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- Numéro 2 (recensions n°10)
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Recensions (décembre 2024)
1Hegel et la métaphysique du propre. Une lecture de Remy Rizzo, La vie comme concept et comme expérience de soi. Essai sur la genèse sensorielle de la conscience : Hegel – Plessner – Straus, Peeters, Louvain-la-Neuve 2023, 398 pages. Prix : 96 €. ISBN : 9789042951396.
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3Comme l’indique son titre, l’ouvrage de Remy Rizzo contient plusieurs livres en un : La vie comme concept et comme expérience de soi. Essai sur la genèse sensorielle de la conscience : Hegel – Plessner – Straus. Il s’agit à la fois d’une lecture de l’anthropologie de Hegel, à laquelle est consacrée toute la première partie de l’ouvrage, et d’un commentaire de deux autres auteurs dans la seconde partie du texte : Helmuth Plessner et Erwin Straus. S’inscrivant dans le renouveau des études sur l’anthropologie hégélienne et l’anthropologie philosophique allemande du début du XXe siècle, Remy Rizzo trace un chemin singulier qui le conduit, dans une troisième partie conclusive, à une phénoménologie de la vie qui n’est pas sans écho avec le projet de Renaud Barbaras, avec lequel l’auteur discute à plusieurs reprises. Cet ouvrage issu de sa thèse présente ainsi, sur presque 400 pages, à la fois un remarquable commentaire des auteurs qu’il analyse et un horizon philosophique original, de sorte que les enjeux en histoire de la philosophie et en philosophie contemporaine ne cessent de se croiser et de s’enrichir mutuellement.
4Placée sous le sceau de Canguilhem, qui avait déjà questionné l’articulation du vécu (la vie comme expérience) et de la logicité du vivant (la vie comme concept), la recherche de Remy Rizzo dessine un cadre pour interroger le lien entre l’a priori du vivant — ses structures transcendantales, par lesquelles il se distingue de ce qui n’est pas vivant — et l’expérience affective que fait le vivant humain de son corps et de son environnement. L’ouvrage montre que Hegel a parcouru ces deux trajectoires et que l’on trouve chez Plessner et chez Straus des prolongements que chacun a tirés dans une direction spécifique : l’a priori de la vie pour Plessner, l’expérience psychologique pour Straus. La thèse centrale que défend Rizzo, à l’aide de ces trois auteurs, est qu’on ne saurait penser l’émergence de la conscience et son rapport à l’objet indépendamment de l’inscription du sujet dans la vie. Il s’agit ainsi, comme le dit l’auteur, de « restituer à la vie sa portée fondatrice » (p. 7).
5Il ne faut pas cependant s’attendre à un traitement égal des différents auteurs abordés. Si la rigueur de l’analyse et la clarté du propos ne vacillent jamais, on trouvera du côté de Plessner et de Straus une introduction de grande qualité à leurs travaux, tandis que, du côté de Hegel, il s’agit davantage d’une lecture minutieuse et extrêmement éclairante de son anthropologie qui fera date dans le commentaire hégélien en langue française. La partie « Anthropologie » de l’Encyclopédie ainsi que le début de la partie « Psychologie », consacré à l’esprit théorique, font ainsi l’objet d’une analyse détaillée. La fin de la Philosophie de la nature, où il est question de l’animal, est également commentée avec précision et articulée au début de la Philosophie de l’esprit pour mettre au jour tous les enjeux du texte hégélien et appuyer la thèse d’un fondement biologique de la conscience chez Hegel. Arrachant cet auteur à l’image classique d’un idéaliste ultra-rationaliste qui n’aurait que mépris pour la nature et le corps, l’ouvrage démontre que, chez Hegel, « l’Anthropologie doit décrire la genèse de la structure duelle et oppositive de la conscience » (p. 32), mais aussi qu’il faut remonter à la réalisation proprement animale du concept, puisqu’il y a un fondement « non pas seulement anthropologique, mais organique de la conscience » (p. 187). Plessner et Straus peuvent alors prendre le relais pour développer plus avant ces orientations posées par la philosophie hégélienne.
6C’est peut-être dans cette prise de relais que le propos se fait moins convaincant. Il est difficile de savoir si Remy Rizzo cherche à retracer une filiation réelle, mais méconnue, entre ces auteurs du XXe siècle et Hegel (ce qu’il suggère parfois, par exemple p. 9 ou p. 376) ; ou bien s’il s’agit d’une reconstruction après-coup fondée sur des présuppositions similaires et une problématisation semblable du rapport entre la vie, le concept et la conscience (p. 333). Le livre ne parvient pas à démontrer que l’anthropologie de Hegel aurait véritablement compté pour Plessner et Straus ; c’est donc la seconde option qu’il faut retenir. Néanmoins, de ce point de vue aussi, certains choix peuvent être questionnés. En particulier, il est bienvenu de resituer Plessner et Straus dans le contexte intellectuel de leur temps (p. 195-211 et p. 250-266) ; cela permet notamment de poser les jalons d’une critique de Heidegger qui s’avère ensuite décisive dans la conclusion (p. 337-354), où il s’agit de montrer que l’analyse existentiale du Dasein a délibérément omis la condition vitale de l’existence que la phénoménologie de la vie cherche au contraire à restaurer. Mais pourquoi ne pas avoir également détaillé le contexte de l’interrogation anthropologique à l’époque de Hegel — avec plus de détails, du moins, que les trop brefs rappels proposés par le livre (p. 22-26) ? Il nous semble que la singularité du projet de Hegel en ce qui concerne l’anthropologie ne peut être éclairée que si on la compare et la confronte avec celle de Kant, de Herder, de Platner, de Herbart, de Friess, de Blumenbach, de Sulzer, d’Abel, de Forster, et qu’elle nécessite aussi, par exemple, de prendre en compte le travail de Johann Friedrich Flatt, qui était le professeur de Hegel au Stift de Tübingen et qui a donné un cours sur l’anthropologie (désormais publié à partir du manuscrit Klüpfel : Johann Friedrich Flatt, Philosophische Vorlesungen 1790, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 2018). La genèse de l’anthropologie hégélienne n’est pas non plus abordée par Remy Rizzo, qui se concentre sur les différentes versions de l’Encyclopédie (1817, 1827, 1830), mais qui ne fait que mentionner en passant les manuscrits d’Iéna, dans lesquels pourtant on trouve une ébauche d’anthropologie dont il aurait été intéressant d’expliquer les proximités et les différences par rapport à l’Encyclopédie.
7Ces quelques réserves ne retirent rien à la profondeur des commentaires développés dans le livre. Pour montrer à quel point ces analyses sont porteuses d’enjeux importants et donnent à penser, je propose de discuter ici le chapitre 1 de l’ouvrage, qui porte sur la partie « Anthropologie » de l’Encyclopédie. Pour ce faire, je me concentrerai sur le thème de l’appropriation que Rizzo met particulièrement bien en évidence chez Hegel, tout en le problématisant à partir de ce que Jacques Derrida a nommé la « métaphysique du propre ». Par ce dialogue avec le travail de Remy Rizzo, je souhaite montrer que Hegel est à la fois le plus grand représentant de cette métaphysique du propre et celui qui la déconstruit de l’intérieur en même temps qu’il l’instaure.
8Le premier chapitre de La vie comme concept et la vie comme expérience de soi suit pas à pas le commencement anthropologique de la Philosophie de l’esprit. Il s’agit ainsi de revaloriser « ce moment moins “noble” de l’Absolu » (p. 22) dans lequel l’âme humaine est encore immergée dans la naturalité et n’apparaît que comme « esprit-nature » (§ 387, les paragraphes de l’Encyclopédie sont donnés dans les versions de 1827-1830). Tout l’enjeu est alors de comprendre comment cet esprit-nature, dépourvu de conscience, va parvenir à développer la structure oppositionnelle du sujet et de l’objet propre à la conscience de soi (p. 27-28). Le développement hégélien adopte alors une démarche progressive qui semble conduire l’âme humaine depuis la nature jusqu’à l’esprit conscient de lui-même. Comme l’explique Remy Rizzo, cette démarche progressive doit également être accompagnée, à rebours, d’une démarche régressive qui repart des élaborations les plus poussées de l’esprit pour les observer comme étant déjà à l’œuvre dès ses apparitions inchoatives (p. 160). L’approche génétique de Hegel est logique, et non chronologique : l’Esprit subjectif ne décrit pas l’évolution d’un être humain depuis sa naissance jusqu’au déploiement de ses facultés supérieures dans l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte ; il s’agit bien plutôt de distinguer les différents niveaux de progression de l’esprit à partir de la nature et de saisir l’articulation entre ces niveaux. De ce point de vue, l’esprit théorique et l’esprit pratique — qui forment l’esprit libre dans lequel culmine la « Psychologie » à la fin de l’Esprit subjectif — sont là dès le départ (p. 75). Plus encore, comme y insiste à juste titre Rizzo et comme on y reviendra plus loin, c’est l’Esprit objectif lui-même (c’est-à-dire l’ensemble des institutions du monde social) qui est présent dès le développement embryonnaire de l’âme humaine, avant même que surgisse toute possibilité de distinguer entre le sujet et l’objet, entre moi et le monde — ce qui est par exemple évident dans l’habitude (§ 409), qui n’est pensable qu’à l’aune des institutions spécifiques à une société donnée (la famille, l’école, la « culture » au sens large). La force du système hégélien, avec sa circularité parfois moquée, apparaît ici clairement : il s’agit toujours d’articuler la plus haute exigence de l’analyse — la distinction précise des différentes manifestations de l’esprit, irréductibles les unes aux autres — avec la plus haute puissance de la synthèse, qui empêche de découper l’esprit en compartiments étanches les uns par rapport aux autres.
9Comment s’opère, dès lors, la genèse logique de la conscience à partir de l’âme ? Rizzo explique qu’il s’agit d’un processus d’appropriation qui, avant même d’être un processus d’appropriation de l’environnement extérieur, est d’abord un processus d’appropriation de sa corporéité : « Nous découvrirons que le thème du propre, au sens d’appropriation du réel, est une préoccupation constante pour Hegel puisque l’enjeu de l’esprit est d’idéaliser l’extériorité de la nature pour en faire son monde. Le corps apparaît alors comme le moment inaugural d’une telle réalisation et d’une telle appropriation du contenu » (p. 42). Précisons d’emblée que Hegel, bien qu’il pense l’appropriation du corps par l’âme, ne les oppose pas comme deux substances hétérogènes : la distinction entre les deux est d’ordre phénoménologique, et non ontologique (p. 31) ; il s’agit avant tout de rendre compte des différentes expériences du rapport affectif à soi — de la relation la plus étrangère à son corps à la relation la plus transparente et la plus maîtrisée.
10On pourrait résumer le premier chapitre de La vie comme concept et la vie comme expérience de soi comme une genèse de ce que la phénoménologie appellera le corps propre. Ainsi que le résume l’auteur, il s’agit de penser le « corps en tant qu’il est vécu par un sujet, donc un Leib qui, même si Hegel est encore à la recherche de son propre vocabulaire, ne se réduit pas terme à terme au Körper (au corps naturel pris dans des rapports mécaniques avec les autres corps, un corps physique composé d’éléments chimiques, etc.) » (p. 34). Et ce corps propre, ce Leib, ne peut lui-même voir le jour qu’à l’aune « d’un processus d’appropriation du corps » (p. 36). Tout le problème va alors être de comprendre comment une appropriation de Soi, à travers l’appropriation de son corps, peut précéder l’apparition du Moi. Ce que montre Rizzo de manière magistrale, c’est qu’il faut pour cela penser un Je me sens qui ne soit pas un Je pense, une forme de réflexivité préconsciente ou non consciente. C’est dès lors la formation de ce corps propre au niveau affectif et vital qui va rendre possible l’émergence d’un sujet, d’un Moi conscient.
