnant de la maïeutique qui permet de s’élever au-delà des apparences. Antisthène avait une autre conception du questionnement : il s’agissait pour lui d’identifier les réseaux où se trouvent les concepts en posant la question « comment est x ? », et non pas « qu’est-ce qu’est x ? » H. Inverso et C. Marsico présentent enfin les endoxa aristotéliciens comme moyen d’inscrire les questions dans leur contexte, dans le « champ » dans lequel nous pensons. Les Anciens avaient ainsi ancré la question dans sa puissance historique d’ouverture. Le questionnement se métamorphose dans la modernité, dont les auteurs analysent quelques figures, dont principalement Husserl à partir des thématiques de l’intersubjectivité, de la générativité et des sédimentations historiques du sens. La Rückfrage s’inscrit dans ces thématiques : elle exige que soit posée la question de l’institution du sens et de son développement historique, de ses continuités et de ses « fonctionnaires ».
9La contribution de Claude Vishnu Spaak ouvre la problématique métaphysique en posant le problème de l’irréductibilité métaphysique de la question : la thèse husserlienne de l’intentionnalité implique une prise en compte de la question au sein d’une théorie du jugement où elle est en attente du jugement qui viendra l’apaiser. Dès lors, même la sphère anté-prédicative sera grevée de la détermination judicative, en puissance, qui constituera selon C. V. Spaak le « mécanisme intentionnel réglé par un déterminisme procédural » qui ne laisse « guère de place » à une « conscience ouverte au mystère », puisque même après la réduction transcendantale le jugement ne cesse d’exercer son emprise. Heidegger renversera une telle perspective en fondant le jugement sur l’ouverture originairement questionnante, irréductible au jugement, du Dasein. En deçà de son affairement dans le monde environnant de l’ustensilité, il peut rencontrer la possibilité de l’angoisse qui néanmoins reste orientée par l’attestation de l’authenticité, et donc par une forme de réponse. Ce n’est — selon C. V. Spaak — que dans l’œuvre ultérieure et ses développements sur la technique, que la question de l’être devient Grundfrage sans commune mesure avec une quelconque réponse.
10Gérard Bensussan inscrit la problématique de la question dans celle du sens. Il rappelle que chez Heidegger, la question exige une « orientation préalable à partir du cherché », une disponibilité du sens de l’être dans la compréhension : les questions sont alors toujours précédées par des réponses. C’est une telle restriction du sens qui qualifie, pour G. Bensussan, le rapport ordinaire au monde, où les « systèmes de croyances », leurs explications et leurs représentations nous précèdent toujours, au point qu’elles « se substituent au monde, ou au moins l’écrasent ». Or la philosophie voit son sens émerger précisément d’une ouverture où le sens n’est pas encore « restreint », dans le « foisonnement » même des significations, au moment où elles ne se sont pas encore décidées et où l’espace de la « demande de sens » est encore ouvert. Le philosophe taille des failles dans le sens, « interrompt » le sens, comme Marx qui déjoue l’évidence d’un salaire qui rémunère le travail, ou comme Levinas qui brise par autrui la réciprocité du sens. La demande philosophique de sens s’efforce de parvenir à « ce qui se tient sous le sens », avant ce que le sens « dissimule en l’obturant », et peut s’incarner dans la sagesse comme forme de vie, où l’existence philosophique est « en puissance de sens », dans le rien, ouverture infinie aux possibilités de questionnement au sein même de la finitude.
