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En deçà de l’appartenance. Reposer la question du corps
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Résumé
La question, en phénoménologie, a-t-elle le pouvoir de faire apparaître ce qu’elle questionne, ou ne risque-t-elle pas au contraire de dissoudre son objet dans le cadre ontologique in-interrogé dont elle hérite ? Renaud Barbaras, dans L’appartenance, met en question la question phénoménologique du corps : le corps est moins en question pour la phénoménologie, qu’il n’est une réponse à une question implicite, héritant d’un cadre ontologique dualiste qui le nie. D’où la nécessité de reposer la question du corps de manière inédite. Selon l’inversion proposée, il faut cesser de penser le corps comme réponse à la question implicite de l’appartenance, pour penser l’appartenance comme réponse à la question du corps — une réponse qui annule les termes mêmes de la question. Or, cette disparition du corps dans l’appartenance n’est-elle pas elle-même commandée par un cadre ontologique in-interrogé ? Et comment reposer, dès lors, la question du corps ? Dans les deux cas, seul un questionnement critique, questionnant la question même, peut se faire le moteur de nouvelles descriptions phénoménologiques.
Table des matières
Introduction
1La question en phénoménologie a-t-elle le pouvoir de faire apparaître ce qu’elle questionne, ou ne risque-t-elle pas au contraire de le faire disparaître ? De dissoudre son objet dans le cadre conceptuel et ontologique dont elle hérite ? Ce serait une manière de formuler la question de la question du corps en phénoménologie. Le corps apparaît-il dans la tradition phénoménologique qui le prend pour thème ? Ou n’est-il pas dissout par sa question même ? Renaud Barbaras, dans les premières pages de L’appartenance, affirme que le concept de corps est moins en question dans la tradition phénoménologique, qu’il n’est une réponse à une question implicite.
Il est donc légitime de se demander si, sous l’apparence de la neutralité et de la nécessité, la détermination de cette expérience comme expérience du corps, n’exprimerait pas un choix et, par conséquent, une constellation théorique sous-jacents, aussi puissants qu’inaperçus, de telle sorte que parler de corps reviendrait à avoir décidé par avance du sens de cette expérience, avoir répondu à une question avant même de l’avoir posé1.
2Le concept de corps constituerait moins une question, ouvrant un champ descriptif vierge dont resterait à établir les propriétés, qu’une réponse d’ores et déjà balisée par les coordonnées ontologiques de la question implicite à laquelle il se trouve être la solution.
Il n’y a donc pas de question ou de problème du corps — ce qui explique les difficultés auxquelles nous sommes confrontés dès que nous tentons de la traiter — car le corps n’est pas une question mais déjà une réponse qui apporte avec elle les coordonnés d’une certaine ontologie, réponse à une question qui n’a jamais été posée et qui en occulte inévitablement la problématicité2.
3La constellation théorique sous-jacente au concept de corps est « commandée par un contexte ontologique déterminé ». Ce contexte, que Barbaras explique depuis Jonas, est celui d’une « ontologie universelle de la mort » qui, tout en réduisant l’être de la matière à l’inertie, en extrait l’être spirituel de l’âme humaine ou du sujet. Le sens de l’expérience corporelle serait alors celui d’une conscience ou d’une âme immatérielle qui, « lestée d’un corps », se trouverait appartenir à l’extériorité. À la question implicite de savoir « pourquoi j’appartiens au monde ? », il serait alors possible de répondre : « parce que j’ai un corps ». Et le corps serait la réponse à la question jamais posée de l’appartenance, « l’opérateur » de la venue au monde de la conscience. En un mot, le corps serait moins en question ici, qu’une réponse à une question qui le nie.
4D’où l’inversion proposée par Barbaras, consistant à cesser de penser le corps comme une réponse à la question non posée de l’appartenance, pour commencer à penser l’appartenance comme réponse à la question du corps3. « Ce n’est donc pas parce que j’ai un corps que j’appartiens au monde ; c’est au contraire dans la mesure où j’appartiens au monde que j’ai un corps »4. L’importance d’une telle inversion consiste, comme nous tâcherons d’abord de le montrer, à poser de manière inédite la question du corps.
