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Pierre-Adrien Marciset

L'intuition de l'infini ou les imaginaires de la finitude, d’Ernst Cassirer à Hans Blumenberg

(Volume 21 (2025) — Numéro 3)
Article
Open Access

Résumé

Cet article vise la proposition suivante : quand nous, sujets philosophants ou non, parlons de l’infini, nous ne parlons en fait guère mieux que d’une intuition. Nous parlons d’une intuition en tant qu’il ne s’agit jamais que des anticipations de notre perception de ce que cela ferait que de suspendre, ponctuellement, la finitude de nos facultés logico-formelles. Nous ne pouvons avoir de l’infini qu’une idée de l’ordre de l’imaginaire, permise par celle de nos facultés dont nous avons proposé ailleurs qu’elle serait de l’ordre du régime esthético-formel. Blumenberg propose que la conscience soit le produit dérivé d’un phénomène interne aux facultés de l’entendement : son principe de crise dans l'économie de l’effroi résultant de la rencontre entre facultés finies et l’intuition du produit de la suspension de la finitude de ces mêmes facultés. La conscience ne serait guère possible sans cette crise interne à et fondamentale de l’entendement, sans la collusion formidable entre les deux régimes quantitatifs aux facultés du sujet : le régime logico-formel, rivé à la finitude, et le régime esthético-formel, tourné vers l'intuition de l’infini. De là voulons-nous présenter que l’infini n'est ni un objet extérieur susceptible d'une vérification dans ses caractéristiques par l’intersubjectivité, ni le produit d'une inspiration. Il s’agirait de l'une des conditions de matérialisations de la conscience.

This article attempts to examine a hypothesis: When I, philosophizing subject or not, speak of the infinite, I am in fact speaking about the intuition of an idea or the intuition of a part of the world. I speak from the necessity to anticipate the limits of my perceptions. What would it be like to suspend, momentarily, the finitude of my logical-formal faculties and thus, suspend also the causal experience in my consciousness? I can only have an idea of the infinite in the order of the imaginary, permitted by those rational faculties that belong to the order of the aesthetic-formal regime of the synthetic activity of cognition. According to Blumenberg, consciousness is the derivative product of a phenomenon internal to the faculties of cognition: Its principle of crisis resides in the economy of the fear (Schrecken) that results from the collision between finite faculties on the one hand and the intuition of what could be that results from the suspension of the finitude of these very same faculties on the other. Consciousness would hardly be possible without this internal and fundamental crisis in the a priori synthetic activity of cognition, without the formidable vertigo arising from the confrontation of the two quantitative regimes of the subject’s faculties: the logical-formal regime, wedded to finitude, and the aesthetic-formal regime, turned towards the intuition of the infinite. From there I would like to present the infinite neither as an external object susceptible to a verification in its characteristics by intersubjectivity, nor as the product of an inspiration. It could be understood instead as the product of the conditions of materialization of consciousness.

Keywords : Blumenberg, Husserl, consciousness, infinity, Cassirer, Humboldt, imagination, Heidegger

« Et nous allons, suivant le rythme de la lame,

Berçant notre infini sur le fini des mers »1

Le Voyage, Les Fleurs du Mal,

Charles Baudelaire

Introduction

1De quoi s’agit-il lorsque nous avons, lorsque nous manipulons l’intuition de l’infini ? De quel statut, de quel régime relève une telle intuition ? La littérature (notamment depuis le romantisme) donnerait de l’infini les conditions rhétoriques d’un recours à ce qui dépasse ce qui peut être écrit ou dit. Or la rhétorique est le domaine qui, par définition, est voué à ne pas connaître de fin, contrairement, pour citer Blumenberg, à l'histoire de la philosophie s'accomplissant dans le concept telle qu'elle se donnait dans le programme cartésien :

Essayons d’imaginer que le cours de la philosophie moderne se soit accompli selon le programme méthodique conçu par Descartes et qu'elle soit arrivée à son terme définitif, que Descartes tenait pour tout à fait atteignable. Cet « état final » de la philosophie, qui, pour notre expérience historique, n’est plus qu’hypothétique, serait caractérisé par les critères définis dans les quatre règles du Discours de la méthode de Descartes, en particulier dans la clarté de la distinction — exigées par la première règle — de la totalité des données appréhendées par les jugements. À cet idéal d'une objectivation intégrale correspondrait le parfait achèvement de la terminologie, qui capte la présence et la précision du donné dans des concepts définis. Dans cet état final, le langage philosophique serait purement « conceptuel », au sens strict : tout peut être défini et donc tout doit être défini […].2

2Dix ans avant la parution de ce texte, Hans Blumenberg réfléchissait déjà au rôle de l’infini en l’homme au travers de sa confrontation à l’historicité heideggerienne de l’être de Sein und Zeit. Il reprenait cette notion pour se l’approprier3 et la discuter, dans le premier manuscrit de sa thèse d’Habilitation, soutenue en 1950 sous une autre version. Blumenberg répondait à l'historicité heideggerienne l'idée simultanément externe et interne de la métacinétique de la distance ontologique, c'est-à-dire d'une activité interne de la conscience dans le rapport au « monde de la vie » husserlien. Avec Blumenberg et, si l'on peut dire, conformément au vers baudelairien, l'infini est interne et ne procède que de l’interprétation interne d'un paraître. Il ne s'agit que de perception : nous percevons infini, ce qui met en échec notre capacité à embrasser sur le plan logique et déductif l’ensemble de la finitude de ce que l’on est en train de percevoir. Pour peu que l'on souscrive à cette posture de Blumenberg, que nous allons tâcher d'exposer dans le présent article, l’infini est d’abord une conséquence accidentelle de l’imperfection de nos facultés finies. Nous proposerons qu'il s’agit ensuite de l'une des conditions de matérialisation des possibilités performatives de la conscience intentionnelle. Le fait que l’univers nous paraisse aujourd’hui infini serait donc par exemple la nouvelle « mer » baudelairienne : le résultat de cette limitation de nos facultés.

3Un objet ne peut être défini et identifié comme tel que dans l'exercice intersubjectif de l’intentionnalité : il faut donc être en mesure de se partager, entre sujets, l’expérience phénoménale d'un objet sous une forme finie et arrêtée pour que ledit objet puisse intégrer le monde. L’infini tombe-t-il sous un tel régime intentionnel et, ce faisant, peut-il intégrer ce que Cassirer appelle dans les réflexions qui suivent le « monde des objets » ? Si ça n'est pas un objet, de quoi s’agit-il ? Emmanuel Levinas expliquait bien, dès 1929, que « c'est le rapport à l'objet qui est le phénomène primitif et non pas un sujet et un objet qui devraient arriver l'un vers l'autre »4. Autrement dit, c’est une visée noético-noématique, l'intentionnalité, qui fonde notre capacité à nous représenter un objet, pour l’intégrer dans notre expérience phénoménologique du monde. Or il faut, pour ce faire, que l’objet ainsi désigné puisse être vérifié de manière intersubjective dans son homogénéité phénoménale — le sens et la fonction de la constitution subjective-relative du monde par un ensemble de sujets5.

4On peut trouver ainsi, dans les sciences naturelles par exemple, des modélisations limites dans lesquelles les règles des trois dimensions ne sont aujourd’hui plus valables et qui, à ce titre, viennent confronter leur possibilité même à ce que Kant identifiait comme les conditions formelles de la conscience. Ces modélisations limite tentent de donner une représentation intersubjectivable d'objets recourant à l'idée de l'infini. Les modélisations possibles de la bouteille de Klein ou du concept de tesseract, par exemple, consistent en une représentation qui tâche de modéliser géométriquement le déplacement dans la troisième dimension, c’est-à-dire l’adjonction du temps représenté dans l’espace. En tant que telles, ces modélisations constituent des représentations qui tentent d’enchâsser dans la visée noético-noématique même l’idée que l'on se fait de ce que pourrait être l’infini dans un modèle représentationnel déterminé par ce qui est encore à portée de l’exercice récurrent et intersubjectif de notre finitude (cognitive). Autrement dit, pour saisir l’infini, nous recourons à une représentation qui nous permet de contourner ce qui est toutefois une évidence : l’échec de notre capacité, subjective comme intersubjective, à nous le représenter de bout en bout.

5C’est ainsi par exemple que lastrophysique sempare de l'intuition de l’infini pour anticiper sur les possibilités de ce que serait la représentation d'un trou noir ou ce que serait un effondrement cosmique — il est entendu que l'on ne parle pas nécessairement ici de l’image mais, avant cela, d’une représentation ne serait-ce que noético-noématique. L’astrophysique recourt donc très explicitement à l’imagination, une imagination tenue par des critères logico-formels très stricts, soutenus par les sciences mathématiques et physiques. Le traitement de telles données déborde toutes les anticipations possibles de nos perceptions, et pulvérise à tel point les conditions de possibilité de notre imagination que seul le recours à des ordinateurs permet d’assister l’esprit humain dans sa capacité même à imager ces choses. De telles démarches épistémologiques, dans les sciences par exemple, sont le témoignage de la capacité de lesprit humain à repousser continuellement les limites de sa capacité de représentation. Elles nous ramènent inévitablement à une question fondamentale et philosophique, déjà posée par Descartes tandis qu'il réfléchissait aux implications de cet possibilité de linfini en nous : quest-ce que signifie cette capacité à déborder les limites de nos facultés ? Comment est-ce seulement possible ? Il existe au moins trois pistes de réflexion pour cela.