11Chiara Pavan pose le problème de l’éthique de la question à partir de Levinas et de la relation à autrui : si la responsabilité à l’égard d’autrui est bien la réponse à son appel, une telle réponse est pourtant « sans question », ou encore elle est « une réponse précédant toute question » : ce qui sera dès lors instauré au lieu le plus fondamental sera non pas la question sans réponse, mais la réponse sans question. En effet, C. Pavan montre que pour Levinas la question demeure toujours dans l’horizon du complexe question/réponse à partir d’une pré-compréhension qui les oriente, au sein d’une « relation déjà constituée ». De surcroit, la question est d’abord la question que je pose à autrui qui s’est déjà présenté, et contient en fait déjà sa réponse, comme « monologue ». Levinas pense plutôt un « désir » qui précéderait toute question ainsi reconduite à l’ontologie du même. La « mise en question » de moi par autrui n’est pas une question mais un « appel » : cela permet à C. Pavan d’envisager le concept d’« interpellation » chez Louis Althusser (qui sera repris par Judith Butler), par lequel il décrit les questions que l’idéologie pose aux individus qui, en répondant, « deviennent assujettis », ouvrant par là-même l’espace pour une liberté de la réponse, par exemple dans la transgression. Chez Levinas, selon C. Pavan, l’appel d’autrui ne me laisse aucun espace : avant toute compréhension de l’appel, je suis convoqué devant autrui et tenu de répondre : « me voici ». C. Pavan montre qu’Autrement qu’être va plus loin, en remettant en cause la possibilité même de la réponse par le concept d’« accusation ». Il est cependant possible de retrouver une pertinence de la question au moyen de « l’appel à l’aide adressé à autrui ».
12Paula Lorelle s’efforce, dans son article, de poser le problème de l’incarnation de la question dans un corps, à partir d’une remarque de Renaud Barbaras concernant le corps comme « réponse à une question qui n’a jamais été posée », celle de mon appartenance au monde : j’ai un corps car j’appartiens au monde, et non pas l’inverse. Si R. Barbaras permet de décrire les façons dont la phénoménologie a réduit le corps à la conscience, ou plutôt a rejoué le dualisme corps/esprit au niveau du corps, par exemple au moyen du concept de « chair » au sein d’une « ontologie de la mort », c’est au risque, selon P. Lorelle, d’une dissolution de la corporéité dans l’appartenance. La dynamique cosmologique inscrit les étants sur le sol d’une source, d’une « surpuissance originaire », « ontogénétique », par quoi le corps s’attache au monde comme puissance, est possédé par lui et le possède comme « corps propre ». Dès lors le risque est que nous ne soyons « plus même des corps, mais des éclats de puissance », que le corps s’efface au nom de cette puissance, d’où la nécessité, selon P. Lorelle, d’enquêter « en deçà de l’appartenance » : cela demande de questionner le « ne pas pouvoir » du corps et l’aliénation qui le touche, en somme son « impropriété » par laquelle « le corps n’appartient à rien, échappant au monde comme à lui-même ».
13Alexander Schnell, quant à lui, inscrit la question dans la problématique ontologique afin de l’ébranler. Il montre comment Heidegger a inscrit la question au cœur de la structure ontologique du Dasein, mais prolonge ce questionnement en interrogeant les conditions transcendantales de l’émergence d’une question, à savoir son horizon lui-même questionnant, la question ouvrant « l’horizon de l’être » depuis un site métaphysique. Cela permet à A. Schnell d’affronter la subjectivité du « vécu » husserlien et de la confronter à son dépassement chez Marc Richir, où l’ipséité s’arrache au « simulacre » de la subjectivité par un « clignotement », celui de la « question tout court », une question du rien, ou de l’absence qui seule permet l’ouverture foncière du sens.
14Enfin Fausto Fraisopi radicalise la problématique ontologique pour en montrer les limites fondamentales, afin de saisir le type d’expérience dont il s’agit avec les questions fondamentales depuis une perspective spéculative. Discutant Carnap et sa réduction des questions métaphysiques à ce qui est « dépourvu de sens », F. Fraisopi refuse de cantonner le questionnement au « régime propositionnel » tout en interrogeant son inscription dans des « frameworks » : il voit chez Heidegger la voie d’une approche de la question qui sort de la problématique du « framework », notamment dans sa proximité avec la figure du néant, en deçà du questionnement scientifique qui sera, lui, l’horizon de pensée de Carnap qui reconduira « la multiplicité des formes d’approches du réel à un unum, le substrat matériel », réduisant ainsi les questions fondamentales à légitimer l’exercice de la science physique et l’application du savoir aux ontologies régionales. Or, contra Heidegger et sa réduction (plus ou moins explicite) des questions fondamentales à la Seinsfrage, F. Fraisopi montre qu’il faut penser le phénomène de la question et du questionner dans sa complexité irréductible à l’unum. Cette complexité libère le domaine des Grundfragen que l’on devra décrire à partir du contexte (historique) de la question fondamentale posée, d’une « situation bien précise », en tant qu’« acte pratique », dynamique complexe d’« ouverture spirituelle au monde des phénomènes ».