11Dans les premiers moments de l’âme naturelle (§ 391), l’âme ne s’est pas encore approprié son corps, elle est tout entière passive et se trouve traversée par des phénomènes naturels qu’elle ne maîtrise absolument pas (les influences du climat sur l’humeur des individus, § 392 ; le lien entre le caractère et l’hérédité, ce que Hegel appelle la « diversité des races », § 393 ; les cycles naturels comme les âges de la vie, l’impulsion sexuelle à la reproduction ou encore l’alternance de la veille et du sommeil, § 396-398). Rizzo montre que c’est avec la sensation (§ 399) qu’apparaît véritablement la première forme d’appropriation de son corps. « Le sentir, explique-t-il, est une idéalisation en acte dans laquelle le sujet est capable de maintenir son identité à travers l’appropriation de cette différence [entre soi-même et le monde] » (p. 50-51). Dans la sensation, le monde n’est pas encore connu comme monde et le sujet ne se connaît pas lui-même comme sujet, mais l’âme éprouve affectivement son identité à soi à travers des informations sensibles venues de l’environnement extérieur. À travers les différentes sensations, aussi fugaces et contingentes soient-elles, une forme d’expérience sans sujet voit le jour. On a alors affaire à une première appropriation paradoxale dans laquelle « j’éprouve donc mon existence en deçà de tout savoir. Dans le sentir, je ne pense ni le monde ni moi-même, mais je sens que c’est moi qui vis » (p. 54). À l’appui de ce caractère paradoxal du sentir, Rizzo cite le § 400 de l’Encyclopédie dans la traduction de Bernard Bourgeois, où il est dit que l’esprit sentant « est en tant qu’appartenant à la réalité propre à lui en ce qu’elle a de naturel, de plus particulier ». L’allemand dit plus simplement que l’esprit sentant existe « als seiner besondersten, natürlichen Eigenheit angehörig ». Il faut ici insister sur cette conception tout à fait singulière d’un « propre naturel » qui précède l’activité de l’esprit en tant que telle et qui dessine une espèce d’appropriation sans sujet présidant à cette appropriation : un propre qui se constituerait avant toute activité explicite de rendre-propre. Dans le sentir, il en va d’une expérience préconsciente d’un corps propre qui n’a pas encore été véritablement approprié en tant que tel par un exercice actif et volontaire de la conscience.
12Bien que Rizzo n’y insiste pas, cette présupposition d’un propre originaire est absolument nécessaire à la métaphysique du propre que déploie Hegel, en même temps qu’elle vient la problématiser à la racine. En effet, la « natürliche Eigenheit » joue ici un double rôle. D’une part, il s’agit pour Hegel de situer la structure du corps propre au fondement même du rapport à soi pour en faire en quelque sorte l’essence du corps vécu : ce que devra être le corps pour l’âme — un corps transparent et maîtrisé, un corps propre — doit s’annoncer dès le départ, au niveau le plus passif et le plus naturel de la sensation, afin d’indiquer l’orientation téléologique de tout le processus et de mettre en quelque sorte le cheminement anthropologique sur de bons rails. Mais d’autre part, en thématisant cette Eigenheit si particulière dès le niveau du sentir, Hegel ébauche un autre sens de l’appropriation que celle qui triomphera dans le corps propre : une appropriation sans propriété de soi, qui ressemble davantage à une forme d’habitation de soi, de familiarisation avec soi, qu’à une prise de possession.
13Cette indécision sur le sens même du corps propre est si importante qu’elle revient sur un autre plan dans la suite de l’analyse de Rizzo, qui s’intéresse à la remarque du § 400 dans laquelle Hegel explique qu’« il ne suffirait pas que des principes, la religion, etc., soient seulement dans la tête ; il faut qu’ils soient dans le cœur, dans la sensation ». Ainsi, même les principes culturels comme ceux de la religion ou de la morale, pour être effectifs, doivent trouver une résonance dans la sensation. Cela vérifie le fait que l’Esprit objectif est déjà présent à l’arrière-fond des développements de l’Esprit subjectif. Mais surtout, cela vérifie la thèse de Rizzo selon laquelle la sensation « est la possibilité pour l’esprit de s’approprier — c’est-à-dire de rendre propre à soi — le réel. Le sentir déploie ainsi la thématique du propre, au sens où l’activité fondamentale de l’esprit est de rendre identique à lui ce qui en apparence n’est pas lui » (p. 56). Il est vrai que Hegel, dans la remarque du §400, dit très explicitement : « dans la sensation, un tel contenu [objectif] est une déterminité de mon être-pour-soi tout entier, quelque sourd qu’il soit dans une telle forme ; ce contenu est donc posé comme ce que j’ai de plus propre ». Là encore, l’allemand est plus direct : « obgleich in solcher Form dumpfen Fürsichseins; er ist also als mein Eigenstes gesetzt ». Hegel affronte ici la difficulté intrinsèque de la sensation : la possibilité qu’un contenu extérieur me soit propre et que, pourtant, il me reste obscur, vague, diffus (dumpf, qui fait écho à la définition de la sensation comme « forme du sourd tissage de l’esprit », die Form des dumpfen Webens des Geistes, § 400). Dans le lien entre la sensation et les contenus socio-culturels, on observe une appropriation qui n’a rien d’une expérience claire et distincte de ce qui se passe affectivement et corporellement à l’intérieur de nous, mais qui résulte d’une intériorisation dont les ressorts et les processus dépassent de loin la subjectivité individuelle. On voit ici tout l’écart entre, d’un côté, le corps propre qui sera pleinement maîtrisé par le sujet, en particulier grâce à l’habitude, et, de l’autre, le corps propre de la sensation qui s’est approprié un contenu extérieur sans conscience et sans volonté. Car qu’y a-t-il de « propre » dans les principes sociaux, moraux ou religieux qui me viennent de la société dans laquelle je vis et qui sont intériorisés de manière affective et corporelle avant toute trace de réflexivité consciente ? Étrangement, il faut penser à la fois le propre et son absence, une appropriation sans « appropriateur », si l’on peut dire.
14Le processus d’appropriation se déploie ici depuis la société jusqu’au corps sentant en court-circuitant la conscience. Le Moi n’a pas besoin d’exister à ce niveau, puisque tout s’opère pour ainsi dire au-dessus de lui (la société, la culture) et en-dessous (le corps). Mais peut-on alors dire, avec Remy Rizzo, que « le corps, en tant qu’objectivité où se réalise l’activité du sentir, est l’être-là par quoi est rendue possible l’appropriation du contenu par l’esprit » (p. 57) ? Peut-on dire en même temps que l’âme anthropologique « s’approprie et s’éprouve en son corps » et que « notre corps est donc aussi le traducteur d’une culture, de mœurs, de codes sociaux, de croyances » (p. 58) ? Sans doute, et c’est d’ailleurs ce que dit Hegel lui-même. Mais ne pourrait-on pas affirmer tout aussi bien que le corps socialisé est tout sauf « propre », et qu’il consiste davantage en une appropriation par la société qu’en une appropriation du corps par l’âme ?
15Pourtant, Hegel nous parle bien de l’existence corporelle d’un « propre » et d’une forme d’appropriation à ce niveau, ainsi qu’y insiste Rizzo. Pour le comprendre, il faut revenir sur le sens tout à fait étonnant qui est donné à l’appropriation ici, et qui n’a peut-être pas grand-chose à voir avec l’appropriation vers laquelle se dirige le plein accomplissement du corps propre. On se tient ici au niveau d’un processus de Verleiblichung (§ 401) que Bernard Bourgeois rend par « traduction corporelle » et que Rizzo propose de traduire par « corporisation » (p. 57) pour expliciter cette manière qu’a le corps d’exprimer les états de l’âme. Il s’agit d’une « traduction involontaire, passive et fluctuante des affects de l’âme » qu’il faut distinguer d’une « traduction volontaire, active et durable », telle qu’on la retrouvera notamment dans l’habitude (p. 95). Dans la dimension processuelle qu’indique parfaitement le terme allemand Verleiblichung se donne à voir toute la difficulté qu’il y a à penser ce corps propre qui n’est pas encore réellement approprié, mais qui est en train de devenir apte à l’appropriation : ce qui oblige de penser une forme d’appropriation originaire qui précède toute appropriation volontaire et consciente, et qui vient en quelque sorte outrepasser le corps propre aussi bien au niveau biologique qu’au niveau socio-culturel de la sensation. Étrange appropriation en effet que cette Verleiblichung qui est une « traduction passive et involontaire de l’âme, dans laquelle elle se contente d’exprimer, sans réel contrôle sur son corps, ce qu’elle sent » (p. 66). Remy Rizzo poursuit en disant que « la Verleiblichung est la première activité de l’esprit par laquelle il façonne son monde », mais comment penser cette activité dans la passivité, ce façonnement du monde sans contrôle ? Il faut effectivement dire qu’en elle « le sujet sentant commence à s’approprier l’extériorité naturelle pour en faire un monde propre, celui de son corps » (p. 66, nous soulignons), mais comment penser ce commencement qui doit à la fois comprendre la fin du processus qu’il ébauche (l’appropriation) et qui, pourtant, ne saurait anticiper sur ce qui devra intervenir ultérieurement ? Au niveau de la Verleiblichung de la sensation, on n’a encore ni le contrôle ni la transparence qui seront les caractéristiques du corps propre ; on a plutôt affaire à « une certaine opacité : [l’âme] subit [son corps] plus qu’elle ne le maîtrise » (p. 67). Lorsqu’il parle du corps exprimant des sensations intérieures comme la colère, la peur ou la honte, Hegel dit que « la vitalité de ce corps qui est le mien (…) est soumise à moi (mir unterworfen), partout pénétré par mon âme » (§401, add.). Mais quelle drôle de soumission que cette expression incontrôlée des émotions ! quelle singulière domination sans maître, sans Moi dominateur !
16Cette appropriation tout à fait particulière de la Verleiblichung, Remy Rizzo l’explicite en disant qu’elle indique l’exigence de penser le flux des sensations en soi, ce qui nous oblige à penser la corporéité comme cet espace familier par rapport auquel je ne suis pas aliéné comme je le serais par rapport à n’importe quel autre corps physique étranger : « Je me présuppose comme ce corps physique qui n’est pourtant pas extérieur à moi ; il est moi comme cet espace où se déroulent et s’écoulent tous les évènements de mon existence. Il est donc bien Eigenheit, c’est-à-dire ma propriété à titre de ce que j’ai de plus propre, donc à titre de ce que je suis. » (p. 67) Sans véritablement insister sur la particularité de ce mode spécifique de propriété, Remy Rizzo touche là un point essentiel : l’appropriation comme manière d’habiter son corps, d’être chez soi dans son corps, de s’y sentir libre — selon la définition hégélienne de la liberté comme être chez soi dans l’autre —, sans pour autant que soient convoquées les déterminations de la maîtrise et de la transparence qui seront spécifiques au corps propre en tant que tel.
17C’est d’abord l’analyse du sentiment (§ 403) qui va tenter de résoudre les problèmes posés par le caractère paradoxal de la sensation. Dans l’« âme qui ressent », « une première division du sujet et de l’objet » (p. 70) apparaît, de sorte qu’il faut dire que « la sphère affective du Gefühl est la forme embryonnaire de la conscience et de la conscience de soi qui présupposent le rapport d’opposition du sujet avec le monde » (p. 71). On franchit donc un cap dans la capacité de l’âme « à s’approprier son corps » (p. 72), puisque le sentiment de soi est solidaire de l’apparition d’une altérité fondatrice pour la séparation du sujet et de l’objet. Dans une progression proche de celle adoptée pour la sensation, Hegel commence par la vie sentimentale de l’âme la moins appropriée et la plus impersonnelle : l’enfant dans le ventre de sa mère, le rêve ou encore le « génie » de l’individu, § 405, ainsi que les états maladifs comme le somnambulisme ou la dépression, § 406, qui sont autant de cas témoignant d’une profondeur de la vie de l’âme, mais sans qu’on ait affaire à une prise de possession de soi (ce sont bien plutôt des phases affectives qui se développent pour ainsi dire malgré moi). Puis il s’élève au sentiment de soi (§ 407) qui signe un tournant essentiel dans l’anthropologie. En tant que sentiment, il n’est pas encore conscience ; mais en tant que sentiment de soi, il dessine la structure oppositionnelle qui sera celle de la conscience. Ainsi que le commente Rizzo : « Appartenant au registre de la Bewußtlosigkeit, le sentiment du Selbst comme sentiment de son existence est le fait du caractère incarné de l’expérience. Il ne s’agit pas de l’épreuve d’un Je qui pense et qui se pense, mais d’un Soi qui sent et qui se sent à travers son contenu » (p. 80).
