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- Volume 21 (2025)
- Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, ...
- Modéliser les liens entre les sens. Enjeux esthétiques et phénoménologiques (Introduction)
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Modéliser les liens entre les sens. Enjeux esthétiques et phénoménologiques (Introduction)

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Anexidades
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3Comment peuvent être réfléchis philosophiquement (et modélisés) les rapports entre les modalités sensorielles ? Comment s’articulent les conduites sensibles ? En guise d’introduction thématique aux enjeux de ce séminaire de recherche, je déplierai ici ce qui m’a poussée à vouloir appréhender ces questions. La problématique de la modélisation des sensorialités, je la relie pour ma part à des recherches qui s’inscrivent d’abord dans le domaine de la théorie de l’image et de l’esthétique.
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6Deux situations ou « scènes » esthétiques ont progressivement installé le problème des modalités sensorielles et de leur rapport dans mon champ d’intérêt. La première scène est décrite par l’historien de l’art Erwin Panofsky dans l’amorce de l’introduction aux Essais d’iconologie (1939) — un texte qui a déterminé, positivement et négativement, le destin de la théorie de l’image1. Cette scène permet de saisir la place réservée par Panofsky à l’expérience sensible dans le processus d’interprétation des images. On y entrevoit donc le modèle — en fait toujours très néokantien — qu’il retient pour penser le rôle de la perception sensorielle dans le processus d’interprétation. Panofsky part d’une description tout à la fois didactique, cocasse et légèrement artificielle, celle d’une rencontre qui aurait lieu avec un homme de notre connaissance, qu’on croiserait dans la rue, qui viendrait vers nous, et qui nous saluerait en soulevant son chapeau. Quelle est la spécificité de cette expérience sur le plan de la perception ?
Ce que je vois d’un point de vue formel n’est autre que la modification de certains détails au sein d’une configuration participant au type général de couleurs, lignes et volumes qui constitue mon univers visuel. Quand j’identifie (et je le fais spontanément) cette configuration comme un objet (un monsieur) et la modification de détail comme un événement (soulever son chapeau), j’ai déjà franchi le seuil de la perception purement formelle pour pénétrer dans une première sphère de signification (ou sujet). La signification ainsi perçue est de nature élémentaire, et facile à comprendre ; nous l’appellerons signification de fait (« factuelle ») ; je la saisis en identifiant tout simplement certaines formes visibles à certains objets connus de moi par expérience pratique ; et en identifiant le changement survenu dans leurs relations à certaines actions ou événements.
7Reste troublante dans cette analyse l’impression d’un écart — même léger — entre la perception d’une configuration de couleurs, de lignes et de volumes, et son identification comme « monsieur qui soulève son chapeau », autrement dit d’un intervalle entre la perception « purement formelle » (à supposer qu’une pure forme soit accessible) et l’identification de la scène. L’extrait invite le lecteur à considérer possible de percevoir d’abord des configurations lumineuses indéterminées avant de comprendre qu’elles sont le fait d’un homme qui vient vers lui (ce qui, bien entendu, dans la vie quotidienne, n’arrive jamais). Mais le traducteur-commentateur du texte, Bernard Teyssèdre, réduit stratégiquement l’étrangeté de ce passage en signalant dans une note qu’il ne