5Seulement, le corps ne s’efface-t-il pas aussitôt dans sa réponse ? À peine posée, cette question est aussitôt écartée, puisqu’il s’agit justement de substituer au concept de corps, celui d’appartenance. Le corps, dès lors, est moins nié par la question implicite à laquelle il répond, que dissout par la réponse qui lui est apportée et qui, de nouveau, hérite de coordonnées ontologiques in-interrogées. Le bouleversement ontologique ici proposé, consistant à penser l’expérience fondamentale en termes d’appartenance, elle-même comprise comme l’envers d’une surpuissance, serait le plein accomplissement d’une autre ontologie, gouvernant tout autant nos conceptions du corps et finissant systématiquement par le dissoudre comme tel. Est-il donc possible de reposer la question du corps, en deçà tant de la mort que de l’appartenance, de sorte à en faire apparaître la corporéité ?
1. Le corps : une critique de l’ontologie de la mort
6Barbaras, dans le premier chapitre de L’appartenance, critique le cadre ontologique qui sous-tend notre concept de corps. La manière même dont nous pensons ce « fait fondamental » de l’expérience en termes de corps constitue une réponse à une question non explicitement posée, issue d’un cadre ontologique déterminé. Ce cadre ontologique décidant de la question implicite à laquelle le corps répond, Barbaras le décrit avec Jonas comme « ontologie universelle de la mort », « dont le cartésianisme est la version métaphysique accomplie »5.
7Cette ontologie consiste dans le renversement moderne de l’ontologie de la vie, cessant de penser l’être comme vie et la mort comme exception, pour commencer à penser la mort comme « mode d’être naturel qui correspond au sens d’être de tout étant et vis-à-vis duquel c’est désormais la vie qui va apparaître à son tour comme une exception »6. Pareille négation de la vie par l’ontologie s’explique alors par un double mouvement, convergent vers une même conception du monde : d’un côté la réduction de l’être matériel ou physique à l’étendue régie par le principe d’inertie ; de l’autre, la réduction de la vie à sa dimension spirituelle ou son extraction du monde matériel. Si bien qu’au monde la « vraie vie est absence »7 ou que « le monde est une tombe »8. C’est sur fond de cette ontologie de la mort que surgit la question implicite de l’appartenance de l’âme à l’extériorité, à laquelle le corps constitue une réponse.
8Le concept de corps hérite alors du dualisme même de la question à laquelle il répond :
Céder à la pseudo-évidence selon laquelle c’est en tant qu’un étant a un corps qu’il appartient au monde, c’est en réalité drainer un ensemble de présupposés, caractéristiques d’une certaine ontologie. C’est en effet supposer que cet étant est par lui-même ou par essence étranger au monde et que l’appartenance est synonyme d’une inclusion objective, renvoyant elle-même à une détermination du corps comme fragment d’étendue et du monde comme extension objective.9
9La phénoménologie du corps hérite de l’ontologie de la mort, qui persiste jusque dans la tentative merleau-pontienne de son dépassement. Le corps, dans la Phénoménologie de la perception, intervient dans une perspective « qui est encore dominée par les catégories classiques et, en particulier, par la dualité de la conscience et de l’objet, de l’esprit de la matière, de la raison et de la nature »10. Du fait de cette perspective, le corps ne peut s’arracher à la substantialité qu’à la condition d’être rabattu sur la conscience et aussitôt désincarné :
Autrement dit, dès lors que le corps est arraché au règne de l’extériorité substantielle, qui est celui de la nature pour le Merleau-Ponty de cette période, il ne peut être qu’annexé à la conscience, au titre de sa dimension d’échappement ou d’opacité constitutive. Il n’est pas tant séparé de la conscience qu’inscrit dans une conscience qui existe sur le mode de la séparation. On a donc le sentiment que le prix à payer de l’abandon de la substantialité du corps, qui, en effet, n’est pas corps comme le sont les autres étants matériels, est la perte de la corporéité. Comme le dit très bien Franck Tinland, « cette incarnation du cogito pour si [sic] intéressante qu’elle soit, va de pair avec une sorte de désincarnation du corps »11.
