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Husserl interprète de Bolzano : le statut de la question dans la théorie phénoménologique du jugement
Résumé
Cet article présente les positions de Bolzano puis de Husserl sur le statut de la question dans leurs théories respectives du jugement, puis examine la critique explicitement adressée à Bolzano par Husserl dans les Recherches logiques. L’enjeu de l’article est i) de montrer l’importance de la psychologie pour décrire l’acte de la question compris comme désir ; ii) inscrire la question dans ses contextes d’énonciation spécifiques qui peuvent lui donner une signification judicative ; iii) indiquer le rôle crucial que la question joue dans l’invention husserlienne de la théorie du remplissement ainsi que dans l’invention de la phénoménologie en général. L’enjeu est de se demander ce qui apparaît lorsqu’on pose une question, dont nous montrons qu’elle limite l’horizon des possibilités de l’apparaître, et ainsi structure en le limitant le champ de l’apparaître.
Table des matières
1Cet article suit deux objectifs : d’une part présenter les théories du jugement de Bolzano et de Husserl à partir du statut de la question ; d’autre part envisager les richesses de la conception phénoménologique de la question chez Husserl. On inscrira la question dans l’horizon du jugement, afin d’indiquer comment elle joue un rôle crucial dans l’élaboration par Husserl, dans un dialogue avec Bolzano, de la théorie de l’intentionnalité : la question s’inscrit pleinement dans le cadre intentionnel i) en exprimant le désir d’un jugement, ii) en s’inscrivant dans des contextes, iii) enfin en exprimant une certaine modalité de l’objet. Nous en tirerons des leçons concernant les rapports de la question et de la signification.
1. Bolzano, psychologie du jugement interrogatif réfléchissant
1) La question comme jugement réfléchissant exprimant un désir
2L’on peut partir du chapitre 4 du De Interpretatione, 17a3-5 : ἀποφαντικὸς δὲ οὐ πᾶς, ἀλλ´ ἐν ᾧ τὸ ἀληθεύειν ἢ ψεύδεσθαι ὑπάρχει· οὐκ ἐν ἅπασι δὲ ὑπάρχει, οἷον ἡ εὐχὴ λόγος μέν, ἀλλ´ οὔτ´ ἀληθὴς οὔτε ψευδής (« <toute phrase> n’est pas apophantique, mais seulement celle relative au vrai et au faux ; mais <le vrai et le faux> ne sont pas dans toute phrase — ainsi une prière/question est un discours sans être vrai ou faux »). Le terme « eukhè » est difficile à traduire. Luciana Romeri rappelle qu’il signifie chez Platon le plus généralement « voeu », « demande », « souhait », « prière, en particulier adressée aux dieux », mais également « désir » ; or (comme le souligne Romeri) Aristote, dans la Politique, affirme souvent que ce qui est « kat’ eukhèn ne doit impliquer aucune impossibilité » ; mais « eukhè » peut avoir le sens de désir inassouvissable, qui n’implique pas de résolution — d’où son usage péjoratif parfois chez Platon, pour qualifier un vœux pieux dont on sait qu’il ne sera jamais assouvi1. « Eukhè » contient cette ambiguïté fondamentale qui fait qu’Aristote l’exclut du cadre propositionnel : une prière, une demande, un souhait, une question, tout cela ne dit ni vrai ni faux, on ne peut leur attribuer ni vérité ni fausseté.
3Au §22 de sa Wissenschaftslehre de 1837, Bolzano cite ce texte du De Interpretatione pour analyser le rapport de la question, et plus largement du souhait, de l’exclamation, de l’ordre, avec la proposition : « Aristote affirmait déjà (De Int., ch. 4) qu’une prière (Bitte — εὐχὴ) n’est pas une proposition (Satz — λόγος ἀποφαντικὸς) parce qu’elle n’est ni vraie ni fausse ». D’ailleurs, « la plupart des logiciens excluent du champ des propositions ou des jugements (Satze oder Urteile) tout ce qui exprime une question (Frage), un souhait (Wunsch), une exclamation (Ausrufung) ou un ordre (Befehl), etc.2 » La question, qui n’est encore ni vraie ni fausse car elle n’affirme ni ne nie aucun attribut d’un sujet, semble venir avant le jugement.
4Or, Bolzano introduit le jugement dans la question de façon originale3. Voici ce qu’il écrit, toujours au §22 :
Selon moi, les questions, souhaits, prières, etc., et encore davantage les exclamations, d’après leur signification (Sinne) qu’ils reçoivent par leurs contextes (Zusammenhang), doivent être considérés comme de véritables propositions, quoique souvent exprimées de façon très indéterminée (sehr unbestimmt ausgedrückte Sätze). Une question, par exemple : « Quel est le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle ? » — cette question ne dit bien entendu rien de ce qui est questionné (worüber sie fragt), mais elle dit néanmoins quelque chose — notre désir (Verlangen) d’être instruit sur l’objet que nous questionnons (unser Verlangen nämlich, über den Gegenstand, wornach wir fragen, eine Belehrung zu erhalten). Alors elle peut être ou bien vraie ou bien fausse. Elle est fausse si elle indique ce désir (Verlangen) de façon incorrecte (unrichtig). Par exemple, si la personne qui pose la question ne voulait pas réellement connaître le rapport <entre le diamètre et la circonférence de ce cercle> en tant que tel, mais simplement s’il est rationnel ou irrationnel, alors la question serait fausse, et aurait dû être exprimée différemment. Il est vrai, cependant, que nous disons parfois : « je n’affirme pas que c’est le cas ou non, mais je pose simplement la question ». (…) Mais après plus ample réflexion, il semble que la signification (Sinn) d’une telle phrase est : « Je n’affirme pas que c’est ou que ce n’est pas le cas, mais je demande (sondern ich frage), c’est-à-dire que j’affirme simplement que je désire (verlange) savoir si c’est ou non le cas »4.
5Bolzano souligne que dans le cas de la question la signification propositionnelle sera« indéterminée », au sens où elle ne peut rien dire encore (de vrai ou de faux) sur ce qui est mis en question (l’on peut toujours ajouter à une question, sauf lorsqu’elle est feinte : « Je n’affirme pas cela, je pose simplement la question »5). En fait, pour parvenir à obtenir une proposition dans une question, il faut substituer un autre sujet au sujet exprimé de la question — ici, le rapport entre le diamètre et la circonférence. On reformulera alors la question : « Quel est le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle ? » par : « Je souhaite (véritablement) connaître le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle ». Le mot utilisé par Bolzano est « Verlangen » : exigence, désir, demande. Alors que dans la question, c’est le rapport entre le diamètre et la circonférence qui constitue le sujet, dans le jugement qu’elle exprime, c’est le sujet questionnant qui prend cette place. On parlera ici de jugement interrogatif réfléchissant : Bolzano reconduit la forme interrogative à la forme judicative en transformant la forme prononcée par un redoublement réfléchissant où le sujet demandant prend la place du sujet de la question. Ainsi, il sera toujours possible de recomposer la question exprimée sous la forme : « je désire (véritablement) poser la question... ». Si donc ma question ne dit rien (de vrai ou de faux) à propos de ce qui est mis en question (ici, le « rapport »), elle dit en revanche quelque chose (de vrai ou de faux) à propos de mon désir de connaître la réponse — tout comme le jugement esthétique kantien est toujours reconductible au sujet qui effectue l’évaluation esthétique.
6La question est fausse lorsque le locuteur ment en prétendant qu’il est sincère alors qu’il ne l’est pas : « (Il est faux que) je demande (sincèrement) quel est le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle ». Mais elle peut aussi être involontairement fausse, lorsque le « désir/demande » (Verlangen) est « indiqué » de « façon incorrecte » (unrichtig), par exemple parce que je maîtrise mal ce sur quoi je pose ma question, ou encore parce que je me suis mal exprimé. Je demande : « Quel est le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle ? », alors que je voulais demander : « Le rapport entre le diamètre et la circonférence de ce cercle est-il rationnel ou irrationnel ? » La question « aurait dû être exprimée différemment », et la proposition qui la sous-tend est fausse : « (Il est faux — car je l’ai mal exprimé, ou car je saisis mal ce sur quoi je pose ma question — que) je désire savoir quel est le rapport entre le diamètre et la circonférence d’un cercle ». Bolzano décompose une dernière fois (dans le passage que nous venons de citer) le jugement interrogatif en ces termes : « J’affirme simplement que je désire savoir si c’est ou non le cas (ich behaupte bloss, dass ich zu wissen verlange, ob es sei, oder nicht). » Nous parlons de forme réfléchissante plutôt que réflexive car il s’agit d’une réflexivité redoublée : pour que mon désir forme un jugement, il faut qu’il soit affirmé ; je ne dis pas seulement : je désir savoir si A est, mais je dis : j’affirme que je désire savoir si A est. En d’autres termes, j’affirme ou je nie que je désire connaître la réponse.
7Dans le texte qu’on a cité, Bolzano évoquait le sens des énoncés non propositionnels « d’après leur signification (Sinne) qu’ils reçoivent par leurs contextes ». Le contexte joue un rôle important dans le cas de la question parce que le désir qu’elle exprime sera déterminé par le locuteur qui s’adresse à un ou des interlocuteurs, qui se positionne donc par rapport à eux. L’hésitation dont fait preuve Bolzano à propos de l’exclamation (Ausrufung) est instructive concernant la sensibilité des énoncés non prédicatifs au contexte : « O, mich Unglücklichen6 ! », qu’on peut traduire par : « pauvre de moi ! » Bolzano commente : « Même si nous considérons toutes les conditions (Umstände) sous lesquelles elles sont formulées (vorgebracht), ce que le locuteur avait proprement à l’esprit (was der Ausrufende eigentlich im Sinne gehabt), ou ce qu’il voulait signifier (habe andeuten wollen), reste très indéterminé (sehr unbestimmt)7. » L’indétermination du sens semble tenir de l’opacité de l’état d’esprit du locuteur, atténuée dans le cas où je demande : crois-tu que je suis malheureux ? Ou encore : suis-je vraiment malheureux ? Dans le cas de l’exclamation analysée par Bolzano, je peux moi-même ne pas être très au clair avec ce que je veux dire, m’exprimer par automatisme ; et si l’on me demandait, en réponse à cette exclamation, « que veux-tu dire ? », je pourrais tout à fait répondre : « je ne sais pas trop ». Néanmoins, le contexte donnera toujours un certain contenu propositionnel à une telle exclamation ; d’ailleurs, Bolzano finit par aller dans ce sens : il suffit que le locuteur « ait voulu signifier quelque chose au moyen de son exclamation (durch seinen Ausruf etwas habe andeuten wollen) » pour que l’on puisse reconduire l’exclamation en question à une proposition sensible au contexte : « pauvre de moi », selon le contexte, pourra signifier : « j’affirme que je me sens vraiment malheureux », ou : « j’affirme que je me sens vraiment malheureux et je tiens à le faire savoir », et bien d’autres significations encore. À chaque fois cependant, c’est bien l’auteur de l’énoncé qui est le sujet du jugement qui s’y cache :
La proposition (Satz) : « je souhaite que Caius soit un homme honnête » ne détermine pas la relation (Verhältnis) entre Caius et l’honnêteté, et du coup Caius et l’honnêteté ne sont pas le sujet et le prédicat de cette proposition. Le sujet véritable de cette proposition est le locuteur (Sprechende), et le prédicat son souhait (Wunsch) que Caius soit un homme honnête.
8La question, en exprimant un souhait (le souhait — le désir — de savoir si A est B), confine la signification au plan psychologique, quand bien même (on le verra par la suite) ce qui est désiré se situe bien au plan logique. Si ce qui est exprimé est un désir, alors le statut même du jugement interrogatif devient problématique : que désigne-t-il ? Un désir, comme tel, donne-t-il des informations ? N’avons-nous pas plutôt affaire, avec ce jugement, à l’indétermination de la signification qui attend la confirmation ou l’infirmation (c’est-à-dire la valeur de vérité de la proposition questionnée), indétermination précisément manifestée par le désir ?
9Pour résoudre cette difficulté, Bolzano recourt à la notion kantienne de « jugement problématique » telle qu’elle est présentée au §30 de la Logique Jäsche de Kant : dans la remarque 3 de ce §30, Kant fait la distinction entre jugement (Urteil) et proposition (Satz) à partir de la problématicité : la proposition ne peut être qu’assertorique (assertorisch), et « ein problematischer Satz ist eine contradictio in adjecto »8, car une proposition décide, pose. Mais Kant souligne aussitôt qu’une proposition, limitée donc à l’assertorique, implique avant sa formulation d’autres jugements : « je juge un grand nombre de choses que je ne décide pas (ich urtheile über vieles, was ich nicht ausmache), mais s’il faut que je le fasse [i.e. que je décide], aussitôt je détermine un jugement en proposition (welches ich aber thun muß, sobald ich ein Urtheil als Satz bestimme) »9. Autrement dit, bien des jugements problématiques, où la liaison de deux représentations est pensée comme seulement possible, sont nécessaires avant de poser une proposition par laquelle je décide de poser assertoriquement une liaison. Or, Bolzano rappelle que le jugement problématique,
lui aussi, pose quelque chose (etwas setze). Car, si par « jugement problématique » on entend un jugement de possibilité (Möglichkeitsurtheil), comme : « les hommes sont faillibles », alors il pose (so setzt es) la possibilité d’une chose (die Möglichkeit einer Sache), ici celle de la faillibilité (hier jene des Fehlens). Si quelqu’un comprend un jugement qui exprime l’indécision du locuteur (ein Urtheil, welches die Unentschiedenheit des urtheilenden Wesens auspricht), comme : « peut-être Caius est-il déjà mort », alors c’est une telle indécision qui est énoncée ou posée (so ist es diese Unentschiedenheit, die durch dasselbe angesagt oder gesetzt wird)10.