faut pas considérer ici trop vite qu’un objet perçu serait pour l’historien de l’art iconologue « une poussière de sensations unifiées après coup ». Comme Panofsky l’indique d’ailleurs lui-même, il considère bien que la configuration perçue est identifiée à l’objet spontanément, donc automatiquement, autrement dit selon Teyssèdre « sans détour par une interprétation réflexive » — plutôt comme le détachement d’une forme à partir d’un fond ou encore d’une mélodie à partir du silence ou à partir de bruits non musicaux (Panofsky ayant été probablement inspiré sur ce point par la psychologie de la forme). On comprend pourquoi Teyssèdre donne cette précision. Il n’empêche que si l’écart n’est pas temporel, il demeure au moins logique : la sensation n’est jamais qu’une provision pour une expérience cognitive qui s’en écarte, qui la dépasse ou qui la relève, le processus d’interprétation étant régulièrement décrit comme un processus où l’on gagne en hauteur, où l’on s’élève du plus bas (du plus brut, du plus indéterminé, du plus « bruyant ») pour aller vers le plus noble, à savoir ce qui relève de l’entendement. Pour la méthode iconologique, l’expérience sensible est censée donner prise à une enquête sur la signification ; elle est tout entière (ou au moins autant que possible, parce qu’il y a parfois du résidu sensible) ramenée à une occasion de connaissance, donc envisagée comme pré-connaissance brute, tant que l’on se situe au niveau pré-iconographique. Le préfixe indique bien ce qui se joue : quelque chose ne serait pas encore tout-à-fait donné dans l’expérience sensible, un sens doit encore émerger et se construire, qui n’est pas accessible d’emblée. Cette prise de distance dans le modèle panofskien avec le sensible au profit de la valeur cognitive a été largement commentée dans le cadre des débats de l’Iconic turn, ainsi que le primat du langagier pour la compréhension des œuvres visuelles2. Par contre, une autre hypothèse peut s’élaborer à partir de là. Elle concerne non seulement le primat du perçu (saisi intentionnellement), mais au sein du perçu le primat du « vu ». De la peinture, la méthode iconologique ne retient finalement que ce qui a été « vu », c’est-à-dire identifié comme objet par le regard, classé dans l’ordre des significations (et une fois qu’on a vu, on a vu, c’est-à-dire : on sait ce qu’on a vu, nul besoin d’y revenir). Or rien n’empêche d’imaginer que le regard joue d’autres rôles et rencontre d’autres fonctions que celle de la seule identification visuelle, ou de la recognition. N’y a-t-il pas d’autres types de regards, de visions, qui n’objectivent rien sur le plan du visible ? N’est-ce pas ce que l’historien de l’art Georges Didi-Huberman reprochait lui-même à l’iconologie panofskienne, d’avoir négligé et écrasé ce qui relève du « visuel », comme des éléments lumineux, atmosphériques, aniconiques, sous le régime du visible (l’ensemble de ce qui peut être identifié comme objet)3 ? Le champ artistique nous permet même de poser des questions encore plus radicales : n’y aurait-il pas des modalités du voir qui dépassent l’usage de nos seuls yeux ? Des expériences menées dans le champ de l’art paraissent en tout cas élargir les représentations du « vécu voyant » : pensons aux projets menés par Sophie Calle avec des personnes aveugles de naissance, privés objectivement de l’usage de l’appareil visuel, à qui elle adresse néanmoins des questions a priori paradoxales ou impossibles, notamment à propos de leur « image de la beauté » préférée, et qui répondent en mobilisant la rhétorique commune de la contemplation, ne renonçant en tout cas pas à l’exercice du regard, exprimant par exemple des préférences chromatiques très assurées4.
