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Annabelle Dufourcq

Chair et synesthésies : le complexe de Chandos

(Volume 21 (2025) — Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15))
Article
Open Access

Résumé

Qu’est-ce qu’une sensation brute ? Alors que Merleau-Ponty construit sa phénoménologie des synesthésies contre le modèle de la sensation comme choc dénué de sens, Deleuze choisit, notamment contre Merleau-Ponty, de reprendre et retravailler ledit modèle pour exposer une « misophie » où les sensations perturbent les facultés de pensée et mettent en échec les processus de synthèse du sens. Nous examinons dans cet article les limites de ces deux approches ainsi que de leur apparente opposition. Elles sont en fait parentes et oscillent l’une comme l’autre entre deux figures —bien plutôt que deux concepts — celle des sensations comme inhumaines, d’une part, celle des sensations comme poésie cosmologique au cœur d'une chair universelle, d’autre part. Nous soutenons que ces deux figures sont secrètement solidaires l’une de l’autre et également fantasmatiques : elles relèvent de ce que nous nommons « complexe de Chandos », un complexe à la fois existentiel et, sous une forme particulièrement sclérosée et toxique, constitutif de la modernité. Le complexe de Chandos — manifesté de manière archétypale dans la fameuse lettre d’Hofmannstahl — condamne à osciller entre intuitions holistiques et récits de ruptures et d’arrachement. Il est la clef d’un réalisme pour une grande part idéologique et illusoire ainsi que d’une certaine manière de philosopher/misopher sclérosante. Dans cet article, nous examinons comment et jusqu’à quel point Merleau-Ponty et Deleuze nourrissent ce complexe et nous proposons une théorie des synesthésies moins binaire que le conflit apparent entre leurs perspectives ne le laisse croire.

Keywords : sense, sensation, imagination, Merleau-Ponty, Deleuze, Proust

1Comment le rouge devient-il symbole de la colère et le bleu de la mélancolie ? Le blanc symbole de la pureté, le noir celui du secret, de la mort, du mal ? En fondant sa philosophie de la perception sur une définition des synesthésies comme constituant la règle, Merleau-Ponty avance plusieurs thèses1. D’abord il suggère qu’un phénomène réputé pathologique et subi doit servir de modèle pour comprendre toute synthèse sensible à un niveau transcendantal ; d’autre part il affirme que c’est dans les synesthésies que se trouve la source du sens et du monde, en dernier lieu également des symboles que je viens d’évoquer ; enfin il souligne qu’il n’y a pas de sensations isolées, mais un tissu sensible où les sensations fonctionnent en synergie, de sorte que la relation est ontologiquement première et les termes de la relation ne sont saisis que par abstraction. Les synesthésies ainsi comprises comme des métaphores naturelles, seraient alors, selon l’analyse critique de Roland Breeur, définies par Merleau-Ponty comme l’expression « [d]es intentions secrètes de l’être ou de sa “chair” »2 ? Faut-il déduire dès lors que les symboles que je citais en exemple sont eux aussi l’expression de cette mystérieuse sagesse de la chair ? Dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception intitulé « Le sentir », Merleau-Ponty nous renvoie à Goethe et Kandinsky et à leur tentative d’analyse du pouvoir intrinsèque des couleurs, de leur dynamogénie, pathogénie et psychogénie, ce qui permet également des descriptions haptiques des couleurs : le bleu semble céder à notre regard tandis que le rouge s’enfonce dans l’œil, le jaune est piquant3. Chez Kandinsky on passe continûment des associations (bleu / froid) aux symboles émotionnels (bleu foncé / tristesse)4. Mais justement, la difficulté, lorsque l’on introduit cette dimension symbolique, est qu’il est impossible de nier la part culturelle, contingente, éminemment variable de ces symboles. C’est un problème avec lequel Merleau-Ponty ne cesse de batailler. Ce n’est pas seulement une objection extérieure à son œuvre, mais véritablement un thème récurrent dès les premiers ouvrages, et qui prend une ampleur particulière dans les années cinquante lorsqu’il centre sa réflexion sur la question de l’expression. Déjà dans le chapitre « Le sentir » Merleau-Ponty écrivait : « Le sensible me rend ce que je lui ai prêté mais c’est de lui que je le tenais ». On peut bien sûr ne retenir que la dernière phrase, et Merleau-Ponty joue certainement sur cette ambiguïté car, bien souvent, les descriptions dialectiques ou chiasmatiques trouvent leur parachèvement et leur conclusion dans une référence ultime à l’être impersonnel et au « savoir » qu’il nous lègue5. Mais, à mon sens, il ne faut pas passer trop vite sur le chiasme, sur cette étrange figure dynamique où deux termes malgré tout se distinguent, un écart se creuse, des directions opposées entrent en tension finalement au service d’une solidarité renforcée.

2Il y a chez Merleau-Ponty une philosophie de l’imaginaire indissociable de sa philosophie de la perception. Et la question des synesthésies doit être comprise en tenant compte de ce fait. Aussi défendrai-je dans cet article la thèse selon laquelle il n’y a jamais de réduction à une unité immémoriale chez Merleau-Ponty. Cependant, force est de constater que Merleau-Ponty lui-même utilise aussi ces figures d’unité de façon récurrente.

3Nul doute que la question des synesthésies se prête plus particulièrement à la mise en avant d’une opposition entre un prétendu quiétisme de Merleau-Ponty et la vigueur des philosophies plus aptes à affronter un réel qui ne nous parle pas. La synesthésie n’est-elle pas en effet l’écart irrémédiable entre des sensations qui coexistent sans se fondre en un tout ? Un sens brut essentiellement déphasé et troublant ? La dénonciation du quiétisme de Merleau-Ponty est l’une des clefs de la lecture deleuzienne. Sur le problème des synesthésies, Deleuze déploie, comme le montre Roland Breeur, un modèle qui semble radicalement opposé à celui d’une « entente secrète et originaire avec le monde » . Deleuze aurait ainsi su laisser les synesthésies comme forces perturbatrices faire irruption dans sa philosophie, à la marge d’une philosophie du Dehors. L’enjeu serait alors de ne pas s’endormir dans une illusion de résonance avec le sens du monde et d’accéder à une conscience « purifiée »6. En laissant le sens être radicalement défait, comme Vinteuil qui s’effondre devant le petit pan de mur7, nous recevons, dans une passivité absolue, les sensations comme gifles et nous réalisons que nous naissons de rien, que nous ne sommes pas voulus, accueillis, enveloppés par l’être et que la pensée existe contre la menace permanente de non-sens8, qu’elle ne se réveille vraiment que « fouettée »9 par l’incompréhensible et qu’elle travaille en suspens au-dessus d’un fond impersonnel, indifférent10.