6La première, cartésienne, selon laquelle cette possibilité doit être saisie comme la preuve de l'existence de Dieu. Cette hypothèse envisage l'infini comme la garantie de la fiabilité de la raison6, à partir de ce que Descartes écrit dans sa troisième des Méditations Métaphysiques à propos de l’infini : infini qui se situe dans la possibilité même de « l'idée de Dieu », qui « est en moi » et qui, donc, prouve par là même l’existence de Dieu en tant que l’idée de l’infini ne peut être insufflée que par un être infini, non imaginé par un être fini7. Il nous semble que Hans Blumenberg esquisse une tentative de discussion avec cette problématique toute cartésienne dans La Distance ontologique, au paragraphe sept, « L'affirmation de soi de la raison avant la crise des certitudes »8 sur laquelle il faudrait consacrer un autre espace de réflexion, afin d'envisager la posture de la modernité. La deuxième piste, néokantienne, nous encourage à interpréter la possibilité de l’infini en tant que production de l’esprit. Nous nous référons ici à la posture adoptée par Ernst Cassirer, qui considère l’infini comme le point de départ des possibilités de l’activité de l’esprit et, ce faisant, une source d’espérance. Une troisième piste trouve dans l'infini la marque de la limite que cette activité de l’esprit ne pourra jamais dépasser. Elle ferait résider, dans cette possibilité interne à la conscience, l'idée que l'infini est une réalité par nature indépendante de toute saisie par les facultés humaines et, ce faisant, un motif de désespoir en tant qu’il s’agit d’un « quelque chose » par nous indéfinissable et insaisissable. Nous verrons d’ailleurs ci-après, lorsque nous parlerons de la querelle de Davos, la solution esquissée par Blumenberg à cette opposition, dans sa reprise de la perspective défendue par Cassirer sur la relation à l’infini, depuis les arguments de Heidegger.9

7Le statut que nous donnons à limagination se trouve à la croisée de toutes les hypothèses sur linfini. Nous allons donc tâcher, avec Blumenberg, de proposer une hybridation, déjà esquissée par la solution que Blumenberg proposait à la querelle de Davos10, hybridation selon laquelle l’infini pourrait n'être ni insufflé ni même imaginé, mais que seule sa possibilité serait en fait envisagée ou possible en tant qu'elle est condition de possibilité de la performativité de la conscience et, ce faisant, condition de matérialisation de la conscience elle-même. Il faudra donc nous poser trois questions : l’infini est-il un objet susceptible d’être support d’une visée noético-noématique qui puisse être univoque et récurrente de sujet à sujet ? Ou bien est-il condition des qualités des facultés de l’entendement ? Alors, sous quel autre nom connaîtrions-nous déjà l'infini dans les deux grandes traditions de la philosophie transcendantale, que sont le criticisme et la phénoménologie ? Cet article propose de considérer l’infini non plus comme une quelconque réalité pré-existante à la saisie par la conscience, mais comme une intuition de l’infini, ou un instinct qui serait le propre de la conscience intentionnelle. En tant que produit d’une anticipation de la suspension ponctuelle de la finitude de nos facultés, cette intuition de l’infini apparaîtrait comme la matérialisation de la conscience et serait directement issue des conditions formelles de notre entendement. Nous allons donc repartir des conditions formelles de la conscience (I), afin d'examiner ce qui serait l'une de ses conditions de matérialisation (II).

I. Quelle « expérience » de linfini peut-on faire depuis les conditions formelles de la conscience ?

1. Les enjeux de l’infini dans la querelle de Davos

8La philosophie kantienne a établi le temps et l’espace comme les conditions formelles de la conscience, où le temps est la condition formelle la plus fondamentale puisqu’elle embrasse l’espace11. On retrouve toutefois le rapport à l'intuition de l'infini dans les deux plans : dans le temps, au travers de ce que Heidegger problématise dans Sein und Zeit sous l’expression de l’historicité de l’être, et ce que Blumenberg reprendra pour le critiquer une première fois, puis pour se l'approprier de façon plus hétérodoxe une seconde fois au travers de la notion de la métacinétique de la distance ontologique12 ; dans l’espace sous la forme de l'univers intersidéral depuis que le globe terrestre est intégralement conquis et connu.13

9Bien que borné par la finitude de son étendue dans ces deux plans (finitude de son étendue corporelle, finitude temporelle de son existence), l’être humain est pourtant en capacité dimaginer que lordre homogène de sa réalité précédait sa naissance et que cette homogénéité continue et récurrente du monde se maintiendra après sa mort. De même, il est en capacité d’imaginer que la spatialité du monde se prolonge au-delà de ce qu’il est capable de voir, sentir et toucher. Il sait que l’horizon recule à mesure qu'il avance. À ce titre, l’être humain se détermine de façon pragmatique et nécessaire vis-à-vis de cette double caractéristique de son être-au-monde : la nature finie de son existence comme de ses facultés d’une part, et sa capacité à envisager ce qui se tient — par exemple dans le cas de son inscription temporelle — en amont et en aval de cette finitude d’autre part. L’être humain se trouve donc, de ce point de vue, dans la situation on ne peut plus délicate de pouvoir envisager ce qui ne lui est pas accessible et qui s’étend au-delà de ses propres conditions d’existence. Notons au passage qu’il serait réducteur de limiter le champ de l’infini aux domaines du temps et de l’espace et, comme nous tentons de le proposer ici, l’infini, comme la finitude, sont des conditions de matérialisation de la conscience, de sorte que l’un et l'autre s'expriment dans tous les champs de relation de la conscience au monde (langage, connaissance, jugement, etc).14

10Le néokantien Cassirer va donner un contexte très déterminé à la réflexion sur l’infini et le fini, en l’inscrivant dans le cadre des formes de matérialisation de la conscience dans son système de la Philosophie des formes symboliques. Lors de la querelle de Davos au printemps 192915, Ernst Cassirer et Martin Heidegger s’affrontèrent sur le schématisme et sur leurs rapports respectifs à la finitude : terminus a quo pour Cassirer, terminus ad quem pour Heidegger16. À propos de l'héritage kantien, qui est déjà le nœud de la célèbre rencontre, Denise Souche-Dagues écrit au début des années soixante-dix que :

Il est clair que l'interprétation de Husserl n'en est pas encore venue au point de pouvoir pratiquer sur cet auteur ce que M. Vuillemin a opéré sur Kant : montrant comment « l’héritage kantien" est animé par un déplacement des concepts de la philosophie kantienne, déplacement qui donne à l'histoire des interprétations une rigueur dialectique en laquelle se dessine un visage de la pensée philosophique contemporaine : « l’approfondissement progressif du concept de la finitude ».17

11Les deux philosophes à Davos ont montré de quelle façon ce questionnement sur l’infini présidait dans l’ère pré-postmoderne à un autre questionnement fondamental : celui des caractéristiques de l’être. La conception cassirérienne, qui va nous intéresser particulièrement, est une dynamique continuellement en mouvement au sein de laquelle l’identité apparaît comme le résultat toujours transitoire d’une fluidité, celle d’un processus infini de définition du fini encore indéfini — le principe de déterminabilité et le monde des objets étant deux principes essentiels au néokantisme de l'école de Marbourg. Système contemporain de l'essor de la phénoménologie husserlienne, la Philosophie des formes symboliques d’Ernst Cassirer établit le sujet transcendantal comme se constituant lui-même dans l'opération de constitution du monde des objets.

12L’infini pourrait ici correspondre à l’idée d’une finitude qui ne connaîtrait jamais l’épuisement de ses possibilités. Le sujet en âge de se penser lui-même est à lui-même son perpétuel bateau de Thésée18, et les critères de sa récurrence doivent être constitués, par lui, en fonction des éléments dont la modification ou le déplacement lui sont nécessaires. Un infini dont l'accessibilité ne serait que de l'ordre de l’intuition ou de celui de l'imagination doit-il cependant constituer le motif du désespoir de l’humanité, contrainte et brimée par sa propre finitude, son « souci » heideggerien ? Ou bien est-ce que le fait que l’être humain puisse avoir l’intuition de l’infini, imaginer de nouvelles possibilités pour sa finitude, incessamment, est au contraire une source inépuisable d’espérance (et en un sens, quoique sans Dieu, renouant avec la valeur ontologique de la troisième méditation cartésienne) ?

2. Le langage comme fragment réel de l’être

13À cette dernière question, Cassirer répond bien évidemment par l’affirmative, notamment au travers de sa réflexion sur le langage. Il revient ainsi sur certaines réflexions du post-kantien Humboldt :

L’activité subjective, souligne W. von Humboldt, forme dans la pensée un objet. Car aucune sorte de représentation ne peut être traitée comme une simple contemplation d'un objet préexistant. Il faut que l'activité des sens s'unisse synthétiquement à l’acte intérieur de l’esprit. La représentation résulte de cette union ; elle devient, en face de la force subjective, un objet et, perçue maintenant en cette qualité d’objet, revient à sa source. Mais ici le langage est indispensable. Car, pendant que, dans la parole, l'effort intellectuel s’ouvre un chemin par les lèvres, l’effet produit revient à l'oreille du sujet. Ainsi la représentation arrive à la véritable objectivité sans perdre pour cela sa subjectivité. […]19

14Le commentaire que fait Cassirer de ce passage nous aide à concevoir le langage comme une émergence progressive qui « apparaît » un jour, nous le verrons ci-après, comme « tout prêt » alors qu'il ne s'agit que d'un devenir.