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10Il semble donc possible que dans cette élévation au cognitif qu’appelle de ses vœux l’iconologie, on réduise une partie de l’expérience sensible — ou qu’on isole en elle ce qui serait purement « destiné à être vu », la dégraissant en quelque sorte d’un surcroit de sensible qui concerne probablement aussi les autres modalités sensorielles, occultant par là toute dimension intermodale : « Ce qui est vu est toujours congru à une forme d’identification ou une autre, en laissant de côté le cas-limite de ces épisodes, logiquement fugaces, qu’on appelle “sensations” »5. Ce qui est destiné à être « vu », donc à être identifié comme objet de la vision, se distinguerait ou serait valorisé aux dépens et en laissant de côté une partie de ce qui — dans une peinture par exemple — fait événement, de ce qui est étrange et ne répond pas directement à l’intentionnalité, ne se laisse pas déterminer aisément. En même temps, on répondra légitimement : quoi de plus normal que cette concentration sur le « vu », dans le cadre de l’institutionnalisation de l’iconologie comme méthode rigoureuse, puisque Panofsky réfléchit à l’interprétation d’artefacts visuels, qui ne s’adressent donc qu’à la perception visuelle. Mais c’est précisément cette évidence-là qu’on pourrait tenter de déstabiliser. Non pas en avançant sans précaution que l’œuvre d’art suppose la possibilité d’une harmonie naturelle (ou primordiale) et uniforme (ou générale) de tous les sens, mais que l’œuvre offre au minimum des occasions de croisements entre eux, même provisoires ou accidentels. Quel sens y a-t-il sinon à dire — et à être compris quand on dit — qu’une couleur est acide, ou écœurante, qu’un tableau est rythmé, musical, qu’une image est bruyante, qu’un trait vibre, qu’un portrait est doux, une tonalité rêche, etc. ?
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13La deuxième scène qui m’a amenée sur le terrain du rapport entre les modalités sensorielles est liée à une œuvre du sculpteur français Michel Gouéry, découverte dans l’exposition « Les Mondes inversés » présentée au BPS22 en 2015 sous le commissariat de Pierre-Olivier Rollin. Devant ces sculptures, on pourrait penser avoir affaire à du tissu, alors qu’il s’agit de céramiques (terres cuites émaillées) ; autrement dit, on a tendance à croire d’abord tendres des surfaces en réalité dures et froides. Cette expérience laisse entrevoir que pour une part, les artefacts visuels – ces objets d’art que l’on n’est pas censés toucher, au moins en situation muséale – ont tout de même quelque chose à voir avec le toucher, et possèdent une certaine dimension tactile. Reste à savoir où se trouve et par où passe cette « dimension tactile », une fois évacués les réflexes recognitionnels d’une iconologie prise au sens étroit du terme. Ne suppose-t-elle pas un croisement au moins virtuel entre des sensorialités différentes ? Elle nous invite en tout cas à envisager de nouveaux problèmes : n’y a-t-il pas un toucher qui réclame sa part du jeu, installant dans l’expérience une sorte de concurrence entre le toucher et la vision ? Où se situent exactement l’illusion, la « surprise » (pour reprendre une catégorie d’analyse utilisée par Jocelyn Benoist dans Le bruit du sensible, à propos de l’événementialité pure de la sensation6), ou même le « désaccord entre les sens » (puisque nos yeux voient du tissu là où nos mains pourraient nous faire éprouver une surface dure) ? À quel niveau se situe ce désaccord apparent ? Peut-on imaginer qu’il soit interne à la sensation, qu’il y ait une tension dans la sensation elle-même ? Doit-on au contraire penser que le trouble ne survient pas au niveau des modalités sensorielles proprement dites, parce que les sensations n’ont pas a priori à être en accord ou en désaccord (comme l’indiquait Denis Seron lors du séminaire interne préparatoire, on pourrait tout aussi bien dire que les sensations sont toujours en désaccord, au sens où elles sont singulières et uniques) ? Le trouble surviendrait plutôt de la manière dont on interprète et traduit ces sensations dans l’ordre du langage, au niveau cognitif. À cet égard, les perceptions ne seraient en concurrence (et comparables) que lorsqu’on se soucie de leur contribution au savoir. On évaluerait alors leur capacité à venir confirmer ou infirmer une connaissance. Elles ne seraient commensurables qu’au niveau cognitif. Pourtant, c’est bien avec des conduites sensorielles, en « zoomant », en scrutant, ou en frôlant l’œuvre à la sauvette que l’on aura l’impression de résoudre provisoirement le conflit (ou au contraire de le relancer). Cette expérience esthétique semble pouvoir être réfléchie comme une expérience de déconnexion ludique entre les sens — ou plus exactement : une expérience qui à la fois atteste de leur connexion dans l’acte de sentir, et en même temps montre les « ratés » qui peuvent survenir lorsque des interprétations basées sur des informations issues des sens se contredisent.