18Est-on sorti des difficultés qui concernaient la sensation ? On aurait pu le croire, en raison du réel gain obtenu dans le sentiment de soi par rapport à la sensation : la proto-différenciation du sujet et de l’objet. Mais comme il s’agit, précisément, d’une différenciation embryonnaire, encore privée de conscience, les problèmes soulevés au niveau de la sensation se reposent. On retrouve par conséquent les mêmes stratégies élaborées par Hegel : la présupposition d’une appropriation qui précède l’appropriation proprement dite, et qui la précède justement parce qu’elle est censée rendre possible son avènement ultérieur. Remy Rizzo explicite cette structure circulaire du raisonnement hégélien de la manière suivante : « Le raisonnement hégélien conserve un parallélisme conceptuel conforme à sa présupposition philosophique : tout comme il n’existe pas de conscience qui ne soit pas en même temps déjà une conscience de soi, il n’existe pas de Soi qui ne soit pas en même temps Soi de soi » (p. 80). Et il poursuit en parlant d’un « mouvement réflexif » qui est « pourtant parfaitement immédiat, magique ». Mais de nouveau, on ne peut que s’interroger : que signifie une réflexion sans réflexivité ? une appropriation de soi qui présuppose cette propriété qu’elle est pourtant censée rendre possible à un niveau supérieur ?
19Pour répondre à cette question, on est bien obligé de distinguer plusieurs modes de l’appropriation afin de thématiser ce corps propre qui précède le corps propre — et qui doit le précéder pour le fonder et conditionner son apparition prochaine. Ou alors il faut considérer que le propre n’est pas originaire et qu’il ne faut pas anticiper le corps propre par une figure qui, pour le fonder, lui serait similaire à ceci près qu’elle serait inconsciente et involontaire. Hegel a bien sûr tendance à choisir la voie de l’auto-supposition du propre, mais dans sa discussion de la maladie, il pointe malgré tout l’idée d’une aliénation de soi qui témoigne d’une absence de propriété de soi originaire. Les belles pages que Remy Rizzo consacre à la question de la psychopathologie et de ce que Hegel appelle le « dérangement d’esprit » (§ 408) montrent avec une grande pertinence que la maladie mentale n’est pas un accident contingent de l’esprit, mais une modalité qui porte en elle la vérité de la vie spirituelle. En effet, si l’esprit humain peut devenir fou, c’est parce que le mouvement d’appropriation idéelle du corps et du monde peut être bloqué et entravé, provoquant ainsi une forme de scission à l’intérieur même de l’esprit. « L’homme a le privilège du délire parce qu’il est dédoublé suivant son unité psychologique. (…) L’esprit en général est activité d’idéalisation de tout ce qui se présente à lui comme une contradiction, une limite. C’est dans cette activité qu’il façonne son monde. (…) Au fond, l’esprit hégélien n’a de sens qu’en tant qu’il est contredit au point d’être dérangé » (p. 83). Qu’est-ce à dire sinon qu’il y a bien, par essence, de l’inappropriable ? Comment pourrait-on comprendre l’aliénation de l’esprit si toute sa vie affective et sentimentale rentrait dans une propriété de soi, parce qu’elle présupposerait une appropriation qui aurait toujours déjà eu lieu avant même que la conscience s’en mêle ? Comme le dit Rizzo, dans la maladie mentale, on voit œuvrer « un trouble du Soi corporel et du Selbstgefühl parce qu’il relève d’une incapacité à idéaliser le contenu et l’affect » (p. 86). Si l’on tire toutes les conséquences de ce constat, alors force est d’admettre que Hegel ne cesse d’hésiter entre deux voies : celle du propre originaire, c’est-à-dire un propre qui se présuppose toujours déjà lui-même pour ne pas surgir ex nihilo à partir d’un rapport de l’âme au corps dont il serait absent à l’origine ; et celle d’une non-propriété originaire, sans laquelle tout ce qui relève de l’inappropriable en nous resterait également inexplicable.
20Le sentiment accentue donc, plus qu’il ne les résout, les problèmes qui se posaient dans la sensation. C’est seulement avec l’habitude (§409) qu’une première résolution véritable intervient. « L’habitude est l’activité magique par laquelle le Soi rend transparent son corps à lui-même et s’affirme comme le centre subjectif de celui-ci » (p. 87), résume Rizzo : c’est dire qu’avec elle, les deux composantes essentielles du corps propre font leur apparition, la transparence et la maîtrise. L’habitude est ce qui rend possible un rapport au corps dans lequel celui-ci est pleinement contrôlé par la volonté et n’apparaît plus comme quelque chose d’étranger, d’opaque, de flou pour l’esprit. « Grâce à l’habitude, le corps devient la demeure de l’âme dans laquelle elle se sent chez elle » (p. 87). Je n’ai plus besoin de faire un effort ou de penser à mon corps lorsque je décide d’avancer et de marcher : il obéit immédiatement à ma volonté, non pas d’une immédiateté naturelle et première, mais d’une immédiateté produite à force d’habitude et d’entraînement ; et il n’y a qu’à regarder un jeune enfant pour comprendre que ce qui se fait tout seul pour nous, est en réalité le résultat d’une habitude incorporée. Le corps propre des phénoménologies du XXe siècle, le Leib, est né. Dans l’habitude, on trouve enfin advenu « l’assujettissement de cette corporéité à la domination de l’âme » (das Unterworfenwerden jener Leiblichkeit unter die Herrschaft der Seele, § 410, add.), affirme Hegel pour indiquer qu’alors l’esprit parvient à mettre à distance ses sensations et ses sentiments pour pouvoir contrôler son corps. Rizzo peut ainsi soutenir que cette prise de possession de soi est la condition du Moi : « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’âme est d’autant plus libre en son corps qu’elle se distancie de la prégnance affective, sans quoi il ne serait jamais transparent ni familier : le sujet serait comme englouti et perdu dans la fluctuation ininterrompue de ses sensations. C’est dans cette distanciation, qui marque la relève de la naturalité initiale de la corporéité, qu’elle va accorder une place à l’émergence du Moi. Le processus de familiarisation de l’âme comme corps approprié est la condition d’accession au Moi » (p. 90). C’est là une explication forte et convaincante de la thèse hégélienne selon laquelle, dans l’habitude qui s’opère « sans conscience » à proprement parler, on a « la base de la conscience » (§ 409, rq.).
21On pourrait cependant pousser le questionnement et se demander si la manière dont Hegel précise cette relation de maîtrise et de possession du corps dans l’habitude ne comporte pas une tension, à partir de laquelle il serait d’ailleurs possible de préciser les difficultés esquissées précédemment. Remy Rizzo ne fait pas de différence (p. 92-93) entre les deux modèles par lesquels Hegel explicite l’appropriation du corps par l’habitude : d’un côté, le jeu de mots entre l’habitude (Gewohnheit) et le fait d’habiter un lieu (Einwohner, eingewohnt) (§ 410, add.) ; de l’autre, le modèle instrumental qui conçoit le corps comme un instrument, et l’organe biologique comme un organon (« prendre son corps en possession [in Besitz nehmen], le façonner en un instrument [Werkzeug] docile et droit de son activité », dit Hegel, § 410, add.). N’y a-t-il pas plus d’hétérogénéité entre ces deux modèles que ce que Hegel laisse penser ? Dans le premier cas, l’appropriation signifie l’habitation d’un espace familier, la familiarité avec son corps, le sentiment d’être chez soi (dans l’autre) ; c’est alors depuis le corps que je pense la liberté de l’esprit en tant qu’il l’habite de manière harmonieuse, et l’appropriation renvoie moins à une prise de possession du corps par l’esprit qu’à un devenir-familier avec quelque chose qui m’était d’abord étranger. À l’inverse, dans l’assimilation du corps à un outil, c’est la maîtrise et la domination qui priment, et c’est depuis l’esprit et sa mainmise sur le corps que l’habitude est conçue comme une véritable prise de possession, semblable à une prise de terre. Or, il est tout sauf évident que ces modèles se recoupent complètement. Assurément, pour Hegel, le fait de se sentir chez soi dans son corps suppose la prise de possession par l’esprit qui le réduit au rang d’instrument transparent de sa volonté. Mais le fait que ces deux modalités soient conciliables et éventuellement complémentaires ne les identifie pas pour autant l’une à l’autre.
22Une autre manière détournée de marquer la différence entre ces modèles consisterait à problématiser la conception du corps comme instrument à partir d’un troisième modèle invoqué par Hegel : le modèle juridique de la propriété, qui fait du corps un analogue biologique de la possession juridique. C’est le cas lorsqu’il explique que la pensée libre « a besoin, pareillement, de l’habitude et de l’aisance dues à la familiarité (Geläuftigkeit), de cette forme de l’immédiateté grâce à laquelle elle est une propriété (Eigentum) non entravée » (§ 410, rq.). On comprend bien ce que veut dire Hegel : le corps comme instrument nous appartient tellement qu’il est une sorte de propriété pour l’esprit qui le possède. Cependant, si l’on se rappelle que l’habitude est surdéterminée par les lois et les institutions du monde social dans lequel je vis, n’est-on pas tenté de dire que mon corps est aussi bien la propriété de la société que de mon esprit ? N’appartient-il pas tout autant, sinon plus, à l’Esprit objectif qu’à l’Esprit subjectif ? On retrouve là ce que nous disions plus haut à propos de la sensation et des principes religieux ou moraux : on peine parfois à saisir en quel sens l’appropriation du corps par l’âme aboutit à quelque chose qui nous serait « propre » plutôt qu’elle ne fait signe vers une absence radicale de possession de soi. Et pourtant, il est vrai que l’on entretient avec son corps une familiarité, une relation familière que l’on n’a pas avec les autres corps. Rizzo note (p. 88) que Hegel, dans l’addition du § 410, parle aussi de Vertrautheit, en plus de la Geläufigkeit, pour signifier la familiarité dans l’habitude. Mais ces termes indiquant la familiarité sont-ils vraiment pensables depuis le modèle juridique de la propriété ? On peut en douter, non seulement parce que mon corps est surdéterminé socialement, mais aussi parce que les deux expériences (être propriétaire et être familier) ne sont pas similaires : de la même manière que l’on peut être familier avec un lieu que l’on côtoie régulièrement sans le posséder (un chemin, une forêt, une rue, un paysage…), je peux entretenir une relation de familiarité avec mon corps sans que cette relation soit pensée sur le modèle de la propriété. Il semble qu’il faille distinguer également ces deux modèles. Et si l’on se rappelle maintenant que le modèle de la propriété vient lui-même redoubler ou préciser le modèle instrumental de l’outil, cela ne conforte-t-il pas la nécessité de bien distinguer aussi le modèle de la familiarisation du modèle instrumental ?
23Ce sont autant d’expériences distinctes que Hegel fusionne et rabat les unes sur les autres, alors même qu’il aurait peut-être fallu les différencier — et cela pour la compréhension de son propre système. De fait, s’il est important de bien les distinguer malgré le propos hégélien lui-même, c’est parce que cette distinction nous éclaire sur les formes originaires du corps propre qu’on trouvait dans la sensation et le sentiment. Car cette habitabilité du corps, cette familiarité avec son corps qui s’installe petit à petit et qui en fait un soi, un chez soi, n’est-ce pas très exactement ce qui avait lieu dans l’appropriation sensible et affective des précédents niveaux de l’anthropologie hégélienne, alors que la possession capable d’instaurer un corps propre au sens fort du terme n’était pas encore présente ? Ne peut-on faire l’hypothèse que dans la sensation et le sentiment, c’est l’appropriation comme familiarisation et habitation, plutôt que comme prise de possession et propriété, qui était à l’œuvre ? S’éclairerait le paradoxe de cette appropriation sans « appropriateur », cette domination sans dominant, sur laquelle on a mis l’accent précédemment. Alors que si l’on mélange au contraire le modèle de la familiarisation/habitation avec le modèle instrumental ou juridique, on retombe dans les expressions aporétiques qui sont au cœur des premiers développements de l’anthropologie de Hegel. Notre compréhension de l’Esprit subjectif a tout à gagner à opérer contre Hegel lui-même la différenciation des modèles de l’appropriation, sans quoi l’on se heurte à la limite d’un corps propre qui doit se présupposer à tous les niveaux de la progression de l’âme, même là où il n’est pas censé intervenir.