4En fait on peut observer que Merleau-Ponty comme Deleuze oscillent entre ces deux pôles. La philosophie merleau-pontienne procède ainsi par ajustements successifs, variations entre, d’une part, des textes qui poussent le curseur le plus loin possible dans une philosophie de la totalité, de l’unité originaire et, d’autre part, un mouvement contraire de désintégration, où Merleau-Ponty rappelle toute la distance, les écarts, et même « la vérité du naturalisme »11 qui viennent diffracter irrémédiablement cette unité.

5Comment comprendre cette oscillation ? Je soutiendrai qu’elle ne saurait être comprise comme une hésitation, le signe d’une contradiction ou de l’indécision d’un auteur que d’autres, aujourd’hui, pourraient et devraient trancher. Cette oscillation est selon moi une forme reconnaissable de ce que j’appellerai le complexe de Chandos, en référence à la célèbre Lettre de Lord Chandos publiée par Hofmannsthal en 1902, où l’auteur se voit déchiré entre une fragmentation de toutes choses en sensations opaques et des épiphanies dévoilant la vie de sens qui traverse et unit toutes les choses, les êtres vivants et le registre des essences12. Il s’agit en fait d’un complexe typique de la modernité et qui requiert, à mon sens, un dépassement sous la forme d’une intégration plus poussée. J’aimerais également montrer que jouer Deleuze contre Merleau-Ponty dans l’analyse du statut des synesthésies — comme synthèses pleines de sens ou comme choc et épreuve d’un dehors irréductible — relève du même complexe.

De la sensation au savoir holistique chez Merleau-Ponty

6Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, développe une critique radicale du concept de sensation. « La notion de sensation, une fois introduite fausse toute l’analyse de la perception »13 . Merleau-Ponty rejette le concept de sensation définie comme « choc indifférencié, instantané et ponctuel »14, donnée brute. Il réfute également l’approche empiriste ou même criticiste, qui situe l’émergence du monde sensé et ordonné dans un processus d’association ou de synthèses s’appliquant à de telles données brutes. Cette notion de sensation « ne correspond à rien dont nous ayons l’expérience ». Nous sommes toujours engagés dans un champ perceptif qui est un tout et où les données sont des « relations », non « des termes absolus »15. Merleau-Ponty s’appuie sur la Gestalttheorie et son approche holistique : les niveaux de couleurs et de lumière s’ajustent par exemple comme un système global qui se fixe de telle ou telle façon justement de manière sensée, parce que c’est ainsi que quelque chose comme un spectacle pertinent et reconnaissable selon des critères archaïques ou sédimentés culturellement surgit pour le sujet percevant. Et ce n’est que secondairement et artificiellement que l’on peut se focaliser sur une petite surface circonscrite et sa couleur jaune ou blanche ou bleue selon l’éclairage électrique ou naturel16.

7Dans les premières pages de Phénoménologie de la perception, la position merleau-pontienne est tranchée : une « sensation » qui cesse d’être circonscrite, qui déborde sur d’autres sensations, qui ébauche une interprétation perceptive, la reconnaissance d’objets, des constellations trans-sensorielles, cesse plus simplement d’être digne du nom de « sensation »17.

8C’est aussi selon cette approche holistique que le flux héraclitéen des esquisses [Abschattungen] trouve un rôle central dans la philosophie merleau-pontienne, non pas comme succession de sensations ponctuelles, mais justement comme flux, comme enchaînement tel que chaque esquisse renvoie aux autres et « contient » les autres comme son horizon intrinsèque18. Le monde des choses identifiables, le niveau proprement perceptif commence à se former dans ces décours d’esquisses et non par application d’un concept ou d’un processus psychologique d’association s’appliquant à un matériau sensible en soi aveugle et dénué de sens. Les sensations/le flux sensible ébauchent d’abord le fantôme [Phantom] de tel ou tel objet reconnaissable mais fluctuant19. On est en fait très proche de l’empirisme — les décours d’esquisses sont aussi contingents, erratiques, ouverts mais il y a une nécessité transcendantale à ce que les choses mêmes se donnent dans leurs esquisses : Dieu lui-même verrait les choses en esquisses20.

9La notion classique de sensation viendrait, selon Merleau-Ponty, de ce que l’on transpose au monde de la vie un modèle d’analyse tiré d’une sorte d’inauthenticité naturelle, en d’autres termes de ce réalisme quotidien qui nous fait séparer la chose de la pensée et confondre la première avec (1) une massive coïncidence avec soi-même, (2) un emplacement et des limites bien circonscrits dans l’espace et (3) un ensemble de propriétés fixes et reconnaissables21. On fragmente le flux sensible et crée le concept de sensation sur le modèle de la chose, laquelle est pourtant secondaire par contraste avec le flux sensible originel. Mais, j’y reviendrai, cette analyse merleau-pontienne ne saurait pleinement convaincre : si la notion de sensation est ainsi construite, la possibilité même d’abstraire des fragments « artificiellement » et « secondairement » doit bien être ouverte et déjà recelée par le champ perceptif de départ.

10L’opposition pensée objective - phénoménologie du flux sensible est d’autant plus forte que Merleau-Ponty utilise lui-même régulièrement le registre lexical de l’unité originelle, d’un savoir anonyme qui nous précède et auquel il s’agirait finalement de s’en remettre. À cet égard le chapitre « Le sentir » dans Phénoménologie de la perception est révélateur. Le bleu du ciel « se pense en moi »22 ; « la sensation (..) vise et signifie au-delà d’elle-même. Mais le terme qu’elle vise n’est reconnu qu’aveuglément par la familiarité de mon corps avec lui, il n’est pas constitué en pleine clarté, il est reconstitué ou repris par un savoir qui reste latent et qui lui laisse son opacité et son eccéité »23. Il s’agit donc d’une pensée que je ne pense pas, d’un étrange, sinon impossible, savoir aveugle. Le moyen le plus simple de le comprendre serait peut-être de dire que mon corps le sait mais que moi, consciemment, je l’ignore. Toutefois cette explication n’est pas encore complètement éclairante, puisque, d’une certaine façon, je ne l’ignore déjà plus. Quelques lignes plus loin, cette dualité bascule à nouveau du côté de l’unité et d’un savoir enveloppant qui réunit chose et sujet dans une surabondance de sens sans lacune : « Je suis comme sujet sentant tout plein de pouvoirs naturels dont je m’étonne le premier »24. C’est aussi pourquoi Merleau-Ponty définit la perception comme « communion »25 et décrit à plusieurs reprise les synesthésies comme coïncidence, unité, fusion : « c’est le son même que [le sujet] voit au point où se forment les couleurs »26. Une idée semblable est développée dans la description du travail du peintre dans L’œil et l’esprit, avec une insistance forte sur la passivité du sujet et l’intelligence du monde dont il serait le dépositaire et le relais :

L’interrogation de la peinture vise (…) cette genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps. Ce n’est donc pas la question de celui qui sait à celui qui ignore, la question du maître d'école. C’est la question de celui qui ne sait pas à une vision qui sait tout, que nous ne faisons pas, qui se fait en nous27.