10Ce passage renseigne sur la teneur propositionnelle de la question : le jugement problématique pose « l’indécision du locuteur », c’est-à-dire mon propre état psychologique devant la possibilité de telle liaison d’un sujet et d’un prédicat. Ce qui est posé par la question n’est donc pas le jugement qu’elle attend, mais bien mon indécision et avec elle mon désir d’en sortir.
11Plus loin dans la théorie des éléments de la Wissenschaftslehre (au §143), Bolzano décrit les « propositions qui expriment un phénomène psychique (Sätze, die eine psychiche Erscheinung aussagen) » :
Quand nous affirmons (aussagen) qu’un tel phénomène (Erscheinung), par exemple une représentation (Vorstellung), ou un jugement, existe, sans déterminer (bestimmen) l’être dans lequel il se trouve ou par lequel ils sont produits, alors la proposition qui nous intéresse est la simple affirmation de l’objectualité d’une certaine représentation (eine blosse Aussage der Gegenständlichkeit einer gewissen Vorstellung). La proposition suivante est de cette sorte : « on désire (es wird verlangt) trouver une machine grâce à laquelle l’homme pourrait voler dans les airs » ; cela signifie la même chose que : « La représentation d’un désir (die Vorstellung eines Verlangens), que quelqu’un trouve une machine, etc., a de l’objectualité (hat Gegenständlichkeit) ». De telles propositions, qui affirment la présence du désir ou du souhait que quelqu’un fasse quelque chose, sont généralement appelées problèmes (Aufgaben) ou propositions problématiques (Aufgabesätze). Seul le désir lui-même devrait être proprement appelé « problème », lorsque la proposition qui exprime ce désir devrait être appelée « proposition problématique »11.
12Nous avons suivi la traduction anglaise du mot « Aufgabe », qui veut dire ici, littéralement, « tâche », par problème12. Bolzano semble réformer ici la problématicité kantienne en indiquant le contenu du jugement problématique dont il donne l’exemple du désir : ce qui est posé par un tel jugement, c’est une représentation psychique comme telle, indépendamment de son porteur ou de ses causes. De ce point de vue, le jugement est réduit à une portion congrue : il se contentera d’affirmer qu’« il y a une certaine représentation » qui laisse dans l’indétermination le jugement désiré par une telle représentation. Ce que pose la question, ce n’est donc rien de ce qu’elle désire, mais c’est le désir lui-même comme représentation du sujet questionnant, ou plutôt son authenticité, le fait qu’il y a une telle représentation dans l’esprit de celui qui questionne. Dès lors, la question serait la position judicative d’un « problème », c’est-à-dire d’une représentation psychique plongée dans l’incertitude, non sans espérer la résolution de ce problème en atteignant un tout autre domaine, celui des significations logiques (connaître la valeur de vérité du jugement mis en question). Bolzano pousse très loin la psychologisation du contenu judicatif de la question : ce qui compte, dans le complexe « désir de savoir si tel jugement est vrai ou faux », c’est la représentation du désir qui tend vers le jugement, et non pas ce jugement, même partiellement. Pourtant, la question, en tendant vers ce jugement, entretient bien un lien avec lui. C’est ce lien qu’on voudrait interroger maintenant.
2) Jugement interrogatif et proposition en soi
13Le concept bolzanien de « proposition » insiste davantage sur le contenu du jugement que sur son acte13. Le §145 s’attache ainsi à déterminer le contenu propre du jugement interrogatif : « Par “question”, j’entends toute proposition (Satz) par laquelle on exprime (ausgesagt wird) que l’on désire l’indication d’une vérité (man die Angabe einer Wahrheit verlange) qu’on a précisée par une certaine propriété (Beschaffenheit) qu’elle doit avoir14. » Bolzano reprend le §22 : questionner, c’est donc désirer savoir si telle représentation a bien telle propriété15. Soit la question : « Quelles propriétés (Beschaffenheiten) dieu a-t-il ? » Bolzano souligne que ce n’est pas la forme interrogative qui fait de cette phrase une question, mais le fait que celui qui la pense ou la prononce « fait connaître (gibt zu erkennen) qu’il désire (verlange) l’indication de certaines vérités qui comprennent les propriétés de dieu16. » Ce qui est communiqué est la représentation du désir du locuteur, via les mots qui recouvrent la représentation que je transmets. Mais assurément, il est difficile de tenir jusqu’au bout l’idée selon laquelle je ne fais ainsi que communiquer mon désir : car si je le communique, c’est pour obtenir aussi une réponse à ma question, la résoudre : si autrui comprend que je pose une question, il comprend du même coup que j’attends une réponse.
14Or, dans ce §145, Bolzano fait de la question une espèce particulière de la proposition problématique : les questions « diffèrent cependant des autres problèmes (anderen Aufgaben) dans la mesure où l’acte qu’elles désirent (die Verrichtung, welche sie verlangen) est l’indication (Angabe) d’une proposition, plus précisément une proposition vraie qui a une propriété (Beschaffenheit) spécifiée dans la question »17. Une proposition problématique, on l’a vu, se situe au plan psychologique en tant qu’elle pose l’indécision du sujet quant à la valeur de vérité d’une proposition — elle est donc une proposition problématique concernant cette proposition (« je ne suis pas sûr si x a telle propriété »). La proposition interrogative se situe également au plan psychologique, mais a pour particularité de « désirer » (verlangen), c’est-à-dire d’attendre, de tendre vers une proposition dont les propriétés sont déjà contenues dans la question. Elle désire un autre acte qui n’est pas entièrement contenu dans le sien : une proposition assertorique, qui décidera de la valeur de vérité de la proposition désirée qui sera ainsi repensée ou reformulée :
Mais par cette indication (Angabe), on ne peut guère comprendre autre chose que l’excitation (Anregung) de cette proposition dans l’esprit (Gemüt) d’un être pensant (denkenden Wesens), par exemple au moyen d’une expression verbale (sprachlichen Ausdruck) ou de toute autre manière. Car un désir (Verlangen) ne peut jamais se rapporter qu’à ce que quelque chose advienne ou n’advienne pas (dass etwas werde, oder nicht werde), donc à quelque chose qui a une réalité (Wirklichkeit) ou qui peut en recevoir une18.
15Alors qu’on espérait sortir du psychique pour atteindre le plan logique des propositions, l’analyse demeure entièrement psychologique : la proposition assertorique est « excitée » par une impulsion (Anregnung) dans l’esprit (Gemüth) du sujet questionnant. Le désir est désir d’un jugement qui a une réalité, c’est-à-dire un mode de présence psychologique : la proposition assertorique est présente comme réalité psychique déjà dans la question, mais seulement comme indication, comme tendance, signalée par la communication19. Ce signal est « excitation », impulsion provoquée subjectivement/psychiquement par la promesse de la « réalité » (Wirklichkeit) psychique du jugement. On se situe ici dans l’ordre des causes et des effets psychiques.
16Or l’on sait que la signification des jugements, leur contenu ou matière, ne se situe pas au plan psychique, mais au plan logique des propositions en soi qui n’existent pas et n’ont donc pas de Wirklichkeit. Le §19 distinguait les propositions exprimées verbalement des propositions non ébruitées, les « propositions pensées », dont l’occurrence ne coïncide pas avec la proposition en soi : par un processus d’abstraction20, Bolzano parvient à décrire la proposition en soi comme le contenu d’une proposition indépendamment du fait qu’elle soit pensée ou prononcée par quelqu’un ou par plusieurs, indépendamment (donc) qu’elle soit tenue pour vraie ou tenue pour fausse. Il fait ainsi abstraction de tout sujet qui la penserait ainsi que de toute expression figurative ou métaphorique : par exemple, on se méfiera, dans l’expression racine carrée, de la métaphore « racine ». La proposition n’est pas non plus une idée, y compris une idée dans l’esprit de dieu, car elle est indépendante de toute conscience qui la pense. C’est aussi la raison pour laquelle « on ne peut attribuer l’être (Dasein) (l’existence ou l’effectivité — keine Existenz oder Wirklichkeit) aux propositions en soi », contrairement aux propositions pensées ou verbalisées21. Ce contenu inexistant est le lieu objectif-idéal de la signification.
17Au §145, Bolzano établit le lien entre la proposition et la question en ces termes :
Mais les propositions en soi (Sätze an sich) n’ont pas d’existence (kein Dasein) et ne peuvent pas en acquérir ; ainsi seules leur apparence dans l’esprit (Erscheinung in dem Gemüthe) ou leur expression dans le langage (Ausdruck durch Sprache) peuvent-elles parvenir à la réalité (Wirklichkeit) à un instant déterminé. Ainsi veut-on parler d’un de ces cas lorsqu’une personne exprime son désir (Verlangen) qu’on lui indique une certaine vérité, i. e., quand il pose une question (eine Frage ausspricht)22.
18Le jugement interrogatif n’est pas une proposition en soi parce qu’il a une réalité psychologique. Cependant, il a affaire à son « apparence » ou son « expression » en désirant connaître la vérité d’une propriété. On peut d’abord établir la structure suivante : sujet → problème excitant le désir du sujet → désir de déterminer la valeur de vérité d’une proposition → pensée ou expression de la question exprimant ce désir → pensée ou expression de la proposition mise en question → réponse par l’expression ou la pensée d’une proposition affublée d’une valeur de vérité → une telle proposition possède une apparence dans l’esprit d’un sujet → elle veut exprimer une proposition en soi qui elle ne dépend pas des conditions de l’énonciation, de son sujet ou encore des circonstances où elle trouve sa validité. La difficulté est celle du passage au contenu exprimé ou pensé de la proposition à son contenu en soi. Comme le souligne Bolzano, les questions expriment des « problèmes (Aufgaben) qui désirent la présentation d’une proposition vraie (die Darstellung eines Satzes, und zwar eines wahren verlangen) »23. La proposition interrogative exprime subjectivement, psychologiquement, le désir de la pensée ou de l’expression d’une proposition en soi dont le sens objectif est non pensé et non prononcé. Elle pourra i) exprimer le désir de savoir si une proposition est vraie ou fausse : « l’âme humaine est-elle immortelle ? » ; ii) elle pourra vouloir qu’on détermine la représentation-sujet (Subjekt-vorstellung) en recherchant des représentations-prédicats (Prädikatvorstellungen) (par exemple : « quelles sont les propriétés d’un triangle rectangle ? ») ; iii) ou encore elle recherchera la représentation-sujet à partir des représentations-prédicats (par exemple : « quelle fut la première personne à gravir le Mont Blanc ? ») ; iv) elle pourra enfin exprimer le désir de savoir la vérité d’une proposition décrivant comment l’on peut faire quelque chose, par quel « moyen » (Zweck) (par exemple : « Comment trace-t-on un triangle équilatéral ? ») — types de question que Bolzano appelle « pratiques » ou « techniques »24. Ainsi, la question ne visera pas la même proposition en soi lorsqu’elle demandera : « quelles sont les propriétés d’un triangle rectangle ? », puis : « comment trace-t-on un triangle rectangle ? », car le contenu global n’est pas le même, quoiqu’une partie de la matière de la signification soit la même dans les deux cas. La question est désir de significations fermes que seule une proposition peut donner.
19Mais que veut-on dire lorsque l’on dit que la question vise la proposition en soi ? Comment la question a-t-elle affaire, si c’est le cas, à de l’objectivité ? J. Benoist écrit que les propositions fausses, « dans un jugement correct à leur endroit (tel que celui que porterait Dieu en tant qu’entendement ominiscient), apparaissent comme représentations — d’objets sur lesquels on porte alors un jugement (par exemple l’inexistence), ajoute certes immédiatement Bolzano, pris subitement par l’intentionnalité comme par un remords. De là à dire que le jugement a alors pour objet (et non seulement pour contenu — l’a-t-il d’ailleurs encore pour contenu ? L’analyse de Bolzano tendrait à le nier), la proposition elle-même, en tant que “proposition simplement représentée”, dont il articule l’invalidité, il n’y a qu’un pas. Pas que Husserl quant à lui refusera obstinément de franchir25. » J. Benoist évoque le §34 où Bolzano précise ce qu’il entend par « jugement » dans son rapport à la proposition : « Tout jugement contient une proposition qui correspond à la vérité ou qui n’y correspond pas. Et dans le premier cas le jugement est appelé correct, dans le second incorrect26. » Un jugement n’est pas seulement la « simple pensée ou représentation d’une proposition (blossen Denken oder Vorstellen eines Satzes) » (par exemple lorsque je me représente la proposition : « il y a des pygmées »), mais elle tient dans le fait que « j’affirme (behaupte), que je « juge » (urteile) : se représenter une proposition, la penser, ce n’est pas encore juger, car juger implique une affirmation par le sujet (qui donc prend position) de la vérité ou de la fausseté d’un jugement eu égard à son contenu, et donc à la proposition qu’il vise. Il n’y a ici rien d’un quelconque volontarisme judicatif : il ne revient pas à ma volonté (ce §34 y insiste suffisamment) de me décider pour tel ou tel terme de l’alternative judicative ; néanmoins, lorsque je juge, je fais bien quelque chose, j’affirme le rapport d’un jugement à une proposition. Mais ai-je affaire, en jugeant, à de l’objectivité ?