24Toute la fin du premier chapitre de La vie comme concept et la vie comme expérience de soi nous paraît aller vers cette exigence, puisque Remy Rizzo s’y attarde sur « le sentiment de non-toute-puissance » (p. 95) de l’âme dans l’habitude. Cette absence d’omnipotence de l’âme dans le rapport au corps est décisive parce qu’elle va conduire à l’apparition du sujet pour lui-même, qui se sait indépendant du corps et du monde environnant. C’est parce que l’âme se heurte à une résistance qu’elle devient conscience et qu’un objet peut voir le jour en face du sujet. Le grand mérite des analyses de Rizzo est de montrer que cette dialectique se joue dès l’habitude, qui était pourtant censée désigner l’avènement d’un corps propre tout entier soumis à l’esprit. « Si l’habitude est activité de relève de la naturalité du corps, l’âme éprouvera son impuissance à l’idéaliser de manière définitive. (…) La dialectique du passage de l’âme à la conscience est le résultat d’une auto-limitation du Mitleben, prenant la forme d’un sentiment d’une limite, d’une Grenze. Ce sentiment résulte de l’épreuve d’une résistance, d’une impossible idéalisation achevée du corps. Il y a donc un reste, mais un reste constitutif » (p. 98). Jamais Hegel n’a été aussi proche de Maine de Biran — qui fondait aussi la conscience sur la résistance organique auquel se heurte l’effort — que lorsqu’il écrit : « L’insertion formatrice de l’âme en sa corporéité (…) n’est pas une insertion formatrice absolue, qui supprimerait complètement la différence de l’âme et du corps » (§ 412, add.). La conscience n’a de sens qu’à l’aune de l’inappropriabilité du corps que pourtant l’habitude avait pour fonction de dépasser. C’est du moins ainsi que Remy Rizzo propose de lire le § 412 de l’Encyclopédie, contre d’autres interprétations qui mettraient davantage l’accent sur le fait que Hegel fonde dans l’absolue maîtrise du corps par l’âme l’émergence d’une conscience face au monde (ce qui est aussi, à vrai dire, une lecture possible de ce paragraphe, peut-être la plus explicite d’ailleurs).
25La métaphysique du propre, alors, se renverse : « Dans cette destitution de soi, écrit Rizzo, dans cet adieu, dans cette fin de l’illusion, le contenu de l’âme apparaît à la conscience comme quelque chose qui ne lui est plus propre : l’univers subjectif initialement si intime est devenu étranger » (p. 99). Dans cette formulation si intéressante, Rizzo met parfaitement en évidence l’étrange coup de théâtre qui clôt l’anthropologie, mais peut-être faut-il insister encore davantage sur la remise en cause de tout l’édifice que cela produit. Hegel nous avait promis que l’on accèderait à la conscience en dépassant l’altérité initiale du corps et en façonnant un corps propre qui pourrait ne plus constituer un obstacle pour l’esprit, mais devenir l’être-là de sa liberté. La maîtrise et la transparence à soi de l’âme dans son rapport au corps devaient libérer l’esprit pour faire advenir la conscience. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. L’âme a bien plutôt buté sur ce corps qui n’est jamais intégralement appropriable, et c’est ainsi, en se cognant la tête contre un mur, qu’un objet est apparu en face d’un sujet, et que le Moi a pu faire face au non-Moi.
26Mais pourquoi alors toutes ces difficultés et ces expressions paradoxales qu’on a relevées au cours de notre discussion ? Pourquoi Hegel a-t-il voulu coûte que coûte mettre le corps propre dès le début, quitte à lui donner des formes si étranges qu’il en devenait méconnaissable en tant que corps propre, si c’était finalement pour le destituer au lieu de l’introniser ? Si la solution définitive résidait dans la non-appropriabilité complète du corps, pourquoi avoir orienté tout le développement anthropologique de l’âme sur l’appropriation, la possession, la propriété ? Pour le dire dans les termes de Derrida, on peut estimer qu’au terme de l’anthropologie, la métaphysique du propre s’est déconstruite elle-même. Avec Hegel, ou contre lui, malgré lui ? L’ouvrage de Remy Rizzo met toutes les pièces sur la table pour que chacune et chacun puisse se faire son idée sur la question. Il offre une analyse minutieuse et sans concession qui affronte tous les reliefs et les circonvolutions du texte hégélien et qui, par là même, permet d’en mettre au jour les paradoxes et les enjeux. Au final, on ne sait pas si le « propre » l’a emporté, s’il aura fallu le dédoubler pour bien distinguer une forme d’appropriation sans maîtrise et sans transparence par rapport à l’appropriation à l’œuvre dans le corps propre, ou encore s’il s’agit de contrebalancer le propre par un inappropriable originaire. Ce livre, au moins, pose la question.
27Jean-Baptiste Vuillerod
28Université de Namur/Université de Nanterre
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30Alfred Denke, Miles Groth, Josef Jennewein et Holger Zaboroswki (eds.), Heidegger-Jahrbuch 14: Heidegger und die Psychiatrie, Verlag Karl-Alber, Baden-Baden, 2023, 246 pages. Prix : 59 €. ISBN : 9783495995587.
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32La publication récente du dernier volume du Heidegger-Jahrbuch représente avant tout une réponse à une dette pendante dans le domaine des études heideggériennes concernant l’influence décisive de la pensée heideggérienne sur la psychothérapie et la psychiatrie. La publication inédite dans ce volume de la correspondance entre Heidegger et Binswanger met en évidence la forte empreinte laissée sur Binswanger par la conférence donnée par Heidegger à Francfort en 1929, intitulée « Philosophische Anthropologie und Metaphysik des Daseins » (GA 80.1), à laquelle Binswanger a sans doute assisté. Les lettres réunies dans l’ouvrage mettent en évidence et accréditent l’influence décisive de l’analytique du Dasein (Daseinanalytik) quant au but de rencontrer les fondements anthropologiques et existentiels par la théorie psychologique : « Je me suis particulièrement occupé de vous cet hiver, car je voudrais élaborer quelque chose comme les “fondements anthropologiques de la connaissance psychologique”, et malgré la tendance tout à fait différente de Sein und Zeit, rien ne m’est plus proche et plus précieux que ce livre et le traité sur l’essence du fondement » (p. 24, trad. personnelle). Telle que l’exprime cette correspondance, remarque Miles Groth dans la section introductive à la documentation inédite ici réunie — « Ludwig Binswanger und Viktor Frankl. Einleitung zum Dokumententeil » —, Binswanger a expressément entrepris d’appliquer les fondements ontologiques de l’analytique du Dasein développée dans Sein und Zeit à la psychopathologie. Heidegger lui-même soulignerait l’« échec » de Binswanger lorsqu’il emploie la conceptualisation de Sein und Zeit pour une compréhension de l’existence qui n’a pas réussi à saisir correctement la profonde transformation ontologique qui s’opère en elle (dans le dépassement de la relation Sujet-Objet en faveur de la structure de In-der-Welt-sein), mettant en danger la science par le biais de la philosophie (p. 26).
33Néanmoins, comme l’indique Groth dans son commentaire « Heidegger and the Future of Psychotherapy » (p. 83-103), l’« échec » de Binswanger ouvre la voie à la constitution d’une Daseinsanalyse — notamment à travers la figure du psychiatre suisse Medard Boss — qui, contre les fondements théoriques déficients de la psychanalyse freudienne en termes anthropologiques, trouve dans la phénoménologie herméneutique de Heidegger un cadre théorique opératoire afin de comprendre les phénomènes pathologiques, les phénomènes affectifs ou les douleurs qui ne peuvent pas être expliqués par une compréhension « physiologique » du corps humain. Groth remarque notamment les enjeux pratiques du déploiement ontologique de la co-existence (Mitsein) des Dasein et du Souci (Sorge) comme sens de l’être du Dasein pour la constitution d’une nouvelle psychothérapie, qui cherche à appliquer, entre autres, la structure de la Fürsorge à sa propre méthode de soin, en accordant une attention particulière au fait que le traitement doit provenir de la sollicitude pour le pouvoir-être de l’autre et de la compréhension de soi-même dans son propre projet.
34L’ouvrage dont on propose le compte rendu vaut en particulier par le dialogue qu’il établit entre ses études critiques, qui n’est rien de moins qu’un dialogue interdisciplinaire au cœur des études heideggériennes entre philosophie, psychothérapie et psychiatrie. Ces études mettent en évidence l’importance centrale de l’œuvre du philosophe de Meßkirch pour penser d’un point de vue ontique et appliquer au cadre de la psychologie et de la thérapie clinique des concepts fondamentaux tels que la corporéité (Leiblichkeit), les tonalités affectives (Stimmungen), la compréhension de soi et de l’autre, etc., en lien (mais pas exclusivement) avec les désordres cliniques. Il réussit également à approfondir l’étude des Zollikoner Seminare (1959-1969) qui, comme une sorte de mise en scène du rapport entre Heidegger et la Daseinsanalyse de Medard Boss, ont mis en lumière, dans les études heideggériennes, la compréhension ontologique heideggérienne du corps propre comme Leib dans sa confrontation avec la réduction physiologique de la connaissance du corps.
35Ainsi, on peut voir dans les contributions du livre trois approches différentes du thème central du volume :
361) La délimitation générale d’une histoire de la Daseinsanalyse et de l’influence heideggérienne dans la psychothérapie et la psychiatrie, à travers tout d’abord l’apport de Miles Groth (dans la contribution mentionnée ci-dessus). Josef Jenewein, « Die Zürcher Schule der Daseinsanalyse » (p. 181-200), et Hans-Dieter Foerster, « Die Entwicklung der Daseinsanalyse in Österreich » (p. 201-208), ont pour leur part offert une importante histoire de l’émergence et du développement de la Daseinsanalyse dans la région DACH.
372) L’attention portée à la démarcation essentielle des rapports heideggériens à la psychothérapie du point de vue des thérapeutes, en montrant de nouvelles voies de compréhension d’autrui dans la thérapie, c’est-à-dire dans la relation dialogique entre analysant et patient, comme le montre l’apport de Johann Georg Reck, « Mögliche Beziehungen in einer gemeinsamen Welt » (p. 209-222). Comme y insiste Robert D. Stolorow, « Befindlichkeit, Emotional Phenomenology, and Psychoanalytic Therapy » (p. 105-113), la compréhension de l’In-der-Welt-sein et l’affectivité chez Heidegger doivent impliquer une transformation décisive dans le mode d’accès au phénomène émotionnel, en rejetant toute interprétation des états de conscience altérés à l’intérieur de l’autre et en prenant conscience du caractère ontologique du mode d’ouverture du monde qu’implique la structure de la Befindlichkeit. Pour Stolorow, en particulier, la thérapie psychologique d’influence heideggérienne doit se comprendre comme l’espace d’une « habitation affective » (emotional dwelling), comme une cohabitation communicative dans le monde ainsi ouverte par le Stimmung du patient.
38On observe en outre la mise en scène des deux dialogues féconds avec les conceptualisations heideggériennes des phénomènes psychologiques spécifiques dans les approches de João Augusto Pompéia, « Pain and Time » (p. 139-152), et Hermès Andreas Kick, « Wahn, Zweifelseinwand und Transzendierung im Dialog als verstehende Therapie und versöhnendes Kunstwerk (Heidegger) » (p. 223-238), où tant le problème du deuil face à la perte (dans un cas) que les phénomènes pathologiques de la psychose et de la perte du sens de la réalité (dans l’autre) sont examinés à la lumière des apports ontologiques heideggériens, en tenant toujours compte des préoccupations cliniques et psychologiques et en établissant un véritable exercice d’application interdisciplinaire opératoire et productif.
