sinds 05 februari 2011 :
Weergave(s): 11 (0 ULiège)
Download(s): 3 (0 ULiège)
print        
Mathieu Frèrejouan

Le silence des voix : histoire, phénoménologie et grammaire de l’hallucination verbale

(Volume 21 (2025) — Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15))
Article
Open Access

Résumé

La tradition psychiatrique s’est longtemps heurtée à la question de savoir comment certains patients hallucinés pouvaient dire « entendre des voix » qui sont, en même temps, décrites comme « silencieuses ». Afin de lever ce paradoxe, il importe, pour commencer, de le réinscrire dans l’histoire de la clinique psychiatrique. Il a été, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’occasion d’une transformation du regard clinique porté sur les hallucinations verbales, qui vont être décrites comme étant « parlées » plutôt « qu’entendues ». Ce déplacement, tout en permettant de contourner le paradoxe du silence des voix, pose aux philosophes et aux psychologues la question de savoir comment le sujet de l’hallucination peut ignorer qu’il se parle à lui-même intérieurement. Cette méconnaissance de soi a généralement été pensée, notamment par la tradition phénoménologique, comme un problème d’ordre épistémique, touchant à la connaissance réflexive que le sujet a de ses états mentaux. Une autre voie, tracée par la philosophie du langage ordinaire, que nous explorerons ici, permet de repenser celle-ci comme un problème pragmatique, où c’est l’aptitude d’être l’agent de sa propre parole qui se trouve en jeu.

Keywords : psychiatry, language, Austin, Wittgenstein

1On définit habituellement l’hallucination, en philosophie comme en psychiatrie, comme le fait de « voir », « entendre » ou « sentir » un objet qui n’existe pas. Cette énigme d’une perception séparée de tout objet physique est redoublée par le fait qu’il est tout sauf évident, dans certains cas, que l’on puisse parler de « perception ». La clinique psychiatrique va en effet se heurter, dès le début du XIXe siècle, au témoignage, récurrent chez les patients sujets aux hallucinations, d’une voix qui serait « une voix secrète, intérieure, qui ne faisait pas de bruit »1. Ce n’est plus seulement l’écoute d’une voix en l’absence de source externe qui pose alors problème, mais bien la possibilité d’entendre ce qui serait dépourvu de toute sonorité.

2Cet étrange silence des voix a été en même temps l’occasion, pour la tradition clinique, de porter un autre regard sur les hallucinations de l’ouïe. Dès lors, en effet, que la sonorité des voix s’efface, leur nature langagière s’impose au clinicien. La présence d’un élément verbal, en l’absence de tout élément auditif, ouvre ainsi de nouveaux questionnements, portant non plus sur la source du son mais sur le sujet de la parole hallucinée. On passe ainsi de l’hallucination comme « perception sans objet » à sa redéfinition comme « parole sans sujet »2. Une telle substitution n’est pas sans conséquence, dans la mesure où si l’on peut être enclin à chercher la source d’un bruit au dehors, la parole semble, au contraire, être liée au sujet halluciné lui-même. Comme l’observe à cet égard le psychiatre et psychologue Daniel Lagache, « habitué à ce que les “voix” prennent l’apparence de la perception auditive verbale, on semble avoir oublié que si l’halluciné entend des paroles il faut bien que quelqu’un parle, et ce quelqu’un ne peut être que lui »3. Ce qui pose authentiquement problème ne serait donc plus la question de savoir comment il est possible d’entendre un son sans source mais, pour citer à nouveau Lagache, « comment la parole propre peut-elle y être méconnue et se déguiser sous l’aspect de paroles étrangères »4. Se joue ainsi l’expérience sensible que peut faire le sujet de sa propre parole, qui doit être distinguée de l’écoute de la parole d’un autre, mais aussi la méconnaissance de soi impliquée dans cette même expérience. Le problème de l’hallucination verbale, en d’autres termes, n’est plus seulement celui d’une parole absente, mais également de ce que nous nommerons une parole aliénée.

3Notre objet sera par conséquent de lever le paradoxe des voix silencieuses, en approfondissant la question de savoir s’il est possible de penser l’hallucination verbale à partir d’une grammaire qui ne serait plus celle de la perception de la réalité, mais de l’action du sujet. Ce déplacement, comme nous entendons le montrer, pose des difficultés à la fois cliniques et philosophiques, empiriques et conceptuelles, qui, faute d’être suffisamment distinguées entre elles, obscurcissent ce que peut signifier « écouter » une parole qui n’est plus la « nôtre » sans être, à proprement parler, celle d’un autre. Pour ce faire, nous commencerons (I) par proposer une brève histoire de l’hallucination verbale comme aliénation de la parole intérieure. C’est, en effet, pendant la seconde moitié du XIXe siècle que des symptômes jusque-là considérés comme hétérogènes vont être réunis de manière à faire paraître comme une évidence la description clinique de l’hallucination verbale comme parole aliénée. Nous nous tournerons ensuite (II) vers la philosophie de la psychiatrie contemporaine qui, s’appuyant sur cet héritage clinique, va y ajouter une conception de l’aliénation du sujet comme altération de la connaissance immédiate que ce dernier aurait de sa parole intérieure. Prenant à rebours une telle conception de la parole intérieure, nous tenterons de montrer (III) à partir des écrits de Ludwig Wittgenstein et de John Austin, que si l’on doit admettre la description de l’hallucination verbale comme aliénation de la parole intérieure, alors celle-ci ne saurait être pensée en des termes perceptuels et épistémiques mais, plutôt, comme un échec pragmatique du sujet à s’imposer comme l’agent de sa parole.

1. Écouter ou parler : une brève histoire de l’hallucination verbale

1.1. L’histoire en philosophie de la psychiatrie

4Si l’on souhaite éclairer le concept d’hallucination verbale comme parole aliénée il importe de revenir à ce que Lagache présente, dans les années 1930, comme une évidence oubliée, à savoir que « l’hallucination n’est pas seulement entendue, elle est parlée » et par suite « que si l’halluciné entend des paroles il faut bien que quelqu’un parle, et ce quelqu’un ne peut être que lui »5. Contrairement à ce que semble suggérer Lagache, on se gardera de voir cette implication du sujet dans ses hallucinations comme une donnée clinique immédiate, qui aurait été seulement occultée par l’attention portée non tant à ce que l’halluciné « dit » qu’à ce qu’il « entend ». Comme le souligne d’ailleurs Lagache lui-même, c’est le rapprochement opéré par la clinique de la fin du XIX e siècle entre l’hallucination verbale et l’impulsion verbale qui va permettre de substituer « à une galerie de mine une carrière à ciel ouvert »6. On doit donc, pour commencer, se défaire de l’idée suivant laquelle l’hallucination verbale se manifesterait d’emblée, au regard du clinicien, comme une parole aliénée.

5Cette méfiance à l’égard d’une supposée transparence du discours de l’halluciné se retrouve, de fait, dans la philosophie de la psychiatrie de tradition phénoménologique. On a pu ainsi reprocher aux philosophes, notamment de tradition analytique, de s’appuyer sur des témoignages verbaux qui seraient compris hors de leur contexte et, par là même, au pied de la lettre (at face value)7. C’est ainsi qu’un témoignage « d’insertion de pensée » revient, sous la même forme, d’article en article : « Des pensées sont introduites dans mon esprit, comme “Tue Dieu”. C’est comme si c’était mon esprit, mais ce ne l’est pas. Elles viennent de ce type, Chris. Ce sont ses pensées »8. On pourrait dès lors être tenté de dire, à partir de cette seule citation, qu’il perçoit ses pensées comme étant celles d’un autre. Mais ce qu’oublieraient alors les philosophes, selon Mads Gram Henriksen, Josef Parnas et Dan Zahavi, c’est que l’exemple consiste, comme le rappellerait son étymologie, à « extraire » (eximere) un élément de son contexte. Si l’on ne peut que souscrire au risque de décontextualisation ainsi dénoncé, il n’en reste pas moins que l’alternative proposée par les phénoménologues ne suffit pas toujours à échapper à ce qu’ils dénoncent. Ces derniers proposent en effet de contextualiser l’hallucination verbale (ou plutôt « l’insertion de pensée » qui en est la proche parente9) en l’insérant au sein d’un complexe de symptômes. Hallucinations verbales et insertions de pensée relèveraient ainsi du « groupe générique nommé “phénomènes de passivité” » qui comprend également la « fuite des pensées », la « transmission de pensée » ainsi que l’ensemble des volitions, impulsions, sentiments et activités motrices qui sont « agis » malgré le sujet10. On écarte ainsi une approche atomistique des symptômes comme constituant des « entités existantes, discrètes et indépendantes »11, pour lui substituer une approche holistique où chaque symptôme est compris dans sa relation avec d’autres symptômes, qui sont autant d’expressions d’un trouble plus profond de la « subjectivité ». Cependant, une telle approche n’est pas si éloignée qu’elle peut sembler l’être de ce qu’elle dénonce, puisque le regard que porte le clinicien sur les symptômes reste, pour ainsi dire, hors-contexte12.