10Arraché à la matière, le corps verse du côté de la conscience. Si le monde est une tombe, c’est une tombe hantée par un corps de spectre (Gespensterleib) — pour reprendre le concept formé par Husserl dans les Ideen II afin de désigner le corps réduit à ses seules propriétés spirituelles, en l’absence de toutes « propriétés matérielles »12. Le dualisme de l’esprit et du corps subsiste donc au sein même du corps, opposant à sa dimension matérielle, celle spirituelle ou vécue.
11Si ce constat critique s’applique à toute une lignée de phénoménologies du corps13, le mérite de Merleau-Ponty, dit Barbaras, est d’avoir su prendre « la mesure de la difficulté ». Difficulté à laquelle répond le concept de chair, comme chair du monde, dont mon corps serait l’« échantillon » ou le « témoin ». « Mais, comme l’ajoute Barbaras, le problème est alors déplacé plutôt que vraiment résolu car il s’agit désormais de savoir quel est le statut exact de cette chair du monde, dont ma chair n’est plus qu’une modalité »14. La dualité se retrouve alors à même le concept de « chair » — entre ma chair et celle du monde. Et Merleau-Ponty ne se donne pas encore les moyens ontologiques de la dépasser en pensant « ce sens d’être commun qui, par-delà la différence entre le mode d’être de ma chair et celui du monde, justifie l’usage du terme de chair pour le monde »15. Comme Barbaras le conclut alors :
On a donc sans doute rapproché les deux modes d’être en mettant en avant un sentant qui fait partie du monde et un monde qui se prête au sentir, qui porte en lui la virtualité du perçu, mais on n’en a pas surmonté la dualité.
12Les concepts de corps et de chair se révèlent donc inaptes à surmonter le dualisme ontologique qu’ils sont appelés à solutionner.
2. L’appartenance : une critique de l’ontologie de la puissance
13Le corps de la phénoménologie, en sa dimension spectrale ou désincarnée, en sa scission ontologique radicale avec toute causalité mondaine, hérite directement de cette « ontologie de la mort », ayant reconduit le monde à une tombe et en ayant extrait le sujet. D’où la désincarnation phénoménologique du corps qui frappe jusqu’à la chair merleau-pontienne. Les premières pages de L’appartenance nous permettent alors de reposer la question du corps, la sevrant du cadre ontologique morbide auquel elle était attachée. Mais à peine posée, cette question est aussitôt écartée :
Ainsi les difficultés insurmontables auxquelles s’expose une phénoménologie du corps tiennent à ceci que, sous l’apparence de l’évidence, la caractérisation comme corps de ce fait fondamental dont nous sommes partis, relève en effet d’une décision théorique, elle-même commandée par un contexte ontologique déterminé. En effet il ne va pas du tout de soi que la situation dont il s’agit puisse être ressaisie adéquatement à travers le concept de corps16.
14Il faut cesser de penser le corps comme réponse à la question de l’appartenance, pour commencer à penser l’appartenance comme réponse à la question du corps — une réponse qui annule les termes mêmes de la question : « Nous nous proposons au contraire de ressaisir l’appartenance comme un phénomène originaire et, en vérité, comme le phénomène originaire, ce qui va entrainer de profonds bouleversements ontologiques »17. Mais cette dissolution du corps dans l’appartenance n’est-elle pas elle-même commandée par un cadre ontologique in-interrogé ? Ce « bouleversement ontologique » n’est-il pas plutôt le plein accomplissement d’une autre ontologie, gouvernant tout autant notre conception du corps et finissant systématiquement par en dissoudre la corporéité ?