393) Une approche éminemment philosophique d’analyse et de développement des concepts heideggériens dans les Zollikoner Seminare. Dans la perspective des études phénoménologiques et du commentaire de la pensée heideggérienne, ces contributions viennent établir, avant tout, un cadre de compréhension fructueux afin de saisir adéquatement la portée théorique de la dimension ontologique de la corporéité (Leiblichkeit) dans le cadre de l’analytique du Dasein, en démontrant que la corporéité est une partie essentielle de l’ouverture et de la compréhension du monde du Dasein et que la corporéité du Dasein a toujours dû être comprise comme un élément supposé dans les analyses existentiaux (existenzialen) dans Sein und Zeit. On assiste ici à un débat implicite entre les contributions successives de Kolia Hiffler-Wittkowsky, « Die Frage nach der Leiblichkeit in den Zollikoner Seminaren. Heideggers problematisches Verhältnis zu Descartes’ Methode » (p. 153-166), et de Luisa Paz Rodríguez Suárez, « Die ekstatische Leiblichkeit des Daseins als Existenzial. Die Bedeutung der Daseinsanalytik Heideggers für Medard Boss’ Daseinsanalyse » (p. 167-180). La problématique principale de ce dialogue indirect réside dans le concept même de corps et dans la réduction privative de la connaissance naturaliste du corps dans les termes du soma physique qui s’appuie sur le dualisme cartésien et le mode d’être même du corps en tant qu’entité physique. Si le texte de Hiffler-Wittkowsky cherche à montrer l’inadéquation de la lecture heideggérienne de la compréhension cartésienne du corps propre — en apportant une exégèse rigoureuse des thématisations spécifiques du corps propre chez Descartes, qui ne s’ajuste pas de manière claire à la lecture heideggérienne de la philosophie cartésienne —, la contribution de Rodriguez Suárez réussit, à notre avis, à montrer la radicalité du concept de corporéité chez Heidegger. Elle prouve avec solidité l’erreur méthodique et conceptuelle qu’il y a à comprendre le phénomène corporel dans son rôle médiateur dans notre rapport aux outils, aux autres et à nous-mêmes comme un élément ontique, comme un objet parmi d’autres. La radicalité « ekstatique » de la Leiblichkeit se reflète, dans les Zollikoner Seminare, dans le refus explicite de Heidegger de définir le corps même comme une « chose » singulière. Au contraire, on n’a pas un corps, mais on est corporellement au monde comme on peut le voir chez Heidegger, et comme l’auteure nous le fait découvrir, depuis sa conférence sur Aristote de 1924 : « Par “corps vécus” (Leiben), Heidegger veut indiquer la manière dont le corporel appartient à la totalité de l’existence. Dans son cours sur Aristote de 1924, il comprend cette totalité comme l’être-au-“monde corporel” (leibmäßige[s] In-der-Welt-sein) » (p. 173-174, trad. personnelle). La lecture de la chercheuse parvient ainsi, à la lumière de l’importance théorique fondamentale des séminaires de 1959-1969, à faire de l’ontologie fondamentale de Heidegger une ontologie corporellement située, c’est-à-dire que tous les existentiaux doivent être interprétés « à partir » du corps comme lieu de surgissement des tous les phénomènes.
40Dans la même ligne de radicalité, la contribution de Françoise Dastur, « Phänomenologie und Therapie. Die Frage nach dem Anderen in den Zollikoner Seminare » (p. 131-138), réussit, dans sa brièveté, à intégrer, dans son analyse des Zollikoner Seminare, les contributions théoriques de Heidegger dans les séminaires avec les préoccupations interdisciplinaires de la pratique thérapeutique ; c’est-à-dire à montrer comment la compréhension de l’existence, qui est élaborée à la lumière de la différence ontologique et de la question de l’être, doit être incarnée dans la thérapie et par le thérapeute. Dastur nous montre aussi l’importance méthodique de la co-existence qui, plus précisément, doit être comprise comme un rapport d’ursprüngliches Miteinandersein, de pur être-à-côté les uns avec les autres. La convivance avec la maladie et avec les malades nous confronte au souci pour les possibilités mêmes d’être ensemble. Le rapport avec le malade doit se rapprocher de la vorspringenden Fürsorge, la sollicitude libératrice qui nous permet de nous réaliser dans le pouvoir-être-avec l’autre : « Boss a trouvé dans la “sollicitude libératrice” (vorspringenden Fürsorge) de Heidegger la description précise de la relation thérapeutique idéale, car elle coïncide avec sa propre théorie du transfert (Übertragung) » (p. 135, trad. personnelle).
41En somme, Heidegger und die Psychiatrie constitue une solide contribution non seulement pour les études heideggériennes, mais aussi à l’étude de l’intersection entre la phénoménologie et la psychiatrie. Il fournit également d’importantes preuves exégétiques de l’origine purement heideggérienne des psychologies existentielles de Ludwig Binswanger et Viktor Frankl, ainsi qu’un espace de discussion fructueux sur l’importance du développement de la Daseinsanalyse et de ses fondements ontologiques.
42Roberto Ballester Corres
43Université de Saragosse
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45Tudi Gozé, Phénoménologie et schizophrénie, Recherches pour une anthropologie du contact, Hermann, Paris, 2024, 436 pages. Prix : 25 €. ISBN : 9791037031860.
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47Le livre de Tudi Gozé est le fruit d’un travail d’inspiration phénoménologique. À l’image de son auteur, psychiatre et philosophe, il se situe à la croisée de la psychopathologie et de la philosophie phénoménologiques. Il est précédé par une préface du philosophe Istvan Fazakas, qui nous aide à pénétrer dans cet ouvrage fourni. Ce dernier est composé de trois parties (« recherches »), qui contiennent chacune plusieurs chapitres. Les deux premières recherches sont résolument philosophiques et phénoménologiques, la dernière au carrefour de la philosophie et de la psychopathologie.
48L’intention est de cerner ce que Tudi Gozé appelle « l’élémental du contact ». Il s’agit d’un lieu, chôra, matrice asubjective, bain archaïque et nourricier, sol génératif, Urhylè, selon quelques-uns des différents synonymes égrénés par l’auteur, qui désignent le fond abyssal de l’intersubjectivité sur lequel reposent nos vies, dans leurs possibilités saines comme pathologiques. Ce lieu serait le fondement anthropologique et épistémologique d’une psychiatrie qui s’est affranchie du positivisme scientifique. En effet, dans l’élémental, nulles catégories traditionnelles et autres bipartitions rationnelles ne prévalent, dont la distinction entre le normal et le pathologique. Dans l’élémental règne l’esprit de la vie sauvage, indifférent à la logique bivalente mais féru de paradoxes : le contact vivant est décrit à la fois comme lien et déchirure, familiarité et étrangeté, sol et abîme, confiance et « tremblement » — comme l’auteur l’évoque dans un beau chapitre consacré à celle-ci.
49Phénoménologie et schizophrénie est donc un voyage aux confins de la raison et de la conscience, dans ces couches de la vie transcendantale (si cet adjectif a ici encore un sens) que nous n’interrogeons presque jamais, tant elles semblent mal se prêter à une saisie conceptuelle. Nous cheminons en compagnie de Husserl, de Richir et de Merleau-Ponty dans une moindre mesure, dont l’auteur propose des lectures. Du côté de la psychiatrie, on trouve surtout Binswanger, mais aussi la présence, inattendue et très intéressante, du psychanalyste Winnicott : ce que Piaget a pu représenter par rapport à la genèse transcendantale de la raison chez Husserl, Winnicott semble l’être par rapport à l’affectivité de Richir, c’est-à-dire le pendant psychologique et empirique d’une genèse philosophique de l’intersubjectivité.
50L’enjeu est phénoménologique, épistémologique, mais aussi très discrètement politique. D’abord, il s’agit de libérer la phénoménologie classique de son assise trop confortable dans le logos (primat de l’ordre, de la concordance, de la raison, du sens, etc.). La folie inquiète ici la philosophie et la phénoménologie devient le nom d’une plongée dans les couches archaïques de la vie. Ensuite, la reconnaissance de cette dimension sauvage de la vie permettrait de libérer la psychiatrie de l’étau biomédical, classifiant et typifiant, autrement dit objectivant et réifiant à l’égard de la richesse du foisonnement de la vie. On pressent que l’auteur reproche au paradigme biomédical d’être étroitement rationnel et normatif, ce qui l’empêcherait de saisir dans la folie ce qu’elle a de « normal », de « génial » ou peut-être de « trop humain », pour paraphraser Nietzsche. Ce qu’on croit ainsi deviner, derrière les propos de Tudi Gozé, c’est l’idée que la folie est une possibilité humaine permanente, une des nombreuses expressions de ce foisonnement abyssal qui nous porte, en quelque sorte la part d’ombre de la raison et de la conscience intentionnelle en général. Et sans la reconnaissance de notre commune appartenance à cet élémental archaïque, point de rencontre thérapeutique possible avec la schizophrénie — dont il n’est vraiment question, soit dit en passant, que dans la troisième recherche.
51Si l’on prend un peu de recul sur le propos, on verra dans cet ouvrage la « patte » d’une certaine phénoménologie qu’on nous permettra d’appeler « à la française ». En effet, l’ensemble des recherches est traversé par la pensée de Marc Richir, qui oriente la lecture de Husserl, de Merleau-Ponty et de Binswanger. Maldiney est, quant à lui, étonnamment assez peu mentionné — bien qu’on en perçoive l’atmosphère. La patte française est encore manifeste dans cette façon de se servir de la phénoménologie dans un mouvement exclusivement « régressif », la pensée cheminant au-delà de la genèse du sens, à la rencontre d’une hylè archaïque et fantasmagorique. Autrement dit, il ne sera pas question de la morphogenèse du sens et de la constitution du monde objectif. Ce qui compte est de régresser du constitué et de la constitution vers le lieu d’une « communauté inter-facticielle » (p. 395) qui échappe aux légalités phénoménologiques et s’apparente, nous semble-t-il, à de la contagion affective :
Non Figurative et non positionnelle, elle [comprenez : le contact élémental] est en quelque sorte une empathie non personnelle de présence à présence sans présent assignable. (p. 396)
52Tout se passe ici comme si l’orthodoxie husserlienne avait été siphonnée par le paradigme postmoderne des années septante et ses références incontournables, Nietzsche bien sûr, mais aussi Deleuze ou encore Lacan — des références curieusement absentes dans le livre. Dans cette perspective, on se méfie de l’ambition rationnelle de la phénoménologie, une ambition à l’atmosphère trop claustrophobe et liberticide, peu encline à nous dévoiler le fond dionysiaque de l’Être — que l’auteur qualifie pour sa part de « chthonien ou rhizomatique » (p. 413). Si donc politique il y a dans cet écrit théorique, c’est ici qu’il faut le voir, c’est-à-dire dans une lutte discrète contre la menace totalitaire de la rationalité philosophique et scientifique.
53Cette façon de faire de la phénoménologie, mais aussi de la psychiatrie phénoménologique, ne va cependant pas sans difficultés. Nous en évoquerons trois. Premièrement, elle interroge la tâche de la philosophie, à plus forte raison phénoménologique : s’agit-il de penser la structuration de l’expérience avec ses possibles déstructurations, voire la structuration comme défense contre le chaos1 ? Ou bien s’agit-il de méditer l’obscurité elle-même, c’est-à-dire de tourner autour de ce qui a tout l’air d’être un noumène métaphysique — dont la phénoménologie husserlienne avait précisément essayé de se débarrasser ? On peine en effet à comprendre ce qui distingue ici le contact élémental de l’indifférenciation originaire de la vie, c’est-à-dire cette sorte de dimension de la vie, sans doute foisonnante, mais surtout à la limite de l’inconscience inorganique de la matière. Lorsque l’on souhaite régresser des prestations actives de la conscience aux synthèses passives et surtout au-delà, on court le risque de ne plus avoir entre les mains qu’une conscience endormie : certes il est possible de soutenir que les corps se touchent et se rencontrent, d’une certaine manière, dans le sommeil ; mais on peine à voir pourquoi il faudrait y voir quelque chose comme une vérité épistémologique et anthropologique fondamentale. Et que dire au juste quand nous arrivons ainsi aux confins muets de l’expérience ? Ne reste-t-il pas que le silence ou, à tout le moins, la parole artistique comme seule possibilité conceptuelle ? Ce fut en tout cas la proposition, ou peut-être surtout l’aporie, de Heidegger et de Merleau-Ponty dans la dernière période de leur œuvre, l’un privilégiant la poésie, l’autre la peinture.