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16En s’aventurant au contact d’œuvres d’art contemporaines, on a repéré de nombreuses expériences de cet ordre, hors-normes, débordant les balises de l’expérience sensible ordinaire. Ces situations nous ont éveillés à la question du rapport (ou du non-rapport) entre les sens, et des modèles qui permettent de le théoriser. Doit-on reconnaître et décrire les liens entre les modalités sensorielles comme des liens de solidarité, d’alliance, de renforcement, ou plutôt de concurrence, de désaccord ou de conflit ? Comment penser leur éventuelle unité et pour quels types d’expérience ? Et, à rebours de cette quête d’unité, quelles sont les expériences qui réclament de sortir du holisme perceptif ? Autrement dit : Y a-t-il des situations empiriques particulières (existentielles, cliniques, artistiques, écologiques) dans lesquelles les sens peuvent s’autonomiser, s’exercer de manière pure ou déconnectée ?
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19Parmi les modèles qui théorisent les structures de la perception sensorielle, on trouve notamment celui de la perception amodale, ou de la « synesthésie ontologique », qui fait référence — singulièrement chez Merleau-Ponty — à une couche originaire du sentir, antérieure à la division des sensorialités en canaux différenciés d’informations, où les sens semblent engagés dans une connivence primordiale.
20Pour Merleau-Ponty, assujettir la vision à un secteur de l’être précis, supposant un découpage entre des champs séparés, ou des registres sensoriels distincts, revient à nier l’expérience non dispersée du sentir :
Je dis que mes yeux voient, que ma main touche, que mon pied souffre, mais ces expressions naïves ne traduisent pas mon expérience véritable. Elles m’en donnent déjà une interprétation qui la détache de son sujet originel. Parce que je sais que la lumière frappe mes yeux, que les contacts se font par la peau, que ma chaussure blesse mon pied, je disperse dans mon corps les perceptions qui appartiennent à mon âme, je mets la perception dans le perçu. Mais ce n’est là que le sillage spatial et temporel des actes de conscience. Si je les considère de l’intérieur, je trouve une unique connaissance sans lieu, une âme sans parties, et il n’y a aucune différence entre penser et percevoir comme entre voir et entendre7.
21Dans cette perspective, concernant les recherches scientifiques empiriques réactivant ce modèle, on pensera aux travaux du pédopsychiatre et psychanalyste américain Daniel Stern à propos des comportements sensoriels des nourrissons : ses expériences indiquent que ceux-ci auraient une aptitude générale innée à traiter des informations reçues dans une modalité sensorielle donnée, en les traduisant instantanément pour une autre modalité sensorielle8. Dans l’une de ces expériences, un nourrisson de quelques semaines reconnaît visuellement la forme d’une tétine qu’il n’a jamais vue auparavant (ce qui le place hors situation de recognition : il s’agit juste d’une intuition visuelle). Au préalable, la tétine avait seulement été éprouvée sur le mode tactile par le bébé, invité à la toucher des mains ou à la mettre dans sa bouche, mais avec les yeux bandés (on reconnaitra là une actualisation possible du problème de Molyneux dans le champ de la psychologie expérimentale). Cette correspondance apparemment innée des sens engage Stern à convoquer un modèle unitaire et non localisé de compréhension de la perception. Seul un tel modèle pourrait à ses yeux expliquer l’aptitude du nourrisson à transférer l’expérience d’une modalité sensorielle à l’autre, sans passer par un schéma combiné qui coordonnerait — par exemple — le visuel et l’haptique. Stern utilise l’expression « perception amodale » pour désigner ce sentir général non découpé chez les nourrissons. Il désigne par là une « harmonie préétablie » ou une « confusion originaire des sens », qui se perd ou se résout par la suite, probablement sous l’effet combiné de l’accumulation d’expériences (contraction d’habitudes) et de l’acquisition du langage. Daniel Stern reste lui-même assez discret sur ce qui pourrait expliquer les délimitations entre les sens, et l’assimilation apparemment naturelle de certaines modalités du sentir à des organes précis9.