Critique deleuzienne de la chair et approche alternative : réhabilitation des sensations comme chocs et fragments

11Si l’on s’en tient à cette caractérisation de la philosophie merleau-pontienne de la chair et des synesthésies, il apparaît de manière évidente que cette pensée holistique ne saurait s’accorder avec la perspective proustienne et, a fortiori, avec le Proust décrit par Deleuze dans Proust et les signes et Différence et Répétition.

12Certes l’esthétique proustienne contient encore des accents idéalistes, la référence à des essences et un salut des phénomènes par l’art. Mais, avec Proust, et Deleuze met ce point particulièrement en valeur, les sensations reviennent au premier plan justement en tant qu’elles s’autonomisent. C’est comme expériences-blocs, résistant à toute intégration dans quelque perception prosaïque, système équilibré d’associations ou même dans quelque symbolisme ou intuition d’essence que ce soit, que les impressions deviennent les abîmes d’opacité autour desquels la Recherche gravite, dans une dynamique finalement gracieuse mais essentiellement désirante. Merleau-Ponty rejetait la notion de sensation comme choc et fragment : Deleuze construit sa philosophie notamment autour de la sensation comme choc et fragment. « Le chercheur de vérité c’est le jaloux (…) c’est l’homme sensible en tant qu’il rencontre la violence d’une impression »28. C’est uniquement en acceptant cette violence originaire, l’extériorité entre sensations et pensée, que cette dernière sort enfin de la mascarade dialectique qui consiste à trouver dans les objets ce qu’on y avait mis, à tourner fluidement dans un champ pré-délimité par ses propres concepts29. L’harmonie originelle avec un simulacre de réel ainsi que la communication pré-scénarisée entre honnêtes hommes sont stériles. « Nous ne cherchons la vérité que contraints et forcés »30, « l’essentiel est hors de la pensée »31.

13Chez Merleau-Ponty les sensations isolées ne relevaient que de la pensée objective ; chez Proust les sensations s’autonomisent à un niveau esthétique, au niveau de l’expérience sensible brute, en deçà de toute mise en forme conceptuelle, justement comme défi à cette mise en forme. Elles incarnent la résistance à la synthèse.

14Ce qui est donné avec les signes et les impressions sont de tels signes ce sont des problèmes qui vont se répercuter de faculté en faculté. Chaque faculté, confrontée à ce qu’elle ne peut reconnaître (l’insensible, l’immémorial, l’inimaginable, l’impensable) transmet le problème aux autres facultés, et aucune ne résout ledit problème. Il n’y a pas de « sens commun », souligne ainsi Deleuze dans Différence et répétition32. Aussi caractérise-t-il cette violence, cette étrangeté absolue, comme inimitié fondamentale33 : « tout part d’une misophie »34.

15Ce cœur d’ombre, autour duquel les facultés se sollicitent et se séparent, est la différence ultime et absolue35, un « point de vue unique auquel » une monade « exprime le monde »36. Ainsi tout Combray, le Combray du narrateur à un instant du passé est dans le goût de la madeleine. La différence surgit en dehors de tout plan, de toute structure conceptuelle, de toute unité qui lui préexiste et elle ne se lie pas aux autres, elle fait la différence dans le chaos, l’indéterminé.

16Est-il ici encore question de synesthésies ? Puisque Deleuze récuse tout concept de sympathie, le « syn » de synesthésie doit sauter. Ou, comme le suggère Breeur, la synesthésie, cette résonnance qui tout à la fois rapproche et tient séparées diverses sensations, n’est peut-être que l’effet de surface de la brutalité première du choc constituant l’essentiel de ce « phénomène » paradoxal37. Mais, tout de même, le choc des sensations institue un apprentissage de la sensibilité aux signes, une gymnastique vigoureuse des facultés, un sursaut de créativité : la littérature définie comme « la vraie vie » est bien la réponse à ces questions qui surgissent au contact des choses et des êtres38. Tel est en effet l’enseignement proustien par excellence : puisque la vérité n’est pas donnée dans les sensations ou dans la pensée, il reste à tisser des associations artificielles et lointaines, assembler une œuvre qui exalte les télescopages et les effets de distance et de contiguïté sans unification, certes pas sous la dictée d’un savoir charnel originel, mais certainement en réponse à l’inspiration du monde39.

17Il s’agit bien d’apprendre avec : « Nos seuls maîtres sont ceux qui nous disent “ fais avec moi ” et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, surent émettre des signes à développer dans l’hétérogène »40. L’on apprend ainsi à nager avec la mer, lorsque se crée un champ problématique où entrent en tension et résonance la dynamique et le mouvement de vagues et les rythmes, postures et mouvements de notre corps. De même Proust crée avec les signes, sans les réduire, en les propageant, les démultipliant.