6S’il y a différentes manières de répondre à ce « mythe du regard pur »13, l’avantage d’une démarche historique est de mettre en lumière sous quelles conditions il est devenu possible de regarder l’hallucination verbale comme une « parole aliénée » plutôt qu’une « parole entendue ». Une telle démarche, notons-le, ne suppose en aucun cas de réduire les observations cliniques à de simples hypothèses qui auraient pour seules conditions de vérité un lieu et une époque donnée. Comme l’a observé Julie Mazaleigue-Labaste à propos de l’extension du prédicat « sexuel » dans le lexique psychiatrique, considérer que le regard clinique est situé historiquement n’implique nullement de le considérer comme une interprétation contingente14. Ce qu’opère la clinique psychiatrique c’est, plutôt, l’introduction d’une autre manière de percevoir un « air de famille » entre des symptômes a priori hétérogènes. Cette même expression « d’air de famille » doit ici se comprendre au sens que lui donnait Wittgenstein, c’est-à-dire par analogie avec la manière dont « les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent »15. La description clinique suppose non seulement de théoriser le symptôme mais aussi, et surtout, de modifier le regard porté sur des traits communs à des symptômes jusque-là considérés comme étrangers les uns aux autres. Comme le dit Mazaleigue-Labaste elle-même, « les mutations des formes de description entrainent des transformations dans la phénoménologie des objets »16.

7Un apport de l’histoire psychiatrique de l’hallucination verbale est notamment de montrer sous quelles conditions un « air de famille » peut apparaître entre « entendre une voix » et « parler ». Cet éclairage nous semble toutefois concerner plus directement encore la philosophie de la psychiatrie. On rappellera, à cet égard, que les remarques de Wittgenstein sur « l’air de famille » relèvent moins de l’épistémologie historique que d’une réflexion sur la philosophie elle-même. Si cet « air de famille » importe tant au penseur autrichien c’est dans la mesure où l’unité des différents caractères vient du fait qu’ils « se chevauchent et s’entrecroisent » sans s’unifier sous un caractère unique. Ce qui est ainsi en jeu c’est, avant tout, de se garder de croire qu’entre nos différents usages d’un mot il « doit y avoir quelque chose de commun à tous »17. Contre la tentation essentialiste, en philosophie, de « penser » ce qui fait l’unité d’une pluralité de phénomènes, on doit s’efforcer de « regarder » ce qu’ils peuvent avoir en commun et, alors, « tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série »18. De ce point de vue l’histoire du regard clinique ne se limite pas à mettre en lumière l’émergence d’un « air de famille » entre des symptômes : elle permet de montrer comment, sur cet « air de famille », peut s’édifier un mythe essentialiste consistant à rapporter la totalité des symptômes à un principe unique. C’est, nous le verrons, ce qui se joue lorsqu’en plus de « regarder » l’hallucination verbale comme une parole aliénée, on pense celle-ci comme un trouble du « soi ».

1.2. Entendre la pensée : l’hallucination psychique

8Afin de montrer comment la description de l’hallucination verbale comme parole aliénée a pu s’introduire dans la clinique, il est nécessaire de remonter à la définition canonique de l’hallucination comme « perception sans objet ». Si cette expression a été attribuée à tort à Jean-Etienne Esquirol, c’est néanmoins à ce dernier que l’on doit d’avoir proposé, dans son mémoire de 1817, la première définition de l’hallucination dans la littérature psychiatrique19. Selon l’aliéniste, se trouve « dans un état d’hallucination » tout « homme en délire qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens »20. La « sensorialité » apparaît alors comme un critère distinctif de l’hallucination. Ce critère se fonde avant tout, dans le mémoire d’Esquirol, sur le témoignage des aliénés guéris qui, cessant de délirer, assurent que leurs hallucinations, loin de correspondre à une imagination trop vive, sont aussi sensorielles que peuvent l’être des perceptions ordinaires. « J’ai connu des hallucinés », écrit ainsi l’aliéniste, « qui, après leur maladie, me disaient : j’ai vu, j’ai entendu aussi distinctement que je vous vois et que je vous entends »21.

9Ce critère de la sensorialité sera discuté assez tôt par les disciples d’Esquirol, notamment à propos des patients qui disent « entendre des voix ». C’est ainsi que l’un des principaux élèves d’Esquirol, le médecin aliéniste Jules Baillarger, mettra en cause toute tentative de proposer une définition homogène et univoque de l’hallucination. Comme l’observe ce dernier, dans son mémoire de 1844, le fait qu’un « halluciné affirme qu’il voit ou qu’il entend, alors que nul excitant extérieur n’est à portée des sens » ne suffit aucunement à déterminer « quelle idée [on doit] se faire de ce qu’il éprouve »22. Or cette observation concerne avant tout les patients hallucinés qui disent « entendre des voix ». Ce sont en effet ces patients qui, lorsqu’on leur demande de préciser ce qu’ils veulent dire par « entendre », avouent n’éprouver « rien qui ressemble à une sensation auditive, ils entendent la pensée » car « la voix qui leur parle est une voix secrète, intérieure, et tout-à-fait différente de celle qu’on perçoit par les oreilles »23. Cette expérience singulière est exemplifiée, notamment, par la correspondance qu’entretient Baillarger avec un patient, « Mr. B », qui décrit en détail les « voix » qu’il entend depuis un certain temps. Ce dernier dit être doué, depuis peu, d’une « faculté nouvelle » à laquelle il donne le nom de « veillambulisme » et qui consiste « à entendre très distinctement la pensée des personnes avec lesquelles il se trouve en rapport magnétique et somnambulique »24. Dans une de ses lettres, Mr. B. aborde enfin la question qui préoccupe Baillarger, celle de savoir « quels sons produisaient à ses oreilles les paroles » qu’il dit entendre. Sa réponse n’est pas, toutefois, dépourvue d’ambiguïté : « lorsque je les entends, c’est que je prête l’oreille, et que j’y porte toute mon attention ; alors j’entends leurs voix (quoique ce ne soient que leurs pensées formulées en paroles) »25.

10Ce que peut signifier entendre des « voix » qui ne sont pourtant que des « pensées formulées en paroles » ne va pas sans poser problème. Baillarger conclura néanmoins de tels témoignages qu’il existe des « voix » qui ne peuvent pas satisfaire le critère de sensorialité propre à la définition esquirolienne de l’hallucination. D’où la nécessité, selon lui, d’introduire une distinction entre les « hallucinations psycho-sensorielles » et les « hallucinations psychiques » :

Je crois qu’il y a lieu d’admettre deux sortes d’hallucinations, les unes complètes, composées de deux éléments et qui sont le résultat de la double action de l’imagination et des organes des sens : ce sont les hallucinations psycho-sensorielles ; les autres, dues seulement à l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, sont tout-à-fait étrangères aux organes des sens, elles manquent de l’élément sensoriel, et sont par cela même incomplètes : ce sont les hallucinations psychiques.26

11L’enjeu de cette distinction n’est rien de moins que la réinvention de la sémiologie de l’hallucination. Baillarger propose en effet de diviser la catégorie « d’hallucination », selon la présence ou l’absence d’un « élément sensoriel » et par là même, de l’étendre à des phénomènes qui échappent au critère de la sensorialité. L’introduction de « l’hallucination psychique » dans le lexique psychiatrique permet ainsi de repenser l’acte d’halluciner comme impliquant autre chose que la seule sensation. Un autre point qu’il importe de souligner est que, comme le montre cette citation, cette différenciation est non seulement sémiologique mais, indissociablement, symptomatologique et étiologique. Si, en effet, la différence première est la présence ou l’absence de « l’élément sensoriel », celle-ci est prolongée par une différence de causes, l’élément sensoriel étant attribué aux « organes des sens » et l’élément psychique à « l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination ». Cette étiologie différenciée de l’hallucination met ainsi en lumière « l’exercice involontaire » de l’esprit qui relève moins de l’action des sens que de la passivité des facultés.