15Dans le dualisme cartésien, l’ontologie de la mort s’oppose à un autre régime ontologique : celui de l’âme se possédant elle-même et possédant son corps, exerçant sa puissance sur le reste de la substance corporelle. Comme le dit Barbaras, s’instaure alors une distinction entre « le régime de l’hétéronomie » — « celui des étants qui sont hors d’eux-mêmes »18 — et le « régime de l’autonomie » — « celui des étants qui n’appartiennent qu’à eux-mêmes »19. Or, cette distinction n’oppose pas seulement l’âme et le corps, ou l’âme et l’esprit, mais bien deux conceptions du « corps ». Dans une lettre à Mesland, datant du 9 février 1645, Descartes affirme l’équivocité du corps : « je trouve que ce mot de corps est fort équivoque », qu’il soit envisagé comme « partie de la matière » ou comme « corps d’un homme » — comme mode de l’étendue ou comme « toute la matière qui est ensemble unie avec l’âme de cet homme »20. Et l’équivocité du corps, depuis laquelle le dualisme cartésien peut être repensé, distingue dès lors le corps inanimé du corps animé, uni à l’âme humaine, se donnant comme « sien » et obéissant à sa volonté21. D’où la possibilité de reformuler le dualisme cartésien comme opposant deux types de corps : le corps qui n’appartient pas et le corps qui appartient ; et deux types d’étendues : l’« étendue de substance » et l’« étendue de puissance »22.
16Le corps-inerte se distingue donc du corps autonome et puissant — et l’ontologie de la mort s’oppose à une ontologie de la puissance. Or, loin de mettre cette dernière en question, la cosmologie phénoménologique semble simplement en déplacer l’instance : de l’âme au monde, l’étendant par là-même au mode d’être de tout étant. L’appartenance, d’abord comprise en un sens statique, comme appartenance à un même sol ontologique — « dont l’étant se nourrit et d’où il provient en son étantité »23 — est ensuite comprise en un sens dynamique, comme participation des étants à la puissance qui les produit. C’est alors que le sol se fait source, « surpuissance originaire », « puissance ontogénétique », et que l’appartenance se révèle avoir la puissance pour envers dynamique24.
17L’instance de la puissance se trouve donc bien déplacée : de l’âme (à laquelle le corps appartenait dans le cadre ontologique dépassé) au sol (auquel il appartient dans le cadre du bouleversement ontologique ici proposé). Mais ce déplacement ne change rien à la conception du corps qui en résulte et qui ne peut être à son tour que puissant, héritant de nouveau de la puissance à laquelle il appartient. Comme l’écrit Barbaras : « la puissance n’a jamais été séparée de ses œuvres puisqu’elle se préserve au contraire en elles. Il y a une retenue de l’étant dans la puissance qui est tout autant retenue de la puissance dans l’étant »25. D’où la dimension phénoménale de l’appartenance comme « être au monde », signifiant « occuper activement, habiter, ou encore investir »26. Retenant la puissance qui le pose, l’étant qui appartient est bien un pouvoir ou un « je peux », dont le degré de puissance est proportionnel au degré d’appartenance, le distinguant ainsi des autres étants — non plus par nature, l’opposant à des corps inertes, mais par degrés, le distinguant de corps plus ou moins puissants. Et ajoutons que le corps humain reste bien, semble-t-il, le plus puissant — non plus du fait de son plus grand détachement vis-à-vis du monde, mais du fait inverse de son plus profond attachement.
18Ce bouleversement ontologique déplace également la dimension de possession du corps, sans la mettre en question. L’expérience fondamentale dont part L’appartenance, est d’emblée supposée comme « relation de possession »27. Et la propriété est d’emblée supposée comme trait d’essence de cette expérience. Mais elle est déplacée : du corps possédé par un sujet, au corps possédé par le monde et le possédant en retour. La possession n’est pas mise en question par l’appartenance, mais elle est déplacée du sujet au monde, trouvant ainsi un fondement ontologique plus profond.