Le monde du langage enveloppe l’homme dès l'instant où ce dernier dirige son regard vers lui, d’une manière aussi déterminée et nécessaire que lorsque le monde des choses se présente à lui, et avec une « objectivité » identique. Là comme ici l’homme a devant lui une totalité qui possède en elle-même sa propre essence, et ses propres relations, soustraites à tout arbitraire individuel. À ce premier degré de la réflexion, l’être et la signification des mots, pas plus que la nature des choses, ou la nature immédiate des impressions sensibles, ne se rapporte à une libre activité de l’esprit. Le mot ne désigne pas, il ne nomme pas, il n’est pas un symbole spirituel de l’être, mais en est lui-même un fragment réel.20

15La conscience intentionnelle, pour recourir déjà au lexique husserlien, fait une expérience de l'évidence du langage qui, pour la conscience, rapproche celui-ci de la perception. Le langage nous paraîtrait ainsi comme « donné », sous le mode de la perception, alors qu'il s’agit déjà du résultat d’un type de synthèse interne à la conscience. Dès lors, le langage apparaît comme une donation au sens kantien du terme, du point de vue des conditions formelles, alors qu'il s'agirait de la matérialisation d’une forme de saisie finie de la conscience sur le monde. Constitution de l’activité intentionnelle de la conscience, production et produit de cette activité, le langage serait le siège de la visée noético-noématique qui s'édifie lentement et continûment dans la relation du sujet au monde.

Humboldt parle ici de la signification du langage pour la production et la formation des « idées », pour l’activité théorique de l’intelligence au sens strict. Mais le principe qu’il pose est valable dans le même sens pour la conscience pratique de soi, pour ce moi qui s’affirme et s’exprime dans le vouloir et dans l’action. Cette conscience de soi n'existe pas non plus dès le début, mais elle doit être conquise et engendrée par l’intelligence, et, dans cette production, la transposition en « objet » renvoyé au sujet, telle qu’elle s’opère par la parole, est indispensable. Le moi ne devient lui-même l'objet du « regard » intérieur que quand il réussit à se saisir de cette manière dans le miroir de sa propre expression.21

16Le langage est saisi comme un témoignage, une calcification, du rapport du sujet au potentiel de la totalité de ce qui peut être exprimé, par ce sujet, sur le monde. À ce titre le langage constitue déjà une historicité de la relation entre le monde et la conscience, relation qui s’exprime en tant que mise en acte de la liaison du sujet à l’objet et qui se fige toujours plus dans le langage jusqu’à aboutir in fine dans la production culturelle. On pourrait arguer que Cassirer semble faire ici un premier pas en direction de la finitude, donc vers le pôle défendu par Heidegger à Davos. Le sujet est bien entièrement tributaire de sa propre finitude car le processus même par lequel il se situe dans le monde repose sur un outil fini : sa propre capacité au langage. Cependant Cassirer, en citant Goethe, relocalise la potentialité infinie du sujet fini dans l’infini de sa capacité de déplacement au sein du fini : « Si tu veux pénétrer dans l’infini, contente-toi de parcourir le fini en tout sens ».22 Le langage serait donc, pour le sujet, un pas direct dans linfini en tant qu’il est cette forme de finitude qui permet la répétition des possibilités de cette même finitude, alors déployée dans l’accumulation de ses variations possibles. Blumenberg reviendra d’ailleurs sur cette relation entre processus de la conscience et production culturelle dans son étude de l’appropriation et de la variation dans la poétique. Le langage peut décrire un objet de bien des façons possibles et chaque sujet peut choisir une façon différente, instituant une possibilité infinie de description de l’objet dans son langage. Linscription des variations, infinitésimales mais toujours possibles, se fige par exemple dans la culture, qui devient une sorte de mémoire collective et consultable, dans l'inscription des formes symboliques, par exemple23.

17Une telle qualification du langage chez Cassirer porte la marque de l’approche phénoménologique (que l'on pense simplement, ici, au titre du troisième tome de la Philosophie des Formes symboliques paru en 1929, mais après la querelle de Davos : La phénoménologie de la connaissance). En effet, relire Cassirer commentant Humboldt à partir des principes déployés par Husserl fait de l’objet l’occasion et le support de la constitution lente et continue, entéléchique, de cette visée noético-noématique qui garantit la possibilité de faire l'usage, plus tard, d'une conscience intentionnelle se validant de manière intersubjective dans le langage partagé avec les autres sujets. Il nous semble d’ailleurs possible de trouver chez Humboldt même des préoccupations qui ressemblent à ce qui tombe sous le régime de la constitution de la conscience intentionnelle, confrontée et simultanément confortée, réalisée, dirons-nous, dans la rencontre avec ce que les autres consciences intentionnelles — l’intersubjectivité — peut garantir.

Aucun homme imaginable, et quelle que soit la façon dont nous l'imaginions modifié, ne pourrait faire l'expérience d'un monde dans des modes de données autres que cette relativité incessamment mouvante [...] en tant que monde qui lui est donné dans sa vie de conscience et dans la communauté qu'il forme avec ses compagnons d’humanité.24

18Il nous semble que ce que Cassirer commente chez Humboldt en usant de termes néokantiens se rapproche de ce qui apparait, chez Husserl, comme le principe de la constitution « subjective-relative » du monde dans l’intersubjectivité, cette « relativité incessamment mouvante », une relativité actualisée en chaque nouvelle relation intentionnelle à l'objet de la visée noético-noématique. C’est peut-être parce que le néokantisme ira aussi loin dans sa quête d’universalité qu’il mettra si bien en exergue ce qui constitue sa limite fondamentale, et que la phénoménologie ne va avoir de cesse d’explorer. C'est d'ailleurs ce qu'écrit Denise Souche-Dagues :

L'essence originale de la phénoménologie ne peut être ressaisie que dans une problématique du monde, tandis que le problème du criticisme repose sur la présupposition non questionnée de la validité du sol mondain de tout questionnement. Le criticisme se borne à éclairer l'étant par la mise à jour de la forme de la mondanité ; c'est une philosophie théorique. La phénoménologie, au contraire, est une entreprise de retour à l'expérience, en particulier à l'expérience de la mondanité.25

19Le criticisme s'intéresserait donc aux conditions formelles quand la phénoménologie s’occupe des conditions de matérialisation. Rappelons ici rapidement le constat fait par Husserl d’une crise du sujet : ce constat saisit la question de l’infini, infini auquel le sujet ne peut pas prétendre au sens cartésien du terme. La revendication par Husserl, dans la Krisis, de l’incapacité du sujet à se départir tout à fait de sa subjectivité prévient toute tentative d’atteindre à cette « universalité » néokantienne, dont on pourrait dire qu'elle se traduit dans le fantasme d’une « objectivité », celle nouvelle forme, scientifique, de la visée de la vérité26. Partant, Husserl en vient à constater l’échec de la prétention objectivante de la science, qui voudrait feindre de nier la nécessité de la subjectivité fondamentale de toute production scientifique. Or celle-ci dépend toujours d'un fonds subjectif représentationnel originaire et les conditions ontogénétiques des sujets exerçant cette science influencent toujours, par leur subjectivité propre, les résultats de la science. Il n'est jamais question d’objectivité, et la science ne peut guère viser mieux qu'une subjectivité-relativité la plus étendue possible. C’est-à-dire une idée de la dé-subjectivité plutôt que l'idée d’objectivité. Il nous semble que la subjectivité-relativité à laquelle est assignée le sujet dans la phénoménologie husserlienne se rapproche ici, en un sens, de ce que peut désigner la phrase de Goethe citée par Cassirer. Qu’il s’agisse de ce que désigne ici Cassirer ou de ce que Husserl met en exergue de la situation subjective-relative du sujet vis-à-vis du monde, tous deux nous semblent poser que l’intersubjectivité est la seule expérience de ce que serait l'idée de linfini que peut faire le sujet : dans l’altérité.

3. Néokantisme et phénoménologie husserlienne.

20Qu’il s’agisse de Humboldt lu par Cassirer ou de Husserl, nous avons donc choisi de problématiser le langage du point de vue de sa relation à l'infini, en tant qu’il apparaît, et en tant que cet apparaître est à notre sens, comme il l’était déjà pour Cassirer, un élément constitué par l’a priori synthétique dont la conscience est la structure de performance. Husserl a maintes fois écrit cette célèbre formule selon laquelle la conscience est toujours « conscience de quelque chose »27. Si l’on interroge le langage comme une espèce de corporéité, finie, de l’être-au-monde, c’est-à-dire de la conscience, alors celui-ci bascule depuis ses caractéristiques déterminées par le critère de sa finitude sous le champ de la phénoménologie.

Pour autant que l’objet de la phénoménologie n’est autre que l’apparaître comme tel, sa méthode consistera à remonter de ce qui apparaît en et par cet apparaître, à savoir l’apparaissant, à sa modalité et sa condition d’apparaître. Or, en vertu de ce que Husserl nomme l’a priori universel de corrélation, l’apparaître enveloppe au titre de ses moments constitutifs cela qui apparaît en lui, que nous avons nommé l’apparaissant, et celui à qui apparaît ce qui apparaît, ce que nous nommerons le destinataire, pour autant que, par essence, toute apparition est apparition à… — à ce que l’on pourrait également appeler, par convention, un sujet. En termes husserliens, la corrélation entre l’étant transcendant et ses modes subjectifs de donnée est un a priori universel, qui vaut donc pour toute humanité quelle que soit la manière dont nous l’imaginions modifiée.28

21Ainsi les principes de Husserl29 ne nous paraissent pas s'opposer à Humboldt. Tout au contraire, puisque Humboldt lu par Cassirer poursuit la quête de l’ « expansion de l’a priori » propre aux néokantiens. Ce qui est exactement la poursuite, dans une autre structure conceptuelle, à laquelle se consacre la phénoménologie husserlienne et dans laquelle l’a priori corrélationnel peut jouer le rôle décisif d’une organisation du monde depuis les objets qui sont vérifiables dans l’intersubjectivité — cette intersubjectivité, qui se manifeste notamment dans le langage, ne saurait aborder des objets non déterminés ou non déterminables. C’est-à-dire des objets dont le caractère fini ne serait pas parfaitement saisissable. Mais si l’on suit Blumenberg, le programme de la phénoménologie pourrait être compatible avec le programme néokantien sur la question de l’a priori :

Le néokantisme ne pouvait échapper à cette tendance immanente à élargir le thème de l’a priori. Le résultat le plus impressionnant, déjà sur le point de dépasser le néokantisme, sera La philosophie des formes symboliques d’Ernst Cassirer. Il contient non seulement des théories développées sur le langage, les mythes, la religion, l’art, mais aussi une théorie élémentaire de la perception qui […] recherche l’a priori sous chaque formation théorique d’objet […].