54Deuxièmement, cette entreprise interroge le rapport de la phénoménologie aux sciences empiriques. D’un côté, Tudi Gozé nous conduit à quitter le terrain empirique (facticiel comme il le nomme souvent) pour la philosophie transcendantale et au-delà, mais d’un autre il n’hésite pas à convoquer Winnicott, dont la genèse n’est clairement pas transcendantale, mais bel et bien empirique. Il s’en étonne lui-même (p. 248). Or, pourquoi seulement Winnicott ? On en voit certes tout l’intérêt dans les belles analyses de la fragilité du lien de confiance. Mais on se demande pourquoi, quand il est question du nourrisson, on ne tiendrait pas compte des recherches récentes de psychologie développementale, comme dans Le monde des bébés2 du psychologue d’inspiration phénoménologique Philippe Rochat. Rochat, un proche de l’école de Copenhague, a en effet montré dans ses expériences que le nourrisson n’est pas (comme le pensaient Freud, Piaget et d’autres) dans un état d’indifférenciation initiale ; autrement dit que la vie est, du point de vue développemental, structuration, différenciation, organisation dès le départ — justifiant ainsi empiriquement l’a priori de corrélation husserlien. Cette façon française, et en fait très heideggerienne, de refuser le secours du matériau des sciences empiriques, sous prétexte qu’il serait le produit d’une objectivation déshumanisante (et peut-être techno-capitaliste), ne rend d’ailleurs pas justice à l’esprit des travaux de Merleau-Ponty à ses débuts — jamais mentionnés par Gozé, qui leur préfère les notes préparatoires du Visible et Invisible3.
55Troisièmement, et pour finir, on se trouve face à un problème normatif. Il est moralement louable de vouloir critiquer les cloisonnements normatifs et déshumanisants qu’on trouve dans certains regards sur la folie (scientifiques ou autres). Il est d’ailleurs pertinent de contester l’opposition caricaturale entre santé et maladie mentales, comme si la maladie était toujours là-bas, ailleurs, sur ce continent malheureux où des pauvres âmes se sont échues. Mais échappe-t-on vraiment à cette caricature en régressant vers l’élémental ? Il nous semble que face à cette question nous n’ayons guère que trois attitudes possibles :
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57(a) soit on affirme (de manière caricaturale donc) que la folie est un accident malheureux de la saine raison (qui dysfonctionne comme telle ou qui a perdu le contrôle de l’esprit, c’est-à-dire sur les autres facultés, comme la perception, l’imagination ou les affects) ;
58(b) soit on affirme que la folie n’existe pas (parce que le fou a ses normes à lui, parce que nous sommes tous fous, parce que la folie est une construction sociale visant à normaliser la société, etc.) ;
59(c) soit enfin on soutient que la folie n’est pas d’abord une catégorie cognitive mais existentielle/expérientielle/transcendantale, en ce sens qu’elle n’est pas simplement une transgression des normes de la saine raison, mais la désorganisation ou la réorganisation d’une vie qui s’efforce d’aspirer à un minimum d’organisation.
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61À notre avis, depuis ses débuts, la psychiatrie phénoménologique a choisi l’option (c) et avec de bonnes raisons, qui ont permis de réintégrer en partie le fou à la communauté transcendantale. Les psychiatres phénoménologues ont toujours insisté sur le fait qu’il fallait saisir l’expérience de la folie à partir d’elle-même — plutôt qu’à partir de nos préconceptions, ce que Binswanger reproche par exemple à Freud. Mais cela ne signifiait pas qu’on évacue le problème normatif ; ce dont il s’agissait, c’était de disposer d’une normativité adéquate à la chose étudiée. Ils pensaient en effet que les normes transcendantales ou existentiales étaient plus appropriées que les normes rationnelles, qui nous servent à juger du sens ou du non-sens de nos propositions (simplement parce que les fous, et en premier lieu des schizophrènes, ne sont pas seulement des esprits qui produisent des propositions insensées et des représentations biaisées). De plus, quand on lit les analyses de Minkowski, de Binswanger, et plus près de nous de Louis Sass, on réalise que la folie participe de la vérité phénoménologique, c’est-à-dire de la constitution du monde. L’expérience de la folie nous rappelle que le monde (au sens phénoménologique précis de « réseau de sens commun ») est chose fragile, qu’il n’est jamais complètement donné une fois ou pour toutes, qu’il est toujours conquis contre la réalité, contre l’effondrement. La maladie nous donne ainsi à voir, non pas seulement « le sens se faisant », mais aussi le sens se fléchissant ou s’emballant4.
62Tudi Gozé a, quant à ce qu’on croit en avoir compris, choisi l’option (b), c’est-à-dire une sorte de dilution du problème : dans l’élémental (ou le sommeil) personne n’est fou, parce que personne n’y est, en fait, sain d’esprit non plus. Plutôt que de vouloir réintégrer le fou à la communauté transcendantale, il nous semble qu’il préfère l’en exclure, parce que celle-ci ne mérite pas d’être un étalon de mesure de l’expérience schizophrénique. Il s’agit alors de faire exploser la communauté transcendantale au contact du dionysiaque, de renoncer à la rationalité plutôt que d’en élargir la signification et la portée.
63Or, Hegel nous l’a enseigné, il faut se méfier de brader trop vite la raison, parce qu’elle est plus rusée qu’on se l’imagine. Ainsi, au terme de son investigation régressive, Tudi Gozé retrouve-t-il paradoxalement la normativité (c) qu’il annonçait vouloir liquider au début. Si à la page 33 il pouvait affirmer : « Les questions ouvertes par Husserl de l’intersubjectivité transcendantale devront ici être retournées pour être en mesure de partir de l’expérience de la folie, et non pas de la ressaisir a posteriori comme défaillance transcendantale », à la fin de son ouvrage (p. 417), il estime que le soin institutionnel doit venir en appui des « effectuations transcendantales défaillantes » de « la catastrophe schizophrénique » (nous soulignons). Cette contradiction nous paraît assez symptomatique de la difficulté qu’il y a à vouloir se débarrasser de la rationalité phénoménologique de l’intérieur de la phénoménologie elle-même. Que la folie inquiète la communauté transcendantale, cela paraît une affaire entendue. Qu’elle la fasse voler en éclat et alors il ne reste vraisemblablement plus que l’élémental du sommeil pour nous entendre les uns les autres. Mais n’est-ce pas Socrate qui, à l’aube de la philosophie, avait voulu empêcher les Athéniens de passer leur vie à dormir ?
64Hubert Wykretowicz
65Université de Lausanne
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67Judith Butler, une phénoménologie humaniste de la rencontre. À propos d’Hourya Bentouhami, Judith Butler. Race, genre et mélancolie, Amsterdam Éditions, Paris, 2022, 160 pages. Prix : 12 €. ISBN : 9782354802486.
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69Judith Butler est une autrice reconnue des études de genre. Cependant, elle subit depuis quelque temps des critiques virulentes. Certaines critiques ont été formulées dès la parution de Trouble dans le genre, en vertu de réactions auxquelles on pouvait s’attendre (homophobie, transphobie, misogynie, etc.). D’autres critiques l’ont été en vertu de ses « récents » propos autour des attaques du 7 octobre 2023. Butler a notamment affirmé que ces attaques sont un « acte de résistance » de la part du Hamas. Mais de tels propos ne sont pas nouveau dans l’œuvre de Butler. On remarquera qu’elle analysait déjà les attaques du 11-Septembre de la même façon dans Vie Précaire5.
L’histoire, telle que nous la racontons aux États-Unis, commence le 11 septembre et fait l’objet d’un récit à la première personne. […] Le fait que ce n’est pas un sujet individuel [Ben Laden] mais un réseau d’individus disséminés à travers le monde qui a donné naissance à cette action et l’a mise en œuvre par divers biais est sans doute moins facile à entendre6.
70Dans son ouvrage de 2004, Butler produit une généalogie du 11-Septembre qui fait débuter l’événement bien plus tôt qu’en 2001. Cela lui permet de questionner la situation : « Comment se fait-il que la violence radicale devienne une option, voire apparaisse comme la seule option viable pour certains dans le contexte mondial actuel ? » (cité par H. Bentouhami, p. 41) Ses propos de 2023 s’inscrivent dans cette pensée qui analyse la responsabilité de tous les acteurs. Elle déstabilise ainsi les grilles « morales » de lecture du conflit israélo-palestinien. Elle sème le trouble. Ce trouble ne vient pas de nulle part. Avant son livre de 1990, elle le mobilisait déjà dans sa thèse de doctorat dont une partie était consacrée à l’étude du trouble sexuel chez Sartre. Nous n’avons pas l’occasion ici de développer cet héritage. Disons seulement, pour commencer, que la pensée existentialiste a nourri Butler sur plusieurs aspects, notamment celui de la méthode : la phénoménologie.
71La question des héritages de Butler intéresse Hourya Bentouhami dans son ouvrage récent publié aux éditions Amsterdam, puisqu’elle se donne l’ambition de reparcourir l’œuvre butlerienne en la lisant à travers ses contemporains. Elle déplore en effet que Butler soit souvent lue par le truchement de son héritage le plus évident : le postructuralisme. Lire Butler sous ce seul prisme, c’est commettre, selon le mot de Bentouhami, une « violence épistémologique » (p. 30) en niant le fait que Butler puise chez des auteur·ices décoloniaux et antiracistes ainsi qu’en minimisant les prises de positions de Butler sur les enjeux de race. Son ouvrage vise à réparer cette violence et rend service à la philosophie butlerienne en mettant l’accent sur le souci d’humanisation des populations auxquelles on a nié le statut d’humain.
72À une époque où Butler est accusée d’antisémitisme, un tel ouvrage doit être considéré comme une bouée pour saisir la philosophie butlerienne dans ce qu’elle a d’humaniste. Lisant Butler, Bentouhami développe une phénoménologie de la rencontre en déployant trois questions qui constitueront le plan de ce compte rendu : 1) Comment le voir est-il organisé de façon à nier ou à surexposer les personnes racisées ? 2) Comment les personnes racisées peuvent-elles devenir sujets en s’alliant corporellement ? 3) Que fait l’insulte raciste au corps et comment peut-on y « faire face » ?
73En « excès phénoménologique » : Le corps en trop
74Hourya Bentouhami ouvre son ouvrage par deux citations, la première étant de Butler (Humain, inhumain), la seconde de Fanon (Peau noire, masques blancs).
Je me souviens que je marchais un jour dans une rue de Berkeley et qu’un gamin à sa fenêtre m’a demandé : “Tu es lesbienne ?” Comme ça. J’ai répondu : “Oui, je suis lesbienne.” J’ai retourné le mot de façon positive7.
Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible8.
75Ce que l’autrice cite ici, ce sont des interactions non sollicitées, des moments où certaines personnes sont prises à partie en raison de leur apparence non conforme aux normes dominantes, les renvoyant à leur « anormalité ». Bentouhami insiste sur la répétition de ces interactions. Ce sont, pour ainsi dire, toujours les mêmes modalités de rencontre : Fanon comme Butler étonnent et/ou repoussent. Le premier objectif de l’ouvrage de Bentouhami est de montrer les normes qui guident les rencontres en soutenant, après Butler, qu’une phénoménologie de la rencontre repose sur des discours cachés de genre et de race.