19L’appartenance peut certes être comprise comme une forme de dépossession. Dès lors que le corps se trouve d’abord et fondamentalement appartenir au monde, la conscience est dépossédée de soi. Ce n’est plus un sujet spirituel qui se met à posséder un corps, c’est depuis l’appartenance que procède le sujet28. Seulement, cette dépossession est signe d’une plus profonde possession. Le degré d’appartenance au monde ou de dépossession de soi (de non-appartenance à elle-même de la conscience), est exactement proportionnel à la possession du monde qu’elle permet : « plus un étant est du monde plus il le fait paraître, plus un étant appartient au monde, plus celui-ci lui appartient, plus il est dépossédé par le monde, plus il le possède »29. Ou encore : « c’est parce que nous sommes plus profondément au monde que tout étant que nous sommes capables de le parcourir et de le posséder mieux que ne le fait aucun étant »30. L’inscription du corps « minime » dans le corps « immense » interdit moins dès lors la dimension de « possession » du premier, qu’elle ne la déplace simplement au niveau du second31. Possédé par le monde, je me possède moi-même et me reprends activement. Le corps ainsi repensé depuis l’appartenance reste bien, fût-ce en un sens cosmologique nouveau, un « corps propre ».
20Le cadre ontologique cartésien dès lors n’est pas complètement dépassé. L’ontologie de la puissance qui fait pendant à l’ontologie de la mort, et qui a déjà l’appartenance pour levier, y est simplement déplacée : de l’âme au monde lui-même. S’il n’est plus question de corps c’est à juste titre en un sens — l’effacement du concept de « corps » étant symptomatique de l’effacement du corps lui-même, et avec lui de sa dimension finie32. Ce remaniement ontologique substituant au corps l’appartenance achève donc d’en effacer la corporéité. Basculant tout entier du côté dynamique du pouvoir, libérés de la lourdeur de notre masse organique, résistante et finie, nous ne sommes plus mêmes des corps, mais des éclats de puissance.
3. Reposer la question du corps : en deçà de l’appartenance
21Si l’ontologie de la mort fait du corps la réponse à une question qui le nie, la cosmologie phénoménologique nie le corps dans la réponse qu’elle lui apporte. Dans l’ontologie de la mort, le corps s’efface dans son appartenance à la conscience — il n’est plus du monde, ce dernier étant relégué à l’étendue de substance. Dans la cosmologie phénoménologique, le corps s’efface dans l’appartenance au sol ontogénétique dont il provient — il n’est plus que du monde, ce dernier étant reconduit à une surpuissance absolue. Dans les deux cas, l’appartenance à la puissance est pareillement supposée comme mode de donné du corps : que le corps appartienne d’abord au monde ou qu’il appartienne d’abord à la conscience33. Or, c’est chaque fois le corps lui-même qui s’efface dans la puissance qui le meut — soit qu’il se spiritualise pour n’être plus du monde (pur pouvoir désincarné) soit qu’il se mondéise pour n’être plus que du monde (pur éclat de sa puissance).
22Reposer la question du corps, à l’heure de ce nouvel effacement, exigerait alors d’être attentif à ne pas l’y perdre34. Or, ce qui de l’expérience corporelle se perd dans les deux cas, ce sont ses dimensions de finitude et d’aliénation. Être un corps n’est-ce pas aussi ne pas pouvoir ? Et n’est-ce pas justement être autre au monde comme à soi-même ? Ni entièrement monde, ni entièrement soi ? Reposer la question du corps dès lors, n’est-ce pas devoir s’essayer à repenser son mode d’apparaître en deçà de l’appartenance et de la puissance quelles qu’elles soient ? Non-appartenance à soi : le corps ne s’appartient pas pleinement lui-même. Non-appartenance au monde : le corps n’appartient pas pleinement au monde — qu’il soit conçu comme substance ou comme puissance.
23C’est en termes d’impropriété que le mode d’apparaître fondamental du corps devrait alors être repensé. C’est là en effet l’autre voie qui s’ouvre de la critique de l’ontologie de la mort. Au lieu d’opposer au corps propre — échappant à la mort pour être tout entier rattaché à la toute-puissance de la conscience — un corps propre en un autre sens — échappant à la mort pour être tout entier rattaché à la surpuissance d’un sol ontologique — ne faut-il pas lui opposer un corps impropre — non-échappatoire, vécu de la mort elle-même ? L’impropriété désignerait alors la non-appartenance du corps à une quelconque puissance, faisant de lui un corps irrémédiablement fini, et vécu comme tel.