15Toutes ces études, à partir de perspectives différentes, inscrivent la thématique phénoménologique de la question dans celle de l’origine de la saisie du sens, du lieu de son surgissement, et plus largement dans la perspective des conditions de possibilité non empiriques, transcendantales ou proto-transcendantales du sens comme horizon indépassable de l’expérience, et comme terme de référence du questionner lui-même. Elles partent donc (quitte à la réfuter) de la problématique de la phénoménologie transcendantale qui s’efforce de fonder le sens sur une dimension inaccessible empiriquement, mais descriptible phénoménologiquement. Existe-t-il une question (ou un champ de questions) qui ouvrirait la possibilité du sens, et qui serait dès lors située avant toute signification spécifique ? Peut-on arracher la question à la théorie du jugement où elle n’est qu’un élément d’un complexe signifiant plus vaste, sémiotique et contextuel ? Ce faisant, ces études convergent vers un problème phénoménologique fondamental, celui de l’origine, de la saisie du sens et de sa force instituante/constitutive, non sans affronter les difficultés et les apories qu’une telle recherche impose nécessairement. De ce point de vue, loin de demeurer sourds au déploiement contextuel et historique de la signification, les textes ici réunis le décrivent mais à partir des difficultés d’un questionnement sur l’origine du sens, dont la phénoménologie est peut-être l’une des seules disciplines scientifiques à interroger encore la possibilité.
16Sommaire. Introduction (Fausto Fraisopi, Paul Slama), p. 1-8. — Husserl interprète de Bolzano. Le statut phénoménologique de la question (Paul Slama), p. 9-51. — “My life and that of Plato are the same” (Hua XIV, 198). Husserl and the philosophical question (Hernán Inverso et Claudia Marsico), p. 52-67. — L'irréductibilité de la question et le destin ontologique de la phénoménologie (Claude Vishnu Spaak), p. 68-98 — « Demande de sens » (Gérard Bensussan), p. 99-111. — Suis-je la réponse à une question ? Réflexions à partir de Levinas (Chiara Pavan), p. 112-131. — Reposer la question du corps. En deçà de l’appartenance (Paula Lorelle), p. 132-143. — Phénoménologie érotétique (Alexander Schnell), p. 144-159. — Sur la phénoménologie et la dynamique des questions « fondamentales » (Fausto Fraisopi), p. 160-183.
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Voetnoten
1 G. Pöltner, Zu einer Phänomenologie des Fragens. Ein fragend-fraglicher Versuch, Freiburg/Br., Alber, 1972.
2 H. Rombach, Über Ursprung und Wesen der Frage, Freiburg/Br., Alber, 1988.
3 Joel Hubick, The Phenomenology of Questioning. Husserl, Heidegger, Patocka, Indiana, Bloomington, 2024.
4 E. Husserl, Analysen zur passiven Synthesis, Hua. 11, Den Haag, M. Nijoff, 1966, § 8-9, p. 33-38.
5 M. Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, Frankfurt/M., Klostermann, 1977, p. 6-12.
6 J. Hintikka, “On the Logic of an Interrogative Model of Scientific Inquiry”, Synthese, vol. 47, no. 1, 1981, p. 69–83.
7 Th. Nagel, Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
8 Cf. à ce sujet Ch. Cross - F. Roelofsen, “Questions”, in The Stanford Encyclopedia for Philosophy, 2022.
9 Au sein d’une littérature abondante, on citera J. Benoist, L’a priori conceptuel : Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999 ; « La théorie phénoménologique de la négation, entre acte et sens », Revue de métaphysique et de morale, vol. 30, n° 2, 2001, p. 21-35 ; Entre acte et sens : recherches sur la théorie phénoménologique de la signification, Paris, Vrin, 2002 ; Phénoménologie, sémantique, ontologie, Paris, PUF, 2014 ; D. Seron, Objet et signification. Matériaux phénoménologiques pour la théorie du jugement, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2003 ; B. Bégout, La généalogie de la logique. Husserl, l'antéprédicatif et le catégorial, Paris, Vrin, 2000.
10 C’est la démarche de Fausto Fraisopi dans Philosophie et demande. Sur la métaphilosophie, Paris, Classiques Garnier, 2021.