76H. Bentouhami revient d’abord sur l’invisibilité des discours de genre et de race que Butler attribue à un processus mélancolique. « La mélancolie caractérise ce qui est perdu sans que l’on puisse identifier clairement l’objet de la perte et en faire le deuil. » (p. 14) Dans ce premier cas, la mélancolie caractérise le fait que certains individus sont rejetés de la société alors même que ce rejet est tu et masqué. Plus qu’une exclusion — consciente —, c’est la forclusion que subissent certains individus. Le concept butlerien de forclusion signifie une exclusion inconsciente. Ce n’est pas que le sujet n’a pas pu se conformer aux normes et est dès lors exclu de la société. La forclusion caractérise une situation où l’individu n’a même pas pu devenir sujet en ce qu’il est trop éloigné des normes de l’humanité.
77Ce qui est en jeu, ce sont les normes de l’humain et la frontière avec l’inhumain. L’idée même de frontière ne prend son sens qu’en rapport avec l’extérieur. Pour pouvoir inclure, il faut exclure. Les critères déterminant ce qu’est l’humain sont donc institués et cachés et ils influencent la perception et les rencontres. Bentouhami fait ici droit à la méthodologie butlerienne. Cette méthode consiste à déterrer les discours au fondement de l’exclusion au moyen d’une phénoménologie exhumant les normes codifiant les rencontres. Dans un article sur la phénoménologie butlerienne9, Emmanuel Levine a parfaitement cerné cette méthode, qu’il nomme « phénoménologie génétique », qui permet à Butler de déconstruire en profondeur. En somme, la phénoménologie butlerienne met entre parenthèses l’idée de naturalité des catégories (de genre, de race). Elle peut alors avoir accès à la grille normative qui construit ces catégories, s’interroger sur la façon dont elle constitue les individus, réfléchir aux moyens de la remettre en question. Cependant, Levine examine le rejet des postulats phénoménologiques que Butler met en œuvre dans Trouble dans le genre afin privilégier les apports postructuralistes. Il explique ce rejet par la volonté de Butler de se faire accepter dans les milieux féministes. Il laisse donc ouverte la question de la reprise butlerienne de la méthode phénoménologique.
78Cette méthode butlerienne est reprise et prolongée par le livre d’Hourya Bentouhami. Bentouhami s’intéresse au voir comme prémisse de la rencontre. Elle se demande notamment comment la race influence les schèmes visuels. Autrement dit, comment la perception de la couleur de peau produit les échanges. Car les échanges ne sont pas naturels, ils sont informés par des catégories hiérarchisantes. La méthode butlerienne consiste à montrer ces catégories et en analyser les fondements afin de les dénaturaliser et de subvertir les échanges. Sur cette base, H. Bentouhami développe une classification phénoménologique de la couleur de peau : si la blanchité offre la tranquillité, les personnes racisées vivent leur peau comme un tourment. Elle explique cela par l’idée de « capital phénoménologique » (p. 58). Une personne blanche vit sans que sa couleur ne soit un problème, personne ne regarde sa peau. Elle vit au-delà de sa peau. C’est ce que Bentouhami nomme « neutralité phénoménologique » (p. 58). Cette neutralité — le fait que sa peau ne soit pas l’objet d’un débat ou d’une pétrification — lui permet d’« oublier son corps » (p. 58). En effet, dans un système blanc, la blanchité est la norme. Une personne blanche oublie dès lors toujours qu’elle est blanche.
79À l’opposé, les personnes non blanches représentent l’anormalité : leur peau est associée à des représentations racistes et stigmatisantes qui les confinent dans certains rôles. Plus encore, les personnes racisées représentent un trop dans la représentation, elles perturbent le voir, créant dans l’œil un trouble qui va orienter des réactions plus ou moins hostiles. Ainsi, une personne noire ne peut-elle pas oublier qu’elle est noire car l’œil qui la saisit le lui rappelle incessamment. C’est un œil qui voit trop, qui ne peut pas se détourner de ce qu’il est en train de voir.
80Au nom de quoi les personnes noires perturbent-t-elles la perception ? Au nom d’un « excès phénoménologique » (p. 58). Cet excès indique un corps en trop. Dans Trouble dans le genre, Butler demande « quelles sont les catégories qui nous permettent de voir10 ? » L’une d’elle est la race. Plus tard, dans Vie précaire, Butler montre par exemple comment la construction du visage de Ben Laden comme visage inhumain, comme visage de monstre, a conduit à voir tous les hommes arabes comme des dangers. Ce n’est pas l’homme arabe qui crée la peur, mais la teinte raciste de l’œil. En ce sens, le voir est performatif. Le voir reproduit ces catégories racistes. H. Bentouhami prend pour sa part l’exemple des policiers qui ont peur d’enfants noirs jouant dans la rue. Le fait de considérer ces enfants comme des dangers est, d’une part, informé par des préjugés racistes. D’autre part, les réactions des policiers, leur manière de regarder remettent en circulation ces préjugés.
81Par conséquent, H. Bentouhami définit la performativité butlerienne comme « le processus circulaire par lequel la loi ou la norme produit ce que, paradoxalement, elle présuppose » (p. 36). L’acte performatif qu’est le voir est « essentiel à la reproduction de la matrice hétérosexuelle et raciale. » (p. 81) Saisir un homme arabe comme un danger, ce n’est pas seulement être influencé par un stéréotype, c’est reproduire ce stéréotype qui va lui-même reproduire un certain type d’échange avec cet individu (un regard insistant et méfiant). Plus encore, Bentouhami affirme que la perversité des schèmes racistes (et sexistes) de vision réside dans le fait que la faute sera toujours celle de l’opprimé. C’est ce qu’elle nomme la « responsabilité du voir ».
La responsabilité du voir est attribuée à la personne vue, tenue de maitriser ce qu’elle suscite visuellement. Ce qui est vu est indissociable de ce que l’épistémè raciale produit comme le visible. Rendre visible un corps implique de lui assigner une marque à la fois raciale et sexuelle […], avec les qualités et les propriétés afférentes en termes de valence positive ou négative figée (« criminel », « athlétique », « provocant », « aguicheuse », etc.). (p. 81)
82Cette citation fait écho aux nombreux témoignages de personnes tuées ou agressées en raison de ce qu’elles ont « donné à voir » : la justification du viol par la tenue ou la justification du meurtre d’une personne noire par la police en raison du présumé danger qu’elle représentait.
83Ainsi, si une agression vise des personnes que le genre ou la race met en position d’infériorité, ces personnes sont toujours présumées coupables de leur agression. La phénoménologie du voir montre que les yeux sont saturés d’histoires qui orientent le comportement lors des rencontres. La leçon qu’en tire Bentouhami pour les luttes antiracistes est qu’il faut parvenir à mieux saisir la phénoménologie du voir et tenter de maitriser la vision d’autrui afin qu’un regard posé sur soi ne soit pas l’occasion d’une interprétation menant à la mort. Il faut travailler sur les représentations racistes du voir. Suivant les écrits de Butler sur la non-violence, Bentouhami met en lumière la stratégie qui vise à lier les corps entre eux. Face à l’oppression du corps en excès, trop visible — au point que l’individu qui l’habite, ses souffrances, ses émotions, ses relations, soient rendues invisibles —, il s’agit de se regarder l’un l’autre, d’assembler les corps pour subvertir les normes de l’humain.
84Phénoménologie du maillage corporel : faire bloc, faire famille
85Hourya Bentouhami consacre le deuxième chapitre de son ouvrage, « Biopolitique de la parenté. L’humain en question » à la problématique de l’impossibilité de faire famille pour les personnes noires. S’appuyant sur les travaux de Saidiya Hartman, elle identifie le cœur du problème : la déshumanisation et la mort sociale. Elle renvoie ici à la mise en esclavage par la naissance. « Dans ces conditions, naitre, c’est mourir au monde, se trouver désaffilié, sans la protection de la communauté d’origine. » (p. 91) Ce problème est encore bien actuel puisque les familles noires, si elles ne sont pas interdites, sont délégitimées (par exemple en raison d’une prétendue éducation archaïque, prémisse d’enfants mal éduqués qui mettraient à mal la nation). Actuel également parce que, si l’esclavage a plus ou moins disparu, une de ses formes persiste : la délégation du corps des dominants dans celui des dominés. L’analyse bentouhamienne de la déshumanisation par l’impossibilité de faire famille ou de faire partie de la famille remet ainsi en jeu le motif butlerien du « sois mon corps ».
86L’ouvrage de Judith Butler Sois mon corps, publié en 2010 en collaboration avec Catherine Malabou, fait intervenir des auteurs tels que Hegel, Foucault ou encore Derrida. Le « sois mon corps » est une analyse butlerienne de Hegel : le maitre demande à l’esclave d’être son corps. Cette délégation du corps a pour conséquence que l’esclave travaille physiquement à produire les produits de consommation pour le maitre. Aussi, la délégation permet-elle au maitre de n’être que pur esprit, indépendant de la matière et de la contingence (on retrouve ici le très fameux dualisme entre matière et forme ou entre corps et esprit).
87H. Bentouhami décide de lire l’ouvrage en faisant dialoguer Butler avec les théoriciennes de l’esclavage, Saidiya Hartman et Hortense J. Spillers. Prolongeant le thème de la double conscience chez Fanon (se voir être vu par le regard du dominant), elle affirme qu’une lecture antiraciste du « sois mon corps » soulève l’idée de « corps-double, celui dont la vie est davantage exposée à la faim, la blessure, la mort, parce que précisément toute son attention est tournée vers un autre corps, celui du maitre ou de la maitresse » (p. 115). Au-delà de la servitude, Bentouhami décrit le mensonge relevé par Butler dans la prétention d’indépendance et de liberté des dominants. Pour le dire une première fois, au lieu d’être libre parce que le maitre délègue son corps (ce qu’il représente et le soin de celui-ci) à l’esclave, cette délégation est justement ce qui rend le maitre dépendant de l’esclave.
88H. Bentouhami prend comme exemple de la dépendance masquée du maitre à l’égard de l’esclave le fonctionnement des familles blanches qui repose sur la contribution d’une « mère nourricière noire ». La famille bourgeoise traditionnelle père-mère-enfant est une mascarade. La mère se dédouble pour laisser place à une femme noire prenant soin de la famille blanche, sans oublier que cette femme prend également soin de sa propre famille. La mélancolie refait surface. La seconde mère est niée dans l’histoire. Elle ne fait pas partie de la famille, elle n’est jamais mentionnée. La dépendance de la famille blanche à son égard est tue. Les membres de la famille doivent refouler leur attachement alors même qu’ils ont été élevés, nourris, chéris par cette femme. La déshumanisation passe alors par le fait de nier la mère nourricière racisée et de la considérer comme dépendante de la famille blanche qui lui permet de survivre en lui donnant un travail.
Le corps du maître et celui du serviteur ou de la domestique sont enlacés, attachés l’un à l’autre, chaque corps est vécu ailleurs qu’en lui-même. Mais ces extériorisations ne sont pas symétriques et la délégation de corps fait l’objet d’un intense travail d’effacement, de négation, si bien que seul apparaît finalement comme humain celui qui est dit « libre », c’est-à-dire qu’il se présente comme ne dépendant que de lui-même. (p. 120)
89À travers l’économie du service, c’est une définition de l’humain qui pointe son nez. La liberté qui définit l’humain digne est possible parce que différentes personnes travaillent pour lui.
90Toutefois, Bentouhami voit une porte de sortie chez Butler résidant dans le fait d’affirmer le caractère dépendant de tous les corps. Butler affirme que nous naissons incomplets et ayant besoin des autres pour gravir vers la complétude. Accepter cette dépendance au lieu de la nier permet de donner une définition de l’humain plus inclusive, qui ne repose pas sur un antique dualisme où seuls ceux qui se libèrent de leur corps ont accès à la dignité. Bentouhami met en lumière l’importance de reconnaitre les liens qui nous unissent aux autres. Cette reconnaissance est la prémisse d’une possibilité de faire famille. Faire famille signifie ici notamment reconnaitre que d’autres configurations familiales sont possibles, qu’une famille n’est pas la somme des liens de sang. Faire famille, conclut Bentouhami, c’est finalement créer des liens d’attachements corporels et affectifs. C’est penser la femme nourricière comme membre de la famille et légitimer les familles autres que blanches et bourgeoises comme réseaux d’individus prenant soin les uns des autres, quelle que soit la configuration de cette structure.