20Le rapport à l’objet est certes assuré par les représentations, et, ultimement, par les représentations en soi qui contiennent donc (pour ainsi dire) de l’objectivité indépendamment d’un sujet pour la contempler. Mais cette présence de l’objet dans la représentation n’a rien d’une visée intentionnelle. À ce propos, Jan Sebestik souligne : « Rien ne s’interpose entre une représentation et son objet : l’objet n’est pas visé ou atteint par un acte du sujet connaissant. Rien n’est plus éloigné de la conception de Bolzano que l’intentionnalité qui implique un rapport direct entre le sujet et l’objet »27. Comme J. Sebestik le rappelle également, la représentation en soi n’est pas une image mentale mais une « idée objective », comme un concept auquel correspondra une représentation subjective, analysable par la psychologie mais qui ne sera précisément pas une représentation en soi28. Cette représentation renvoie à un objet (par exemple le concept « homme ») et prend place à l’intérieur d’une structure propositionnelle. Au principe d’une telle détermination des représentations se tient l’idée que la représentation représente un objet qui « appartient à son extension ». Mais précisément, et comme J. Sebestik y insiste encore, les représentations sont non pas tant renvoyées à des objets réels qu’analysées en tant qu’extensions de la représentation dans ses propriétés, de telle sorte qu’on peut parler ici d’« indépendance de la structure des propositions et des représentations par rapport à la structure des objets du monde »29. Cela n’exclut pas que l’intuition d’un objet donne la « première représentation » (intuition à laquelle correspondra également une intuition en soi, à savoir le sens de l’intuition empirique), intuition unique qui ne peut pas se reproduire et qui est à la base du concept30 ; mais la question demeure entière de savoir ce qui norme l’objectivité de la représentation, ce qui justifie que quelque chose s’est donné ; l’intérêt de Bolzano ne tient pas dans ce donné, mais dans la fonction de la représentation au sein de la proposition, qui est de ce point de vue première : « Comme plus tard Frege, Bolzano obtient les concepts par l’analyse des propositions. Soulignons que ce qui est en jeu n’est pas la primauté “ontologique” des propositions par rapport aux concepts, mais le mode même de formation ou mieux la structure des concepts »31. On n’est pas coupé de l’objet, mais ce dernier est bien plutôt le produit des formations syntaxiques et sémantiques qu’un donné qui viendrait les légitimer. D’où cette impression de fermeture à un certain monde, non pas le monde du sens dont la pensée de Bolzano est pleine, mais le monde qui se donnerait et qui donnerait ainsi du sens : d’une certaine manière, on pourrait aller jusqu’à dire (comme le fait J. Benoist) que l’objet du jugement est la proposition en soi, et en aucun cas un état de choses.
21Car si le jugement entretient bien un rapport à l’objectivité, via les représentations, sa tâche est d’exprimer une proposition en soi : on peut alors le considérer comme une prise de position du sujet à l’égard de la validité du jugement, i.e. de sa correspondance à la proposition en soi adéquate. La question est alors l’expression d’un désir de faire correspondre un jugement à une proposition en soi, et non pas l’expression du désir d’un objet donné. La question étant ainsi l’expression du désir d’un jugement portant sur une signification propositionnelle, sa réflexivité est ici maximale. Or c’est là que nous identifions un dialogue fructueux avec Husserl, dont les Recherches logiques auront pour tâche d’inscrire l’objectivité de plain-pied dans le jugement au moyen de la théorie de l’intentionnalité et du concept d’état de choses. Pour le dire il est vrai un peu pompeusement, il s’agira pour la phénoménologie, contre Bolzano, d’ouvrir le jugement au monde, ou encore de laisser entrer ce monde dans le jugement par l’intentionnalité qui pourra dès lors être comprise comme le moyen de renouer, contre Bolzano qui la refusait, avec une forme de conception de la vérité comme correspondance avec la façon dont le monde lui-même se donne.
2. Husserl et la question : désir, jugement, intentionnalité
22En effet, le problème de l’objectivité constitue le cœur du débat que Husserl va ouvrir, dans les Recherches logiques, avec Bolzano, notamment dans la célèbre discussion finale de la VIe Recherche, qui se confronte directement à la doctrine bolzanienne de la question que nous venons d’exposer.
1) L’explication avec Bolzano dans la VIe Recherche : désir et état de choses
23Dans la VIe Recherche, au §68 (qui répond au §1 de la Ie Recherche), Husserl réinvestit le problème des actes non objectivants, et se demande si les « formes grammaticales connues que le langage a forgées (geprägt hat) pour les souhaits, les questions, les intentions volitives » doivent être considérées ou non comme des jugements32. Ces actes, qui n’établissent pas par eux-mêmes un rapport à de l’objectivité, font partie de la gamme expressive que nous avons à disposition pour penser et pour nous exprimer, pour avoir une certaine attitude intentionnelle devant les objets. Or, Husserl distingue deux possibilités quant au statut phénoménologique de telles formes : i) soit ce sont des « jugements (Urteile) sur ces actes », et c’est alors la position de Bolzano chez lequel la question formule un jugement sur l’acte lui-même ; ii) soit ce sont des actes non objectivants mais qui « peuvent à leur tour remplir la fonction d’actes “exprimés”, c’est-à-dire donnant ou remplissant un sens (als sinngebende bzw. sinnerfüllende fungieren können) »33. Husserl rappelle, comme le faisait Bolzano, qu’Aristote n’attribuait pas à la question, au souhait, etc., un statut apophantique, propositionnel, au contraire des énoncés (Aussagen) qui « expriment que quelque chose est ou n’est pas, ils affirment, ils portent des jugements sur quelque chose »34. Husserl souligne ainsi la teneur ontologique de l’énoncé aristotélicien, dont l’expression a un rapport avec « ce qui est » et « ce qui n’est pas », ou encore, avec le quelque chose (etwas). A contrario, objecter « ce que tu dis est faux » à celui qui pose la question « quelle heure est-il ? », cela sort le dialogue de l’horizon de la signification et donc de la compréhension : « Il ne comprendrait en aucune façon une telle objection35. »
24Rappelant la position de Bolzano (ma question exprime un jugement qui exprime mon désir de connaître la validité d’un jugement sur un objet), Husserl se demande si « Bolzano ne confond pas ici deux choses, à savoir l’adéquation ou l’inadéquation de l’expression — c’est-à-dire des mots — à la pensée, et la vérité ou la fausseté qui concernent le contenu de la pensée et son adéquation à la chose »36. Qu’il s’agisse d’une erreur dans mon usage des mots par rapport à l’usage commun (les mots ont une « signification grammaticale usuelle » qui est « en contradiction » avec la « pensée » qu’ils prétendent signifier), ou qu’il s’agisse d’un « langage non véridique, c’est-à-dire intentionnellement trompeur », à chaque fois il y a un décalage entre l’expression et le remplissement de la pensée du locuteur. Le cas du mensonge est particulièrement frappant : le menteur « veut exprimer » des « idées » qui en fait « sont en contradiction » avec les idées « qui le remplissent actuellement »37. Or, comme la question du menteur dissimule ce qui l’a effectivement rempli, on ne peut parler d’un rapport vrai ou faux aux choses (Sachen) ; c’est au plan de l’expression elle-même que l’analyse portera, c’est-à-dire au plan du « langage non véridique et inadéquat »38. Il y a bien ici un certain rapport à la vérité, du moins si l’on prend au sérieux le mot « unwahrhaftig » : mais c’est de la vérité ou de l’authenticité du langage (Rede), c’est-à-dire de l’expression telle qu’elle se donne à connaître à l’interlocuteur, qu’il s’agit. On ne pourra pas faire à celui qui pose mal ou mensongèrement une question « l’objection matérielle » (sachliche Einrede), c’est-à-dire l’objection qui concerne le contenu de ce qui est affirmé par mon interlocuteur, « puisque précisément il n’affirme rien (da er eben keine Sache vertritt) », c’est-à-dire aucune chose (keine Sache). Ce mot, ici, est décisif.
25Car c’est bien la teneur sachlich de l’énoncé qui est en jeu dans l’ensemble de la discussion de Husserl avec Bolzano sur le statut de la question. Pour Husserl, la position de Bolzano pourrait porter sur toute expression aux apparences non propositionnelles, mais aussi sur les propositions elles-mêmes que l’on pourrait ainsi « transformer » au sein de « régressions à l’infini » : on obtiendrait ainsi un « afflux d’énoncés toujours nouveaux (Schwall immer neuer Aussagen) » qui formeraient en fait des « énoncés modifiés qui ne sont pas équivalents, ni encore bien moins identiques en signification, aux énoncés primitifs »39. C’est donc le contenu lui-même de l’énoncé qui est différent, et non pas seulement l’acte qui vise ce contenu : dire « cette maison est belle » et dire « j’énonce que cette maison est belle », c’est dire deux choses aussi différentes que dire « cette maison est-elle belle ? » et « je désire savoir si cette maison est belle ».
26On peut (comme Sigwart) se sortir de cette difficulté en affirmant qu’une proposition est de toute façon toujours un « double jugement » (doppeltes Urteil) : « un jugement sur tel ou tel état de choses (Sachverhalt), et un second jugement que celui qui parle, en tant que tel, porte sur ce jugement en tant que vécu par lui (als sein Erlebnis) »40. Ce serait là la présupposition de la position bolzanienne : d’un côté un jugement qui porte sur l’objet, sur l’état de choses (Sachverhalt), de l’autre un jugement réflexif, donc, qui détermine la position du sujet par rapport à ce jugement. Ce qui vaut pour un jugement vaudrait du reste pour tout énoncé non judicatif : il y aurait d’une part l’énoncé non judicatif, et d’autre part sa reformulation réflexive en termes judicatifs (son corollaire optatif). Mais ici l’on peut aussi considérer que le jugement réflexif, optatif, portant sur le vécu du locuteur est une « complication occasionnelle », « contingente », qui ne tient précisément qu’à la « réflexion descriptive » (deskriptive Reflexion)41, et qui n’est donc pas incluse dans le premier acte lui-même. Husserl, au §69, approfondit sa critique de Bolzano.
a) Défense contextualiste de Bolzano et sa critique
27Tout d’abord, Husserl reprend une forme possible de la solution bolzanienne : on n’exprime pas explicitement : « je demande si… », donc un jugement interrogatif. Une telle forme « caractérise seulement la question en tant que question » en déterminant réflexivement ce que je fais quand je pose une question ; mais dans l’usage cette forme est « abrégée » grâce au contexte : « Les circonstances de l’énonciation font en effet comprendre d’emblée que c’est celui qui parle lui-même qui interroge42. » De ce point de vue, c’est le contexte qui entoure l’expression qui donnerait à la question sa teneur propositionnelle, puisque c’est lui qui ajoute à la syntaxe la situation (Gelegenheit) du locuteur qui dès lors « détermine » (bestimmt) la « signification complète de la proposition (die volle Bedeutung des Satzes) ». Bolzano analysait le rapport de la question au contexte — cf. supra : « Selon moi, les questions, souhaits, prières, etc., et encore davantage les exclamations, d’après leur signification (Sinne) qu’ils reçoivent par leurs contextes (den die durch den Zusammenhang erhalten), doivent être considérés comme de véritables propositions... » L’interlocuteur comprendrait par le contexte, en entendant la question simplement formulée (sous forme interrogative, donc), la situation de celui même qui questionne. La forme exprimée est abrégée car l’explicitation de la forme réflexive est inutile, donnée implicitement par le contexte que j’utilise inconsciemment pour nourrir la signification de mes énoncés, comme par un sous-texte. Mais si l’on prend en compte un tel sens implicite, pourquoi ne pas le faire dans tous les cas, y compris les cas propositionnels ? « La relation du jugement à celui qui juge (die Beziehung des Urteils zum Urteilenden) »43 sera à chaque fois donnée par le contexte d’énonciation, quelle que soit sa forme. Dès lors, toute énonciation d’une proposition « produit d’emblée cet effet (Wirkung) : que l’interlocuteur appréhende celui qui parle comme étant celui qui juge (daß der Angeredete den Redenden als Urteilenden auffaßt) »44. Pour saisir le sens d’une proposition, il faut d’abord l’entendre et de ce fait se situer par rapport au locuteur. Mais ce qui importe à chaque fois est le « contenu identique du jugement » (identische Urteilsinhalt), quel que soit l’« acte du jugement » (Urteilsakt)45.
28Il en va de même pour les « propositions interrogatives » (Fragesätzen) : la présence du locuteur qui questionne dans sa question ressortit « à la seule fonction communicative », et ne touche en rien « le contenu de l’interrogation qui constitue la signification de la proposition interrogative (der Frageinhalt die Bedeutung des Fragesatzes) »46. En posant une question, je peux tout à fait « exprimer mon souhait » à mon interlocuteur, et là sera l’intention première, non pas questionnante, mais propositionnelle : je souhaite savoir si…, je désire vraiment savoir si... De même, je peux énoncer une proposition tout en ayant pour intention première non pas de « communiquer l’état de choses (Sachverhalt) », mais ma « conviction », que je souhaite défendre : il faut alors prendre en compte la première intention. Le contexte sera ici crucial : ce qui va renseigner sur la première intention, sur le « jugement relatif au jugement explicite », ce sont des « moyens extra-grammaticaux », i.e. des « intonations », des « gestes ». Mais on voit bien la difficulté ici : dans la position de Bolzano selon Husserl, on double le premier énoncé d’un second. Dans le cas des propositions, on modifiera « S est p » par « Je juge que S est p », ou « Je pense que S est p », etc., nouvelle proposition qui qualifiera « la relation à celui qui juge (die Beziehung auf einen Urteilenden) ». Par là, « nous n’obtenons pas seulement des significations modifiées, mais des significations qui ne sont pas même équivalentes aux significations primitives »47 : la différence des significations implique celle des contenus, car je peux énoncer, intérieurement ou extérieurement, que « S est p », sans pour autant juger moi-même que « S est p », c’est-à-dire sans me positionner moi-même par rapport à la valeur de vérité d’une telle proposition. Cela veut dire que « Je juge que S est p » peut être faux alors que « S est p » sera vrai, et vice versa (je peux naturellement juger que S est p en me trompant)48.
29Mais à y regarder de plus près, il semble qu’il y ait des « propositions litigieuses, les propositions optatives, pétitives, impératives, etc. (die strittigen Sätze, die Wunsch-, Bitt-, Befehlssätze usw.) » qui « peuvent donner » aux « vécus » (Erlebnissen) de souhait, de prière, de volition, « leur expression adéquate »49 : alors, « je souhaite savoir si ce jugement est correct » remplit bien la signification en jeu dans une question qui aurait précisément pour signification le vécu interne du locuteur qui questionne. Si Husserl semble réticent à l’idée d’appeler ces jugements réflexifs des « prédications » (Prädikationen), c’est-à-dire des propositions en bonne et due forme, il parle néanmoins d’« objectivations positionnelles en général (setzenden Objektivationen überhaupt) » : dans le jugement réflexif « je désire véritablement savoir si... », quelque chose est bien posé, mon désir de savoir, même si le statut épistémique d’un tel jugement est indécis. En fait, c’est bien la plasticité du sens qu’affronte ici Husserl : s’il identifie les contradictions qu’il y a à faire correspondre une question et un jugement réflexif comme le fait Bolzano, il n’en empêche pas radicalement la possibilité dans le cas des « propositions litigieuses » où le contenu même (mon statut questionnant ou ce qui est en question) est hésitant, indéterminé.
b) Défense brentanienne de Bolzano et sa critique.