On pourrait dire que le néokantisme s'interrompt avant d'avoir atteint le but final de ses tendances intérieures : poursuivre Kant, épuiser le thème de l'a priori. Cet objectif peut être défini comme la description et l’analyse d’une expérience qui n’est ni culturellement ni scientifiquement prédéterminée et sélectionnée — on voudrait presque dire ici : l’expérience de la vie. La mesure dans laquelle le néokantisme est encore à l'œuvre chez Husserl est montrée par le fait qu'il considère la forme logique sous laquelle s'effectue son expansion du thème de l'a priori, comme celle des jugements synthétiques a priori, c'est-à-dire celle que Kant a découverte et qui constitue la base de sa Critique de la raison en tant qu'elle est responsable des formes logiques. Walter Bröcker a affirmé que la véritable forme logique des analyses phénoménologiques de Husserl est celle du jugement analytique, avec la différence que l'équivalence du jugement n'est pas le concept mais l'intuition.30

22Pour Cassirer, depuis de telles expériences de sa perception dans son langage, du monde ou de lui-même, le sujet pourrait bientôt tendre vers l’anticipation sur ces expériences de sa perception, c’est-à-dire l’imagination. Il pourrait tendre vers quelque performance intentionnelle qui serait infinie du point de vue de sa propre capacité à concevoir. Autrement dit s’agirait-il d’une capacité à imaginer ce que cela ferait que d’être un peu moins fini, sans pour autant être en mesure d’aller jusqu’à la capacité d’imaginer ce que cela ferait que d’être infini. Car l’infini ne saurait être que ponctuel : qu’est-ce qui enveloppe ce sur quoi l’on parvient à suspendre la finitude ? Quand nous visons l’horizon nous obéissons à cet instinct débordant notre finitude pour nous projeter vers ce qui se trouve au-delà des performances intentionnelles que nous pouvons faire de notre entourage immédiat. C'est là le sens double et chiasmatique du principe husserlien d’intentionnalité « subjective-relative », déjà dépositaire de la finitude (subjective) et de l'élan vers l’horizon (relative).

La relativité, caractéristique permanente de la structure de l’horizon, ne saurait se changer mystérieusement en son contraire : c'est cela que signifie l'exclusion de toute imagination féérique. Dès lors, il n’y a pas de « changement » ou de « passage » du relatif en absolu. La finitude est le sens d'être du relatif, et le relatif est indépassable. Au-delà de cette intuition finie, une autre intuition n'est pas pensable. Mais pour autant le relatif n'est pas une borne : il est l’ouvert. L’ « induction » qui caractérise l’apprentissage mondain, proprement l’ « expérience », joue dans les limites de cette ouverture finie comme une itération continue, selon le sens d’une anticipation présomptive. Puisque tout passage du fini à l'infini est un leurre, on peut dire que l’infini est toujours « faux ».31

23Si nous souscrivons à la remarque de Denise Souche-Dagues, il nous semble néanmoins que ce qui peut être intuitionné qualitativement dans un sens peut l’être également dans le sens inverse, de sorte que l'on puisse penser l’absence de cette intuition finie et, pour reprendre son terme, ouvrir le sujet sur ce qu’il pourrait être, à l’état imaginaire, en l'absence de cette finitude. Imaginaire ponctuel et sans systématisation causale possible — et il nous semble bien que c’est le sens du propos d’une « anticipation présomptive » et de l'idée selon laquelle « l'infini est toujours « faux » ». Il y a donc probablement un lien génétique immédiat (sans médiation) entre la réalisation de la finitude, assumée par la nécessité logico-formelle de la déduction, et l’intuition de l’infini, au travers de l’imagination à la fois produit et production. Autrement dit, c’est parce que l’on est en état de produire une opération logico-formelle telle que la déduction que l'on est nécessairement amené à éprouver notre finitude, sous la forme d'une contrainte alors même qu’elle ouvre le monde. Dès lors c’est parce que nous réalisons cette finitude que nous sommes amenés, tout aussi vite et nous dirions presque concomitamment comme nous allons bientôt l'examiner, à faire la déduction de ce que pourrait être l’absence de finitude — cette fois au moyen de l’anticipation sur la perception permise par l’imagination. C’est parce que nous sommes capable de faire l’expérience de notre finitude, quelque aspect que l’on en saisisse, que l'on en vient nécessairement à se projeter dans la possibilité de ce que cela pourrait ponctuellement être de suspendre cette finitude.

24Dans les bornes de cette expérience demeure une autre question, qui se situe à notre sens dans le prolongement du partage cassiréro-heideggerien de Davos sur la finitude : est-ce que l’expérience de l’exercice de la conscience se définit d’abord comme la subjectivité d’un rapport à l’infini, puis, ensuite, comme un autre chose ? Ou bien l’expérience de l’exercice de la conscience (la performance de son intentionnalité) est-elle avant toute chose la réalisation subjective de la répétition de notre finitude — et, ce faisant, on entend bien que l’infini puisse être un motif de désespérance ? En définitive, y aurait-il une temporalité dans l’apparition du rapport du sujet à linfini ?

II. L'instinct de l’infini comme l'une des conditions de matérialisation de la conscience

1. La question de la prévalence entre fini et infini : lapproche de Blumenberg dans la Distance ontologique

25Lors de la querelle de Davos, ni Heidegger ni Cassirer ne nous semblent tenir de positions radicales quant à une primauté du fini ou de l’infini dans le rapport de la conscience du sujet au monde. La réponse que nous proposons s'inspire plus largement des modalités de la relation entre les facultés finies et les facultés susceptibles d’intuitionner l’infini qui se livrent dans ce que Blumenberg désigne comme l’économie de l’effroi (Schreken). Dans ses travaux sur l’histoire de la métacinétique de la « distance ontologique », dans les trois premières, et surtout dans la troisième, des quatre parties de sa thèse d'Habilitation soutenue en 1950, Die ontologische Distanz, Hans Blumenberg esquisse une théorie dans laquelle s’exprime la simultanéité du rapport entre l’intuition de l’infini et le caractère fini des facultés de l’entendement : les facultés finies permettent l’exercice logico-formel selon l'un des régimes quantitatifs de l'activité synthétique a priori de lentendement, et permettent, selon l'autre des régimes quantitatifs, l'idée ponctuelle (l’intuition) des conséquences de la suspension de la finitude de ces facultés — ce que nous avons appelé ailleurs sous le terme de régime esthético-formel.32

26À travers cette phénoménologie génétique Blumenberg montre précisément, à notre sens, ce qui constitue la possibilité même de l’intentionnalité. Il y a ainsi en toute performance de la conscience intentionnelle la présence nécessaire de ce que nous avons appelé intuition de l’infini (ou instinct, en tant qu’il s’agit d'une potentialité qui ne demeure parfois qu’à l’état de latence), et présence nécessaire et continue, aisément vérifiable, de l'activité finie des facultés finies. Ainsi donc, en tant que l'intuition de l'infini est le produit de la suspension imaginaire, par les facultés finies elles-mêmes, de leur propre finitude, l'infini et la finitude apparaissent simultanément, sont corrélatifs, interdépendantes et ne constituent certainement pas un objet extérieur aux opérations synthétiques a priori de l’entendement.

27Entre le régime des facultés logico-formelles, finies et « calculatrices », pour reprendre le mot de Heidegger, et le régime des facultés esthético-formelles33, ponctuellement suspensives de la finitude des facultés du régime logico-formel, ce que Heidegger appelle cette fois la « raison spéculative », ou imagination, une rencontre effrayante se fait. Le vertige éprouvé par la réalisation de la finitude au contact de ce que pourrait être la suspension ponctuelle de cette finitude plonge le sujet dans une tourmente terrible et la conscience, comme entendement de soi et comme entendement du monde, procèderait avec Blumenberg de cette rencontre34 qu'il désigne sous le terme d’effroi. Cet effroi nest pas la situation d'une conscience dépourvue de l'une des copules de ses conditions de possibilité : espace et temps, finitude et intuition de linfini. Il ne saurait sentendre comme une sorte de « perte de la finitude », ou une « perte de lunivocité » de lhorizon, mais comme ce dont jaillit la possibilité de la conscience et de la réalisation des performances intentionnelles qui lient le sujet au monde. Leffroi est précisément la rencontre entre les facultés finies et la réalisation, par ces mêmes facultés, de ce que serait la possibilité de la suspension ponctuelle de leur finitude.