12La découverte d’hallucinations purement « psychiques » va ainsi amener Baillarger à mettre en évidence un « air de famille » entre des symptômes jusque-là considérés comme étrangers les uns aux autres. Comme l’observe ce dernier, « l’état intellectuel des malades qui ont des hallucinations psychiques diffère peu de celui des personnes qui ont l’habitude de parler seules, à leur insu, et il est probable que la cause immédiate des deux phénomènes est la même »27. On pourrait être tenté de considérer que ce ce rapprochement est justifié par le simple fait que les hallucinations psychiques se présentent avant tout comme des « pensées formulées en paroles ». Mais ces dernières sont ici rapprochées de personnes qui se parlent à elles-mêmes à « voix haute » et non, pour ainsi dire, dans leur tête. Ce qui, en réalité, apparait comme un caractère commun à ces phénomènes, c’est l’apparition d’une parole qui est « aliénée » en tant qu’elle semble se produire « à leur insu ».

13C’est ce que met en évidence la « cause immédiate » que Baillarger suppose se trouver à la racine de l’hallucination psychique et de la parole involontaire, à savoir « l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination » ou ce qu’il nomme, plus précisément, « l’automatisme de l’intelligence »28. Afin de décrire cet « automatisme », Baillarger s’inspire de la philosophie de Théodore Jouffroy, qui se représente l’homme comme une « personne » distincte des « choses » en tant qu’il possède le pouvoir « de s’emparer de ses capacités naturelles et de les diriger »29. C’est ainsi, par exemple, que le mouvement cesse, chez l’homme, d’obéir aux lois physiques pour devenir une marche volontaire. Il arrive, toutefois, que ces capacités soient interrompues et cèdent la place à une « activité locomotrice » où « tout ce qui se passe en nous est fatal : nous sommes retombés sous la loi de la nécessité, qui se joue de nous comme elle se joue de l’arbre et des nuages »30. Cette aliénation de l’homme qui chute du statut de personne à celui de chose est précisément ce qui est à l’œuvre dans « l’automatisme de l’intelligence » qui, selon Baillarger, se trouve à la racine de l’hallucination psychique comme de la parole involontaire. On observerait ainsi une aliénation de la pensée et de la parole qui, dans un cas comme dans l’autre, cessent d’obéir au sujet et s’imposent à lui comme quelque chose d’étranger.

14Les écrits de Baillarger permettent donc de mettre en évidence un « air de famille » entre l’hallucination, comme phénomène « psychique », et une parole qui est adressée non seulement à soi, mais aussi et surtout malgré soi. Si l’on trouve ainsi en germe la description de l’hallucination verbale comme parole aliénée, il importe, en même temps, d’observer que les descriptions de l’aliéniste ne sont pas sans ambiguïté. D’un côté, s’il s’agit d’une parole qui est proprement « entendue », alors on peine à voir en quoi l’hallucination psychique se distingue de l’hallucination psycho-sensorielle. D’un autre côté, si on écarte toute référence à la sensorialité, la dénomination même « d’hallucination » pose alors problème. Cette difficulté sera relevée par ses contemporains qui, à l’instar de Claude-François Michéa, concluent que de tels phénomènes devraient, pour cette raison, porter « le nom de fausse hallucination, et non pas d’hallucination psychique ou intellectuelle, comme la nomme très improprement M. Baillarger »31. C’est pourquoi il faudra attendre les années 1880 pour que l’hallucination verbale cesse d’être conçue comme une « fausse hallucination » et s’impose comme un exemple paradigmatique de l’acte même d’halluciner.

1.3. La parole intérieure revisitée : de l’audition à la parole

15Cette redécouverte de l’hallucination psychique va se jouer, au moins initialement, dans les écrits du psychiatre Jules Séglas32. Certes, la définition que propose ce dernier de l’hallucination semble s’inscrire dans la droite lignée d’Esquirol puisqu’il la présente comme une « perception sans objet » dont la principale caractéristique « est de créer l’apparence d’un objet extérieur actuel qui n’existe pas en réalité »33. On retrouve de ce fait l’hallucination comme reproduction de la perception et, en un sens, Séglas restera fidèle jusqu’au bout au modèle sensoriel de l’hallucination. Il se distingue néanmoins des aliénistes du début du siècle par sa tentative de penser les hallucinations verbales comme des troubles de la « fonction langage ».

16Afin de comprendre ce qu’implique l’entrée de l’hallucination verbale dans les troubles du langage, nous devons partir de la conception que se fait Séglas du langage intérieur, elle-même ancrée dans une théorie de l’apprentissage du « mot ». S’inscrivant aussi bien dans la continuité des approches localisationnistes en neurologie que des modèles associationnistes en psychologie, Séglas s’appuie sur le schéma dit de la « cloche » de Jean-Martin Charcot, pour rendre compte de la représentation acquise du mot comme constituant un « complexus d’images mentales ». Suivant ce modèle, l’enfant, après avoir entendu le son d’une cloche, va associer ce dernier à un autre son, celui du mot prononcé, mais, également, à « l’image mentale auditive (mot entendu mentalement) ; l’image visuelle (mot lu mentalement) ; l’image motrice d’articulation (mot parlé mentalement) ; l’image graphique (mot écrit) »34. De ces associations va alors résulter notre représentation du mot et, par là même, de notre langage intérieur :

Ce sont ces différentes images du mot qui, une fois la fonction du langage développée chez nous, servent, pendant la réflexion, à donner un corps à notre pensée et, suivant leur prédominance, nous rangent dans les catégories dites des auditifs, visuels ou moteurs ; c’est là le langage intérieur.35

17On retiendra de cette conception du langage intérieur la manière dont il est articulé à d’autres modalités que l’audition. Si le langage intérieur reste certes un langage parlé, cette parole peut elle-même se concevoir selon une modalité auditive mais également visuelle et motrice. La mise en exergue de la pluralité des modalités sensorielles va ainsi permettre de lever le paradoxe d’une voix apparemment silencieuse.

18Cette nature plurielle du langage intérieur se trouvera au cœur du débat qui porte, dans les années 1880-1890, sur ce que Séglas présente comme les « catégories dites des auditifs, visuels ou moteurs ». À l’origine de ce débat se trouve, entre autres, la thèse de 1881 du philosophe Victor Egger, La parole intérieure : essai de psychologie descriptive, où ce dernier propose justement l’étude de « cette parole intérieure, silencieuse, secrète, que nous entendons seuls »36. Contrairement aux neurologues et aux psychologues de son époque, ce n’est pas l’étude du pathologique qui guide son analyse de la « parole intérieure » mais une démarche introspective qui consiste, pourrait-on dire, à « écouter » la parole intérieure37. Ce que les disciples de Charcot, dont Séglas fait partie, reprocheront alors à Egger, ce n’est pas tant l’usage de l’introspection en tant que telle, que l’importance accordée à la modalité auditive aux dépens des autres. Certes, d’un côté, souligne le philosophe, le « bruit » que fait la parole intérieure « ce n’est pas l’oreille qui l’entend, c’est la conscience qui le connait ; il n’agite pas l’air qui nous entoure, il reste immobile en nous ; ce n’est pas la vibration d’un corps, c’est un mode de moi-même »38. Mais, d’un autre côté, « ce bruit est vraiment une parole ; il en a l’allure, le timbre, le rôle »39, ce qui ne laisse pas de doute quant à sa nature auditive. Si les adversaires d’Egger ne nieront pas que sa parole intérieure puisse avoir un « timbre », ils considéreront toutefois une telle description comme n’étant rien d’autre que l’expression singulière d’un « type » auquel le philosophe appartient, à savoir celui des « verbo-auditifs »40.