22L’intérêt secondaire de cette théorie tient à l’idée d’un non-ajustement ou d’une non-spécialisation des conduites sensorielles des nourrissons, entrainant chez eux une multitude d’expérimentations ouvertes. Le bébé — dans son indifférence au découpage de la sensibilité — ne sait pas quel type de comportement sensoriel il est censé adopter pour telle ou telle expérience, raison pour laquelle il teste des choses inédites (et est effectivement programmé pour les tester) : avaler des lumières, manger avec les yeux, etc. Les nourrissons seraient curieux de stimulations sensorielles qu’ils ne connaissent pas, mais qu’ils cherchent10. L’expérience montre qu’ils se lassent d’ailleurs assez vite des stimulations qu’ils reconnaissent : leur recherche de nouveauté (ou de surprise) précède l’élaboration d’hypothèses et même tout système de motivations. Il y aurait une grande créativité relative à cet ajustement imprécis à l’expérience, que Stern lui-même associe aux actes de création chez les artistes, considérant que ce « monde global » constitue finalement « le réservoir fondamental dans lequel on peut puiser pour toutes les expériences de création »11.
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25Mais si on pense le sentir sur ce modèle général et unifié, on valorise inévitablement l’idée d’un accord (une « complicité originaire », une « connivence primordiale ») entre les manières de sentir. Or dans l’expérience, et peut-être en particulier dans l’expérience artistique, il y a autant de troubles ou de désaccords entre nos perceptions que de fonctionnements harmonieux, autant de surprises que de moments de recognition. Si on voulait parvenir à penser ce qui échappe ou ce qui excède l’accord dans le commerce des sens, leurs échanges réguliers, il faudrait privilégier un modèle capable de mettre à mal l’hypothèse d’une unité si forte de la vie sensible. Repoussant alors le modèle de la perception amodale, s’éloignant de l’idée du holisme perceptif, pour des raisons d’inadéquation avec le type d’expérience sensorielle qu’on cherche à décrire, on pourra se demander dans quel type d’organisation les différentes modalités sensorielles peuvent être saisies. Pris dans un ordre souvent hiérarchique, concurrentiel, le modèle de l’intersensorialité engage d’autres problèmes théoriques : Comment s’est construit le déni des sensorialités basses (olfaction, goût, toucher) ? Quels seraient les avantages spécifiques des différentes modalités du sentir (qui justifieraient le primat accordé à l’une ou l’autre) ? Mais aussi : est-il possible de borner la perception sensible — même provisoirement, même par l’entremise d’une expérience hors-norme — à l’exercice d’un seul de nos sens, comme dans la fiction du Traité des sensations de Condillac, où les sens de la Statue sont activés l’un après l’autre, dans une sorte d’exercice pur12 ? Y a-t-il une indépendance possible ou radicale des sens, une expérience hystérique du sentir, au sens donné par Deleuze à ce terme13 ? Y a-t-il des intensités que la synthèse perceptive ne parvient pas à dompter, qui sont de pures différences, réfractaires à l’harmonie ? La capacité de la conscience à lier les vécus sensibles ne peut évidemment pas être sous-estimée, l’équilibre même de la connaissance en dépend. Dans Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats, Bruce Bégout le rappelle en se référant à Kant :
Car si, pour Kant, le contenu empirique d’une sensation est toujours nouveau, et en un certain sens imprévisible, les formes et les structures dans lesquelles il est inséré sont toujours fixées d’avance par le fonctionnement de la conscience pure. Tout ce qui advient dans l’expérience est déjà soumis à des liaisons fermes et constantes. L’enchaînement prime, et il ne tient pas tant à la régularité des choses en elles-mêmes qu’à celle de leur perception bien réglée. Aussi l’expérience est-elle sans cesse encadrée par un système de lois subjectives qui assurent la continuité et la solidité de tout ce qui peut être vécu. Tout ce qui peut se donner comme phénomène et apparaître répond sans exception à des règles et s’y soumet. Règles à la fois de la donation de ce phénomène et de sa connaissance objective. En ce sens, rien, pour Kant, pas même la grandeur intensive d’une sensation, ne peut excéder les limites du représentable. Formes, catégories et synthèse s’allient parfaitement en un accord prodigieux avec les phénomènes — une affinité transcendantale de la condition et des conditionnés — pour anticiper tout écart possible et le récuser14.