28Lexpérience de linfini consisterait dès lors pour le sujet en une déduction de ce que pourrait être une idée de linfini, dont lapparition dépend précisément du caractère simultané et co-dépendant des facultés finies et des facultés infinies. Lune napparaît pas avant lautre, et plus encore : lune ne peut apparaître sans lautre, de sorte quen labsence de lune des deux parties de cette copule, la conscience nest pas opérante. Nous pourrions presque écrire quil y aurait une activité synthétique a priori de lentendement du point de vue de la relation entre finitude et infini. Car la conscience est sujette à la fameuse formule néokantienne : « cest la production même qui est le produit »35, simultanément production et produit de cette rencontre perpétuelle entre linfini et le fini dans ce qui se déploie sous le régime spirituel ou noétique que lon identifie comme lactivité de lesprit. Dans cette perspective, lapparition pour le sujet de la déduction dune telle idée de linfini désigne leffectivité de sa conscience en tant que « structure de performance ». Une formulation phénoménologique de la même réflexion nous conduirait, toujours chez Blumenberg, à proposer que le sujet se positionne ainsi dans la dynamique de l'économie de l'effroi disponible dans lintersubjectivité de lintentionnalité qui permet au sujet de se lier au monde — « monde des objets » néokantien, renouvelé dans la phénoménologie par la notion de Lebenswelt. Blumenberg propose que le sujet, dans sa capacité à être mais aussi du point de vue de ses étants-là, est toujours dépendant de la distance ontologique entre le fini et linfini, distance interne qui est le moteur de son activité interne, et distance externe du sujet à l'univers dense de choses évidentes (das dichte Universum der Selbtsverständlichkeiten)36, cest-à-dire entre les facultés dites finies et les facultés susceptibles de relativiser la finitude de ces mêmes facultés.

29C’est ainsi que Blumenberg montre la possibilité de l’ontogénèse (ou « phénoménologie génétique » dans le lexique husserlien) et donc l'apparition de la conscience. Avant que la conscience ne puisse s’exercer, il faut une récurrence des expériences de cette visée noético-noématique. Il faut que le sujet ait une attente vis-à-vis d’un objet pour produire une telle visée. Cette attente par laquelle le sujet instruit un rapport au monde37 structure la tension de l’intentionnalité et, ce faisant, appelle toujours un remplissement. Ce remplissement ne saurait être déçu ou vide, sa nécessité suscite une performance de la conscience, de sorte que l'intentionnalité va remplacer l'objet absent par l'idée d'un objet, amenant le sujet à produire, par ses anticipations de la perception, l'objet manquant et supposé présent. C’est là toute l’importance des anticipations de la perception : l’imagination kantienne dont nous proposons qu'elle est, pour sa part, instruite par ce que nous avons appelé l’intuition de l’infini, est l'un des éléments constitutifs de l'intentionnalité. Dans cette situation, il y aura forcément objet (puisqu'il y a performance de la conscience du sujet), et il ne s’agira, pour tout support de doute, que de la certitude du sujet quant aux caractéristiques de cet objet. La conscience, pour citer Husserl, est toujours « conscience de quelque chose », et ne saurait donc pas être sans objet : elle n'est jamais une intentionnalité sans objet. S'il n'y a pas d’objet clair et déterminé pour être la destination de la performance intentionnelle de la conscience, s’il n'y a vraisemblablement rien pour accueillir la qualité performative de la conscience, alors il devrait ne pas y avoir de conscience ou de sujet.

30Blumenberg écrit ailleurs que le doute est le corollaire de la performance de la conscience comme organe de colonisation épistémologique du monde38. Dès lors que l'être est garanti dans et par les facultés de son entendement, il n'est pas dans le désespoir et bénéficie d'une assise de certitude tout droit issue du Cogito cartésien. Or ce doute s’admet depuis la possibilité d'une mobilité de la détermination de l'objet dans ses qualités d’objet, mais pas au point de menacer le sujet dans ses caractéristiques de sujet, qui sont garanties par la possibilité performative de la conscience intentionnelle. Il y a donc certitude de l’existence de l'objet, puisque l’intentionnalité est bien opérante, et quoique le sujet ne soit pas nécessairement en mesure d'arrêter cet objet dans une saisie finie. Il faut bien qu'un tel objet dépende d’un autre royaume : le royaume de l’infini, dont Cassirer condense la possibilité ainsi : « Le vrai royaume des esprits est précisément le monde spirituel créé par l'homme lui-même. Qu’il ait pu créer un tel monde, c’est là le sceau de son infinité. »39

31Le problème de la dynamique humaine ne serait donc pas qu'elle vise l'infini ou le fini, donc partir de lun pour aller vers lautre, mais le fait qu’elle serait perpétuellement les deux à la fois. Cest précisément dans cette simultanéité quelle se définit au travers dun état permanent de crise, qui est donc à la fois sa conséquence et sa condition dapparition. Une telle caractéristique implique deux incidences. La première de ces incidences est que l'expérience de linfini ne semble pouvoir être faite que depuis des facultés finies. Elle constitue donc un « paradoxe »40 : une expérience finie de linfini. Il s’agit donc de la suspension ponctuelle de la finitude des facultés sur une performance spécifique de la conscience. La seconde incidence amène lidée qu’« intuitionner » l'infini est une condition matérielle directe de la conscience.

2. Relativisation de la subjectivité : visée de l'idée de l'infini

32L'intuition de l'infini se présente ainsi au cœur de la dynamique de constitution de l’être-au-monde du sujet et se fonde sur le processus par lequel le sujet en vient à relativiser sa propre subjectivité. Le sujet intuitionne l'infini dans la relativisation de sa propre subjectivité :

La représentation « objective » — c’est là ce que je veux essayer d’expliquer — n'est pas le point de départ du processus de formation du langage, mais le but auquel ce processus conduit ; elle n’est pas son terminus a quo, mais son terminus ad quem. Le langage n'entre pas dans un monde de perceptions achevées, pour adjoindre seulement à des objets individuels donnés et clairement délimités les uns par les autres des « noms » qui seraient des signes proprement extérieurs et arbitraires ; mais il est lui-même un médiateur dans la formation des objets ; il est, en un sens, le médiateur par excellence, l’instrument le plus important et le plus précieux pour la conquête et pour la construction d'un vrai monde d’objets.41

33Dans les mots de Cassirer nous retrouvons encore cette idée que nous avons déjà avancée selon laquelle, dans les principes husserliens, le langage est une structure finie dont l'appropriation par le sujet est à la fois lente, continue et infinie dans ses possibilités, au travers de la visée noético-noématique du monde comme unité synthétique de la multiplicité de tous les objets sur lesquels peut s’exercer la conscience intentionnelle.

34En lisant hâtivement ces lignes de Cassirer, peut-être pourrait-on voir un soutien à Heidegger dans ses positions lors de la querelle de Davos : la finitude serait un stade indépassable, un plafond auquel le sujet est assujetti, et l'infini, une espèce d’illusion fantasque qui dissémine les possibilités de son expérience aux propres réalisations du sujet. Toutefois une telle compréhension serait à notre sens fautive : nous voulons au contraire proposer que nous sommes certes des êtres finis, mais animés d’infini et que nous faisons, tout au long de notre existence, la conquête de ce navire42 grâce auquel nous menons notre existence sur le flux effectivement infini à l'échelle de nos facultés finies de réalisation de ce que sont l’univers, l’existence et l’histoire. Nous serions donc promis à l'élan formidable et optimiste de Goethe, comme Cassirer l’affirme à Davos.

35Cependant, nous serions également hantés tout au long de notre existence par l’impression que nous avions, enfants, de pouvoir incessamment goûter à cet infini dont le manque nous fait parfois souffrir, et dont on regrette l’évidence de l'intuition que nous en avions, presque dépourvue alors de toute médiation. Ce sentiment de connexion magique au monde. Enfants, nous étions peu au fait de nos limites et, s’il y avait médiation, du moins n’étions-nous pas alors en capacité d’en réaliser la structure et les unités combinatoires. Ainsi en irait-il de bien des mélancolies d’adultes qui se figureraient que la vie est désormais bien plus difficile et douloureuse qu'elle ne l’était et, ainsi, que « c'était mieux avant ». Nous retomberions alors sur l’un des grands apports de la phénoménologie en considérant que cette assertion (« c’était mieux avant ») est parfaitement exacte du point de vue d’une subjectivité qui ne rencontrait qu'une maigre relativisation — le fantasme objectivant des sciences modernes. Comme l’écrit Laurent Perreau à propos du monde de la vie, nous sommes, en tant que sujets exerçant notre liaison subjective-relative au monde, en perpétuelle relativisation des éléments de notre hyper-subjectivité :

Cependant Husserl ne se contente pas de réaffirmer les droits et la pertinence d'une philosophie qui prend son point de départ dans la vie du sujet. Il faut bien insister, comme le fait Husserl, sur la relativité du monde de la vie en tant que formation subjective, et corrélativement sur les divers degrés de communautisation dont cette expérience est susceptible. À une première extrémité, le monde de la vie n’est toujours que le monde privé, singulier d’une subjectivité qui confine à une conception solipsiste du monde, un monde pour soi en somme ; à l’autre, le monde de la vie est dans sa structure la plus générale, un monde pour tous, c’est-à-dire le corrélât d’une intersubjectivité constituante. Entre ces deux extrêmes s’affirme une multitude de relativités s’inscrivant dans une logique du familier et de l’étranger.