19C’est au sein de ce débat que s’inscrit Séglas lorsqu’il définit le langage intérieur, mais aussi, nous le verrons, lorsqu’il se penche sur le cas de l’hallucination verbale. Ce qui est en effet dénoncé à plusieurs reprises dans son œuvre c’est l’occultation de la dimension motrice de la parole par les types « auditifs » et « visuels » qui sont davantage représentés dans la population41. Contre cette prédominance de l’audition et de la vision, Séglas invoque alors ceux qui, à l’instar de Montaigne ou de Maine de Biran, « pendant la réflexion, parlent alors mentalement leur pensée au lieu de la lire ou de l’entendre »42. Et si certains « parlent mentalement leur pensée », il arrive que chez d’autres cette dernière gagne en intensité jusqu’au point où « la pensée soit formulée à voix haute, comme chez les personnes qui parlent toutes seules »43. Se dessine ainsi une conception de la parole intérieure qui n’implique pas tant « l’écoute » de caractères auditifs que la « sensation » de mouvements articulatoires : c’est une parole qui n’est plus « entendue » mais « sentie ». Or c’est aussi, et par là même, une parole qui n’est plus seulement écoutée mais aussi, et avant tout, parlée.

1.4. S’entendre parler : l’hallucination psychomotrice

20Cette conception du langage intérieur se retrouve au cœur du débat sur les hallucinations psychiques. Les patients dont les hallucinations ont été qualifiées jusqu’ici de « psychiques » seraient eux-mêmes des individus dont la parole intérieure repose sur des images mentales motrices. En effet, selon Séglas, « ici, comme dans ses conversations intérieures, le mécanisme psychologique est le même ; la seule différence réside en ce que le caractère de subjectivité du phénomène, reconnu dans une circonstance, est méconnu dans l’autre »44. Celle-ci ne correspondrait pas tant, comme c’était encore le cas chez Baillarger, à des « mots entendus mentalement » mais à des « mots parlés mentalement », qui peuvent donc être étrangers à toute forme d’audition. C’est pourquoi, conclut Séglas, « pour nous, en effet, l’hallucination psychique est une véritable hallucination » mais « elle en diffère par sa nature même : c’est surtout une hallucination psychomotrice, intéressant la fonction du langage dans ses éléments psychomoteurs »45.

21À « l’hallucination psychique », caractérisée par l’absence de sensorialité, vient ainsi se substituer « l’hallucination psychomotrice », caractérisée par l’absence de toute sensation auditive mais, aussi, par la présence d’une sensation motrice. Afin d’écarter toute référence à l’audition Séglas s’appuie certes sur les descriptions cliniques de Baillarger (comme ces patients qui montrent par leurs témoignages « qu’ils n’entendent pas, mais comprennent [leurs] voix »46) mais il va également mettre en lumière des observations cliniques d’un autre type. Il s’agit pour lui, en effet, de dégager un « air de famille » entre différents symptômes, qui ont en commun l’articulation involontaire de mots. Un élément clinique clef à cet égard va être l’observation suivant laquelle les sujets présentant des hallucinations psychomotrices se distinguent des « hallucinés de l’ouïe ordinaires » en ce qu’ils n’ont pas « l’aspect de personnes qui écoutent » mais, au contraire, « remuent les lèvres comme des personnes qui parleraient seules »47. La visée d’une telle observation n’est en aucun cas de soutenir que toutes les hallucinations psychomotrices impliqueraient des paroles qui, dans des conditions ordinaires, ne seraient pas perçues par le clinicien. Comme le souligne Séglas lui-même, une hallucination psychomotrice peut se présenter « sans mouvements correspondants de l’articulation » . Cependant, le fait que certains patients « remuent les lèvres » met en évidence que, même dans les cas où il n’y a pas articulation, l’hallucination psychomotrice repose sur des sensations « kinesthétiques »48. Ce n’est que lorsque ces sensations kinesthétiques deviennent des « mouvements d’articulations, mais sans que les mots soient prononcés » que nous avons alors une « hallucination verbale motrice complète »49. Un tel rapprochement, entre des hallucinations purement internes et des hallucinations qui commencent à s’externaliser sous la forme de mouvements articulatoires, va jouer un rôle décisif dans la description de l’hallucination verbale au XIXe et XXe siècles. En effet, dès lors que l’hallucination cesse d’être une sensation privée pour devenir un mouvement du corps, elle cesse d’être, pour l’observation clinique, une « galerie de mine » pour devenir « une carrière à ciel ouvert »50.

22La sémiologie de Séglas ne s’arrête toutefois pas là car, une fois les hallucinations psychomotrices rapprochées des hallucinations motrices complètes, ces dernières peuvent être mises en rapport avec les cas où l’on observe « la prononciation complète des mots, l’hallucination devenant une véritable impulsion verbale »51. Comme le soulignera Séglas, ce que l’on peut considérer comme impulsion verbale n’est au fond rien d’autre qu’une hallucination verbale motrice « atteignant son développement maximum » de sorte que « le mot [est] projeté en dehors, nettement articulé, et cela souvent malgré la volonté du malade »52. Cet « air de famille » entre hallucination psychomotrice et impulsion verbale va être renforcé par l’introduction d’une distinction entre « l’involontaire » et « l’inconscient » qui, au lieu de séparer hallucination verbale et impulsion verbale, confirme leurs ressemblances. C’est ainsi, observe Séglas, qu’une pensée formée à l’aide d’une « image motrice d’articulation » (une parole intérieure) donne lieu, dans l’état normal, à des mouvements « volontaires et conscients » (une parole extérieure). Si la parole devient « involontaire », cela donne lieu à l’hallucination verbale s’il s’agit d’une parole intérieure, et à une impulsion verbale s’il s’agit d’une parole extérieure. Ces dernières peuvent être d’ailleurs également « conscientes » au sens où le sujet « a conscience qu’ils [les mouvements] s’exécutent, mais ne peut s’opposer à leur exécution »53. Qui plus est, lorsque les mouvements deviennent inconscients, le rapprochement entre hallucination verbale et impulsion verbale continue de s’affirmer. Que le sujet halluciné puisse ne pas avoir conscience qu’il produit lui-même les paroles qu’il entend n’a rien d’étonnant puisque, nous l’avons vu, les mouvements d’articulation sont « faibles » et donc à peine perceptibles. Cela peut, toutefois, également concerner l’impulsion verbale où « la parole, involontaire et inconsciente, est articulée à voix haute, devenant ainsi perceptible pour l’observateur »54. C’est, de manière significative, chez Baillarger que Séglas va chercher un fait clinique montrant la possibilité d’une parole involontaire et inconsciente :

Une femme croit avoir autour d’elle, derrière le cou, dans la gorge, dans la poitrine, des personnes qui ne cessent de lui parler. Souvent, si l’on se tient près de son lit et qu’on ne fixe plus son attention, on entend bientôt un bruit très faible qui se produit dans sa gorge, dans sa poitrine. Si l’on approche de plus près et si l’on écoute, on distingue des mots, des phrases même. Or, ces mots, ces phrases, l’hallucinée prétend que ce sont ses interlocuteurs invisibles qui les prononcent, et c’est en réalité ce qu’elle entend…55

23Ce qui est ainsi observé n’est plus, à proprement parler, une hallucination puisque les mots qu’entend la patiente sont réellement prononcés par cette dernière. Ce que propose toutefois Séglas, c’est précisément d’interpréter cette inconscience de l’origine subjective de la parole involontaire comme une forme extrême d’hallucination verbale. Cesser de reconnaître sa parole comme la sienne c’est, en ce sens, halluciner sa propre parole. Cela permet, par un mouvement inverse, d’interpréter la sonorité même de l’hallucination comme étant propre à une parole qu’on échoue à reconnaître comme la sienne. L’hallucination n’est rien d’autre, en ce sens, qu’une aliénation de notre parole.