24Un tel questionnement exigerait un remaniement ontologique plus profond encore que celui établi par la cosmologie phénoménologique, car ne se situant plus d’un côté de la dualité, mais en deçà — en un lieu où le corps ne s’éprouve ni comme inerte ni comme puissant, pas plus en son appartenance au monde qu’en son absolue extériorité à lui, mais en deçà même de cette opposition, comme impropriété. Or, penser l’impropriété comme mode d’apparaître du corps, ne consiste pas pour autant à le distinguer du monde, ou à rejouer la dualité de ma chair et de celle du monde. Il ne s’agit pas de dire que le corps n’appartient pas au monde, ou qu’il continue par un côté à lui échapper, passant d’une appartenance à l’autre — du monde à la conscience. Il s’agit, plus radicalement, d’affirmer que le corps n’appartient à rien, échappant au monde comme à lui-même.
25L’impropriété pourrait bien être alors le mode d’être de tout corps, illustrant la « métonymie ontologique » que Barbaras reprend à Jonas et selon laquelle le mode d’être de notre corps serait révélateur de celui des choses mêmes, ou s’en ferait le témoin privilégié35. Le corps ainsi éprouvé s’opposerait moins au monde qu’il n’en révélerait le mode d’être fondamental, comme « impropriété ». Reposer la question du corps dès lors, reviendrait à se demander si l’être de toute chose et du monde lui-même, tel que nous l’éprouvons corporellement, ne consiste pas fondamentalement à n’appartenir nullement.
Conclusion
26Ce que révèle le thème spécifique du corps, c’est le pouvoir général qu’a la question de faire disparaître son objet : de le nier ou de le noyer dans le cadre ontologique dont elle hérite. Dans la tradition phénoménologique critiquée par Barbaras, comme dans la cosmologie phénoménologique qu’il déploie, le corps disparaît en partie dans sa question. Et la question du corps, de par le cadre ontologique qu’elle suppose, semble chaque fois en partie effacer son objet. Ce qui révèle, de manière plus générale, l’importance d’un questionnement critique en phénoménologie — questionnant sans relâche la question même. Un tel questionnement critique se fait alors le moteur et le garant du perpétuel renouvellement des recherches phénoménologiques — conduisant moins à la réfutation de descriptions devenues obsolètes, qu’à la possibilité de les compléter, ouvrant de nouveaux cadres d’analyses, propices à de nouvelles descriptions, elles-mêmes potentiellement chargées de présupposés et devant à leur tour être mises en question.
Bibliographie
Barbaras R., De l’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Peeters, Louvain-la-Neuve, 2019.
Descartes R., Œuvres et lettres, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, Paris, 1953.
Husserl E., Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie II : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, Den Haag, Nijhoff, 1952 ; trad. fr. É. Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1982.
Levinas E., Totalité et infini, Martinus Nijhoff, Kluwer Academic, 1961.
Lorelle P., « De l’âme à la chair. Les Ideen II de Husserl », Revue de Métaphysique et de morale, 2021/2, p. 45-60.
Lorelle P., « Incarnation et désincarnation chez Michel Henry », in C. Picard (éd.), Incarnation, Question ancienne, enjeux actuel, Classique Garnier, 2021, p. 53-66.
Lorelle P., « The Body Ideal in French Phenomenology », Continental Philosophy Review, 2021, p. 1-15.
Rimbaud A., Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Gallimard, Paris, 1999.
Notes
1 R. Barbaras, De l’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Peeters, Louvain-la-Neuve, 2019, p. 3.
2 Ibid., p. 12-13.
3 Ibid., p. 13 : « Il n’y a qu’une seule réponse possible — écrit Renaud Barbaras — : cette expérience est celle de l’appartenance ».
4 Ibid., p. 13-14.
5 Ibid., p. 5.
6 Ibid., p. 4.
7 C’est le vers de Rimbaud cité par Levinas en ouverture de Totalité et infini (A. Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Gallimard, Paris, 1999, p. 188 ; E. Levinas, Totalité et infini, Martinus Nijhoff, Kluwer Academic, 1961, p. 21).
8 R. Barbaras, L’appartenance, op. cit., p. 5.
9 Ibid., p. 14.
10 Ibid., p. 8.
11 Ibid., p. 8. [Nous soulignons].
12 E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie II : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, Den Haag, Nijhoff, 1952, § 21, p. 95 ; trad. fr. É. Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1982, p. 142.