26Il n’empêche, de nombreux artistes modernes, explique Bégout, ont voulu travailler au dérèglement de tous les sens (la formule est rimbaldienne), et déréguler ou défaire l’unité imposée par la raison à l’expérience sensible. Tenter de sentir (et par rebond de penser) autrement, perturber les synthèses de l’aperception transcendantale, user de drogues pour créer artificiellement des états inédits, amplifier les sensations, expérimenter ce qui ne l’a jamais été, autant de tentatives ayant pour effet d’insécuriser l’idée d’une harmonie sensible.
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29Dans son livre sur Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), écrit en dialogue soutenu et parfois musclé avec la phénoménologie, Gilles Deleuze semble défendre — pour saisir les puissances de l’art — une théorie des sensorialités pensées comme capacités séparées et séparables. Le modèle de l’intersensorialité se conçoit dans ce texte comme un spectre qui irait de la complicité à la méfiance : deux sens peuvent parfois être très complices, parfois se méfier l’un de l’autre. Dans certaines expériences communes ils se renforcent et se confirment, alors que dans d’autres expériences, ils s’opposent davantage l’un à l’autre. Deleuze étudie ce spectre, ces liens d’affinité ou de rivalité entre les sens, et montre les différentes manières de s’accorder plus ou moins fort, les différentes manières de s’accorder en se désaccordant plus ou moins. Ainsi, la description des différents rapports possibles de l’œil et de la main dans l’histoire de la peinture occidentale lui permet d’identifier une série d’inventions stylistiques par les artistes. Parfois la main est prise dans une subordination maximale à l’œil (elle est une « servante absolument nécessaire »), et toutes les « valeurs tactiles », plastiques ou haptiques sont entièrement soumises à la perception d’une forme optique, confirmée par ces valeurs, comme dans beaucoup d’œuvres figuratives mimétiques15. Parfois la subordination est plus « relâchée », les jeux chromatiques pouvant par exemple nous donner à éprouver la forme sur un plan optique autant qu’haptique. Parfois enfin, les sens établissent entre eux des rapports de franche insubordination, assumant leur indépendance, l’œuvre pouvant présenter une sorte d’« optique pur » (lorsque les formes sont impalpables) ou de « tactile pur » (lorsque l’œil ne suit plus le « tout à la main » d’une ligne agitée, par exemple dans un gribouillage énergique, qui semblerait rendu à sa seule dimension manuelle)16. Ce spectre, établi par Deleuze, parcourant les multiples rapports possibles entre les modalités sensorielles permet d’envisager avec d’autres outils encore le privilège de la visibilité dans la représentation picturale, l’activité graphique ayant évidemment une dimension haptique. Mais surtout, en art, la question de ce que serait un pur son, un pur geste, un pur optique, parait structurante de certaines initiatives. D’où l’importance d’une modélisation ajustée à ce type d’expérience.