24Ce faisant, ce qui était déjà en germe dans les écrits de Baillarger, à savoir la description de l’hallucination psychique comme parole aliénée, se développe et s’affirme à travers la description que propose Séglas de l’hallucination psychomotrice. Cela se traduit, notamment, par la valeur pronostique que ce dernier reconnait aux hallucinations psychomotrices qui, à la différence des hallucinations auditives, permettent de prévoir une « désagrégation de la personnalité ». Cette différenciation obéit à l’idée que les hallucinations proprement auditives trouvent leur origine dans les extrémités des sens, ou dans les centres cérébraux correspondants, de sorte que la « personnalité » du patient est assez peu impliquée dans l’hallucination. Il en va autrement dans le cas des hallucinations psychomotrices où « c’est surtout par le côté moteur de la vie psychique que se produisent ces phénomènes d’automatisme psychologique, de désagrégation de la personnalité individuelle »56. Comme on le voit, les hallucinations psychomotrices sont le signe d’une désagrégation de la personnalité dans la mesure où, au même titre que toute autre forme d’aliénation de la parole, elles relèvent de « [l]’automatisme psychologique ». C’est pourquoi, selon Séglas, les hallucinations psychomotrices marquent le début d’un envahissement de la personnalité par ce qu’il y a de mécanique et d’automatique chez l’homme. Ces hallucinations sont, en ce sens, le début d’un « dédoublement de la personnalité ; elles sont la traduction d’une dissociation psychique qui ne fera que s’accentuer par la suite »57.

25Il s’agissait de montrer, à travers cette brève histoire du regard clinique porté sur l’hallucination verbale, 1) de quelle manière le problème du silence des voix a été résolu, à savoir en faisant de l’hallucination verbale une parole aliénée plutôt qu’une parole entendue ; 2) comment sa description comme parole aliénée, loin d’être une donnée immédiate de l’observation, a été construite. C’est en effet la lente élaboration d’un « air de famille » entre ce qui est « entendu » (qui peut aller des voix proprement sonores aux « pensées formulées en paroles ») et ce qui est « parlé » (qu’il s’agisse d’un simple mouvement de lèvre, d’une parole involontaire ou, même, d’un dialogue inconscient et à voix haute avec soi-même) qui a permis l’émergence de cette nouvelle clinique de l’hallucination verbale. Il n’est donc possible de regarder l’hallucination verbale comme une parole aliénée qu’au sein d’une constellation de symptômes, dont la description est elle-même articulée, dès le départ, à des considérations étiologiques. L’unité de ces différents phénomènes ne repose d’ailleurs pas seulement sur l’entrecroisement de caractères familiers, mais aussi sur l’hypothèse d’une « cause immédiate » ou d’un « mécanisme » commun : l’aliénation de la personnalité dans l’automatisme psychologique.

26Une fois ce dispositif clinique mis en place, il devient possible, à l’instar de Lagache, de présenter comme une évidence que « si l’halluciné entend des paroles il faut bien que quelqu’un parle, et ce quelqu’un ne peut être que lui »58. Cette même interprétation des faits cliniques permet de poser le « problème général des hallucinations verbales » sous une nouvelle forme : « Comment la parole propre peut-elle apparaître à son auteur comme une parole étrangère ? Comment une action verbale authentique peut-elle être, en même temps, une fausse perception verbale ? »59. Il importe, en même temps, d’observer qu’à travers l’hypothèse d’une étiologie commune, et l’orientation du questionnement vers le sujet de la parole, se dessine aussi un possible basculement de la description clinique d’un « air de famille » vers une théorie essentialiste de l’hallucination verbale. Or, comme nous allons le voir, la philosophie de la psychiatrie s’engage dans cette conception essentialiste en portant la description clinique plus loin qu’elle ne le devrait.

2. Phénoménologies de l’hallucination verbale : l’aliénation de la parole comme trouble du « soi »

2.1. Voix et schizophrénie

27Que l’hallucination puisse être pensée comme l’aliénation de notre parole intérieure n’est pas seulement une thématique qui est devenue récurrente dans la philosophie de la psychiatrie contemporaine — où nous sommes passés d’une conception de l’hallucination verbale comme « perception sans objet » à sa représentation comme « action sans sujet »60 — elle se trouve également au cœur des préconceptions qu’elle entretient à propos de la subjectivité. Si cette description clinique de l’hallucination verbale trouve son origine, nous l’avons vu, dans les observations des aliénistes du XIXe siècle, cet « air de famille » mis en lumière entre certains symptômes s’organise avant tout, dans la littérature contemporaine, autour de la « schizophrénie ». De fait, lorsque cette nouvelle entité clinique est introduite par le psychiatre allemand Eugen Bleuler, au début du XXe siècle, ce dernier met d’emblée l’accent sur le fait que « les hallucinations des aliénés, surtout des individus atteints de schizophrénie, ne contiennent souvent aucun élément sensoriel »61. Ce sont donc des pathologies de la « représentation » plutôt que de la « sensation », et elles ne sauraient, à cet égard, être décrites comme des « perceptions sans objet ». Si, toutefois, le père de la schizophrénie s’inscrit dans la continuité de Baillarger, c’est davantage la profondeur de la « dissociation », qui descend des sensations aux représentations, qui est ainsi mise en évidence, plutôt qu’une forme quelconque d’aliénation de la parole62. De ce point de vue, la singularité des approches contemporaines de l’hallucination verbale est de présenter celle-ci comme relevant de la famille des aliénations de la parole, elle-même considérée comme une caractéristique déterminante de la schizophrénie.

28Les hallucinations verbales se voient en effet rapprochées, par les phénoménologues, non seulement des « insertions de pensées » mais encore du « groupe générique nommé “ phénomènes de passivité ” » qui comprend également la « fuite des pensées », la « transmission de pensée » ainsi que l’ensemble des volitions, impulsions, sentiments et activités motrices qui sont « agis » malgré le sujet63. L’hallucination verbale, en tant que symptôme de la schizophrénie, peut donc être rapprochée d’autres formes d’aliénation de la pensée et, par là même, peut être interprétée comme une aliénation de la parole intérieure. Jeannerod, dans une perspective cette fois neuropsychologique, rapproche à son tour l’hallucination verbale d’autres symptômes schizophréniques tels que les « impressions de vol de la pensée », les « impressions de pensée imposée » ou encore le « contrôle de ses propres actions par des forces étrangères »64. Ces symptômes, nous dit-il, peuvent être décrits comme ayant en commun d’être des phénomènes de « sous-attribution », au sens où le sujet attribue ses propres actions et ses propres pensées à d’autres que lui. Sous cet angle, les hallucinations apparaissent comme n’étant rien de moins qu’un « exemple paradigmatique de sous-attribution », dans la mesure où c’est le « langage intérieur » du patient qui est vécu « comme si sa propre pensée lui devenait audible et provenait d’un locuteur étranger situé à l’extérieur de lui-même »65. C’est donc « l’air de famille » entre ces mêmes symptômes, ici regroupés au sein de la seule catégorie de schizophrénie, qui permet de continuer de penser l’hallucination verbale comme une parole intérieure aliénée.

29Que la schizophrénie possède réellement une unité symptomatologique est quelque chose qui non seulement peut être contesté mais l’a souvent été66. Notre propos, toutefois, ne sera pas d’interroger la pertinence de tels rapprochements, car il s’agit d’une question qui est avant tout clinique et empirique. Comme nous l’avons déjà noté plus tôt, il ne s’agira pas non plus de mettre en cause la description de l’hallucination verbale comme parole aliénée. Ce qui nous intéresse est plutôt la manière dont une certaine philosophie de la subjectivité est venue se greffer sur cette description. Car ce que psychiatres et philosophes présentent alors comme le sujet de la parole intérieure, qui serait aliéné dans l’hallucination verbale, n’a rien d’une hypothèse empirique. Nous assistons alors, comme nous tenterons de le montrer, à la renaissance d’un mythe philosophique à partir d’une description clinique.

2.2. Le sujet épistémique de la parole

30Si la description de l’hallucination verbale comme aliénation de notre parole intérieure a retenu l’attention des philosophes, c’est notamment parce qu’elle semble mettre en cause une certaine représentation du sujet s’inscrivant dans une tradition que certains n’hésitent pas à faire remonter à Descartes. C’est le cas de Pacherie et Jeannerod, pour qui l’hallucination verbale permettrait d’interroger la connaissance que possède le sujet de lui-même. La connaissance de soi obéirait, selon ces derniers, à un « principe d’immunité » suivant lequel lorsque j’affirme « je pense que x », je peux me tromper sur ce qu’est « x », mais je ne peux pas me tromper sur le fait que « je » suis en train de « penser que x ». Les jugements qui portent sur le sujet d’une pensée (ou d’une action) sont alors considérés comme « immunisés contre les erreurs d’identification »67. Notons qu’un tel principe présuppose que l’usage de la première personne, dans « je pense que x », possède une signification « épistémique » : elle désigne, de manière explicite ou implicite, une connaissance que le sujet a de lui-même en tant que sujet. Qu’une telle connaissance puisse être « immunisée contre l’erreur » ne lui retire nullement sa portée épistémique mais en souligne, au contraire, le caractère absolument certain. Cette certitude se retrouve d’ailleurs, chez Pacherie et Jeannerod, dans « l’asymétrie fondamentale entre la manière dont nous connaissons nos propres états mentaux et la manière dont nous connaissons ceux des autres »68. Ce que je connais de la pensée d’autrui serait en effet inféré à partir de ce qu’il dit et de ce qu’il fait, de sorte que ma connaissance ne saurait, dans ce cas, être immunisée contre l’erreur. Ce n’est, par contraste, que lorsque je connais ma propre pensée qu’il m’est possible de prétendre à une forme de certitude. C’est pourquoi l’asymétrie soulignée par Pacherie et Jeannerod peut être qualifiée à son tour « d’épistémique », en tant qu’elle montre un déséquilibre entre la connaissance d’autrui et la connaissance de soi.