13 C’est du moins ce que nous avons tâché de montrer dans une série d’articles. Voir notamment P. Lorelle, « Incarnation et désincarnation chez Michel Henry » (in C. Picard, Éd., Incarnation, Question ancienne, enjeux actuel, Classique Garnier, 2021) ; « De l’âme à la chair. Les Ideen II de Husserl » (Revue de Métaphysique et de morale, 2021/2) ; « The Body Ideal in French Phenomenology » (Continental Philosophy Review, 2021).
14 Ibid., p. 9.
15 Ibid., p. 10.
16 Ibid., p. 12.
17 Ibid., p. 14.
18 Ibid., p. 17.
19 Ibid.
20 R. Descartes, Œuvres et lettres, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, Paris, 1953, p. 1174.
21 Le corps est défini dans la sixième Méditation métaphysique comme « ce corps (lequel par un certain droit particulier j’appelais mien) [qui] m’appartenait plus proprement et plus étroitement que pas un autre »( Ibid., p. 321). Et il peut être connu avec certitude : « il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j’ai un corps » (Ibid., p. 326). C’est ce corps qui, dans les Passions de l’âme, apparaît comme ce sur quoi la volonté agit immédiatement : « de cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se remuent et que nous marchons » (Ibid., p. 705).
22 Voir la lettre à Morus du 1er avril 1649 (Ibid., p. 1334). L’étendue de puissance, ajoute Descartes, est concevable en Dieu, dans les anges, comme « en notre âme », de telle sorte qu’elle « puisse exercer sa puissance tantôt sur une plus grande, tantôt sur une plus petite partie de la substance corporelle ».
23 R. Barbaras, L’appartenance, op. cit., p. 27.
24 Ibid., p. 63 : « La puissance est l’envers dynamique d’une appartenance ».
25 Ibid., p. 64.
26 Ibid., p. 28.
27 En témoignent les toutes premières phrases de L’appartenance : « Nous prendrons pour point de départ un fait fondamental qui consiste en une expérience, celle que nous résumons, faute de mieux, par le terme de corps. Il s’agit de l’épreuve que nous faisons de nous-mêmes comme ayant ou étant un corps, cette hésitation étant elle-même révélatrice de la situation puisque cela qui n’est en un sens rien d’autre que l’expression même ou le vecteur de notre existence se donne en même temps comme situé au sein de l’extériorité, distinct de nous-mêmes, et relevant par conséquent d’une relation de possession » (Ibid., p. 2).
28 Ibid., p. 16.
29 Ibid., p. 30.
30 Ibid., p. 37.
31 Ibid., p. 55 : « On ne peut mieux dire que ce mode de déploiement du lieu qu’est ici la conscience des étoiles repose sur l’appartenance ontologique du sujet aux étoiles, sur le corps immense, et vient réduire la tension entre le site, à quoi correspond le corps minime, et le sol, qui n’est autre que le cosmos lui-même : la conscience atteint les étoiles en quoi elles deviennent son lieu parce qu’elles sont d’abord le sol ».
32 Comme l’écrit Barbaras dans le premier chapitre : « Si notre corps vivant est bien un témoin ontologique, une modalité privilégiée et donc un révélateur d’un mode d’être universel, il ne peut plus véritablement mourir, ou plutôt la mort ne peut signifier la sortie de toute vie, la négation de l’ordre ontologique de la vie » (Ibid., p. 7.)
33 Que l’appartenance soit, dans le premier cas, comme « un mode d’être indéchirable », ou dans le second, comme une simple « relation entre deux termes préalables » (Ibid., p. 14).
34 Nous remercions à ce propos Charles Bobant pour nous avoir permis de réaliser, à travers une question posée lors d’une intervention, combien des recherches sur le corps pouvaient sembler dépassées à ce courant actuel de la phénoménologie française. Notre ambition étant au contraire de justifier le besoin persistant d’une nouvelle phénoménologie du corps.
35 Ibid., p. 6.