30Pour Bolzano, cependant, « S est-il p ? » et « je désire savoir si S est p » « veulent dire essentiellement la même chose », car il semblerait que dans une question (ou un souhait) soit toujours « impliquée » « une relation avec celui qui parle (Beziehung zu dem Redenden), fût-elle indéterminée ou simplement co-signifiée accessoirement (unbestimmte oder nur nebenbei mitbedeutete) »50. Husserl prend l’exemple d’un souhait formulé intérieurement : ce souhait est « vécu », il est « souhait vivant », lebendige Wunsch, « perception interne » (innere Wahrnehmung)51. De quel jugement (Urteil) s’agirait-il alors ? D’un jugement simplement positionnel qui donnerait, « dans une simple position, forme conceptuelle (= significative) au vécu perçu intérieurement (innerlich wahrgenommene Erlebnis) » et qui exprimerait « son existence pure et simple »52. Le jugement interrogatif, en exprimant un souhait, un désir, exprimerait en même temps ce qui accompagne l’expression (interne ou communiquée) de la question, un vécu simplement attesté intérieurement, posé pour lui-même, sans autre qualification que son existence de vécu : j’ai effectivement ce vécu-là, il y a en moi ce vécu-là — et non pas : « c’est bien moi qui désire connaître telle valeur de vérité ». La proposition interrogative serait non prédicative, mais simplement existentielle, exprimant l’immédiateté du vécu qui n’aurait pas la complexité de l’objectivation mais qui poserait bien quelque chose. On aurait alors une question qui serait toujours accompagnée d’un jugement existentiel (S est, ou encore il y a S).
31Mais cela vaudrait aussi pour n’importe quel jugement qui est « perçu intérieurement », perception interne dont un second jugement, plus profond, viendrait exprimer l’existence : j’ai tel vécu auquel le concept x convient, « comme si nous nous représentions tout d’abord objectivement les vécus, et qu’ensuite nous les subsumions sous des concepts »53. Or — et c’est là toute la position phénoménologique qui se trouve engagée — « celui qui juge que l’or est jaune ne juge pas que la représentation qu’il a conjointement avec le mot or, est de l’or ; il ne juge pas que le mode de jugement qu’il effectue avec la copule est entre dans la concept du est, etc. » : autrement dit, je ne juge pas sur le vécu que j’ai, mais je juge l’état de chose ; et lorsque je souhaite quelque chose, j’exprime bien le quelque chose que je souhaite sous le mode du souhait, et non pas mon vécu intérieur propre à ce souhait. L’arrière-fond d’un tel développement est l’invention de l’intuition catégoriale : le « est » n’est pas une prise de position par rapport à des représentations préalables, mais il est donné à partir de l’état de chose au sein de l’acte intentionnel. Les syncatégorèmes donnent aussi lieu à un remplissement, tout comme le nom « or ». Dès lors, et plus largement, cela n’a plus aucun sens de faire de tout jugement un jugement sur un vécu, par exemple un jugement réflexif sur une perception interne ; car juger que ma perception interne est telle, c’est un autre acte : c’est l’acte d’objectivation de mon vécu lui-même, et non pas l’acte qui vise l’état de chose ; il s’agira alors d’un autre état de chose. Husserl utilise une expression frappante : L’acte « nous absorbe » (uns… ausfüllt) ; « l’expression fait (...) partie de ce dont se compose entièrement l’acte lui-même (vielmehr gehört der Ausdruck zum konkreten Bestände des Aktes selbst). Juger expressément (ausdrücklich urteilen) est juger, souhaiter est souhaiter ; nommer un jugement ou un souhait, ce n’est pas juger ni souhaiter »54. En d’autres termes, l’acte est absorbé par ce qu’il vise et non pas par lui-même ; il ouvre le sens, ou plutôt le sens s’ouvre en lui. L’on peut parler ici d’une méfiance phénoménologique de Husserl à l’égard de la réflexivité de la perception interne sur elle-même.
32La solution de Husserl s’inscrit dans cette réfutation phénoménologique, et est à la fois objectiviste et normative. Il commence — au §70 — par souligner que les expressions qui viennent d’être étudiées (le souhait, la question, l’ordre, etc.) « s’objectivent » (gegenständlich werden) : a) d’une part, bien sûr, par la conversion de la question, du souhait, en propositions réflexives au moyen d’« intuitions internes » (innere Anschauungen), d’« actes relationnels » (beziehender Akte) entre le vécu et le sujet qui le vit qui « sont fondés » (fundiert sind) sur ces intuitions internes (qui ne seront pas fondatrices de l’intentionnalité de ces actes) ; b) d’autre part, les actes du souhait, de la question, etc. « s’objectivent » par le fait qu’ils peuvent être l’expression « partielle », fondée sur l’intuition interne et sur la relation du sujet à son acte, ce qui fait qu’ils deviennent des « objets nommés », « éventuellement des éléments d’états de choses prédiqués (eventuell zu Bestandstücken prädizierter Sachverhalte werden) »55.
33La réponse de Husserl, sans doute du reste conclusive de l’ensemble de l’édifice des Recherches logiques, est la suivante :
C’est dans ces actes objectivants que résident donc les vraies significations des expressions dont nous discutons. Il ne s’agit pas, en ce qui les concerne, d’actes conférant la signification appartenant à des genres fondamentalement nouveaux ; mais, au contraire, de particularisations contingentes du seul et unique genre « intention de signification »56.
34Il ne faut cependant pas comprendre que la signification de la question reposerait sur l’acte objectivant « je désire savoir si... », mais bien sur l’acte objectivant qui précisément vise l’objet de la question, c’est-à-dire sur l’acte intentionnel qui recouvre la réponse à la question : si la question est une expression partielle, c’est qu’elle correspond à une signification elle-même partielle au sein de l’intention de signification dans sa globalité. C’est donc non pas en décomposant la formulation de ces actes qu’on obtient leur signification phénoménologique, mais en cherchant à quelle intuition ils répondent, car « ce sont les intuitions de ces actes qui servent de remplissement (die Anschauungen von diesen Akten sind es, welche als Erfüllungen dienen) » : autrement dit, en posant une question, je ne souhaite pas d’abord savoir si j’ai bien des perceptions internes, ni même si tel jugement est vrai, mais je souhaite/désire connaître tel état de choses, je suis orienté, déjà, vers tel état de choses, dont le remplissement est encore seulement partiel — c’est la raison pour laquelle Husserl peut écrire : « nous ne devons pas mettre sur le même plan jugement et souhait, mais états de choses et souhait (dürfen wir nicht Urteil und Wunsch einander koordinieren, sondern Sachverhalt und Wunsch) »57. L’acte non objectivant qu’est la question est la « Besonderung », la particularisation, de l’acte objectivant — de même, dès lors, que l’expression de l’un est la particularisation de l’autre : je désire un état de choses qui ne s’est pas encore pleinement donné ; je désire quelque chose, et non pas prendre position quant à la validité d’un jugement. Voici le cœur de la discorde profonde entre Bolzano et Husserl.
35Or, il se trouve précisément que Husserl a décrit, dans la Ve Recherche, l’intentionnalité et la doctrine du remplissement en éprouvant les ressources de l’exemple de la question. Examinons ce point.
2) La question comme désir d’un remplissement dans la Ve Recherche
36Partons de la discussion de la Ve Recherche logique (la recherche sur l’intentionnalité que J. Benoist rapprochait déjà du débat avec Bolzano58) avec la théorie brentanienne du jugement comme belief. L’un des enjeux de cette Recherche est de distinguer la matière de la qualité de l’acte intentionnel afin d’invalider la théorie brentanienne de l’Anerkennung selon laquelle un jugement est composé d’une synthèse de représentations et d’une prise de position par le sujet à l’égard d’une telle synthèse : il la reconnaît, il l’affirme ou la nie. C’est au cœur de ce débat que naît conceptuellement la théorie de l’intentionnalité59. Le contenu d’un acte peut rester le même alors que la modalité de rapport à ce contenu se modifie : il peut être le contenu d’une simple représentation, d’un jugement, d’une question, d’un souhait, etc.60 : celui qui se représente « il y a sur la planète Mars des êtres intelligents » « se représente la même chose » que celui qui « énonce » (aussagt, au sein donc d’une proposition) « il y a sur la planète Mars des êtres intelligents », la même chose que celui qui « demande » (fragt) : « y a-t-il sur la planète Mars des êtres intelligents ? », etc.61 La qualité diffère à chaque fois, mais « l’identité du contenu trouve son expression grammaticale manifeste (die Gleichheit des “Inhalts”... findet ihre sichtliche grammatische Ausprägung) »62. Ici, Husserl souligne l’importance de l’objectivité pour déterminer le contenu de ces différents actes : « Dans les différents actes, l’objectité intentionnelle (die intentionale Gegenständlichkeit) est manifestement la même. C’est un seul et même état de choses qui est représenté dans la représentation, posé comme vrai dans le jugement, désiré dans le souhait, mis en question dans l’interrogation63. » Quelle que soit la qualité de l’acte, sa matière l’ouvre à l’objectivité « sur laquelle (…) l’acte est dirigé »64 ; la matière donnant l’objectivité, la qualité déterminera à chaque fois la façon dont l’intentionnalité se rapporte à elle. La rupture avec Bolzano tient précisément dans la relation à l’objet qui « est une caractéristique appartenant à la composition essentielle propre au vécu d’acte65. » Pour le dire autrement, l’acte est fortement dépsychologisé, ce qui rend possible l’inscription de quelque chose comme une proposition en soi, du moins une signification idéale, dans l’horizon pour ainsi dire immédiat d’un tel acte. Cela revient à dire, en fait, que « l’objet est un objet intentionnel (der Gegenstand ist ein intentionaler) »66.
37De fait, grâce à la matière, qui assure « la relation à une objectité (die Beziehung auf ein Gegenständliches) », « ce n’est pas seulement l’objectité en général que vise l’acte, mais aussi le mode selon lequel l’acte la vise, qui est nettement déterminé »67. Car la qualité est un « moment abstrait » de l’acte qui, « détaché de toute matière, serait absolument impensable (undenkbar) » ; de même « on jugera inconcevable une matière qui ne serait ni la matière d’une représentation, ni celle d’un jugement, etc. »68 : car l’acte intentionnel unifie matière et qualité, quoique la phénoménologie puisse opérer sur cette unité une séparation par abstraction. Une qualité est toujours qualité dirigée vers une matière, c’est-à-dire ce qui donne de l’objet, même quand un tel objet ne se donne en fait pas : une visée sans objet demeure orientée vers de l’objectivité.
38Il faut peut-être, pour entendre dans sa complexité une telle position, examiner la théorie du jugement de la Ve Recherche, à partir du §28, où la question s’apprête à jouer un rôle décisif. Le jugement est analysé en termes phénoménologiques, à l’encontre de la théorie bolzanienne du jugement : « Dans le jugement, un état de choses nous “apparaît” ou, disons plus clairement, nous est donné comme objet intentionnel69. » Le jugement vise donc intentionnellement un état de choses, c’est-à-dire un objet complexe qui apparaît dans le jugement : « “ce qui apparaît” (das Erscheinende), ce dont nous avons conscience intentionnellement (das intentional Bewusste), (…) c’est le fait qu’il est (die Tatsache, daß er ist) »70. L’apparaître ici, c’est non pas l’apparence empirique, mais bien ce qui chez Brentano devait faire l’objet d’une reconnaissance, à savoir la connaissance (traduisible par un jugement existentiel) du fait que l’objet est. Ce qui est visé n’est pas la proposition, mais l’état de choses lui-même au moyen d’un acte : l’acte n’est pas l’objet, mais il le vise intentionnellement de sorte à le faire apparaître, ou plutôt afin qu’il apparaisse en son sein. Tout l’effort de Husserl consiste à décrire la dimension foncièrement fluide, non duelle, disons unitaire, de l’intentionnalité, malgré la dualité abstraite matière/qualité de l’acte. Ce que refuse Husserl, c’est la position brentanienne selon laquelle entre la représentation (dont je n’ai pas encore décidé de la vérité, mais que je « comprends ») « la masse de la terre est d’environ 1/325 000 de la masse du soleil » et le jugement (qui décide donc de sa validité) « la masse de la terre est d’environ 1/325 000 de la masse du soleil », il y aurait précisément la décision judicative (un belief) qui s’ajouterait à la représentation. Il prend l’exemple de deux interlocuteurs dont l’un « s’accorde » (wir stimmen… zu) avec le jugement prononcé par l’autre. Il faudra un certain temps avant qu’il y ait quelque chose comme un « jugement concordant » (gleichstimmiges Urteil), qui implique une prise de position judicative. Or voici comment Husserl décrit un tel processus :
Ce qui nous a d’abord été proposé ne doit pas demeurer en suspens, nous le mettons en question, nous visons à une décision (was uns zuerst bloß dahingestellt ist, soll nicht dahingestellt bleiben, wir setzen es in Frage, wir intendieren eine Entscheidung). Et c’est alors qu’intervient la décision, l’assentiment approbatif lui-même, dès lors nous jugeons nous-mêmes, et en accord avec l’autre (und dann tritt die Entscheidung, die anerkennende Beistimmung selbst ein, wir urteilen nun selbst und gleichstimmig mit dem anderen). Dans ce jugement ne se trouve certainement pas la « simple représentation » antérieure, ni cette série d’actes, de propositions et de mises en question réflexives (jene Aktreihe sinnender Dahin- und In-Frage-Stellung). Au contraire, un jugement est donné (gegeben), qui « s’accorde » (gleichstimmig… ist), d’une part avec celui de notre interlocuteur, et d’autre part avec la question sur laquelle nous avons réfléchi (mit der sinnenden Frage) ; c’est-à-dire qu’il est de la même matière (…). Je donne mon assentiment à la question, cela veut dire que je tiens pour vrai cela précisément qui, dans la question, était en question (ich stimme der Frage zu, nämlich ich halte genau das für wahr was in der Frage für fraglich gehalten war)71.