91Dans son troisième et dernier chapitre, « Politique du nom. Injure raciale et politique de la non-violence », Bentouhami évoque la multiplicité des corps dans les manifestations. La famille, de Butler à Bentouhami, est un des moyens de faire bloc face au racisme qui réduit les corps noirs à l’inhumanité. Dans les rassemblements, les corps se lient jusqu’à faire bloc, laissant place à un « corps collectif » ou « corps obstacle » (p. 148). Lors les rassemblements « non violents », le corps n’est pas utilisé pour détruire ce qui le détruit mais pour s’affirmer face à ce qui le nie. Puisque les corps oubliés ou stigmatisés ne sont pas vus (ou sont mal vus) par l’ordre dominant, ces corps doivent trouver le moyen de se faire voir. Reprenant les mots de Simone de Beauvoir, Butler parle pour ces corps qui s’exposent en se liant de « stylisation éthique de son corps11 ». Ainsi le style a à voir avec la façon dont les corps et les individus se réapproprient une norme. La norme ne peut en effet pas être plaquée sur le corps, elle fait toujours l’objet d’une réappropriation individuelle.
92Alors, que signifie une stylisation éthique ? Si les corps noirs font l’objet d’une marginalisation, faisant de chaque rencontre l’occasion d’une violence ou d’une interaction non sollicitée, modifier l’apparition de leurs corps permet de bousculer la rencontre. Dans le rassemblement, on assiste à un maillage des corps noirs qui rend plus difficile l’attaque raciste et qui montre le réseau d’interdépendance de ces corps pour survivre ou pour pleurer une perte. « La non-violence a davantage pour objet d’ouvrir d’autres imaginaires : elle vise à défaire le “fantasme racial” de la prédation des corps non blancs. » (p. 149) Les corps abjects relégués à la marge s’affirment dans le rassemblement. Le corps-collectif manifestant refuse la mort. Dans cet événement, les corps habituellement vus comme inférieurs, désolidarisés, isolés s’offrent une autre exposition. À l’historique impuissance, le corps-collectif devient résistance. Ce processus permet de trouer la chaine de citation de la violence raciste. Cette rupture peut aussi avoir lieu au sein du langage. C’est l’autre thème du troisième chapitre de l’ouvrage.
93Phénoménologie du mot : ce qu’il faut entendre pour voir
94Après avoir développé une phénoménologie de la rencontre par le voir, H. Bentouhami creuse la problématique du langage. Le langage et le voir sont liés puisque le voir s’organise autour de catégories qui conditionnent la rencontre avec autrui. Elle prévoit de subvertir l’échange en remontant la chaine de la rencontre, du langage au voir et à ses catégories afin de détraquer celles-ci.
95Afin de saisir le pouvoir des mots étudié par Butler, Bentouhami repart de l’héritage poststructuraliste de celle-ci pour aller vers son héritage décolonial. Sur le premier plan, Butler retient d’Althusser que le sujet se constitue à partir de l’adresse. Il ne suffit pas de dire « c’est une fille » à la naissance. Pour qu’un individu soit une fille, il faut sans cesse répéter des interactions qui la genrent au féminin et qu’elle-même parle depuis la place d’une fille. De Derrida, Butler retient la possibilité de resignifier. L’effet performatif du discours passe par sa répétition. Selon Derrida, les discours ne sont pas attachés à un contexte. Ils peuvent être répétés hors du contexte initial. Par cette répétition s’opère une resignification. C’est ce qu’il nomme l’itérabilité : lorsqu’on répète un mot en lui donnant une autre signification. Cela permet, par exemple, de donner un nouveau sens aux mots qui qualifient les individus.
96Sur le second terrain, Butler mobilise Homi Bhabha et son concept de mimicry, qui a également été déterminant dans l’élaboration du concept de performativité. H. Bentouhami montre ici l’importance de la traduction culturelle lors que la répétition en contexte colonial. Le colonisé ne peut répéter de la même façon que le colon. S’opère une « vernacularisation du pouvoir de l’occupant » (p. 49). Puisque l’humain est défini selon certaines normes que le colonisé ne parvient pas à mimer en raison de son apparence, le colonisé n’est jamais une citation parfaite de l’humanité. Mais c’est justement dans le fait que la citation est toujours manquée que réside la possibilité de resignification. Avant de détailler cette resignification, il faut revenir à l’analyse phénoménologique de l’insulte mise en lumière par Bentouhami.
97« Qu’est-ce qui s’interrompt lorsque nous sommes interpellé·e·s par des noms qui nous désorientent et nous sortent de nous-mêmes ? » (p. 127) C’est la question que pose Bentouhami dans le cadre de l’insulte raciale. La désorientation est due, premièrement, à la violence de l’insulte qui jette la victime « hors contexte » : « être blessé par un discours, c’est souffrir d’une absence de contexte, c’est ne pas savoir où l’on est12. » En effet, lorsque Fanon est interpellé par un enfant blanc, tout ce qu’il fait à ce moment s’arrête, il est plongé dans l’insulte. Qu’il la refuse ou non, qu’il s’en offusque ou non, il ne fait plus qu’un avec elle. Le mot d’insulte renvoie Fanon à ce qu’il est pour un autrui blanc : un objet terrifiant. L’insulte raciale replace la victime « à sa place ». On peut également saisir ce point chez Fanon :
Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques — et me défoncèrent les tympans l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania. » Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être là, très loin, me constituant objet13.
98Si l’expérience de l’insulte fige, elle n’est cependant pas une fatalité. De Bhabha à Butler, Bentouhami revient sur les conditions d’une puissance d’agir face à l’insulte en analysant, après la puissance du langage à blesser, sa puissance de « réparer ». Elle se demande : « que faut-il alors pour que cette répétition soit subversive et permette une vie viable ? » (p. 48) La réponse se trouve chez Bhabha. Pour ce dernier, la mimicry n’est pas une simple répétition, ni une répétition qui change de contexte. C’est « le nom de l’impossibilité de la reprise de l’original, dès lors que celui-ci est dit par un double supposé inférieur, donc d’une possible forme de résistance à la domination. » (p. 49) Dans ce cadre, répéter la norme n’est pas s’y conformer. C’est se l’approprier en la déformant.
99L’originalité de l’ouvrage d’Hourya Bentouhami est d’insister sur la nécessité de travailler sur les schèmes de perception tels que la vue et l’ouïe afin de reprendre le contrôle de la rencontre. Les trois chapitres de son ouvrage traitent la façon dont les personnes racisées sont mises au ban de l’humanité en explorant les mécanismes de domination raciale au prisme des armes butleriennes, notamment le concept de performativité. Autrement dit, elle met en lumière ce qui est répété dans les interactions racistes et misogynes. Et le répété, c’est principalement la catégorie de l’humain. Cette catégorie a besoin d’exclure des individus pour se stabiliser sur ses frontières. La catégorie de l’humain est ainsi bien étroite. H. Bentouhami décrit quelques-unes de ses caractéristiques dont la blanchité et la prétendue indépendance. Ceux qui s’éloignent de ces normes sont hors cadre. L’autrice montre que le trouble dans les yeux des dominants vient du fait qu’ils craignent que les individus hors normes ne s’approchent trop de la frontière de l’humain et la trouble. Pire, elle montre que ces individus pénètrent la frontière et mettent en question la légitimité de celle-ci. Les regards et les mots ont pour but de tenir à distance ces individus. Par conséquent, l’excès phénoménologique n’émane pas du corps racisé. Il est une projection du regard blanc.
100Butler a été critiquée pour voir de la résistance dans les actes du Hamas. C’est que sont déplorés tous les actes de ceux qui incarnent déjà l’excès. Le droit à se défendre d’Israël prime sur le droit à exister de la Palestine. Une lecture similaire est faite des manifestations contre les violences policières. Pourtant, ces corps se défendent contre l’oppression qu’ils subissent. Ils cherchent à exister, paisiblement. Mais exister paisiblement n’est possible que pour ceux qui performent les normes. Homi Bhabha a bien montré que les colonisés ne pouvaient performer la norme. La neutralité phénoménologique ne pourra dès lors se réaliser pour ces corps que lorsque les normes auront été assez déformées et ouvertes pour les intégrer. La force de l’ouvrage de Bentouhami, qui fait sienne la méthode phénoménologique de Butler, est d’affirmer que cette neutralité ne sera effective qu’à force d’une chirurgie ophtalmique. C’est-à-dire grâce à une transformation du regard posé sur ces corps racisés, transformation qui n’est possible qu’en remettant en question les catégories masquées de la race et du genre qui informent les regards.
101Florine Bragagnolo
102Université de Liège
Notes
1 Notons ici que la structuration, l’ordre ou la cohérence dont il est question en phénoménologie se situe évidemment à un niveau transcendantal. Il faut comprendre par-là qu’il n’y a aucune implication logique entre l’affirmation de l’ordre à un niveau transcendantal et la revendication de l’ordre à un niveau empirique (dans la vie concrète donc), bien au contraire : s’il est possible au « je empirique » de mener une vie moralement dissolue, anarchique ou punk, c’est précisément parce que son accès au monde est plus ou moins bien organisé. Autrement dit, la cohérence en phénoménologie n’implique pas une option morale ou politique particulière, étant donné qu’elle est la condition de possibilité de ces options morales et politiques. Cependant, pour être parfaitement honnête, cela ne signifie pas non plus que les structures transcendantales soient parfaitement immunisées contre le contenu d’une vie. Mais c’est un problème difficile, qui n’a pas lieu d’être développé ici.
2 Philippe Rochat, Le monde des bébés, Paris, Odile Jacob, 2006. Le psychologue avait d’ailleurs été un des orateurs invités à la leçon d’adieu du professeur et psychiatre phénoménologue suisse Pierre Bovet, il y a de cela quelques années.
3 On sait par ailleurs que Husserl lui-même avait finalement renoncé à la voie cartésienne dans sa phénoménologie transcendantale pour ce qu’il est convenu d’appeler la voie ontologique, qui prend son point de départ dans la mondanité du monde. Une bonne explicitation française de cette option méthodologique se trouve chez Frédéric Moinat dans Le vivant et sa naturalisation. Le problème du naturalisme en biologie chez Husserl et le jeune Merleau-Ponty, Dordrecht, Springer Phaenomenologica, 2012, p. 55 et suiv. Moinat montre très bien comment le Merleau-Ponty de La structure du comportement et de la Phénoménologie de la perception est un digne héritier de cette option méthodologique.
4 Un exemple classique est la perte de contact avec la réalité dans la schizophrénie et son pendant, l’hyper-réflexivité (magistralement analysée par Sass) : sens fléchissant d’une part et conscience s’emballant d’autre part, dans une forme de doute radical à la Descartes. Ainsi la schizophrénie nous enseigne que le monde n’est pas donné une fois pour toutes, qu’il peut être perdu, etc. Un autre exemple qu’on peut imaginer est la vérité phénoménologique de l’autiste qui, du fait de sa perplexité devant les conventions sociales, nous rappelle à quel point elles sont des coutumes construites plutôt que de simples évidences naturelles. On a là autant de manières de réintégrer la folie dans la communauté transcendantale plutôt que d’en faire un objet étranger à la conscience constituante.
5 Judith Butler, Vie précaire [2004], Trad. Jérôme Rosanvallon, Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2005.
6 Ibid., p. 29.
7 Judith Butler, Humain, inhumain. La travail critique des normes. Entretiens, Trad. Christine Vivier, Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2005, p. 136.
8 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs [1952], Paris, Seuil, 2015, p. 111.
9 Emmanuel Levine, « La phénoménologie critique du genre de Judith Butler », Alter, [En ligne], n° 30, 2022, mis en ligne le 31 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ alter/2429.
10 Judith Butler, Trouble dans le genre [1990], Paris, La Découverte, 2005, p. 46.
11 Judith Butler, La force de la non-violence [2020], Trad. Christophe Jacquet, Paris, Fayard, 2021, p. 22.
12 Judith Butler, Le pouvoir des mots [1997], Trad. Charlotte Nordmann, Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2017, p. 25.
13 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 110.