18Ces développements deleuziens sont également construits contre l’approche phénoménologique. Deleuze reproche à la phénoménologie, et plus explicitement à Merleau-Ponty, de ne pas parvenir à s’en tenir aux choses-mêmes, au plan d’immanence comme seul lieu d’apprentissage véritablement philosophique, d’accès à la vérité41 : la phénoménologie réintroduit un sujet et une Urdoxa, le monde plein de sens, comme ultime fondement, se rendant ainsi aveugle aux fragments et à la violence absolue des signes42. La chair est, selon Deleuze, le dernier avatar de cet échec. Certes la chair merleau-pontienne n’est plus le sujet transcendantal comme ultime source d’intuition parfaite, d’absolues unité et clarté, mais elle constitue encore le modèle de la sympathie ultime entre le sujet-chair et le monde qui sous-tend cette théorie. Mon corps et le monde sont en effet, Merleau-Ponty le souligne, de la même étoffe43. En d’autres termes, ils entrent en résonance : la chair du monde offre des décours de sensations qui parlent à mon corps, que mon corps peut recueillir et faire résonner dans ses attitudes et ses gestes. Telle couleur est saisie par mon corps, même si je n’en suis pas consciente et si le stimulus est subliminal : un style est capté et repris, transposé en tensions musculaires, mouvements ébauchés, et de là possiblement en une danse, un dessin44. Aussi Deleuze peut-il écrire que « chair du monde et chair du corps [sont] comme corrélats qui s’échangent, coïncidence idéale » . En ce sens la chair est encore trop organique, elle est une figure d’unité, une figure du Dedans, certes après un détour notable par la fragmentation, mais reconnaissons que, chez Merleau-Ponty, finalement tout revient dans le giron de la chair :

Nous sommes intérieurs à la vie, à l’être humain et à l’Être, aussi bien que lui à nous. (…) Ce milieu de l’existence et de l’essence brutes n’est pas mystérieux, nous n’en sortons pas, nous n’en avons pas d’autre45.

Oscillations

19Mais Merleau-Ponty et Deleuze oscillent l’un et l’autre entre deux pôles fantasmés : pensée de l’harmonie, pensée du Grand Dehors.

20Merleau-Ponty d’abord. Dans son œuvre, les références à un sens qui imprègne tout être côtoient une dénonciation de la pensée objective. Merleau-Ponty nous met en garde contre un régime de culture qui risque de « faire entrer [l’homme] dans un sommeil ou un cauchemar dont rien ne saurait le réveiller »46. Une tension émerge qui soulève le problème suivant : quelle rupture, quel oubli sont-ils possibles si l’origine est une sagesse qui ne connaît pas d’extériorité ? Comment pourrions-nous perdre de vue pire : perdre de vue au point de ne pouvoir jamais retrouver ce qui, selon Merleau-Ponty, d’autre part, est toujours à l’œuvre en nous ? De deux choses l’une : soit cette chair est universelle et on ne l’a pas perdue, soit l’origine peut se perdre et elle ne nous définit donc pas intrinsèquement et, surtout, ce n’était pas cette plénitude, cette sagesse, cette unité, que Merleau-Ponty a décrites à plusieurs reprises. Au moment même où Merleau-Ponty dramatise la mise en accusation de la pensée objective ou, si j’ose dire, idyllise le salut par la chair, le problème se durcit.

21Mais, justement, l’on peut observer que sa philosophie procède souvent par oscillation. Nombreux sont les passages où Merleau-Ponty attire notre attention sur les écarts qui minent la chair. Par exemple, dans un passage fameux et énigmatique de Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty souligne que la salle de concert devient différente lorsque l’orchestre cesse de jouer, son espace devient plus étroit : la musique est « ce qui insinue à travers l’espace visible une nouvelle dimension » ; elle est un deuxième espace qui s’ajoute à l’espace visuel, un « espace noir » qui vient « redoubler mystérieusement » « l’espace clair des choses perçues », espace où d’autres présences sont possibles47. Ainsi l’affirmation deleuzienne selon laquelle il y aurait une « coïncidence idéale entre Chair du monde et chair du corps » est tout simplement inexacte. Merleau-Ponty dit et redit qu’il n’y a pas de coïncidence, mais bien plutôt des pôles irréductibles et, entre eux, des transpositions : entre le visible et le tangible par exemple, entre mes yeux et le registre de l’intelligence définie comme vision, lucidité, perspective, ou encore entre mon corps et ce rythme particulier que lui transmet tel objet ou telle qualité mais qu’il reprend d’une manière qui lui est absolument singulière48. Ainsi « la diversité des sens qui passait pour une donnée a posteriori, apparaît comme nécessaire à ce monde-ci, c’est-à-dire au seul monde que nous puissions penser avec conséquence, elle devient une vérité a priori »49. De même le monde nous apprend moins un ensemble de significations qu’une « manière générale de parler »50, mieux : une simple « logique allusive »51. Les synesthésies ne nous livrent pas un savoir parfaitement cohérent, c’est également pourquoi les symboles qui émergent de ces synesthésies ne sont ni purement naturels et nécessaires, ni purement arbitraires : comme des variations sur une mélodie, certaines sont attendues, d’autres étonnamment enrichissantes, d’autres enfin franchement ratées. Les déformations imaginaires sont donc un « mentir pour être vrai »52 et les choses « appelaient la métamorphose même que nous leur imposons »53.

22Il s’agit bien souvent pour Merleau-Ponty d’essayer de tout tenir ensemble : savoir caché sans lacune et ignorance, unité et diversité, perception et imagination, révélation et création personnelle. Comment cela peut-il fonctionner ? Merleau-Ponty nous laisse bien souvent au milieu du gué. Ainsi, dans le passage sur le bleu du ciel que je citais précédemment, l’oscillation est flagrante :

La sensation (…) vise et signifie au-delà d’elle-même. Mais le terme qu’elle vise n’est reconnu qu’aveuglément par la familiarité de mon corps avec lui, il n’est pas constitué en pleine clarté, il est reconstitué ou repris par un savoir qui reste latent et qui lui laisse son opacité et son eccéité54.

23Il y a une tension très forte dans ce passage entre savoir et familiarité d’une part, aveuglement et opacité d’autre part. En l’état, il ne me semble pas que cette construction puisse tenir.

24Mais l’approche deleuzienne n’est pas non plus exempte d’oscillations. Les tensions internes à l’approche deleuzienne sont particulièrement frappantes lorsque l’on étudie Deleuze en parallèle avec Proust et Merleau-Ponty. À la lecture de Proust et les signes, il est difficile de ne pas se demander par quel tour de passe-passe l’on se retrouve face à cette étrange image déformée de Proust, comme une nouvelle version de la Recherche qui aurait été écrite par Kafka. Et la mise en scène de l’extériorité et de la violence des signes (qui se trouve chez Proust, sans nul doute) se heurte à un autre aspect de la Recherche : l’idéalisme proustien, les choses qui nous questionnent, tout le monde dans une tasse de thé, le temps retrouvé, la belle structure circulaire de la Recherche, la thématique du savoir et de la vérité. Deleuze les intègre mais ils constituent alors une source de flottement : car enfin, aussi hostiles soient-ils, les signes sont encore singulièrement bavards et inspirants, sous une forme de provocation et via une terrible épreuve de frustration, mais, finalement, selon Proust en tout cas, c’est la vérité qui l’emporte55. Se déploie ici une forme d’heureuse conspiration qui certes passe par le choc et le vide, mais pour la bonne cause. Les impressions initient des séries. Admettons qu’elles soient syncopées, mais en quoi incarneraient-elles une totale misophie ? En quoi la vérité ne serait-elle livrée que « par l’ennemi »56 ? Cet ennemi serait aussi notre secret complice. N’a-t-on pas, dès lors, dans le récit deleuzien, une mise en scène d’inimitié ?