Soulignons enfin qu’en tant que monde subjectif-relatif, le monde de la vie apparaît toujours comme un monde relativement singulier, c’est-à-dire marqué d'une singularité qui se révèle dans l’épreuve de la différence des relativités. C’est dire que le monde « subjectif-relatif » implique nécessairement le droit à l’existence d’une multitude de mondes « subjectifs-relatifs » qui soient autres. Le monde de la vie comme monde subjectif-relatif est ainsi nécessairement aussi un monde pluriel, ou plutôt il se constitue nécessairement sous la forme d'une pluralité de mondes de la vie subjectivement relatifs.43

36Pour le sujet, la relativisation de sa subjectivité intervient en tant que l’autre lui montre la finitude d’une intentionnalité subjective-relative qui n'est pas la sienne et qui ne recouvre pas les mêmes déterminations finies. Le sujet réalise donc la possibilité de dépasser sa subjectivité intrinsèque dans l’acte intentionnel de l’empathie (Einfühlung44), par lequel le subjectif-relatif fait l’épreuve d’autrui. Ainsi en suivant une compréhension de ce que Husserl investit dans le monde de la vie, nous retrouvons cette idée goethéenne de l’infini tel que le sujet fini démultiplie dans sa propre finitude les possibilités mondaines d’une pluralité dont l’appréhension donne une idée de l’infini ; c’est-à-dire comme lorsque la science imagine qu’est infini ce qu’elle ne peut appréhender tout entièrement, la pluralité des mondes débouche sur l’idée de ce qui serait infini dans cette accumulation. L’apparence « paradoxale » du vers de Baudelaire sur le « fini des mers » (cette finitude appréhendée) s’évacue intuitivement pour peu qu’on la transpose à l’univers intersidéral dont les ordres de grandeur sont insaisissables pour le régime logico-formel de nos perceptions.

3. Le langage et la constitution du monde de la vie

37L’idée très husserlienne du monde de la vie, en tout cas telle que Laurent Perreau en propose une explicitation dans ce texte, suppose donc une relativisation de la singularité subjective de chaque sujet au contact de l’altérité. Si l’on envisage le langage comme l’extériorisation en acte de la conscience, il faut recevoir les conséquences du monde de la vie comme le retour de cette extériorisation vers l’intériorité de la conscience intentionnelle : le sujet rencontre sa finitude dans la limite qui lui est imposée par l’expérience de cette relativisation de sa singularité subjective. Il en va ainsi, par exemple, de l’enfant qui édifie son propre langage et qui tend vers le monde (de la vie) tel que vécu par ses parents et plus largement par son environnement. Monde de la vie qui tire l’enfant à la fois vers un langage qu’il ne maîtrise pas encore, et le contient simultanément dans les limites d’un langage qui assigne une limite interne à ce processus performatif de l’auto-constitution de la conscience intentionnelle. La réalisation des possibilités de la conscience intentionnelle, en tant que structure de performance, dépend ainsi de la disponibilité du monde de la vie qui environne le sujet au moment de sa constitution langagière. Ce dont parle une fois encore Cassirer, dans un autre lexique, tout encore imprégné de réflexions néokantiennes entre universalité et subjectivité :

Il n’y a pas de « langage enfantin » en général, mais chaque enfant parle sa propre langue et y reste longtemps et obstinément attaché. Mais, dans cet apparent individualisme, le sens du Tout est vivant et agissant [Cassirer se contente ici de parler du langage]. L’activité égocentrique de la parole, en tant que pure expression de soi, cède de plus en plus la place à la volonté de se faire comprendre, et par là à la volonté d’universalité. Plus l'enfant progresse dans son développement verbal, plus s’éveille et se fortifie en lui la conscience qu'il existe un usage du langage universellement, objectivement valable. Il semble que la conscience de cette valeur spéciale qui réside dans la norme du langage soit, à l’éveil de la vie intellectuelle, un des exemples les plus importants et les plus précoces pour donner le sens de la norme en général. […] Il [L’enfant] tisse lui-même la trame de la langue et la retouche continuellement, mais il ne peut la bâtir entièrement de ses propres mains ; il est renvoyé ici au travail collectif, continu et permanent.45

38Il ne nous semble pas que l'enfant obéisse à une volonté d’universalité mais bel et bien plutôt à une volonté de jouir d’un langage qui lui permette une performance subjective-relative de sa propre conscience du monde dans lequel il se trouve. L’enfant est déjà à ce titre un sujet transcendantal qui se prépare à la relation phénoménologique au monde et, à ce titre, l'enfant est un sujet au même titre que l’adulte, à ceci près, peut-être, qu'il jouit encore d’une certaine liberté, vis-à-vis de la réalisation de sa finitude de sujet. Dans sa conquête du langage, qui est déjà un apprivoisement de ses facultés intentionnelles, finies ou infinies, l’enfant établit les premiers linéaments de sa relation au monde. En effet et si l'on en croit Cassirer, l’enfant éprouve dans le langage un dépassement continu de ses propres attentes en tant qu'il subsume continûment sa limite antérieure, et la finitude lui paraît l’étape qui mène à l’ensemble ultérieur ; il fait l'expérience d’une survenue d’objets sur l'horizon d’attente, les parties du langage, qui dépassent toujours sa capacité d’anticipation comme sujet. La finitude est, pour l'enfant, la promesse d'un devenir. Sa conscience est ainsi précipitée dans une répétition de la performance de l’émerveillement, de la surprise et l’enfant est ainsi dans un enchantement superlatif perpétuel dans sa relation au monde.

39Autrement dit, pour reprendre l’idée du flux de différents vécus de Husserl46, la mise en acte du langage repose sur une disponibilité latente. Quand on utilise un terme, une unité du langage, on utilise une des valences de la plurivalence de cette unité. Et plus on avance dans la maitrise des performance de notre conscience, dans notre conscientisation des intentionnalités potentielles contenues dans notre langage et dans les actes de notre conscience, plus on investit les autres valences qui étaient jusqu'alors demeurées à l’état de disponibilité mais jamais avec une visée active.

40Pour le sujet-enfant (et dans une certaine mesure, pour tout sujet), chaque nouvelle mise en acte fait basculer cette possibilité d’activation dans le tâtonnement de cette valence qui devient patente. Et ce, de façon d'autant plus spectaculaire que le monde se densifie du fait de sa maîtrise méliorative d’un langage subjectif-relatif adapté au monde qui l’entoure — et d’où l'importance ici, mais Cassirer l’évoque déjà dans son article, des conditions sociales et politiques de ce monde dont il se trouve entouré. Le langage qui paraît surgir entièrement constitué s'est en fait élaboré dans la visée noético-noématique d'un monde dont les aspects qui s’activaient au second plan fonctionnaient sous le régime de la disponibilité latente, et encore non saisie.

41La constitution, par le sujet, de sa propre condition (phénoménologique) de sujet se fait simultanément depuis la part de sa finitude et depuis celle de l'intuition de l’infini, dans les possibilités de ces états latents : les possibilités laissées suspendues des variations de la finitude (Blumenberg parle ailleurs le langage de Gadamer en utilisant le terme de « valences »). C’est parce que nous instruisons une relation anticipatrice avec l’horizon fini qui nous fait face que nous pouvons faire face à tout objet paraissant, soudainement ou non, dans cet horizon47. En renversant peut-être l'idée génétique que propose une approche évolutionniste sur fond d’inconscient collectif, ou de mémoire collective, nous proposerions un nouveau modèle herméneutique. Plutôt qu'une sorte d’extension dans l’infini depuis une finitude — à l’image de la façon dont la connaissance s’emploie à conquérir peu à peu le monde afin d’établir le cosmos dans la répétition performative de la conscience du sujet — il nous paraît que la conscience fonctionne inversement par une régression dans la finitude.

Car ici la pensée ne fait pas librement face au contenu de l’intuition, pour le rapporter et le comparer à d’autres dans une réflexion consciente ; elle est au contraire quasiment ensorcelée et prisonnière de ce contenu, tel qu'il est immédiatement devant elle. Elle repose en lui ; elle ne sent et ne connaît que sa présence sensible immédiate, qui est si puissante qu’elle dissipe toute autre présence. […] Déployant sa plus grande énergie, le moi est tourné vers cet Un, vit en lui et s’oublie en lui. Il y a donc ici, au lieu d’un élargissement de l’intuition, un extrême rétrécissement de celle-ci ; au lieu de l’extension qui la mène progressivement à travers des siècles toujours nouveaux de l’être, la tendance à la concentration ; au lieu de son déploiement extensif, son regroupement intensif.48

42Il semble alors possible de faire une légère concession à une certaine historicité de l’être : être qui « commencerait » quand, en tant que sujet, il devient capable de réaliser les deux aspects de la performance qui caractérise son état de conscience. Si l'histoire du sujet a encouragé la conception d'un monde d'abord fini puis de plus en plus infini, il semble au contraire que nous perdions, à mesure que nous vieillissons, le souvenir de la performance intentionnelle de nos premiers rapports à la finitude et à l'intuition de l'infini, de sorte que nous quittions l’infini à mesure que nous réalisons l'étendue de notre finitude. Nous proviendrions d’une intentionnalité que sature d’abord l'intuition de l'infini et apprendrions, notamment dans le langage, les conditions de notre finitude — c’est-à-dire que nous réaliserions nos limites et nos possibilités. Le jour où notre langage devient stable et pratique, notre accès immédiat à l'expérience de l'infini nous échappe et nous le quittons. Dès lors que nous sommes pleinement capables d’explorer le monde dans l'intersubjectivité qui nous lie aux autres sujets, à commencer par nos parents, les membres de notre famille, nos camarades d’école, alors nous perdons cet infini, nécessairement subjectif, dans lequel nous vivions. Nous avons définitivement quitté les terres de notre infini interne et, ce faisant, renoncé à tout absolu subjectif pour plonger dans l'infini des potentialités de l'intersubjectivité.