31Si ces problèmes, propres à la tradition philosophique, croisent la question de l’hallucination verbale, c’est dans la mesure où sa description clinique comme aliénation de la parole intérieure semble nous suggérer qu’il est possible de se tromper sur ses propres états mentaux. C’est précisément ce que soutiennent Pacherie et Jeannerod lorsqu’ils observent que « pendant des hallucinations auditives, le patient va entendre des voix qui sont typiquement vécues comme venant d’une entité externe puissante, mais qui correspondent, en réalité, à un discours subvocal produit par le patient »69. Ce qui se joue, sous ce qui peut avoir l’apparence d’un simple constat empirique, c’est tout à la fois une interprétation clinique et, par-dessus celle-ci, une thèse philosophique. Si l’on peut considérer, nous l’avons vu, les « voix » comme un phénomène « subvocal », c’est dans la mesure où elles peuvent être rapprochées d’autres phénomènes cliniques où l’articulation des mots est objectivement perceptible. À cette description clinique vient s’ajouter, ensuite, un mécanisme de « sous-attribution », expliquant les hallucinations verbales par l’inclination des patients schizophrènes à « attribuer par erreur leurs intentions ou leurs actions à des agents externes »70. Ce qui est alors introduit, c’est non seulement une description de l’hallucination verbale comme échec épistémique (où le sujet se trompe sur l’origine des paroles qu’il entend) mais aussi une compréhension épistémique de la reconnaissance de notre parole intérieure comme étant nôtre.

32Si nous aurons à questionner le présupposé épistémique qui porte une telle conception de la parole intérieure et, par là même, de l’hallucination verbale, il importe avant cela de nuancer le degré d’aliénation attribué à cette dernière. Comme le propose Jeannerod, il est nécessaire de distinguer, à ce propos, différentes acceptions du « sujet » pour comprendre ce qui se joue dans l’hallucination verbale. C’est pourquoi ce dernier propose de distinguer, à la suite du philosophe Shaun Gallagher, un « sens d’agentivité » (sense of agency), où j’ai conscience d’être « la cause d’un mouvement, d’une action, ou d’une pensée », et un « sens d’appartenance » (sense of ownership) (que Gallagher décrit également comme la « “mienneté” (myness) de l’expérience »), où j’ai conscience « que c’est moi qui fait l’expérience du mouvement ou de la pensée »71. Or ce n’est pas tant la conscience de ma parole intérieure comme étant « mienne », que la conscience d’en être « l’agent », qui serait remise en cause par l’hallucination verbale. Les témoignages verbaux des patients schizophrènes, dont Jeannerod cite plusieurs exemples, en seraient la preuve :

Tout ce que je dis ne vient pas de moi. Non, je ne parle plus, je ne pense plus moi-même.

Il s’échappe des mots de ma bouche que je ne connais pas, ce n’est pas moi qui les dis, il y a quelqu’un dans ma bouche.72

33Ces témoignages montreraient que le patient reconnait ces paroles comme étant en un sens les siennes (les mots s’échappent de « sa » bouche) tout en reconnaissant, en même temps, qu’il n’est pas la cause, et donc l’agent, de ces paroles (il y a « quelqu’un » dans sa bouche). Ces patients, comme le dit alors Jeannerod, « se sentent davantage “ agis ” de l’extérieur que capables d’agir de leur propre initiative »73. L’aliénation de la parole mettrait ainsi en évidence, y compris dans l’hallucination verbale, non pas une abolition pure et simple du principe d’immunité, puisque la parole est encore reconnue comme mienne, mais les limites de ce dernier dès lors que le sujet est considéré comme agent.

2.3. La « mienneté » de la parole intérieure

34Que l’hallucination verbale remette seulement en cause « le sens d’agentivité » et non la « mienneté » qui accompagne la parole intérieure, a été interrogé par la philosophie de la psychiatrie de tradition phénoménologique. Cette approche des symptômes schizophréniques se distingue, entre autres, par l’attribution du principe d’immunité à la conscience « préréflexive » qu’aurait le sujet de lui-même. Ce concept peut se comprendre par opposition à une approche introspective et proprement réflexive de la parole intérieure. C’est l’ambition, nous l’avons vu, de la psychologie descriptive d’Egger de tourner l’attention « après-coup » vers ce que nous nous sommes dit intérieurement sans nous en apercevoir. Une conscience préréflexive de la parole intérieure correspond, par contraste, à la manière dont celle-ci nous est donnée indépendamment de tout retour de la conscience sur elle-même. Comme l’observe à ce propos Merleau-Ponty, « quand je parle, je ne me représente pas des mouvements à faire, tout mon appareil corporel se rassemble pour rejoindre et dire le mot » et, d’ailleurs, « ce n’est pas même le mot à dire que je vise, et pas même la phrase, c’est la personne, je lui parle selon ce qu’elle est »74. Ce dont j’ai conscience en parlant, même de manière intérieure, ce n’est pas tant de la parole elle-même, telle qu’elle est visée de manière introspective, que de « ce dont » je parle et « à qui » je parle. Il n’en reste pas moins que les mouvements d’articulation que je réalise, les sons que je produis, les mots pris dans leur matérialité, sont présents à ma conscience mais de manière seulement préréflexive. Cela confère alors à l’expérience préréflexive une nature épistémique singulière puisqu’elle est, comme le disent les phénoménologues, « familière avec elle-même, elle se connaît elle-même »75. Cette connaissance préréflexive de soi par soi permettrait ainsi de rendre compte du principe d’immunité, tout comme de l’asymétrie épistémique : il s’agit d’une modalité de la conscience qui est en deçà de l’erreur et, corrélativement, qui n’est accessible qu’au sujet de la conscience.

35Or c’est, suppose-t-on, grâce à cette conscience préréflexive de soi qu’il est possible de reconnaître une expérience comme « mienne », caractère qui est désigné, diversement, comme la « mienneté » (myness76 ou meness77) ou « l’être-mien » (for-me-ness78) de l’expérience. Une des marques de cette « mienneté », comme l’observent Henriksen, Zahavi et Parnas, est « l’asymétrie épistémique »79 propre à toute expérience, laquelle m’est donnée comme « mienne » d’une manière qui est étrangère aux autres. La façon qu’a ma parole intérieure d’être mienne à un niveau préréflexif suppose, ensuite, que celle-ci a pour corrélat un type déterminé de « sujet ». Sujet qui, nous l’avons vu, n’est pas le sujet comme agent mais ce que les phénoménologues nomment alors, parfois, le « soi minimal »80.