25De même dans Logique de la sensation, lorsque Deleuze décrit l’insuffisance de l’hypothèse phénoménologique parce qu’elle s’en tient, selon lui, au corps vécu, il renvoie à « une Puissance plus profonde » qu’on doit chercher « là où le rythme lui-même plonge dans le chaos, dans la nuit, et où les différences de niveau sont perpétuellement brassées avec violence »57. C’est là, dit Deleuze, le registre du « presque invivable ». Mais le « presque » introduit à nouveau le flottement dont je parlais précédemment et nous ramène à la phénoménologie. Que le corps vécu laisse entrevoir un au-delà de l’organique et de l’harmonie préétablie, c’est difficilement contestable, mais le penseur ne sort jamais du champ du vécu ; il y aurait quelque absurdité à le croire. C’est pourtant toute une mise en scène compliquée qui est déployée par Deleuze pour créer cet effet de Dehors.

26Quand Merleau-Ponty analyse la Recherche, c’est bien déjà l’idée paradoxale d’un échec ouvrant une série indéfinie de répétitions qu’il met en avant. Mais il conceptualise cette idée en termes d’institution et réinstitution. L’institution « met en route une activité, (…) ouvre un avenir »58. Il n’est pas question, à l’occasion des impressions-chocs décrites par Proust, de se reconnecter avec une source de sens qui nous fournirait des réponses, mais le désir vient de ce que l’institution de départ était elle-même minée, non coïncidente avec elle-même et posait une question. Néanmoins cette question était orientée : il y a dans les séries syncopées, par exemple celle qui va des aubépines aux jeunes filles en fleurs ou de la sonorité du nom de Balbec à la Normandie rêvée, puis à la déception et finalement à la rencontre d’Albertine, une alchimie secrète qui fait que « en échange de ce que l’imagination laisse attendre et que nous nous donnons tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions loin d’imaginer »59. Lorsqu’il reprend cette phrase de Proust, Merleau-Ponty ajoute l’échange au choc et au conflit. Ce qui rend possible cette structure d’échange est le fait que les séries d’esquisses ne donnent aucun contenu positif : les sensations s’évoquent vaguement sans jamais former une synthèse parfaite et déploient tout au plus un thème, un schème qui peut être joué dans des variations inattendues. Merleau-Ponty cite l’exemple de Renoir peignant le ruisseau des Lavandières devant la mer à Cassis : puisqu’il n’est pas un modèle actuel, le ruisseau est en quelque sorte un imaginaire, pourtant Renoir ne le puise pas dans sa seule imagination, il le tient de sa contemplation de la mer60. Les sensations sont les facettes toujours disséminées de ce qui a le mode d’être d’éléments plus que de choses : le flux sensible est ubique, inassignable, source de métamorphoses incessantes et nous offre des humeurs et des atmosphères plutôt que des objets identifiables. Les sensations se répondent sans jamais renvoyer à une unité absolue, un savoir, une essence commune qui nous seraient livrés tout achevés par les synesthésies.

27Avec les synesthésies, c’est aussi déjà un imaginaire culturel qui peut se développer, parce que les synthèses anonymes au niveau sensible sont déjà flottantes. On passe ainsi dans le registre du symbole, avec tout ce qu’il contient de contingence et d’arbitraire, sans pour autant qu’il y ait radicale discontinuité entre les synesthésies vécues comme s’imposant à nous et la symbolique émotionnelle et culturelle des sensations. L’institution est ainsi à la fois la constante déception de Proust et les clochers de Martinville qui suscitent finalement un beau texte, c’est-à-dire autre chose et pourtant une réponse à la question qu’ils posaient61. Ce processus est également un dialogue paradoxal et une coopération. On peut en quelque sorte désirer l’échec et l’inimitié, on peut y trouver la vérité, l’essence. Il y a ainsi dans l’approche deleuzienne un philosophe qui se délecte secrètement de cette inimitié, de ces chocs, qui les met en scène et apprend d’eux. Et d’ailleurs la prose deleuzienne prend de temps à autres quelques tonalités merleau-pontiennes, comme lorsqu’il décrit cet apprendre avec que je mentionnais précédemment. Deleuze souligne une « complicité profonde » entre la nature et l’esprit dans cette résonnance entre les attitudes du nageur et l’heccéité de la mer62.

28Résumons ce que ces dernières analyses signifient concernant la question des synesthésies. Nous nous trouvons, entre Merleau-Ponty et Deleuze, en présence de trois modèles apparemment concurrents.

291) Selon la pensée objective, une synesthésie consiste en associations extérieures et contingentes.

302) Dans la philosophie merleau-pontienne, les synesthésies renvoient au savoir secret de la chair. Elles incarnent un principe de synthèse originaire (aussi parfois nommé « logos du monde esthétique »63, « intentionnalité opérante »64).

313) Dans une optique deleuzienne, les synesthésies sont mal nommées : l’expérience communément appelée « synesthésie » crée certes un effet de série (un imperceptible, lequel renvoie à un inimaginable, qui renvoie à son tour à un impensable), mais elle nous confronte au cœur indifférent, au noyau aveugle des sensations et fait référence à un dehors absolu. Les synesthésies ne sont pas une synthèse et conduisent à une anti-phénoménologie.

32On hésite donc entre, d’une part, un modèle idyllique de la nature secrétant une surabondance de sens qui nourrit notre pensée à l’infini et, d’autre part, ce que Merleau-Ponty, après Husserl et Heidegger, dénonce comme la pensée objective inauthentique, desséchée. On hésite également entre ce modèle idyllique merleau-pontien, incorrigiblement optimiste et enveloppant, et un modèle deleuzien/proustien qui souligne la part de choc indicible qui caractérise le niveau sensible, de sorte que les synesthésies n’apparaissent plus comme la belle langue par laquelle la nature nous enchante et nous inspire mais comme ce moment où les sensations s’autonomisent et deviennent l’incarnation d’un mystère insondable et finalement, d’un fond « indifférent »65, absolument extérieur au vécu, à l’humain et au sens.