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32Dans un livre mettant en débat les pensées de Sartre et Merleau-Ponty, et dans la confrontation entre deux modèles différents de la vie sensible, Roland Breeur cherche à dégager ce qu’il appelle l’insoumission possible de la sensation, ce qui en elle ne se laisse pas facilement coder, et résiste à la prise de la représentation17. Quand la sensation se produit sur un mode étonnant, inédit, par exemple dans une reconstitution littéraire, on est tenté de lui rôder autour, comme aimanté, et sans parvenir à s’en défaire. Il semble que la sensation se « dérègle » alors, au sens où elle n’intègre plus une régularité du sentir, une mécanique cohérente. Elle se donne isolée et indomptée, ne veut plus rentrer dans une synthèse perceptive, et s’organiser avec d’autres sensations pour donner accès à un objet cohérent. Or pour décrire l’expérience d’une sensation échappant à toute reprise, créant — au sens fort — de la surprise, il faut sortir de l’idée d’une cohésion première entre les sens, pour privilégier un modèle capable d’accueillir la possibilité d’un désaccord. Ne peut-on alors considérer rigoureusement l’hypothèse d’une indépendance parfois radicale des sens, permettant du coup d’imaginer leurs multiples alliances, combinaisons ou conflits, c’est-à-dire l’ensemble des rapports par lesquels les sensations « s’unissent tant bien que mal » :
Il faut partir de l’indépendance de telle sensation, pour voir comment elle transmet non pas quelque message mondain, mais l’insondable intensité qui me fouette. Chaque faculté — sensation, mémoire, imagination ou pensée — se voit dès lors traversée et giflée par cette même différence, qui se différencie elle-même à mesure qu’elle change de registre et migre d’une faculté à l’autre. Et cette migration elle-même involontaire ne réconcilie pas les sensations et les facultés entre elles, car rien hors d’elles ne permet aucun appui18.
33Etant entendu que les phénomènes relevant de l’intersensorialité ne sont pas toujours réfléchis au départ d’une conception synchronisée des sens, tendus par la nécessité d’une synthèse perceptive, mais qu’ils révèlent aussi des décalages, des différences et des concurrences (des subordinations et des insubordinations plus ou moins fortes), comment décrire avec précision leurs multiples combinaisons possibles ? La littérature a ce pouvoir de combinaison ou de mise en série inédite de sensations.
Dès lors, l’idée même d’une association des sensations ne perd peut-être pas tout son sens. Cette association explique la manière dont elles s’unissent tant bien que mal, autour de cette différence réfractaire au monde et au moi. Sans sombrer dans un objectivisme, on peut en effet chercher à comprendre comment différentes facultés se mettent à graviter et à s’associer dans l’unique tâche de sonder cet insaisissable, sans pour autant former un tout organique et global, mais des séries closes, qui se juxtaposent comme des perles de subjectivités. Chaque série est transie d’une différence qui gouverne tout et ne répond de rien19.
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36Reste un autre type d’association entre les sens intéressant à envisager, celui de l’association directe, instantanée, de la synesthésie, y compris dans sa version « pathologique ». Partant de la tension, ici esquissée, entre un modèle unitaire et un modèle atomiste ou différencié de la vie sensorielle, comment décrire les phénomènes dits synesthésiques — qui sont par définition des phénomènes d’association et de traduction instantanée entre les sens ? Est-elle seulement l’effet non maîtrisé d’une machine sensorielle grippée, redondante, hyper-sensible ? La perception synesthésique est-elle la règle (Merleau-Ponty parle à cet égard de « synesthésie ontologique ») ou l’exception ? Que faire de ces expériences particulières où l’on « reçoit » des données sensorielles d’un organe qui n’est a priori pas directement stimulé (entendre des couleurs, voir des sons, etc.) ? Que révèlent ces expériences ? En particulier, si l’on part de l’idée qu’elles ne révèlent pas une connivence fondamentale des sensorialités entre elles, est-il possible de penser philosophiquement la synesthésie autrement que comme accord sans heurt de nos sensations ? Peut-on réfléchir la synesthésie en contournant cette impression d’adéquation instantanée de données sensorielles hétérogènes ?