39Le jugement se constitue comme assentiment progressivement, fluidement. Car se représenter les représentations nécessaires au jugement — ce n’est pas encore juger, c’est-à-dire faire soi-même la démarche du jugement : je saisis les représentations en jeu, je les « comprends », je peux les manier dans un certain contexte épistémique, mais je ne pose rien encore par là, je ne suis pas en tension vers le jugement, je contemple simplement la ou les représentations en jeu. Le jugement s’éveille précisément de la tension du questionnement : Husserl reprend l’assentiment brentanien, mais en l’inscrivant dans la tension vers le jugement instaurée par le questionnement. Nous faisons entrer la représentation dans un nouveau régime de sens dont la question n’est pas séparée, mais qu’elle inaugure : l’approfondissement, c’est le passage à un niveau supérieur de sens à partir de ce qui est « laissé en suspens » (dahingestellt). La question inaugure ainsi la temporalité d’une tension : la « décision » (Entscheidung) judicative a pour rôle de lancer pour ainsi dire ce suspens au-delà de lui-même, de compléter un sens incomplet, plein de manques, un sens qui appelle le questionnement, ou — pour le dire dans la langue de Bolzano — qui appelle le désir du jugement complet. C’est sur la base d’une telle temporalité de tension qu’une nouvelle couche de sens peut apparaître et modifier l’acte sur la base de la même matière. Comme Husserl l’écrit étrangement, mais en fait de façon frappante, je « donne mon assentiment à la question » (ich stimme der Frage zu), non pas au sens où la question devient elle-même jugement, mais au sens où la matière de la question devient, depuis la question elle-même mais non pas en elle, tenue pour vraie. Ainsi Husserl aurait-il en quelque sorte fluidifié le désir bolzanien en l’accordant de façon plus intime à l’objet.
40C’est la théorie du remplissement qui joue ici son rôle totalisant : il faut encore penser le « tout » (das Ganze)72 et non pas seulement la succession des membres question/jugement concordant, jugement/jugement concordant (dans le cas d’un dialogue). Penser une telle succession en termes de juxtaposition n’est pas satisfaisant, car alors on ne saisit pas la façon dont un jugement peut accéder à la vérité : il faut un lien, qui sera un lien de remplissement, entre le jugement et l’objet, sans qu’on les confonde, et ce lien prend ses racines avant le jugement. En effet :
Manifestement, un certain vécu de transition médiatise ou plutôt relie les membres distingués (offenbar vermittelt oder vielmehr verknüpft ein gewisses Übergangserlebnis die beiden unterschiedenen Glieder). L’« intention » délibérative et interrogative (fragende) trouve son remplissement (Erfüllung) dans la décision concordante (in der gleichstimmigen Entscheidung), et, dans cette unité de remplissement de la réponse (in dieser Erfüllungseinheit der Beantwortung) (qui a le caractère phénoménologique d’un moment d’unité — eines Einheitsmomentes), les deux actes ne sont pas données dans une simple succession, mais ils se rapportent l’un à l’autre en une unité intime (innig einheitlich) ; la réponse s’adapte à la question, la décision dit : il en est ainsi (…)73.
41La théorie du remplissement vient donc combler la distance bolzanienne entre le jugement et la proposition en soi, en pénétrant dans les strates minimales de l’intentionnalité. En effet, chaque étape épistémique du rapport à l’objet se trouve plus ou moins remplie, non pas à chaque fois de façon autonome, mais de façon progressive et fluide, depuis la simple représentation jusqu’au jugement complet74. Là où il y a « décision concordante », il y a « unité intime » (innig) entre les deux actes qui demeurent néanmoins distincts. Husserl prend encore l’exemple de l’hésitation, lorsque « l’examen fait pencher tantôt d’un côté, tantôt de l’autre »75 : « en est-il ainsi ou non ? » Alors, l’intention est double (« da ist eben auch die Intention eine zwiefältige »), elle se dédouble en un sens et dans le sens opposé : « il en est ainsi, il n’en est pas ainsi », ce qui n’empêche pas d’ailleurs que l’on puisse parler de « remplissement négatif » (negative Erfüllung) dans le cas où la question trouve d’abord des réponses qui provoquent de la « déception » (Enttäuschung) : ni A, ni B, ni C, etc., qui constitue bien une forme de « décision » une décision déceptive qui contient un remplissement négatif76. Autrement dit, dans le cas de la double intention ou dans celui de la « déception », il y a à chaque fois une tendance vers un accomplissement total de l’acte judicatif qui soit oscille, soit déçoit ; mais la structure reste à chaque fois la même : la question ouvre la possibilité d’un remplissement judicatif total, elle repose en quelque sorte sur cette ouverture-là où elle est projetée. Il y va ici de la « résolution d’une sorte de tension (Lösung einer Art Spannung) »77, tension qui serait alors l’expression psychologique d’un acte intentionnel non psychologique en son essence78. En somme, l’on retrouve, métamorphosé, le désir bolzanien dans une temporalité intentionnelle inscrite dans la tension vers le jugement, dans l’anticipation.
42Mais précisément, il y a un monde entre Bolzano et Husserl ici, le monde de l’objet intentionnel : le remplissement établit une unité d’acte (une sorte de troisième acte, celui de l’unité) entre l’acte signitif et l’acte intuitif. Et c’est à cet égard qu’on peut presque parler de la structure questionnante de l’intentionnalité :
Nous devons considérer l’assentiment (Zustimmung) comme un vécu de transition (Übergangserlebnis) d’une espèce tout à fait analogue au remplissement (Erfüllung) d’une supposition, d’une attente, d’un souhait, et d’autres visées intentionnelles du même genre. Par exemple, dans le remplissement d’un souhait (Wunscherfüllung), nous n’avons pas non plus la simple succession de l’intention de souhait et de l’apparition du souhaité (Nacheinander von Wunschintention und Eintreten des Erwünschten), mais une unité dans la conscience caractéristique de remplissement (sondern Einheit im charakteristischen Erfüllungsbewusstsein)79.
43L’assentiment est un « vécu de transition » (Übergangserlebnis), et non pas une prise de position qui viendrait s’ajouter aux représentations. L’assentiment comble un manque, une attente, de l’intérieur de l’acte intentionnel. Je ne désire pas davantage savoir si mon jugement correspond à une proposition en soi. Je désire, au sein de la visée intentionnelle, dans la fluidité même de ce désir, l’apparaître de l’objet lui-même en tant qu’il sera donné dans le jugement. Comme l’écrit un peu plus loin dans ce même §29 Husserl, « l’apparition (Eintreten) de ce que l’on souhaite » ou encore « la croyance à cette apparition » ne constituent pas le remplissement du souhait : se représenter ce que l’on souhaite, le désirer, et encore examiner ce qu’il en est de cela qu’on désire et dont on a la représentation, ce n’est pas encore juger80. Et pourtant (la temporalité du désir ici décrit est complexe) c’est en voie de remplissement, ça a déjà, psychologiquement, la teneur d’un remplissement qui va s’épanouir dans le processus judicatif, assurément irréductible au plan psychologique. Le remplissement vient combler l’écart entre signification et intuition, ordonne pour ainsi dire l’apparaître depuis la représentation simple jusqu’au jugement « S est p », en passant par ce qui attend et appelle un tel jugement : le souhait « que S soit p » est un moment unifié, lié à ce qui le précède comme à ce qui le suit par l’acte de remplissement.
44Cependant, si le rapport du souhait à la question est explicitement établi par Husserl dans la note qui prolonge ce §29 de la Ve Recherche, il est accompagné d’une importante distinction conceptuelle qui complique singulièrement les choses : « nous tiendrons pour absolument erroné de vouloir identifier le remplissement qui répond à la question (die beantwortende Erfüllung) pour ainsi dire théorique (dans laquelle se constitue le caractère de l’ “être-en-question” — das Als-fraglich-erscheinen) avec le remplissement du souhait fondé en elle (la demande — Wunschfrage) »81. Certes, il est un sens de « Frage » qui correspond à celui de « Wunsch » : celui qui décrit la tendance à vouloir la résolution (la décision) judicative qui a une présence psychologique dans le sujet. L’autre sens, en revanche, est celui qui désigne un acte que « présuppose » (voraussetzt) le souhait, précisément l’acte de la question qui désigne une alternative judicative, das Als-fraglich-erscheinen, l’apparaître-en-tant-que-question qui instruit le souhait sur ce qu’il peut souhaiter, sur ce qu’il est à même de souhaiter : pour avoir le souhait de savoir si 2 + 2 = 4, il a fallu auparavant s’être posé la question : 2 + 2 est-il égal à 4 ? C’est en somme une subdivision de l’acte intentionnel au niveau de ce qu’on appelle « question » : soit la tendance vers le remplissement judicatif (la question-souhait), soit la présentation représentationnelle et intentionnelle d’un contenu qui ouvre à une alternative (l’acte-question). En ce sens, la question-souhait (à savoir le souhait) trouve une place intermédiaire entre la question et le jugement assertorique, ou le doute : elle « tend vers une “décision du jugement” (Urteilsentscheidung), c’est-à-dire (…) vers un jugement qui tranche (entscheidet) la question »82.
45C’est dire combien c’est la théorie du jugement (en tant qu’il correspond intentionnellement à un état de choses) qui dirige l’ensemble de la description husserlienne de la question, inscrite dans la temporalité d’un désir : la question est l’expression d’une aspiration intentionnelle vers l’état de choses qui, donné dans le jugement, contenterait enfin le sujet de l’acte. C’est cet état de choses (l’objet) qui norme de part en part l’acte de la question et ce qui l’entoure (désir/souhait, hésitation, attente de réponse, etc.)83. C’est parce qu’il y a la possibilité d’un jugement complet dans le futur d’un acte que la question peut, dans le contexte d’un tel jugement complet, être posée. D’où l’empire du jugement, en tant qu’il ouvre à l’état de choses, sur la signification de la question qui n’en est en fait qu’un fragment projeté vers l’avenir de la réponse qui l’informe déjà. On voudrait presque parler, ici, de temporalité ekstatique de l’intentionnalité que le phénomène de la question révèle singulièrement.
3) La question et la norme d’un désir dans Expérience et jugement
46Chez Bolzano, la question non seulement repose sur un ou plusieurs jugements, mais en outre constitue en elle-même, si on la reformule adéquatement, un jugement à part entière — un jugement réflexif. Husserl n’est pas si éloigné de Bolzano : il inscrit la question dans l’horizon du jugement puisque la question n’a de signification que dans la mesure où elle attend, dans une tension intentionnelle, sa résolution au sein d’un jugement complet. Dans le §78 d’Expérience et jugement, Husserl — grâce il est vrai à la réduction phénoménologique — va en amont et examine les conditions de possibilité passives de la question : « Ce qui donc précède en même manière le questionnement comme le doute dans la sphère passive est un champ unifié de possibilités problématiques »84. Husserl évoque la possibilité problématique qui est une possibilité restreinte85, ici décrite au plan de la sphère passive, où il y a toutes sortes de pré-jugements sédimentés, des habitus, des pulsions, issus des diverses attentions passées et des souvenirs — bref toutes sortes de pré-orientations judicatives qui donnent son contexte passif à toute question. Autrement dit, la sphère passive pré-oriente l’activité judicative au moyen d’une unité de possibilités ; alors, ou bien une seule possibilité émerge dans la conscience, les autres restant à l’arrière-plan : « est-ce un mannequin de bois ? » ; ou bien plusieurs possibilités sont « en lutte », « conflictuelles » (« streitenden Möglichkeiten ») : « est-ce une mannequin en bois, ou un homme ? » La question émerge donc, tout comme chez Bolzano, d’un contexte possible d’énonciation, un « champ unifié de possibilités problématiques » dit Husserl. Une question ne peut advenir que lorsque les synthèses passives ont déjà travaillé le champ des possibilités de questionnement.
47Mais plus encore, Husserl n’hésite pas, à l’instar de Bolzano, de psychologiser (provisoirement) le phénomène de la question, lorsqu’il souligne :
La tension disjonctive, dans la passivité, des possibilités problématiques (le doute au sens passif) motive d’abord un doute actif, un comportement qui place le Je devant une scission de ses actes. Cette scission apporte avec elle, sur le fondement de l’aspiration essentielle du Je à la concordance de ses prises de position, un malaise immédiat, et une tendance originaire à sortir de cet état et à trouver l’état normal de l’unité. Ainsi naît l’aspiration à une décision ferme, c’est-à-dire définitivement non empêchée, pure 86.
48On retrouve dans ce texte tout le vocabulaire de la pulsion — Spannung, Streben, Trieb, Spaltung, qui sont ici les expressions pychologiques du vécu par le moi d’une tension qui s’exprime dès la sphère passive ; mais pour être question, une telle tension doit entrer dans la sphère de l’activité (c’est-à-dire l’acte intentionnel), suscitée par le besoin téléologique de sortir de l’état de tension, voire de malaise, que produit l’indétermination judicative. Ce qui met en tension, c’est la Spaltung, la scission des actes pré-judicatifs qui ne parviennent même pas à s’arrêter sur une question, alors que la question est une façon déjà pour le moi de sortir de la scission, de s’orienter de façon téléologique vers l’unité que seul un jugement pourra in fine donner (et il faut entendre « donner » ici dans toute sa profondeur phénoménologique). Emmanuel Levinas, comme l’a remarqué Renaud Barbaras, a inscrit ce vocabulaire husserlien dans une compréhension du geste intentionnel comme profondément désirant87 ; c’est (notamment, et certainement pas exclusivement) le prolongement du geste bolzanien, dans le cadre de la théorie phénoménologique de l’intentionnalité, c’est-à-dire du jugement phénoménologique qui vise l’unité (le mot est crucial dans notre texte). Il faut donc penser un tâtonnement qui s’exprime psychologiquement, avant l’entrée véritablement intentionnelle dans la signification, même si celle-ci est déjà au travail dans ce tâtonnement divisant le moi entre ses diverses possibilités.