33Ces différentes options se définissent par leur dialectique, des jeux d’opposition mis en place par les auteurs mêmes : Merleau-Ponty contre l’objectivisme, Deleuze contre la (trop) tendre chair merleau-pontienne. L’un ou l’autre. Merleau-Ponty comme Deleuze usent l’un et l’autre de ce procédé. Ce qui les place l’un et l’autre en porte à faux vis-à-vis de leur propre système : ils donnent à penser et disent en fait plus qu’ils ne peuvent formellement conceptualiser dans ce cadre. Ce qui me conduit à mon idée d’un complexe de Chandos.

Le complexe de Chandos

34Je tire ici mon inspiration de la fameuse lettre est adressée en 1603 à Francis Bacon par Lord Chandos, dernier fils du comte de Bath, un auteur qui a été prolifique dans une veine lyrique et idéaliste, mais qui a finalement renoncé à toute activité littéraire. Il écrit cette lettre afin de s’excuser de ce renoncement.

35Mais ce texte est aussi une facétie : il s’agit d’un texte publié en 1902 par Hugo van Hofmannsthal, lequel joue à créer un effet de réel Bacon est bien réel, mais Chandos est une fiction et d’autofiction. L’auteur se dédouble dans un personnage qui est peut-être son représentant mais avec lequel il ne peut pleinement coïncider, puisque Hofmannsthal, lui, n’a nullement renoncé à écrire, ainsi qu’en témoigne, sommet du paradoxe, la rédaction de cette lettre malicieuse expliquant le renoncement aux mots à grand renfort d’amples descriptions et d’abondantes et éloquentes lamentations. Le texte fait un usage très gourmand de l’art d’écrire, tout en décrivant avec des accents dramatiques convaincants une crise profonde, la dissolution du pouvoir des mots. Chandos déplore la désagrégation d’une spiritualité universelle animant jusqu’aux plus infimes parcelles de matière brute et qui reliait harmonieusement le sujet pensant à tout l’univers sensible et aux essences. Il décrit en détail l’expérience de ce lien harmonieux dans plusieurs passages poétiques consacrés à ses idées passées mais aussi à quelques épiphanies qui viennent encore soudain raviver son existence.

36Mais l’unité spirituelle universelle, aussi caractéristique de l’idéal romantique qui a constitué le premier amour d’Hofmannsthal, vient s’écraser sur la fragmentation, l’atomisation moderne.

Tout se décomposait en fragments, et ces fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi (…) ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide [Man ins Leere kommt]66.

37La référence à Bacon inscrit également la lettre dans une forme de déconstruction d’un langage métaphysique, abstrait, creux et illusoire : « J’éprouvais un malaise inexplicable à seulement prononcer les mots “esprit”, “âme”, ou “corps” »67. Cette référence à Bacon évoque également l’appel pragmatique à revenir à l’expérience même. Mais ce qui était accompli avec optimisme et comme un retour salutaire à la réalité empirique par Bacon, devient chez Chandos une crise et la source d’apories et de désespoir. En ce sens Chandos est, comme le souligne Jacques Le Rider, un assez mauvais élève de Bacon, mais il est aussi peut-être plus profondément que ce dernier en contact avec les affres de la modernité68.

38Au champ lexical de l’unité et de l’émerveillement, de la surabondance et du symbolisme universel69, se substitue celui de l’«  étrangèreté », de l’exclusion et du manque. À un modèle d’intériorité — tout m’est familier, je m’immisce par empathie en chaque recoin de l’univers — se substitue une expérience douloureuse d’extériorité. Ou, plus exactement, les deux coexistent dans le texte. Chandos décrit ainsi une sorte de brutale dépression, un découragement qui le paralyse, une aliénation à soi et au monde. Il se trouve confronté à une perte de sens et une perte d’identité : « À peine je sais déjà si je suis encore le même »70, « le titre de ce petit traité me renvoie une image étrangère et froide »71. Chandos fait désormais l’expérience d’« une discordance »72, « une maladie »73, « un abîme infranchissable »74. Mais, en fait, Chandos oscille entre des moments de ravissement et d’intuition holistique et des moments de confusion et de fragmentation.

39Dans un développement très moderne de sa maladie, Chandos découvre parfois la source étonnante de ces intuitions surabondantes dans quelques objets triviaux. De telles expériences sont évocatrices de celles que Proust décrira quelques années plus tard. Chandos retrouve ainsi quelques moments de grâce en relation avec « un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ »75. Un flot débordant de vie exaltée, le retour de l’unité organique où tout est lié à tout dans l’émotion du poète, un sentiment divin, se déploient alors sous une forme nouvelle : comme une participation charnelle hypersensible, par exemple à l’agonie de rats dont il a demandé l’extermination à ses métayers. Appartiennent alors irrémédiablement au passé la belle forme « supraterrestre »76 « qui met la matière en ordre parce qu’elle l’imprègne, qui l’élève en l’annulant » ainsi que les modèles conjoints de « la musique et de l’algèbre »77. Un glissement net s’accomplit du registre de l’idéal en harmonie avec le sensible, au registre des sensations brutes, du corps et de l’animalité. Le sensible secrète sa vie monstrueuse devant la conscience médusée et dépassée.

40Cette crise s’accompagne d’une dissociation entre la matière sensible des mots et leur signification :

Les termes abstraits se décomposaient dans ma bouche tels des champignons moisis. (…) Les notions qui me vinrent à la bouche prirent soudain une coloration si changeante [schillernde Färbung], débordèrent à ce point les unes dans les autres, que [je fus pris] de malaise78.

41On reconnaît également dans ces extraits le conflit moderne entre le sujet et le réel, l’esprit et le corps. Au contraire, avant la chute, la vigueur corporelle et la dimension spirituelle coopéraient harmonieusement dans les épiphanies de Chandos : le passage au supraterrestre était porté sans résistance par le terrestre.

42Plusieurs commentateurs ont noté le lien entre la maladie de Chandos et le modèle de la crise existentielle, ainsi que les résonances de la lettre d’Hofmannsthal avec La nausée de Sartre79. Ces deux textes mettent en effet en scène le divorce entre les choses et leurs noms, ainsi qu’une présence des choses comme amas de qualités agrégées de façon absurde, apparaissant dans leur intolérable et irréductible singularité sensible, comme des paysages lunaires, comme des planches d’examen au microscope ou comme des organismes démantelés. La lettre de Chandos témoigne sans nul doute d’une crise existentielle en ce que, aux yeux de Chandos, le réel ressurgit comme présence brute, existence absurde. Le fait de l’existence se révèle comme mystère muet et l’écart entre sujet et réel se manifeste par une angoisse diffuse, une impression de vide et de perte de sens.