36Ce dispositif théorique permet, à son tour, d’interpréter des phénomènes tels que l’insertion de pensée et l’hallucination verbale, comme des altérations de la « mienneté » de l’expérience et, par suite, comme des pathologies du « soi minimal ». C’est le cas, par exemple, de Louis Sass qui, dans un article co-écrit avec Parnas, suggère que le propre de l’expérience schizophrénique serait une attitude « d’hyperréflexivité » par laquelle la conscience des pensées comme étant « miennes » cesse d’être une évidence. C’est ce qu’exprimerait le symptôme, décrit par le psychiatre suisse Eugen Bleuler, des « pensées entendues à voix haute » (Gedankenlautwerden). Ce symptôme, qui s’inscrit dans la famille des pensées aliénées, est interprété par Sass et Parnas comme la perte du sentiment de « mienneté » qui accompagne, normalement, la parole intérieure :

Dans l’expérience normale, il n’est pas nécessaire d’étudier ou d’écouter ses pensées pour savoir ce que nous pensons ; la signification est simplement donnée d’une manière directe ou immédiate à travers le medium (ordinairement inaperçu) de la parole intérieure (inner speech). Les patients avec Gedankenlautwerden peuvent, toutefois, avoir l’impression qu’ils sont en train d’observer (witnessing) leurs pensées, ou qu’ils ont besoin d’écouter pour savoir ce qu’ils sont effectivement en train de penser.81

37L’intérêt de l’approche phénoménologique développée par Sass et Parnas est de mettre en évidence ce qu’il peut y avoir de problématique dans le fait de dire que nous « écoutons » notre parole intérieure. Comme le soulignent ces derniers nous n’écoutons pas, normalement, nos propres pensées car nous « savons ce que nous pensons » de sorte que la parole intérieure, en ce qu’elle peut avoir de proprement auditif, s’efface devant sa signification. En même temps la parole intérieure n’est pas absente mais seulement « inaperçue », ce qui implique en un autre sens qu’elle continue d’apparaître à une conscience comme parole proprement dite. Une conscience de la parole intérieure se dessine ainsi, qui n’est pas équivalente à l’écoute d’un autre que soi, ou même à l’écoute réflexive de soi-même comme un autre, mais qui n’en reste pas moins une « écoute ». Ce qui marquerait alors l’aliénation de la parole intérieure dans l’hallucination verbale, c’est le basculement d’une écoute préréflexive de la parole intérieure, où la pensée est donnée immédiatement et de manière transparente, à une écoute hyper-réflexive où la parole intérieure est alors écoutée comme celle d’un autre.

38Une telle aliénation de la parole intérieure n’implique pas, toutefois, la disparition de tout « soi minimal » (ou du principe d’immunité qui lui est associé). Comme le soulignent Henriksen, Zahavi et Parnas, contre la tentation de considérer la subjectivité comme inaltérée ou oblitérée, il s’agit ici de penser l’expérience schizophrénique comme une altération de la subjectivité. Suivant une image pour le moins étonnante, le « soi minimal » du patient schizophrène ne serait pas tant, nous disent ces derniers, le « cœur d’un artichaut » que « l’eau dans un sirop de fruit »82. Ce dernier, en effet, teinte l’eau de sa couleur dans sa totalité, mais ne la fait pas disparaitre. Cette métaphore alimentaire vise alors à imager, dans le cas qui nous intéresse, un sujet qui écoute une parole intérieure (ce qui suppose un état radicalement différent de la conscience préréflexive que nous pouvons avoir de celle-ci) qui n’en reste pas moins « sa » parole intérieure (puisque l’asymétrie épistémique se maintient jusqu’à la fin). Ce faisant, l’hallucination verbale ne vient pas tant renverser la conception épistémique du sujet, que l’approfondir en montrant les formes limites qu’elle peut adopter.

3. La grammaire de l’hallucination verbale

3.1. Le mythe de l’intériorité

39Ce que nous souhaitons montrer, dans cette dernière partie, est que ce contraste entre une parole que je sais être la mienne et une parole que j’écoute comme étant celle d’un autre, repose sur ce que l’on pourrait décrire, dans le sillage de Wittgenstein, comme une illusion grammaticale83. Il serait toutefois plus juste de dire que cette asymétrie épistémique repose sur une pluralité d’illusions grammaticales dont la superposition rend souvent difficile l’élucidation. À la surface des confusions conceptuelles qui entourent l’hallucination verbale se trouve, pour commencer, l’opposition entre « intériorité » et « extériorité » et, dans notre cas, l’opposition entre « parole intérieure » et « parole extérieure ». On pourrait en effet être tenté de penser que l’hallucination verbale est la preuve incontestable d’une écoute « intérieure » au sens où elle serait inaccessible à autrui. Après tout, il fait partie de la définition même de l’hallucination comme « perception sans objet » de ne pouvoir être perçue que par le sujet hallucinant, et personne d’autre84. Cette écoute solitaire ne se limite pas, d’ailleurs, aux phénomènes pathologiques puisqu’elle est déjà présente dans l’expérience de la « parole intérieure » où ce que je me dis à moi-même ne peut être entendu par d’autres que moi.

40Il y a, assurément, une forme d’asymétrie entre mon écoute de l’hallucination verbale, comme de la parole intérieure, et ce que peut en entendre autrui. Il ne va pas de soi, toutefois, qu’une telle asymétrie puisse être considérée comme « épistémique », au sens où l’écoute constituerait un type de connaissance qui, par sa forme même, serait inaccessible à d’autres que soi. Ce que suppose a minima le caractère « intérieur » de ces expériences, c’est sa nature « privée », au sens où ce que nous nous disons à nous-mêmes (ou ce que la voix nous dit) n’est pas entendu d’autrui. Ce qui est toutefois défendu, dans une approche proprement épistémique de cette asymétrie, c’est une conception de l’intériorité qui ne relève pas tant du « privé » que, suivant une distinction proposée par Sandra Laugier85, du « secret ». Une parole « intérieure » serait également « secrète » au sens où la manière dont nous l’écoutons, le type de connaissance que nous en avons, n’est pas accessible à d’autres que soi. Suivant une telle conception, autrui ne peut savoir ce que signifie « s’écouter parler intérieurement » qu’à partir de sa propre expérience de la parole intérieure. Certes, lorsqu’il est question de la « mienneté » de la parole intérieure en philosophie, ce concept ne se réduit pas à une compréhension épistémique de l’intériorité. Mais, comme nous le verrons, elle ne repose pas moins sur l’illusion d’une intériorité secrète.

41Si l’on souhaite se défaire de ce qu’une telle image de la parole intérieure peut avoir de trompeur, nous devons partir de son principal présupposé méthodologique, qui est résumé par Wittgenstein au paragraphe 347 des Recherches Philosophiques :

Mais c’est à partir de mon propre cas que je sais ce que veut dire « se parler à soi-même ». Et aurais-je été privé des organes de la parole que je pourrais néanmoins me parler intérieurement à moi-même.

Si c’est de moi seul que je le tiens, alors je ne sais que ce que je nomme ainsi, mais non ce que les autres nomment ainsi86.

42On doit ainsi se garder, comme le remarque Wittgenstein, d’analyser l’expression « se parler à soi-même » comme un « nom » dont la signification correspondrait à ce que je perçois dans « mon propre cas ». En effet, un tel usage, loin de conférer à l’expression « se parler à soi-même » une signification secrète, prive celle-ci de toute signification. À la racine de cette illusion de sens se trouve une image du langage comme étant par nature « nominatif » ou, plutôt, « ostensif »87. C’est cette image qui ouvre le début des Recherches Philosophiques où Wittgenstein relève notre inclination, en philosophie, à croire que « les mots du langage dénomment des objets » de sorte que « chaque mot a une signification. Cette signification est corrélée au mot. Elle est l’objet dont le mot tient lieu »88. Une telle croyance n’est pas par elle-même fausse dans la mesure où il est tout à fait possible d’imaginer des contextes où un mot pourrait être employé de manière à « dénommer des objets ». Ce qui pose toutefois problème, c’est d’ignorer que « ce système ne recouvre pas tout ce que nous nommons langage »89 et ne saurait, de ce fait, être pertinent dans tous les contextes possibles. C’est précisément ce qui se joue lorsque nous sommes tentés de dire : « C’est à partir de mon propre cas que je sais ce que veut dire “ se parler à soi-même ” »90.