49La distinction que fait Husserl entre question et questionnement est instructive. Le questionnement (Fragen), « c’est l’aspiration issue de la modification modale, de la scission et de l’empêchement, à arriver à une décision judicative ferme (ist das Streben, aus der modalen Abwandlung, der Spaltung und Hemmung zu einer festen Urteilsentscheidung zu kommen)88 ». L’acte d’indécision est en fait déjà intentionnel : la question est ainsi le « corrélat intentionnel » du questionnement : « la question est l’objet catégorial pré-constitué dans l’activité du questionnement (sie ist der in der Aktivität des Fragens vorkonstituierte kategoriale Gegenstand) », poursuit le §78. L’hésitation psychologique, la Spaltung, est en fait toujours déjà traversée par l’intentionnalité, même si une telle intentionnalité est encore indécise.
50Ce qui est alors très frappant, c’est comment Husserl reprend à la philosophie transcendantale des valeurs de Windelband et surtout de Rickert des éléments axiologiques pour décrire le processus intentionnel. Dans un texte de 1909 qui discute notamment la phénoménologie de Husserl, Rickert écrit :
Je n’ai un jugement que si, aux représentations, est adjoint un acte d’approbation ou de désapprobation, et il en ressort que cet acte est la composante du jugement qui est essentielle pour la vérité ou l’acte cognitif proprement dit. On peut le montrer de la manière la plus simple et la plus convaincante si on transforme le jugement en une réponse affirmative ou négative à une question. Cela est toujours possible et ne comporte aucun risque, car la teneur de vérité du jugement, qui seule nous intéresse ici, n’est par là nullement modifiée. Par les mots “Ceci est blanc”, j’exprime exactement la même vérité qu’avec le “oui” qui répond à la question “Ceci est-il blanc ?”. Dans la question se trouvent donc déjà toutes les composantes du jugement que l’on peut qualifier de représentations, et pourtant la question n’est pas encore une connaissance, car son essence réside précisément dans le seul fait de chercher la connaissance. Or, le “oui” n’ajoute aucune nouvelle représentation aux représentations que contient la question, et pourtant c’est seulement par lui qu’existe le jugement qui fournit la connaissance cherchée par la question. Il en ressort que l’acte d’approbation ou de désapprobation est opposé aux représentations et est en même temps la composante du jugement par laquelle nous connaissons à proprement parler, par laquelle nous pouvons donc aussi seulement prendre possession de l’objet de la connaissance. Bref, connaître, eu égard à la vérité, n’est pas représenter, mais approuver ou désapprouver89.
51Une telle position repose sur la théorie brentanienne de l’Anerkennung, mais dans le contexte d’une philosophie transcendantale des valeurs : questionner, c’est mettre en présence de représentations en vue d’un jugement à venir qui consistera à prendre position par rapport à une valeur afin d’approuver ou de désapprouver la validité d’une association de représentations. Pour Rickert, la question appelle le jugement entendu comme prise de position pratique pour la validité d’une synthèse de représentations. Le « oui » qui répond à la question n’ajoute aucune représentation, mais ajoute la forme qui survient de la prise de position de la subjectivité qui affirme la validité d’une synthèse conformément à une valeur. L’acte de jugement sera alors pratique au sens où il impliquera une décision de consentir ou de ne pas consentir à ce qui est mis en question avant le jugement, compris comme décision. Husserl réfute cette position philosophique dans la Ve Recherche logique : la question n’attend pas une prise de position extérieure à l’acte puisqu’elle est elle-même prise par et dans le processus de remplissement de l’acte intentionnel. Mais le §78 d’Expérience et jugement (et en fait d’autres textes) reprend beaucoup à la conception rickertienne du jugement et de la question :
La vie du jugement, même du jugement rationnel, est le milieu d’un souhaiter, d’un aspirer-à, d’un vouloir, d’un agir spécifiques qui ont pour but précisément des jugements, et des jugements de forme particulière. Toute raison est en même temps raison pratique, et ainsi en est-il également de la raison logique. Il va de soi que l’on doit ici distinguer l’apprécier, le souhaiter, le vouloir, l’agir, qui tendent, à travers le juger, à des jugements et à des vérités, du juger lui-même qui en lui-même n’est pas un apprécier, un souhaiter, un vouloir. Le questionnement est par suite un comportement pratique, relatif à des jugements. Si je pose une question, c’est que j’éprouve le manque d’une décision, étant confronté à un empêchement désagréable qui se retrouve peut-être également dans les autres décisions de ma vie pratique. Par suite, je souhaite une décision90.
52Dans les mêmes années, Husserl développait les linéaments de ce que Derrida appellera « volontarisme transcendantal » : l’acte intentionnel est lui-même, en tout cas en une de ses modalités, décrit en termes sinon volontaristes, du moins pratiques. La vie jugeante (urteilende Leben) est traversée par du souhait, de l’aspiration (Wünschen, Streben, Wollen, Handeln…). L’acte intentionnel, dans son processus, est d’abord questionnant en tant qu’il est aspiration à détendre une tension que la subjectivité éprouve psychologiquement, en manque de vérité. Le pôle subjectif du vécu ne fait certes que correspondre à ce qui manque dans le remplissement, à ce qui se remplit donc seulement partiellement, qui est une tension de remplissement, en vue du remplissement satisfaisant pour constituer un jugement entier et unitaire. Husserl dit : « Entscheidung », car la question marque l’épreuve d’un « manque de décision » (Fragend vermisse ich eine Entscheidung), l’intentionnalité étant ici clairement décrite en termes praxiologiques comme visée résolue à combler l’écart qui l’empêche. Alors que Rickert faisait du jugement une forme de praxis, Husserl fait de même avec la question : elle « souhaite une décision » qui viendra l’apaiser. Husserl entretient ici un rapport tout à fait positif à la psychologie, comme moment subjectif essentiel au processus judicatif qui, il est vrai, fera s’évanouir cette tension psychologique au profit de résolutions qui ont trait à la signification. L’intentionnalité a une motivation pratique, comme chez Rickert ; mais cette motivation pratique se trouve à l’intérieur de l’acte intentionnel, dans la visée, et ne s’ajoute pas à des représentations afin de s’orienter par rapport à des normes externes. Elle est un moment intégré à l’acte de visée.
53C’est donc tout naturellement que Husserl peut écrire :
Le sens propre du questionnement se dévoile dans les réponses, ou dans la réponse. Car, avec la réponse, s'introduit le remplissement de l'aspiration qui fait cesser la tension et atteindre à la satisfaction91.
54Puisque le « sens propre » (eigene Sinn) de la question « se dévoile » par et dans la réponse, la question, dans sa signification, est déjà traversée par le jugement qu’elle attend. C’est dire alors si le plan psychologique lui-même, l’aspiration, la tension (voire la scission) que le sujet éprouve, est déterminé par le jugement qui sera l’aboutissement de la visée intentionnelle. Cette dimension à la fois constituante et normative du jugement est reflétée dans des situations parfaitement concrètes :
Étant donné que l’aspiration inhérente au questionnement se remplit dans les jugements correspondants et y trouve sa réponse, il va de soi que l’expérience des formes de jugement qui s’adaptent parallèlement à la teneur de sens des questions entraîne que le sujet questionnant anticipe déjà consciemment ces formes possibles de réponses et qu’elles interviennent déjà dans l’expression des questions elles-mêmes comme contenus des questions. Tout contenu possible de jugement est pensable comme contenu d’une question92.
55La question est anticipante ; elle est projetée dans les réponses possibles et elle les contient. La différence avec le jugement final est que dans le jugement final le remplissement est plus grand. Mais il n’y a pas de différence de nature : la question est un moment normé par le jugement qui correspondra à l’état de choses. L’unité est ainsi en amont et en aval de la question : d’une part dans l’unité des possibilités problématiques qui restreignent le champ de questionnement dans une situation donnée ; d’autre part dans l’unité du jugement qui irrigue déjà l’intentionnalité questionnante. Cela concerne l’épistémologie : une question scientifique, un problème, appartient toujours à un réseau spécifique de questions qui sont en tant que telles des orientations, des paris, des parti-pris sur les réponses et qui reposent sur des jugements préalables. Davantage : la question scientifique anticipe toujours déjà un certain type de réponses, puisque ses procédures de questionnements se trouvent déterminées non seulement par les jugements préalables au questionnement, mais également par les réponses attendues à la question. Au sein d’un paradigme, il y a un horizon de questions et de réponses, un horizon de réponses possibles et anticipables93. Pour résumer, la question est un moment structurel et temporel du jugement — comme si la temporalité de l’intentionnalité était renversée, la fin de la question la précédant (nous parlions à ce titre d’ekstaticité de la temporalité questionnante).
56Une telle temporalité ne se clôt pas avec le jugement final. Comme la fin du §78 le souligne, la plupart des propositions ne sont que probables, tout en demeurant des réponses au sens strict du terme ; ce probabilisme intentionnel signifie que le remplissement est presque toujours partiel, et qu’une proposition peut toujours historiquement rebondir, pour ainsi dire, en une proposition modifiée. Jamais l’intentionnalité ne cesse de désirer. C’est en tout cas ce que révèle ici l’attitude transcendantale portant sur la question elle-même94 : la réponse se comporte comme une nouvelle question. La fin du §79 utilise à nouveau le mot « Streben » dans l’expression : « Nachprüfungsstreben », qu’on pourrait traduire par l’« aspiration à la vérification », voire le « désir » (comme le fait Denise Souche). Dès lors, la réponse devient elle-même le substrat d’un désir, d’une tendance, d’une aspiration à un nouveau questionnement où le jugement sera pour ainsi dire remis en jeu, requestionné à nouveaux frais. Au moment de la saisie de l’évidence catégoriale succède temporellement une incorporation en habitus d’une telle évidence qui devient alors à nouveau douteuse, questionnable : « Ainsi même la certitude intuitive transformée en une possession sous forme d’habitus conduit à une incertitude, à un doute, à une question renouvelés ». Et Husserl d’ajouter : « Alles wird wieder fraglich. » On aurait donc tort de faire de la réponse l’horizon indépassable de la phénoménologie de Husserl. L’acte intentionnel possède une structure de part en part questionnante, car toujours ouverte à la modification, à la transformation, au revirement, à la falsification. Et c’est au fond cette structure de rebonds, de rebonds questionnants pour ainsi dire, que découvre la réduction phénoménologique comme telle95. Certes, il paraît difficile de penser la falsifiabilité d’un jugement synthétique a priori matériel comme celui qui pose que toute couleur est jointe à une étendue ; mais pour bien des lois éidétiques elles bénéficieront du statut de validité « jusqu’à preuve du contraire », comme le souligne Rochus Sowa, qui ajoute : « La recherche infructueuse de contre-exemple vaut comme une validation de la loi eidétique en question, et cela bien qu’elle soit, en principe, toujours susceptible d’être validée par des contre-exemples et confirmée dans sa validité ». Comme il le rappelle, la loi d’essence husserlienne est tout autant falsifiable en droit qu’une loi empirique, mais elle le sera au moyen de « contre-exemples purement imaginaires et parafactuellement possibles », dans la « pure imagination »96 : la variation imaginative a donc pour vertu de mettre en question radicalement toute loi d’essence en droit, et donc de donner du poids au fait qu’elle sera valide « jusqu’à preuve du contraire ». La question vient se nicher jusque dans les jugements aussi apparemment définitifs que les lois d’essence, si l’on comprend bien qu’elle ne vient pas empêcher la stabilité de la connaissance, mais au contraire qu’elle assure la sûreté méthodique et épistémique de ce qu’on a atteint eidétiquement : il s’agira toujours de s’assurer de la validité des lois d’essence, afin de garantir à la fois la stabilité de l’édifice épistémique qui est le nôtre et la possibilité toujours maintenue de la remettre en cause. La phénoménologie transcendantale tend ainsi à la certitude par la possibilité jamais interrompue de remettre en cause ce qui semble le plus certain ; elle rejoint ainsi la conception foncièrement grecque de la connaissance comme désir. Cela permet enfin d’inscrire l’épistémologie husserlienne dans l’horizon d’une pensée des paradigmes scientifiques97.