43Ce que je nomme « complexe de Chandos » consiste en ceci que deux modèles opposés se repoussent et pourtant se soutiennent mutuellement et nécessairement, chacun étant le pendant de l’autre sans lequel l’autre n’existerait pas. En effet, d’une part, sans aspiration à l’unité, il n’y aurait, dans l’expérience de la diversité sensible, aucune impression de fragmentation, de frustration, de malaise, de perte de sens (c’est toujours ce point que les phénoménologues mettent en avant pour justifier l’idée qu’on ne sort jamais du sens et de la subjectivité). Sans une pertinence minimale des mots, le désespoir de Chandos face à l’ineffable ne produirait jamais un tel texte et une pareille richesse de description. Mais d’autre part, sans les éclats isolés du flux sensible organique, sans ces fragments qui s’autonomisent, on n’aurait qu’une totalité achevée, nécessaire, une éternelle auto-contemplation sans relief, sans désir. Aucune idée de réalité, aucune expérience à proprement parler, aucune médiation ou effet de non-sens, de hiatus et de violence ne verraient le jour. Chandos en régime d’innocente béatitude n’écrirait rien.

44Le complexe de Chandos consiste donc aussi en ceci que le sujet se met en scène dans une structure de conflit, mais est tenu par les deux pans qu’il veut séparer et se retrouve toujours à faire, en sous-main, le contraire de ce qu’il dit.

45Il me semble que, via le complexe de Chandos, on peut relier les oscillations qui structurent les approches merleau-pontiennes et deleuziennes à une problématique typique du roman moderne. Si Don Quichotte est souvent analysé comme l’un des actes de naissance du roman moderne, plus précisément du roman comme genre emblématique de la modernité, c’est parce qu’il thématise toujours le choc entre réalisme et idéalisme. Il met en scène son statut de représentation subjective tout en cherchant par tous les moyens à le surmonter en créant un effet de réel. La romance thématisait l’unité entre l’idéal et le réel : le roman prétend, de façon très moderne, instituer un retour révolutionnaire au réel même, reconnu dans sa résistance mais, du coup, se trouve sans cesse en porte à faux, puisqu’il le fait essentiellement dans le cadre de la fiction et d’une perspective subjective qu’il travaille à faire oublier80. Le roman moderne oscille ainsi entre la référence à une réalité aride, absurde, fragmentée, et mille descriptions, qui, dans cet esprit réaliste, suggèrent que le texte donne en fin de compte accès à la réalité même, parfois à une vérité plus profonde, comme chez Proust par exemple (« la seule vie par conséquent réellement vécuec'est la littérature »81). Le roman jette ainsi constamment le soupçon sur les prémisses à partir desquelles il a pu se définir : si le roman donne accès au réel, celui-ci est-il encore le réel, celui qui nous dépasse vraiment ? Était-ce vraiment un Autre radical, l’invivable, le Grand Dehors ?

46Avec le complexe de Chandos vécu comme crise, on s’en tient à la mise en scène moderne d’une nostalgie quasi-religieuse de plénitude et de son pendant. Cela permet toujours quelque chose comme une révélation indicible et bavarde, comme un jeu du fort-da qui perd pour jouir de retrouver, dans une mise en scène de la séparation. L’on crée un autre absolu, un réel digne de ce nom et l’on peut ainsi, de l’autre côté de la césure, rejouer les retrouvailles sur son terrain, sur le terrain des mots, de la théorie philosophique. On tient les deux extrêmes : la fausse séparation, un réalisme sauvegardé et des retrouvailles qui ne pourront qu’être minées, paradoxales pour pouvoir encore prétendre s’inscrire dans une philosophie fondamentale, la théorie la plus maligne du réel, de l’être ou du fond ultime. En fait, on n’a jamais rien perdu, et les retrouvailles n’oscillent entre parfaite béatitude ou horreur du néant que du fait de la mise en scène dramatisante. Qu’y gagne-t-on ? Un sens paradoxal et une structure qui permet un jeu infini. On prend connaissance de divers protagonistes bien reconnaissables : le sujet, ses lamentations, les mots, la nature familière et perdue, le réel qui nous dépasse absolument, la différence ontologique, le néant comme ce qui nous sépare radicalement de l’être mais nous condamne au désir. Et l’on peut tourner ainsi sans fin. L’on y gagne aussi, et c’est certainement le plus pernicieux de ces gains, le plaisir moderne de la mise en scène de la révolution et de la rupture avec ses prédécesseurs. Le plaisir moderne de la critique. La mise en scène de la crise et l’auto-portrait de l’auteur en porteur de révélations et solutions nouvelles.

47Est-ce à dire que nous sommes condamnés à osciller ? Que ce modèle de la crise moderne est inévitable ? Je ne le crois pas. D’abord, ni Merleau-Ponty ni Deleuze n’écrivent en permanence sur ce mode critique. Quand le style devient polémique, quand l’auteur commence à dire « c’est une révolution », « c’est ainsi et non pas… », la mise en scène à la Chandos l’emporte. Elle est, à mon avis, rhétoriquement efficace, philosophiquement aussi, peut-être, mais également intrinsèquement poseuse et incomplète. Elle mérite d’être complétée par beaucoup d’ironie et de s’inscrire dans une dynamique dialectique qui permettra son dépassement, ou plus exactement qui rendra actuel et efficace le potentiel d’auto-dépassement qu’elle contient. En ce sens, il n’est pas vraiment question de sortir complètement de ce complexe, lequel peut être compris au sens que Bachelard donne à ce terme dans ses travaux sur l’imagination82. Toutefois, il y une modalité du complexe de Chandos qui s’en empare sans prendre trop au sérieux les concepts de grand Dehors, de fond indifférent, ni celui d’unité originelle, lesquels ne peuvent vraiment fonctionner, sinon dans le cadre d’une mise en scène dramatisée qui crée de faux débats, de fausses oppositions. Finalement, des notions intermédiaires plus souples telles que celles d’association, d’institution, de familiarité, ou de chair si l’on admet que le concept porte la tension entre ce qui pèse et est informe (morceaux de chair) et le corps sentant et sujet permettent de décrire un phénomène qui introduit, dès l’origine, l’art en philosophie, rend leur fluidité aux concepts et empêche la philosophie de jamais s’affranchir de l’art. Telle est aussi la vertu du concept de synesthésie, compris au sens de coopération lâche entre registres sensibles émergents et sensibilité douée d’une puissance imaginaire.