Bibliographie
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Notes
1 E. Panofsky, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance (1939), trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967. Pour les questions qui concernent la réception et le logocentrisme supposé de Panofsky, voir les excellents développements d’Audrey Rieber dans l’ouvrage issu de sa thèse : A. Rieber, Art, Histoire et signification. Un essai d’épistémologie d’histoire de l’art autour de l’iconologie d’Erwin Panofsky, Paris, L’Harmattan, 2012. Cet ouvrage permet d’apporter des nuances aux approches trop sévères ou stéréotypées de l’œuvre de Panofsky. Sur l’impact des travaux de Panofsky sur le développement de la théorie de l’image allemande, voir l’anthologie critique : M. Hagelstein, C. Letawe, Bildwissenschaft. Débats contemporains sur l’image, Paris, Mimesis, 2022.
2 Sur l’Iconic turn et la critique du paradigme langagier dans la théorie de l’image contemporaine, voir par exemple : W. J. T. Mitchell, « The pictorial turn », Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, 1994, p. 11-35 (étude publiée en mars 1992 dans Artforum) ; G. Boehm (ed.), Was ist ein Bild?, München, 1994 ; B. Stiegler, « Introduction », « Iconic Turn » et réflexion sociétale (sous la direction de G. Didi-Huberman et B. Stiegler), Trivium [En ligne], 1 | 2008, mis en ligne le 08 avril 2008, consulté le 22 janvier 2015. URL : http://trivium.revues.org/308
3 Voir les développements du concept de visuel dans G. Didi-Huberman : Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, et Fra Angelico, Paris, Flammarion, 1990.
4 S. Calle, Aveugles, Paris, Actes Sud, 2011.
5 J. Benoist, Le bruit du sensible, Paris, Cerf, 2013, p. 51.
6 Ibid., p. 139 : « En revanche, le fait que, dans la perception, il y ait des surprises, exerce certainement une fonction de rappel par rapport à la facticité propre de la perception, au sens où ce qui s’y passe témoigne, dans ce genre de circonstances, d’une forme d’autonomie. Pour qu’il y ait une surprise dans la perception, il faut bien que la perception ait une histoire propre. Dans cette historicité de la perception, où il peut se passer quelque chose — la “surprise perceptuelle” devenant la forme paradigmatique de l’événement dans la perception —, on peut voir la preuve de sa réalité, c’est-à-dire de son caractère non purement intentionnel ».
7 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 246.
8 D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson (1985), trad. A. Lazartigues et D. Pérard, Paris, PUF, 1989.
9 Le langage semble néanmoins jouer un rôle primordial : « Les éléments qui constituent ces organisations émergentes sont simplement des unités différentes de celles des adultes, qui croient, la plupart du temps, qu’ils font l’expérience subjective d’unités telles que les pensées, les perceptions, les actions, etc. car ils doivent traduire ces expériences en ces termes pour les mettre en mots » (D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson (1985), trad. A. Lazartigues et D. Pérard, Paris, PUF, 1989, p. 94).
10 Ibid., p. 63.
11 Ibid., p. 95. Sur Daniel Stern, lire notamment l’article en ligne : Vinciane Despret et Lucienne Strivay, « Corps et âme. Passionnément », SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 01 juin 2010, consulté pour la dernière fois le 10 décembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/3163 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.3163.
12 E. B. de Condillac, Traité des sensations (1754), dans Œuvres, revues et corrigées par l’auteur, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1984. Voir aussi : J. Derrida, L’archéologie du frivole. Lire Condillac, Paris, Éditions Galilée, 1973.
13 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Seuil, 2002, p. 47 sv.
14 B. Bégout, Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats, Paris, inculte, 2022, p. 187.
15 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), op. cit., p. 119.
16 Ibid., p. 121.
17 R. Breeur, Autour de Sartre. La conscience mise à nu, Grenoble, Millon, 2005.
18 Ibid., p. 84.
19 Ibid., p. 85.