43Afin de nous représenter l'interpénétration nécessaire entre l'intuition de l'infini et la réalisation de la finitude, prenons l'exemple de l’enfant de deux ans, qui nest pas conscient au sens où nous l’entendrions pour l’enfant de cinq ans son aîné. Comme embrumé, le très jeune enfant a peu à peu des moments de conscience qui se font de plus en plus réguliers et se répètent dans un continuum d’événements semblables dans un temps court, au grès des accidents de sa réalisation de continuités qui répètent la fonctionnalité homogène de la performance de son intentionnalité. Au travers de bribes intuitives du langage quil déduit des récurrences des énoncés autour de lui, qu'il s’approprie plus ou moins adroitement, cette intentionnalité se calcifie et peut être les premières expériences de ce que ça fait que d’être conscient ; cette expérience de l'intentionnalité se fait tant et si bien régulière quun jour la conscience émerge tout à fait mais confusément, tâtonnantemais non toute faite contrairement à ce qu’elle semble et ne replongera plus jamais : 

L’homme ne voit pas dans le mot un produit de sa propre création, mais trouve en lui une réalité objective, qui existe et qui signifie par elle-même. Dès que l’étincelle est passée, que la tension et l’affect de l’instant se sont déchargés dans le mot ou dans l'image mythique, commence en quelque sorte une péripétie de l’esprit.49

44On ne peut pas penser linfini en soi, ni se le représenter, ni le réaliser. Parce que si l'infini fait partie des conditions de matérialisation de la conscience, s'il s’agit d'une évidence qui nous appelle, l’infini, ou son intuition, nest en fait quune conséquence « accidentelle » des éléments qui constituent les conditions de possibilité de la structure performative de la conscience (id est : la capacité à réaliser la possibilité ponctuelle de linfini depuis lexpérience répétée et même factive de la finitude). Ainsi, avant même de réfléchir au caractère empirique de l’infini, nous pensons avoir montré qu’il se trouve dans l’activité de l’esprit suffisamment d’arguments pour envisager la définition de l’infini sous le régime d'une intuition, l'intuition de la suspension des conséquences de la finitude de nos facultés, d’une façon qui ne statue pas sur le monde réel. Il ne s’agit pas non plus de rejeter la question d'une quelconque réalité de l’infini. Peut-être faut-il s'astreindre à une forme d'agnosticisme50 du point de vue de l’existence ou non de l’infini en tant que réalité en soi, ainsi qu'il en irait de la Vérité, de l'Immortalité ou de Dieu. En définitive, la présence de l’infini comme instinct disponible à la conscience, comme l’une de ses conditions de matérialisation et comme partie de ses conditions formelles, est peut-être la seule chose sur l’existence concrète de laquelle nous puissions statuer, ainsi que la seule base sur laquelle nous nous trouverions capables de travailler. L'intuition de l'infini serait ainsi le produit et la production de la crise du sujet, et l'un des ferments des conditions de possibilité de la conscience, où l'espace et le temps subiraient la tension de la conscience se projetant elle-même et ponctuellement, sur une seule performance, ou bien sur une courte série de performances successives, au-delà de l’expérience de sa propre étendue.

Conclusion

45Depuis l’antériorité d’une subjectivité relativisant son rapport au monde dans l’intersubjectivité, réduisant son absoluité au contact de l’altérité subjective-relative des autres sujets, l’existence nous mènerait à reconnaître l’impossibilité de l’objectivation de nos expériences (diagnostic à l’origine de la crise husserlienne du sujet). Il se pourrait que nous devions comprendre l’expérience de la subjectivité qui nous détermine comme individus finis, puis que nous y intégrions, au travers du langage d'abord, puis du mythe, de la connaissance, de l’art, plus tard de la sexualité, qui sont des formes d’expérience des matérialisations de la conscience, l’expérience des modes de l’enrichissement de cette subjectivité par les conditions de possibilité d’une intuition de l’infini — ou de la relativisation de la subjectivité telle qu'elle pourrait être portée à son point le plus lointain.

46La finitude ferait ainsi l’expérience de son évidence du point de vue de l’indétermination de l’infini, et c’est par l’écart entre l’indétermination de l’infini et l’évidence de l’ensemble de ses propres déterminations que la finitude mesure l’expérience possible d’un au-delà de sa propre limite, sous le régime « présomptif », analogue à l'idée des anticipations, non plus de la perception, mais de l’éprouvable dans la visée noético-noématique. C’est là que nous situons l’apparition d’un élan, l’élan d’une expérience possible d’un au-delà de sa propre limite dans la possibilité d’une suspension ponctuelle, imaginaire, de cette limite une anticipation de ce que ça ferait que de pouvoir suspendre ponctuellement l’expérience finie des facultés de l’entendement —, qui est pour nous le contenu de l’une des deux copules de ce que nous appelons conscience. Ainsi donc la conscience dépendrait-elle irrémédiablement de la crise interne au sujet, du conflit des régimes quantitatifs de son dédoublement dans ses facultés, entre finitude infinitésimale et suspension, enjambement, des conséquences de cette minutie causale de la finitude. Ainsi donc n’aurions-nous jamais de l'infini que ce que notre finitude en imagine et des objets que nous estimons infinis l’idée que nous nous en faisons, en tant que cela dépasse notre capacité d’imagination de sujets transcendantaux, dépendants d'un monde de la vie incessamment trop vaste.

Bibliographie

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Notes

1 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, I, Paris, Pléiade», Gallimard, 1975, p.129.

2 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, « Problèmes & Controverses », Vrin, 2010, p. 7.

3 Sur l’influence que joua Heidegger sur le « premier langage » de Blumenberg, voir Jürgen Goldstein, Hans Blumenberg, Ein philosophisches Portrait, Matthes & Seitz Berlin, 2020, p. 63-85.

4 Emmanuel Levinas, « Sur les « Ideen » de M. E. Husserl », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, n° 107, 1929, p. 230-265.

5 Nous n'allons pas plus loin sur l’exposition d'une compréhension de Husserl qu’éclairent particulièrement bien les travaux de Renaud Barbaras sur le principe de l' a priori corrélationnel sur le plan d'une ontologie cosmos-phénoménologique. Outre ses ouvrages L’Appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Louvain-la-neuve, Peeters, 2019 et, bien sûr, Phénoménologie et Cosmologie, Paris, Vrin, 2024, lire notamment les quelques pages synthétiques dans l’ « Introduction » de Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 11-19.

6 Hans Blumenberg, Die ontologische Distanz, Eine Untersuchung zur Krisis der philosophischen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2022.

7 Voir René Descartes, Meditationes de prima philosophia. Méditations métaphysiques, ed. bilingue, Paris, « Bibliothèque de philosophie », Vrin, 1978, p. 52. En 1978, Blumenberg parle à son éditeur d’un manuscrit réfléchissant sur le « dieu caché de la phénoménologie » (Verborgenen Gott der Phänomenologie) et l’inscription de Husserl dans le recours méthodologique à Descartes sur la question de l’infini. Mentionné par Nicola Zambon dans la « Postface » à Hans Blumenberg, Phänomenologische Schrifften 1981-1988, Berlin, Verlag Suhrkamp, 2018, p. 511-514.

8 « § 7. Die Selbstbehauptung der Vernunft vor der Gewißheitskrise », p.113-126. La traduction est de nous.

9 Haverkamp écrit ainsi que Blumenberg est l'un des seuls contemporains de Heidegger qui ne « contourne » pas l’édifice philosophique de Heidegger et va s’y confronter. Voir à ce sujet Anselm Haverkamp, « Le scandale de la métaphorologie, Prolégomène à une interprétation », in: Anselm Haverkamp & Jean-Claude Monod (eds.) Philosophie de la métaphore, Penser avec Blumenberg, Paris, « Le Bel Aujourd’hui », Hermann, 2017, p. 13-59.

10 Voir la synthèse qu’en propose Anselm Haverkamp, « Blumenberg in Davos, The Cassirer-Heidegger Controversy Reconsidered », in: Anselm Haverkamp, Productive digression, Theorizing Practice, Berlin, « Paradigms », De Gruyter, 2017, p. 53-67. Il faudrait souligner qu'il se trouverait là une troisième voie, entre philosophie continentale et philosophie analytique.

11 Kant, Emmanuel, AK II, 405, Œuvres philosophiques I, Paris, « Pléiade », Gallimard, 1980, p. 657.

12 Sur la « querelle de l’Habilitation » chez Blumenberg et le détail de ces deux années de travail (1948-1950) qui ont suivi sa thèse de doctorat, lire Rüdiger Zill, Der Absolute Lesser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2020, p. 156-159.

13 L’espace et le temps sont des formes de l’intuition pure, selon Kant, et constituent ce que nous établissons ici, de façon synthétique, sous le principe des conditions formelles de la conscience. Pour lire Kant à cet égard lire Prolégomènes à toute métaphysique future, §10, p. 51-52 in Kant, Œuvres philosophiques II, Paris, « Pléiade », Gallimard, 1985.

14 Il suffirait ainsi de recourir à l’exemple des mathématiques : il n’est pas nécessaire d’impliquer la profondeur pour représenter l’infini. N’importe quelle tendance vers l’infini de n’importe quelle équation assume déjà l’idée de l’infini par le principe directionnel dans l'ordre de la méthode du déterminable. Autrement dit, il n’est pas nécessaire de montrer ce rapport à l’infini par-delà l’idée d’une tendance, c’est-à-dire d’une direction qui mène vers un quelque chose qui ne saurait être déterminé.