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Notes

1 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, « Tel », p. 206.

2 R. Breeur, Autour de Sartre. La conscience mise à nu, Grenoble, Million, 2005, p. 63.

3 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 244.

4 Cela implique, de manière tout à fait remarquable, une théorie du symbole comme fondé d’abord sur ce que la couleur fait, dans l’affect, plutôt que sur ce qu’elle représente, mais cela ouvre également la possibilité de situer le symbole, au sens classique d’évocation d’un absent ou d’un sens abstrait, au cœur même du donné sensible brut.

5 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 247.

6 Ibid., p. 35.

7 Ibid., p. 80.

8 Ibid., p. 78, p. 87.

9 Ibid., p. 84.

10 Ibid., p. 87.

11 M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, P.U.F., 1942, « Quadrige », 1990, p. 241, 248.

12 H. von Hofmannsthal, Ein Brief, dans Der Tag. Berlin, Nr. 489, Oct 18, 1902 (Teil 1) ; Nr. 491, Oct 19, 1902 (Teil 2). Traduction par J.-C. Schneider et A. Kohn, Paris, Gallimard, NRF Poésie, 1980.

13 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 20.

14 Ibid., p. 9.

15 Id.

16 M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, op. cit., p. 90.

17 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 21.

18 Cette image est forcément approximative : les frontières nettes et l’assignation à une place exclusive de toute autre ne sont justement plus en vigueur dans le flux héraclitéen. Reste que nous ne pouvons décrire celui-ci qu’à partir d’un enracinement minimal dans le champ du langage et de l’ordre spatial objectif.

19 E. Husserl, Chose et espace, traduction française par J.-F. Lavigne, Paris, P.U.F., 1989, p. 397 [Hua XVI, p. 343].

20 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, traduction française par P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 138-139 et p. 142.

21 « La notion classique de sensation est un produit tardif de la pensée tournée vers les objets, le dernier terme de la représentation du monde, le plus éloigné de la source constitutive » (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 17).

22 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 248. 

23 Ibid., p. 247.

24 Ibid., p. 249.

25 Ibid., p. 246.

26 Ibid., p. 264.

27 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit (1960), Paris, Gallimard, 1961, « Folio essais », p. 30.

28 G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, P.U.F., 1964, Quadrige (2010), p. 119.

29 Ibid., p. 128.

30 Ibid., p. 119.

31 Ibid., p. 117.

32 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 189-190.

33 Ibid., p. 181.

34 Ibid., p. 182.

35 G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 53.

36 Ibid., p. 54.

37 R. Breeur, Autour de Sartre, op. cit., p. 88.

38 M. Proust, Le Temps retrouvé. La recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1924 ; rééd. Coll. « La Pléiade », Vol. III, p. 895 : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature ».

39 G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 173.

40 G. Deleuze, Différence et répétition, p. 35, voir également p. 214.

41 Pour cette référence à la vérité dans le contexte de l’œuvre de Proust, voir G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 116 et p. 119.

42 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 119.

43 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 19.

44 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 244.

45 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible (1959 - 1961), Paris, Gallimard, 1964, « Tel », p. 156.

46 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 12.

47 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 257.

48 C’est ce que Merleau-Ponty appelle « déformation cohérente » dans La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, « Tel », par exemple p. 84.

49 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 255.

50 Ibid. p. 88.

51 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., p. 91. Voir également : M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 71.

52 Ibid., p. 71.

53 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., p. 98.

54 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 247. 

55 Ce concept de vérité est absolument central chez Proust et dans G. Deleuze, Proust et les signes, voir notamment p. 32, 118.

56 G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 135.

57 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 47.

58 M. Merleau-Ponty, L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003, p. 57.

59 M. Proust, Albertine disparue, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1924 ; réed. Coll. « La Pléiade », vol. III, p. 501.

60 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., p. 87 sq.

61 L’institution « n’est ni perçue, ni pensée comme un concept » (M. Merleau-Ponty, L’institution. La passivité, op. cit., p. 43), c’est un « vide efficace » (p. 230).

62 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 214.

63 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 490.

64 Ibid., p. XII-XIII.

65 R. Breeur, Autour de Sartre, op. cit., p. 89.

66 H. von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes, op. cit. p. 44.

67 Ibid., p. 43.

68 Jacques Le Rider, « La "Lettre de Lord Chandos" », Littérature 95, 1994, p. 93-110.

69 Par exemple H. von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes, op. cit., p. 41.

70 Ibid., p. 38.

71 Ibid., p. 40.

72 Ibid., p. 38.

73 Id.

74 Ibid., p. 39.

75 Ibid., p. 44

76 Ibid., p. 42.

77 Ibid., p. 39.

78 Ibid., p. 43.

79 Par exemple : R. Evelton, « Sartre, Intentionality and praxis », dans B. O’Donohoe, R. Elveton (eds.), Sartre’s Second Century, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2009, p. 89 ; W. Huemer, « Phenomenological Reduction and Aesthetic Experience : Husserl meets Hofmannsthal », dans Writing the Austrian Traditions: Relations between Philosophy and Literature, Ed. W. Huemer, M.-O. Schuster, Edmonton, Alberta, Wirth-Institute for Austrian and Central European Studies, 2003, p. 126-7.

80 Je m’inspire ici des analyses de Terry Eagleton dans The English Novel: An Introduction (Oxford, Blackwell, 2005) et Stephen Mulhall dans The wounded animal (Princeton, Princeton University Press, 2009).

81 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. III, p. 895

82 Voir notamment Gaston Bachelard Psychanalyse du feu (Paris, Gallimard, 1992. Collection Folio/Essais. Première édition : 1949) p.30, 42-43, 146, 189-190 ; Lautréamont (Paris, Librairie José Corti, 1939) p.82, p.142-146, 147-8, 169-170 ; L’eau et les rêves (Paris, Librairie José Corti, 1942) p.25-7

To cite this article

Annabelle Dufourcq, «Chair et synesthésies : le complexe de Chandos», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 21 (2025), Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15), URL : https://popups.ulg.be/1782-2041/index.php?id=1572.

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