Prolongements : vers une compréhension psychologique et contextuelle de l’intentionnalité
57Nous avons d’abord voulu montrer l’importance de la psychologie pour décrire l’acte de la question. Assurément, les Recherches logiques ne sont pas anti-psychologistes dans la mesure où elles reposent dans un premier temps sur une psychologie descriptive, et qu’elles s’efforcent d’identifier à partir des vécus et de leur teneur psychologique les signes, les traces pour ainsi dire, de ce qui pourra s’en extraire pour se confronter aux idéalités. Il faut aussi remarquer que Husserl identifie une certaine psychologie intentionnelle chez Bolzano, du moins dans les descriptions seulement esquissées qu’il fait du désir de signification que manifeste de façon réflexive, voire réfléchissante, la question. En effet, l’enjeu, pour Bolzano comme pour Husserl, n’est pas seulement d’identifier la dimension prédicative d’une question, si une telle dimension existe, mais de décrire par cet effort-même le vécu complet qui est expérimenté par le sujet lorsqu’il pose intérieurement une question, ou qu’il la profère. Ce vécu, de l’ordre d’une perception interne, est la façon dont le sujet perçoit sa propre sincérité quant à son désir de savoir la réponse à la question qu’il pose. Avant donc d’analyser le rapport de la question à la signification, Bolzano comme Husserl creusent la subjectivité questionnante, non sans crainte de la régression à l’infini, comme subjectivité éprouvant et donnant à comprendre son honnêteté concernant son désir. Une question s’ouvre à la signification à partir de l’assomption de son authenticité, c’est-à-dire de la motivation honnête de celui qui la pose : une question inauthentique, insincère, mensongère, dissimulerait un autre contenu et voudrait impacter l’interaction linguistique par une telle dissimulation. L’importance de l’analyse psychologique de la question tient donc dans la façon dont celle-ci a besoin d’une telle authenticité pour s’ouvrir, c’est-à-dire du même coup la façon dont elle co-signifie une telle authenticité. En ce sens, et c’est vrai d’une certaine façon aussi chez Husserl, la question exprime un désir : aussi chez Husserl, puisque la visée intentionnelle qui travaille déjà la question, même si elle n’est pas un acte objectivant par elle-même, s’exprime au sein d’une tension psychologique qui est l’expression du désir intentionnel de trouver refuge dans l’abri de l’objectivité, ne fût-elle qu’une promesse. Aussi peut-on dire que l’intentionnalité se soutient d’un désir ; elle se vit d’abord psychologiquement puis, strate après strate, éidétiquement pour ainsi dire, ne cessant pourtant jamais de désirer. C’est dire si la psychologie continue en un sens de jouer son rôle : car en rebondissant continûment, la question puise sans cesse dans le désir psychologique les forces d’un tel rebond, le désir d’un au-delà objectif que l’intentionnalité vise parce qu’elle s’est toujours déjà assurée que quelque chose peut se donner. La littérature a beaucoup insisté sur l’importance de la théorie bolzanienne de la proposition en soi pour la compréhension husserlienne de l’idéalité phénoménologique ; il faut aussi insister sur l’importance de Bolzano pour la façon dont la psychologie continue de jouer un rôle capital en régime phénoménologique.
58Nous avons également insisté sur l’importance du contexte. Une question se situe toujours dans un horizon contextuel spécifique qui pénètre son expression : une question n’ouvre pas à l’infini, mais ouvre à la finitude du sens, qui est soumis à la contrainte des normes. Aussi n’est-il pas si étonnant que Husserl se soit exprimé de façon si normative dans les §§78-79 d’Expérience et jugement, quitte à intégrer au programme phénoménologique la position rickertienne selon laquelle une question exprime la matière d’un acte qui nécessitera la prise de position du sujet à l’égard d’une valeur : si Husserl refuse bien entendu le dualisme sous-jacent à cette analyse, il en reprend la dimension pratique pour l’appliquer à la question comprise comme un acte pratique, une pré-décision du sujet en vue de la décision judicative. La différence avec Rickert tient de ce que tout ce mouvement pré-positionnel et positionnel appartient au domaine de l’intentionnalité de part en part, et qu’on ne peut en fait séparer qu’abstraitement la matière et la qualité de l’acte : l’intuition rayonne sur tout le processus, même lorsqu’elle n’a pas encore rencontré la visée, car la visée l’attend. La question est de ce point de vue déjà orientée par l’intuition à venir. Elle n’a rien de libre, elle est prisonnière de la signification dans son expression judicative. Loin d’être une faiblesse, une telle position marque la force explicative de la phénoménologie.
59Car elle ouvre assurément à une analyse à la fois intentionnelle et contextuelle, où il s’agit de voir les présupposés quasi infinis (l’horizon) qui déterminent et contraignent la question : orientée par un horizon de signification, lui-même déterminé par des contextes d’énonciation spécifiques à l’intérieur même de la relation intersubjective (à autrui ou/et aux autres), la question est toujours déjà comprise dans sa dimension judicative par l’interlocuteur : j’ai déjà anticipé, avant même la réponse, ce que la réponse sera probablement ; je sais déjà dans quel horizon de sens se situera la réponse et je l’anticipe. Davantage : avant même qu’autrui ne me pose une question j’ai anticipé la question qu’il va me poser, puisqu’une telle question est fortement indexée sur les possibilités contextuelles qui limitent fortement ce qui peut être dit. La force de l’interprétation phénoménologique, en tout cas chez Husserl, c’est d’affirmer que la question est enfermée dans la prison du sens — ce que l’on peut prolonger par une enquête normative sur les conditions d’énonciation, conditions sociales, politiques, épistémiques, etc., qui font de la question une question toujours à l’avance réglée.
60Heidegger (dans un cours de logique de 1926) a identifié et prolongé cette dimension de l’analyse husserlienne. C’est contextuellement qu’on peut attribuer une valeur de vérité à une question : « Si je dis : “peux-tu s’il te plaît me donner les ciseaux qui sont sur la table ?”, alors qu’en fait il n’y a pas de ciseaux sur la table, ce que je dis ne correspond pas avec l’étant (so stimmt doch, was ich sage, gar nicht überein mit dem Seienden) ; la phrase est objectivement fausse (die Rede ist objektiv falsch). (…) Mais est-ce que ma requête (Bitte) est fausse ? Evidemment pas ! Est-elle vraie ? Pas davantage98. » Enfermée dans l’intentionnalité foncièrement judicative chez Husserl, la question sera enfermée dans l’intentionnalité herméneutique chez Heidegger : demander si les ciseaux sont sur la table, c’est non pas juger sur un jugement, mais c’est se laisser prendre par un contexte qui parle à ma place : jamais je ne poserais cette question en jouant au tennis, ou en me baladant au parc. Chaque situation contient des potentialités judicatives spécifiques qui sont finies, et qui dépendent de préjugés, c’est-à-dire de jugements antérieurs que j’ai culturellement acquis. C’est pourquoi Être et temps pourra dire, au §34, que la question aussi a son « ce sur quoi » : « Même un commandement porte sur..., même un souhait a son ce-sur-quoi, même l’intercession n’en est pas dépourvue. (...) Ce dont il est parlé dans le parler est toujours “abordé” par lui d’un certain point de vue et dans certaines limites (das Beredete der Rede ist immer in bestimmter Hinsicht und in gewissen Grenzen “angeredet”). Dans tout parler, il y a un parlé comme tel, à savoir le dit comme tel de tout souhait, de toute question, de tout débat sur… (in jeder Rede liegt ein Geredetes als solches, das im jeweiligen Wünschen, Fragen, Sichaussprechen über…) » (trad. Martineau). C’est bien entendu ici toute la teneur herméneutique de la question qui est en jeu, puisqu’elle se situe dans l’horizon de l’en-tant-que, c’est-à-dire du renvoi herméneutique des outils les uns aux autres dont est tributaire le bavardage : je questionne sur quelque chose au sens où je vise quelque chose dans un contexte spécifique d’outils où une telle visée a du sens — les ciseaux sur la table en tant que je suis en train de repriser un vêtement. L’en-tant-que est ici pratique, et la question est un moment de ce système pratique de renvois qui la limite. Ma question, je la pratique comme je pratiquerais un outil : je l’insère spontanément au sein d’un contexte de signification par lequel elle pourra dire bien plus que ce que dit sa seule forme. D’ailleurs, Heidegger sera encore plus clair au §37 : « D’avance, chacun a toujours déjà pressenti et senti ce que d’autres ont aussi pressenti et flairé (jeder hat schon immer im voraus geahnt und gespürt, was andere auch ahnen und spüren) » (trad. Martineau). Le vocabulaire du flair, de la trace (Spur), est remarquable : l’être-au-monde quotidien est constamment sur une piste, il devine toujours, même quand il questionne. Le Dasein quotidien flaire le monde avec les autres, en flairant autrui par une « observation mutuelle tendue, équivoque, un secret espionnage réciproque (ein gespanntes, zweideutiges Aufeinander-aufpassen, ein heimliches Sich-gegenseitig-abhören) ». Voici la tension husserlienne herméneutisée : la question est espionnage parce qu’elle est flair, qu’elle a déjà suivi une piste dont elle est dépendante — elle est alors signification pleine et entière, jugement complet ; en questionnant je signifie pleinement : je dis mes doutes, mon désarroi, ma suspicion, etc., je dis tout ce que mon énoncé ne dit pas explicitement, mais que le contexte lui fait dire sans mystère. La question dit des sous-entendus, des jugements cachés. C’est en ce sens qu’elle est espionnage. Il faudrait alors prendre au mot la formule du §35 : le bavardage
retient, et même réprime et retarde de façon spécifique, sur la base de ce « soi-disant », tout questionnement nouveau (auf Grund dieser Vermeintlichkeit jedes neue Fragen (...) hintanhält und in eigentümlicher Weise niederhält und retardiert) » (trad. Martineau).
61Si nous ôtons la dimension péjorative d’un tel passage, il nous semble qu’on y trouve une piste profonde pour comprendre le phénomène de la question : la question, comprise dans son eidos, est un phénomène d’ouverture au sens qui implique la limitation radicale des possibilités phénoménales. La question, ouvrante, est fermeture judicative, pleine des préjugés et de la réponse qu’elle attend, elle s’inscrit dans des contextes qui questionnent et répondent pour elle. Une telle compréhension herméneutique de la question, qui prolonge la compréhension intentionnelle de Husserl, peut alors donner lieu aux investigations d’une phénoménologie sociologique, sensible aux contextes et aux normes qui s’y exercent.
Bibliographie
Barbaras Renaud, Introduction à la philosophie de Husserl, Paris, Vrin, 2015.
Barbaras Renaud, Le désir et la distance. Introduction à une phénoménologie de la perception, Paris, Vrin, 1999
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Notes
1 Luciana Romeri, « La cité idéale de Platon : de l’imaginaire à l’irréalisable », Kentron, 24 | 2008, p. 23-34.
2 Bernard Bolzano, Dr. Bernard Bolzanos Wissenschaftslehre. Versuch einer ausführlichen und grösstentheils neuen Darstellung der Logik mit steter Rücksicht auf deren bisherige Bearbeiter, herausgegeben von mehren seiner Freunde, mit einer Vorrede des Dr. J. Ch. A. Heinroth, 4 volumes, Sulzbach, Seidelsche Buchhandlung, 1837 ; vol. I, §22, p. 87-88.
3 Pour le contexte et les enjeux historiques de la position de Bolzano, on peut renvoyer à l’article très complet et renseigné de Martin Kusch, « Theories of questions in german-speaking philosophy around the turn of the century », Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, n° 51, 1997, p. 41-60.
4 Bernard Bolzano, op. cit., p. 87-88.
5 Ibid., p. 88.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ak. IX, p. 109.
9 Ak. IX, p. 109.
10 Bernard Bolzano, op. cit., p. 90.
11 Bernard Bolzano, Dr. Bernard Bolzanos Wissenschaftslehre. Versuch einer ausführlichen und grösstentheils neuen Darstellung der Logik mit steter Rücksicht auf deren bisherige Bearbeiter, herausgegeben von mehren seiner Freunde, mit einer Vorrede des Dr. J. Ch. A. Heinroth, 4 volumes, Sulzbach, Seidelsche Buchhandlung, 1837 ; vol. II, § 143, p. 68.
12 Bernard Bolzano, Theory of Science, vol. 2, trad. Paul Rusnock and Rolf George, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 47 (traduction par ailleurs bien souvent imprécise).
13 Voir sur ce point l’article important de Jocelyn Benoist, « Husserl entre Brentano et Bolzano : jugement et proposition », Manuscrito, n° 23, vol. 2, p. 11-39.
14 Bolzano, op. cit., vol. II, p. 71. Sur le statut des propositions en soi et l’articulation qu’elles impliquent entre subjectif et objectif, voir la somme séminale de Jan Sebestik, Logique et mathématique chez Bernard Bolzano, Paris, Vrin, 1992, p. 116 sq.
15 Sur l’importance de la notion de propriété chez Bolzano, voir Paola Cantù, « Bolzano et les propositions en soi : une théorie objective des vérités », in J. Benoist (éd.), Propositions et états de choses, Paris, Vrin, p. 51-66.
16 Bolzano, op. cit., vol. II, p. 72.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Sur l’importance du signe dans ces analyses, voir Guillaume Fréchette, art. cit.
20 Résumé par Dominique Pradelle, Être et genèse des idéalités. Un ciel sans éternité, Paris, PUF, 2023.
21 Bolzano, op. cit., vol. I, p. 78 (§19).
22 Bolzano, op. cit., vol. II, p. 72 (§145).
23 Ibid., p. 76.
24 Tout cela ibid., p. 72-73.
25 Jocelyn Benoist, art. cit., p. 31.
26 Bolzano, op. cit., Vol. I, p. 154 (§34).
27 Jan Sebestik, op. cit., p. 144.
28 Ibid., p. 133.
29 Ibid., p. 150.
30 Ibid., p. 152.
31 Ibid., p. 160.
32 Hua. XIX/2, p. 737 ; trad. H.Elie, A. L. Kelkel & R. Schérer, tome 3, Paris, PUF, 2012, p. 250 (§68).
33 Ibid.
34 Ibid., p. 737 ; trad. cit., p. 251.
35 Ibid.
36 Ibid., p. 738 ; trad. cit., p. 251.
37 Ibid., p. 738 ; trad. cit., p. 252 : “der Redende will gar nicht die Gedanken ausdrücken, die ihn aktuell erfüllen, sondern gewisse andere, mit diesen streitende und von ihm nur vorgestellte Gedanken; und zwar will er sie in der Weise ausdrücken, als ob sie ihn erfüllten.”
38 Ibid.
39 Ibid., p. 739 ; trad. cit., p. 253.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 740.
42 Ibid., p. 740 ; trad. cit., p. 254.
43 Ibid., p. 741 ; trad. cit., p. 255.
44 Ibid., p. 741 ; trad. cit., p. 255.
45 Ibid., p. 741 ; trad. cit., p. 255.
46 Ibid., p. 741 ; trad. cit., p. 256.
47 Ibid., p. 742 ; trad. cit., p. 257.
48 Voir sur ce point le commentaire précieux de Wolfgang Künne, « Bolzano et (le jeune) Husserl sur l’intentionnalité », Philosophiques, vol. 36, n° 2, 2009, p. 307-354.