15 La bibliographie sur cette rencontre, aussi bien en anglais qu’en allemand, et même en français malgré un texte décisif globalement disparu, est aujourd’hui prolixe. Mentionnons quelques exemples : Simon Truffant, Cassirer and Heidegger in Davos, The Philosophical Arguments, Cambridge, Cambridge University Press, 2022 ; Michael Friedman, A Parting of the Way, Carnap, Cassirer and Heidegger, Chicago, Open Court, 2000 ; Peter E. Gordon, Continental Divide : Heidegger, Cassirer, Davos, Cambridge, Harvard University Press, 2010 ; Pierre Aubenque, Ernst Cassirer, Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929), Paris, Beauchesne, 1973 ; Pierre Aubenque, « Le débat de 1929 entre Cassirer et Heidegger » in Jean Seidengard (dir.), Ernst Cassirer, de Marbourg à New-York, Cerf., coll. « Passages », 1990 ; Emmanuel Faye, Jean Lassègue, François Rastier, Muriel Van Vliet (eds.), Cassirer et Heidegger, Un siècle après Davos, Paris, Kimé, 2021.

16 Pierre Aubenque (ed.), op. cit., 1973, p. 42-50 pour le contenu explicite de l’opposition, synthétisé par Aubenque dans sa présentation, p. 12-13.

17 Denise Souche-Dagues, Le Développement de l'Intentionnalité dans la Phénoménologie Husserlienne, La Haye, Martinus Nijhoff, 1972, p. 3.

18 La métaphore dite du bateau de Thésée est une image selon laquelle le navire, exposé à Athènes pour célébrer chaque année le triomphe sur Cnossos (et la naissance d’une Grèce unifiée sous le joug ionien), était incessamment réparé, restaurant la valeur symbolique d’un navire devenant édifice et dont l’authenticité physique disparaît au fil des années.

19 Cité par Ernst Cassirer, « Le langage et la construction du monde des objets », in: Jean-Claude Pariente (dir.), Essais sur le langage, Paris, Minuit, 1969, p. 51.

20 C’est nous qui soulignons. Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, Paris, « sens commun », Éditions de Minuit, 1973, p. 61-62

21 Cassirer, Ibid., p. 52.

22 « Willst du ins Unendliche schreiten, Geb nur im Endlichen nach allen Seiten. », F. W. Goethe, Gott, Gemüt und Welt, cité par Cassirer in Aubenque (ed.), op. cit., 1973, p. 41.

23 C'est ici le propos de la « poétisation » des « textes rituels » pour Blumenberg : chaque poète en particulier, et chaque sujet en général, saisit un texte qui tient lieu de socle culturel et, par ses variations, se l'approprie et injecte de l'infini dans un texte fini. C'est là l'idée d'une fertilité herméneutique pratiquement infinie de ce qu'il appelle les « textes rituels ». Lire à ce sujet la version de 1971 de son article « Wirklichkeitsbegriff und Wikungspotential des Mythos » dans: Hans Blumenberg, Ästhetische und metaphorologische Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2001, p. 327-406. Traduit en français par La raison du mythe, Paris, « Bibliothèque de philosophie », Gallimard, 2005.

24 Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 187-188.

25 Denise Souche-Dagues, op. cit., 1972, p. 5-6.

26 Blumenberg règle à notre sens la question du statut de la vérité dans les Paradigmes pour une Métaphorologie, en étudiant la vérité comme métaphore de ce que vise l’instinct de connaissance, et que nous rapprochons volontiers ici d'une catégorie similaire à l'intuition de l'infini. Voir en particulier le chapitre II « La métaphorique de la vérité et la pragmatique de la connaissance », p. 23-44.

27 §14 de la Deuxième des Méditation Cartésienne, Paris, « Épiméthée », PUF, 1994, p. 77 et surtout sa conclusion, p. 78 pour l'édition française. Les Méditations Cartésiennes sont un texte dont la première édition date de 1931 mais on retrouve déjà cette idée, par exemple, dès les deux premiers paragraphes de la quatrième des cinq leçons sur la phénoménologie, écrites en 1907. Voir Husserl, L’idée de la phénoménologie, Paris, « Épiméthée », PUF, 2000, p. 79.

28 Renaud Barbaras, « Sauver d'une réification de la conscience la tâche de la phénoménologie », in: Etudes philosophiques, janvier 2012-1 no 100, PUF, 2012, p.49

29 Nous pensons notamment ici au § 83 des Ideens, dans lequel Husserl examine la possibilité a priori d’une absence de limitation (« absence de limite dans le progrès », p. 249) de la capacité du Moi à enchaîner, nous dirions indéfiniment, l'opération consistant à tourner un regard pur sur un vécu quelconque et à le saisir de manière « perceptive ». Cette absence de limitation constitue pour le Moi un « horizon de vécu » qui ne lui est jamais entièrement donné, n’est jamais entièrement saisissable intuitivement, mais qui est saisissable d'une certaine manière et selon un mode « d’être-donné d'un nouveau type » (p. 250). Voir Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, Paris, « Bibliothèque de philosophie », Gallimard, 2018, p. 249-251.

30 Hans Blumenberg, Theorie der Lebenswelt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2009, p.114-115. La traduction est de nous.

31 Denise Souche-Dagues, op. cit., 1972, p. 252.

32 Voir Pierre-Adrien Marciset, Paradigmes pour une philosophie des imaginaires, Paris, coll. « Le Bel Aujourd’hui », Hermann, 2023.

33 Voir à ce sujet Ibid., en particulier, le chapitre sur les anticipations de la perception kantiennes, p. 62-73.

34 Pour un exposé plus complet à ce sujet, Ibid., en particulier chap. VIII, « Poétisation, la conscience de l’effroi. Blumenberg (1920-1996) », p. 189-227.

35 Hermann Cohen, « La logique de la connaissance pure », in Marc de Launay (ed.), Néokantiens et théories de la connaissance, Paris, Vrin, 2000, p. 29. Cette formule évacue l’obsession théologique de l’ « origine », rejette la quête d’un début et d’une fin, et ne produit pas une représentation formellement finie de l’infini.

36 Hans Blumenberg, op. cit., 2009, p. 167.

37 Ce que nous avons déjà proposé ailleurs. Lire à ce sujet : Pierre-Adrien Marciset « La mystique intime de Faust, ou linterminable attente du monde », Méditations Littéraires, N°8, 2024, p. 87-101.

38 Voir Hans Blumenberg, op. cit., 2022, « §5. Das Distanzproblem der phänomenologischen Reduktion » de la deuxième partie, et en particulier p. 48-49.

39 Cassirer dans Aubenque (ed.), Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos mars 1929), et autres textes de 1929-1931, 1973, p. 41, également cité par Jean Seidengard dans sa « Présentation » à Ernst Cassirer, de Marbourg à New-York, actes du colloque des 12, 13 et 14 octobre 1988, Paris, « Passages », Éditions du Cerf, 1990, p. 12.

40 Blumenberg parle du « paradoxe » de notre capacité à ce que notre vision puisse anticiper, grâce à la bipédie, sur l'appréhension d’un horizon dont on ne peut toutefois saisir le contenu. Il est alors pour lui question d'une peur, d’une anxiété (Angst) qui préfigure en un sens l’effroi (Schreken), produit de l’internalité de la distance ontologique entre facultés finies et suspension de la finitude de ces facultés, vers l'instinct de l’infini. Arbeit am Mythos, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1979, p. 10-16.

41 Cassirer dans Jean-Claude Pariente (dir.), op. cit., 1969, p. 44-45.

42 La métaphore est ici, une fois de plus, celle de Blumenberg lorsqu’il répond au souci heideggerien dans un ouvrage célèbre, Die Sorge geht über den Fluß, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1987, Le soucis traverse le fleuve, Paris, L’Arche, 1990 pour l'édition française.

43 Laurent Perreau, « Le monde de la vie », in: Jocelyn Benoist & Vincent Gérard (dirs.), Lectures de Husserl, Paris, « Lecture de… », Ellipses, 2010, p. 260-261.

44 Voir à ce propos Natalie Depraz, « Lipps et Husserl : l’Einfühlung », in: Theodor Lipps 1, Revue de Métaphysique et de Morale, 2017-4, p. 441-459. Voir aussi Edmund Husserl, Autour des Méditations Cartésiennes, Paris, Jérôme Millon, 1998, p.114, sq.

45 Cassirer, in Jean-Claude Pariente (ed.), op. cit., 1969, p. 57.

46 Voir à ce sujet le § 4 « Pluralité des couches du moi » des Edmund Husserl, De la synthèse passive, Paris, « Krisis », Jérôme Millon, 1998, p. 60.

47 Voir à cet égard le livre de Natalie Depraz, La Surprise, Crise dans la pensée, Paris, « L’ordre philosophique », Seuil, 2024, notamment lorsqu'il est question d'une approche de l'évidence de l’attente forgée à l'égard d’autrui, p. 17-28.

48 Ernst Cassirer, Langage et mythe, À propos des noms de Dieux, Paris, « sens commun », Les éditions de Minuit, 1973, p.49-50.

49 Ibid., p. 52-53.

50 Il nous semble que c’est là une prescription à laquelle nous conduit la pleine compréhension du § 49 des Ideens, voir Husserl, op. cit., 2018, p. 148-152.

Pour citer cet article

Pierre-Adrien Marciset, «L'intuition de l'infini ou les imaginaires de la finitude, d’Ernst Cassirer à Hans Blumenberg», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 21 (2025), Numéro 3, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1547.

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