49 Hua XIX/2, p. 742 ; trad. cit., p. 257.
50 Ibid., p. 743 ; trad. cit., p. 258.
51 Sur l’importance de la « perception interne » brentanienne chez Husserl, voir Denis Seron, « La critique de la perception interne de Brentano à Heidegger », Études phénoménologiques, n° 37-38, 2003, p. 111-142.
52 Hua XIX/2, p. 743 ; trad. cit., p. 258.
53 Ibid., p. 743-744 ; trad. cit., p. 259.
54 Ibid., p. 744 ; trad. cit., p. 259.
55 Ibid., p. 748 ; trad. cit., p. 265.
56 Ibid. : “In diesen objektivierenden Akten liegen nun die wahren Bedeutungen der strittigen Ausdrücke. Nicht handelt es sich bei ihnen um bedeutungverleihende Akte von fundam ental neuen Gattungen; vielmehr um zufällige Besonderungen der einen und einzigen Gattung Bedeutungsintention.”
57 Ibid., p. 749 ; trad. cit., p. 265.
58 Jocelyn Benoist, art. cit., p. 31-32.
59 Voir sur ce point les analyses séminales de Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal, Paris, Vrin, 2009, ainsi que d’Arnaud Dewalque dans sa très importante introduction à Heinrich Rickert, Les Deux Voies de la théorie de la connaissance, trad. A. Dewalque, Paris, Vrin, 2007 (qui ont été décisives pour nos propres analyses de ce problème dans Phénoménologie transcendantale, Dordrecht, Springer, 2021).
60 Hua. XIX/1, p. 426 (§20) ; trad. H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, 2013, p. 218.
61 Ibid.
62 Ibid.
63 Ibid., p. 427 ; trad. cit., p. 218.
64 Ibid.
65 Ibid., p. 427 ; trad. cit., p. 219.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 430 ; trad. cit., p. 221.
68 Ibid.
69 Ibid., p. 462 ; trad. cit., p. 253.
70 Ibid.
71 Ibid., p. 464-465 ; trad. cit., p. 256.
72 Ibid., p. 465 ; trad. cit., p. 257.
73 Ibid.
74 Sur la question du remplissement stratifié, voir les remarques de Maria Gyemant, « Wortlaut et remplissement », dans Perrine Marthelot, S’orienter dans le langage : l’indexicalité, Paris, Editions de La Sorbonne, 2011 : « Le vrai remplissement implique une certaine progression du vide vers le plein dont la limite idéale est le remplissement parfaitement adéquat dans lequel la chose est donnée dans l’intuition sous tous ses aspects et fonde une connaissance parfaite. Mais entre le vide de la pure signification et la plénitude idéale qui présentifie tous les aspects de l’objet visé, il y a une infinité de degrés de plénitude qui correspondent aux degrés de la connaissance de l’objet. »
75 Hua. XIX/1, p. 465.
76 On se reportera ici aux remarques de Jocelyn Benoist, « La théorie phénoménologique de la négation, entre acte et sens », Revue de métaphysique et de morale, vol. 30, n° 2, 2001, p. 26 : « Cette notion de “déception”, employée souvent par Husserl en contexte perceptif, a ici une importance capitale. Elle signifie que la négation (tout comme l’assentiment) intervient sur fond d’attente, de question, ou tout au moins de quelque chose comme une attente ou une question. Il n’y a pas, contrairement à ce que croyait Brentano, de position ou de rejet “purs”, mais uniquement propositionnellement formés, par rapport à un contenu qui est “proposé” à l’examen, et en quelque sorte candidat à la confirmation, donné à la conscience dans ce que Husserl appelle un “vécu de transition”. Une telle position, si elle maintient bien à un certain niveau, superficiel, la symétrie de l’affirmation et de la négation, ou tout au moins de l’assentiment et du rejet, subordonne en fait la négation à un préalable : celui de ce qui est “proposé” comme vérité, et qui constitue ne serait-ce que le sens de la question correspondante (selon une idée proche de celle de Frege dans La Pensée). La négation est alors toujours perçue comme un échec, le non-remplissement d’une attente, ou plus exactement son remplissement négatif, mais dont il faut souligner qu’en tant que négatif, il n’a rien d’autonome. »
77 Hua. XIX/1, p. 465.
78 Sur la genèse du concept de remplissement dans la pensée de Husserl, depuis la psychologie de la satisfaction jusqu’au concept proprement phénoménologique qu’on étudie ici, voir Pierre-Jean Renaudie, « De la psychologie à la logique du remplissement », Recherches philosophiques, n° 3, 2016, p. 29-54 — même si nous aurions tendance à modérer ce qu’il dit de la version phénoménologique du remplissement : « C’est cette “unité” dans la conscience de l’intention et de son remplissement qui permet à Husserl d’abandonner le modèle initial du remplissement comme satisfaction d’un intérêt, lequel ne pouvait avoir de sens qu’en posant a priori l’extériorité du visé et du donné, de l’intention et de son remplissement. » Il nous semble qu’il y a encore une dimension psychologisante dans les analyses de cette Ve recherche : l’intentionnalité se déploie d’une tension, d’un désir.
79 Hua XIX/1, p. 466 ; trad. cit., p. 258.
80 Ibid., p. 467 ; trad. cit., p. 259.
81 Ibid., p. 468 ; trad. cit., p. 260.
82 Ibid.
83 Sur l’objet idéal qui norme l’intentionnalité, voir les analyses de Jocelyn Benoist, Autour de Husserl. L’ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, p. 312 : « Peut-être la pensée de Husserl relève-t-elle d’une métaphysique de la “présence”, si par là il faut entendre que la “présence en personne” y joue le rôle de garant ultime et absolu, sur lequel est pour ainsi dire gagée l’intentionnalité, dans son pouvoir constitutif de renvoyer à un objet, mais la puissance d’idéalisation de cette présence (et donc sa capacité de faire “norme” par rapport à l’intentionnalité) ne s’entend que sur fond d’absence... »
84 Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik, Hrsg. Ludwig Landgrebe, Hamburg, Classsen Verlag Hamburg, 1964, p. 372 (trad. D. Souche).
85 Sur ce type de possibilité dans Expérience et jugement, voir Antonio Aguirre, « Possibilité modale et possibilité pratique », dans Robert Brisard & Raphaël Célis, L’Evidence du monde. Méthode et empirie de la phénoménologie, Bruxelles, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 1994, p. 208-231.
86 Ibid. “Der Zweifel im passiven Sinne motiviert zunächst ein aktives Zweifeln, ein das Ich in Aktspaltung versetzendes Verhalten. Diese Spaltung führt auf Grund des wesensmäßigen Strebens des Ich nach Einstimmigkeit seiner Stellungnahmen unmittelbar ein Unbehagen mit sich und einen ursprünglichen Trieb darüber hinauszukommen in den Normalzustand der Einigkeit. Es erwächst ein Streben nach einer festen, d. i. letztlich einer ungehemmten, reinen Entscheidung.”
87 Cf. Renaud Barbaras, Le désir et la distance. Introduction à une phénoménologie de la perception, Paris, Vrin, 1999 ; Introduction à la philosophie de Husserl, Paris, Vrin, 2015. On trouve la source levinassienne d’une telle interprétation désirante de l’intentionnalité dans Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 161-162 : « Autant dire que le mode d’exister que nous cherchons, codéterminant du monde, doit être défini comme désir. En effet, l’excès renaissant de l’impulsion du mouvement effectif renvoie à un manque non positif, identité toujours ouverte ou différence toujours refermée de la vie et de ses œuvres, que le désir qualifie spécifiquement. Or, d’une certaine manière, cette perspective est déjà présente chez Husserl. Nous l’avons rappelé, la perception est toujours abordée comme ce qui vient combler une visée à vide et nous avons précisé, avec Patocka, que la dialectique du vide et de la satisfaction était conçue par Husserl comme dialectique de la défection et de la présence positive. Mais, note Levinas, “Husserl lui-même introduit insensiblement dans sa description de l’intention un élément qui tranche sur la pure thématisation : l’intuition comble (c’est-à-dire contente ou satisfait) ou déçoit une visée visant à vise son objet. Du vide que comporte un symbole par rapport à l’image qui illustre le symbolisé, on passe au vide de la faim. Il y a là un désir en-dehors de la simple conscience de… Intention encore, certes, mais dans un sens radicalement différent de la visée théorique, quelle que soit la pratique propre que la théorie comporte. Intention comme Désir, de sorte que l’intention, placée entre déception et Erfüllung, réduit déjà l’acte objectivant à la spécification de la Tendance, plutôt qu’elle ne fait de la faim un cas particulier de la conscience de…” [Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1978, p. 83]. Bref, penser la perception comme satisfaction d’une visée à vide, c’est finalement la penser comme désir et lui conférer ainsi une teneur de sens qui échappe à la thématisation qui en est faite. En effet, par désir, il ne faut pas entendre le comblement positif d’un manque, le remplissement d’une absence par ce dont elle est l’absence. Le propre du désir est qu’il se trouve intensifié dans la mesure même où il est satisfait, que le désiré ne le comble pas mais le creuse, pour reprendre une formule de Levinas : l’apparition de ce qui le satisfait est donc en même temps négation de ce qui y était véritablement visé, c’est-à-dire déception. »
88 Erfahrung und Urteil, op. cit., p. 372 (trad. D. Souche).
89 Zwei Wege der Erkenntnistheorie. Transscendentalpsychologie und Transscendentallogik, Kaemmerer, Halle an der Saale, 1909 ; trad. A. Dewalque, Paris, Vrin, 2006, p. 122. Comme Arnaud Dewalque l’a montré dans son étude qui introduit sa traduction, un tel passage répond à la Ve Recherche de Husserl qu’on a interprétée au-dessus.
90 Erfahrung und Urteil, op. cit., p. 373 (trad. D. Souche) : “Und das darum, weil das urteilende, auch das vernünftig urteilende Leben ein Medium ist für ein eigentümliches Wünschen, Streben, Wollen, Handeln, dessen Ziel eben Urteile, und Urteile besonderer Form sind. Alle Vernunft ist zugleich praktische Vernunft, und so auch die logische Vernunft. Selbstverständlich ist dabei zu unterscheiden das Werten, Wünschen, Wollen, Handeln, das durch das Urteilen auf Urteile und Wahrheiten geht, von dem Urteilen selbst, das nicht selbst ein Werten, Wünschen, Wollen ist. Das Fragen ist danach ein praktisches, auf Urteile bezügliches Verhalten. Fragend vermisse ich eine Entscheidung, sofern ich mich in einer unliebsamen Hemmung befinde, die mich vielleicht auch in den sonstigen Entscheidungen meines praktischen Lebens hemmt. Danach wünsche ich Entscheidung.”
91 Ibid., p. 374 (trad. D. Souche) : “der eigene Sinn des Fragens enthüllt sich durch die Antworten, bezw. in der Antwort. Denn mit ihr tritt entspannende Erfüllung des Strebens, tritt Befriedigung ein.”
92 Ibid., p. 375 (trad. D. Souche) : “da das fragende Streben sich in entsprechenden Urteilen erfüllt, beantwortet, ist es selbstverständlich, daß die Erfahrung der dem Sinngehalt der Fragen parallel sich anpassenden Urteilsformen dahin führt, daß der Fragende diese möglichen Antwortformen schon bewußtseinsmäßig antizipiert, und daß sie schon im Ausdruck der Fragen selbst als Frageinhalte auftreten. Jeder mögliche Urteilsinhalt ist denkbar als Inhalt einer Frage.”
93 Sur la façon dont on peut penser chez Husserl de développement de l’histoire des sciences, par exemple au moyen de la falsification, voir l’article essentiel de Rochus Sowa, « Essences et lois d’essence dans l’eidétique descriptive de Edmund Husserl », Methodos [En ligne], 9 | 2009 : « Les sphères de l’expérience scientifique et préscientifique ajoutent ainsi au royaume infiniment ouvert du purement concevable un nouveau réservoir de falsificateurs potentiels par lesquels tester les prétentions des lois eidétiques descriptives. La pureté toute particulière des lois eidétiques descriptives ne les immunise donc pas de toute critique venant de l’expérience. Au contraire, ces lois ne sont certainement pas à entendre comme des lois empiriques, et pourtant, en tant que lois eidétiques descriptives, elles sont soumises d’une manière indirecte au contrôle critique des données de l’expérience, qu’il s’agisse de celle de la perception dite externe ou de celle dite interne. »
94 Sur l’attitude transcendantale comme mode fondamental du questionner dans la phénoménologie transcendantale de Husserl, voir Witold Plotka, « Husserlian Phenomenology of Questioning. An Essay on the Transcendental Theory of the Question », Studia Phaenomenologica, vol. 12, 2012, p. 311-329. Nous n’analysons pas ici le statut de la question pour la connaissance transcendantale elle-même : nous en restons au fonctionnement disons intentionnel normal du questionnement, ce qui n’exclut naturellement pas qu’il faille opérer une réduction phénoménologique pour y parvenir : la question transcendantale et l’analyse, depuis la réduction, du fonctionnement intentionnel de la question, sont deux problèmes différents.
95 Witold Plotka, dans « Husserlian Phenomenology as Questioning : An Essay on the Transcendental Theory of the Question », art. cit., a repéré plusieurs occurrences d’une telle expression (Alles wird wieder fraglich) pour inscrire la réduction phénoménologique dans une telle structure originairement questionnante, où c’est le pôle des vécus qui devient, à même la description des diverses modalités de ces vécus, la question insistante et essentiellement problématique de l’œuvre phénoménologique.
96 Rochus Sowa, art. cit.
97 Sur une telle possibilité chez Husserl, voir Dominique Pradelle, Être et genèse des idéalités. Un ciel sans éternité, Paris, PUF, 2023.
98 GA 21, p. 110 (nous traduisons).