43Cette incompatibilité entre un usage ostensif des mots et un contexte tel que celui de la « parole intérieure » apparaît clairement dans la célèbre expérience de pensée du « scarabée dans une boîte », développée par Wittgenstein dans le paragraphe 293 des Recherches Philosophiques. « Supposons, nous dit-il, que chacun possède une boîte contenant ce que nous appellerons un “scarabée”. Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres ; et chacun dirait qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que parce qu’il a regardé le sien »91. Est ainsi dépeint un contexte où nous faisons un usage « ostensif » du mot « scarabée » (de sorte que sa signification correspond à ce que je perçois) pour désigner une perception « privée » (au sens où personne d’autre que nous ne peut connaître cette perception). Cette situation correspond exactement, notons-le d’emblée, à la représentation de la parole intérieure comme impliquant une asymétrie épistémique : la « parole intérieure » désignerait ce que personne d’autre que moi ne peut écouter comme je l’écoute. Mais une telle situation implique qu’il « se pourrait bien que nous ayons chacun, dans notre boîte, une chose différente », voire même « que la chose en question changerait sans cesse »92. En effet, les variations de l’objet ne sauraient contredire l’usage que nous faisons du mot « scarabée » dont la signification n’est déterminée par rien d’autre que ce qui se trouve dans la boîte. On pourrait être tenté de voir là une situation d’incommunicabilité, où ce que je dis possède une signification étrangère aux autres, qui n’est rien d’autre qu’un corollaire du secret propre à l’asymétrie épistémique. Wittgenstein montre, au contraire, que si l’usage ostensif devient privé alors « la chose dans la boîte ne fait absolument pas partie du jeu de langage, pas même comme un quelque chose : car la boîte pourrait aussi bien être vide »93. L’usage ostensif d’un mot, dès lors qu’il cesse d’être relatif à un objet public, n’acquiert pas une signification privée mais se trouve, au contraire, vidé de toute signification.

44Une analyse cohérente de la « parole intérieure » nous mène aux mêmes conclusions : sa signification ne saurait résider dans l’expérience secrète que nous faisons de notre parole intérieure mais suppose, au contraire, l’usage public et partagé que nous faisons du concept de « parole ». Wittgenstein note encore à ce propos que « notre critère pour établir que quelqu’un se parle à lui-même est ce qu’il nous dit, ainsi que le reste de son comportement »94. Cette exigence a parfois été comprise comme excluant toute expérience intérieure, rapprochant sa démarche d’une forme du néo-béhaviorisme95. Ces approches doivent, toutefois, être distinguées, voire opposées. On trouve l’exigence, proprement béhavioriste, d’une extériorisation de la parole intérieure dans une note de l’article fondateur de John Watson : Psychology as the behaviorist views it. Afin d’éviter les impasses de l’internalisme, on peut faire l’hypothèse, nous dit le psychologue, que « les processus d’une “ pensée supérieure ” sont des réitérations affaiblies de l’acte musculaire d’origine (comme la parole (speech) ici) » et, plus spécifiquement, des « habitudes motrices du larynx »96 qui restent inaperçues du sujet qui se parle à lui-même. Ce rôle que joue la motricité dans le langage intérieur rejoint, sous cet aspect, les thèses neurologiques et psychopathologiques de l’hallucination verbale des années 1870-1880. Mais le propre l’hypothèse béhavioriste est précisément d’étendre une observation, habituellement limitée à certains cas pathologiques et exceptionnels, à la parole intérieure en général. On peut considérer qu’il y a, en ce sens, une identité substantielle entre « parole intérieure » et « parole extérieure », qui ne diffèrent entre elles que du point de vue de l’intensité sonore. Une telle identité, notons-le, doit elle-même se comprendre comme une hypothèse empirique qui peut être vérifiée en observant la présence, ou l’absence, de processus moteurs accompagnant la parole intérieure. Une telle approche béhavioriste ne remet pas seulement en cause le caractère « secret » de la parole intérieure mais aussi, de manière plus ambitieuse, son caractère « privé » : ce que j’entends « dans ma tête » peut, en principe, être entendu par d’autres que moi.

45Wittgenstein, en revanche, ne cherche en aucun cas à défendre que la « parole intérieure » doit pouvoir être entendue, de manière à nier son caractère « privé ». Son ambition est avant tout grammaticale : il s’agit de montrer que l’usage que nous faisons du concept de « parole » n’est possible que relativement à des critères publics. Ce point apparaît clairement si l’on se tourne vers ce que l’on considère généralement comme une singularité de la parole intérieure à savoir son caractère « abrégé ». Un tel constat se trouve déjà chez Egger qui observe que, lorsque nous parlons intérieurement, nous accélérons le rythme de notre diction, en supprimant les « intervalles de silence » entre les mots, parfois jusqu’au point où, au lieu d’abréger les mots, « nous nous contentons de les esquisser »97. Cette manière que possède la parole intérieure de se condenser et de s’abréger lui confère, de ce fait, une signification qui n’est pas aisément compréhensible par d’autres que soi. Ce faisant, le caractère abrégé de la parole intérieure peut venir renforcer son caractère privé : non seulement autrui n’entend pas ce que je me dis à moi-même mais, s’il l’entendait, il ne le comprendrait pas. Cependant, il importe de ne pas se méprendre sur le caractère privé d’une telle signification qui ne relève pas pour autant, suivant la distinction posée plus tôt, du secret. En effet, s’il est possible de signifier par un seul mot ce que l’on signifie ordinairement par une phrase, c’est dans la mesure où il est possible d’employer ce mot de la même manière, c’est-à-dire dans le même contexte, que cette phrase. Comme l’observe avec justesse Egger, ce caractère idiosyncratique de la parole intérieure est comparable au cas où « un enfant qui a un défaut de langage est compris par lui-même et par ses parents, tandis que son langage est inintelligible à des étrangers »98. C’est un usage du mot qui, faute d’être familier à des étrangers, semblera vide de signification. Mais la signification n’en réside pas moins dans des critères publics qui peuvent être maîtrisés par qui, à l’instar de ses parents, prend le temps d’observer quand et comment le mot est employé. S’il existe, par suite, des différences entre parole « intérieure » et « extérieure » (l’une est privée, l’autre est publique ; l’une est abrégée, l’autre est étendue), ces différences ne peuvent jamais être telles que le concept de « parole » obéit, selon les cas, à des règles grammaticales différentes.

46On observe alors entre la « parole intérieure » et la « parole extérieure » une identité, si l’on veut, mais une identité qui reste essentiellement grammaticale et non, comme le voudrait une approche béhavioriste, substantielle. Cela n’exclut donc nullement que la parole intérieure puisse être, en un certain sens, inaudible (ou même incompréhensible, comme peut l’être le langage d’un enfant) par d’autres que nous. Doit être rejetée, en revanche, toute compréhension de la parole intérieure comme étant écoutée par soi d’une manière qui serait radicalement étrangère à d’autres que soi.

3.2. La grammaire de la première personne

47Comme nous venons de le voir, l’asymétrie épistémique, telle qu’elle est pensée par les approches philosophiques de l’hallucination verbale, ne saurait reposer sur l’opposition entre une parole intérieure, qui ne peut être connue que par le sujet, et une parole extérieure, qui pourrait être accessible à tous. On pourrait alors objecter que si une telle analyse s’avère pertinente dans des circonstances ordinaires, elle ne saurait pour autant rendre compte du témoignage verbal du sujet halluciné. Si, pourrait-on dire, l’halluciné entend sa parole intérieure comme étant celle d’un autre, est-ce que cela ne signifie pas que nous « entendons » notre parole intérieure comme étant la « nôtre » ? Mais il y a des raisons de penser que cette inclination à décrire la parole intérieure comme étant « mienne » en un sens épistémique, et corrélativement l’hallucination verbale comme une forme d’ignorance, ne relève pas tant de l’observation clinique que du mythe philosophique. L’interprétation épistémique continue de s’imposer en philosophie de la psychiatrie parce qu’il semble impossible, sans cette dernière, de rendre compte de l’asymétrie qui existe entre ma parole ordinaire et la parole que j’écoute lorsqu’il y a hallucination verbale. Cependant, écarter l’interprétation épistémique de l’intériorité n’implique nullement de nier une telle asymétrie, comme le montrent ces remarques de Wittgenstein dans les Recherches Philosophiques :

J’ai une tout autre attitude à l’égard de mes propres paroles qu’à l’égard de celles des autres. […] Si j’écoutais ce que dit ma bouche, je pourrais dire que quelqu’un d’autre parle par ma bouche99.

48C’est donc, sans ambiguïté, une asymétrie entre les mots que « je dis », qui sont « mes propres paroles », et les mots que « j’écoute » comme étant ceux de « quelqu’un d’autre », qui est ici mise en évidence. On pourrait être tenté de rendre compte de cette asymétrie en des termes proprement épistémiques, en opposant la conscience préréflexive que j’ai de mes propres paroles à l’écoute des paroles d’autrui. Suivant une telle asymétrie « écouter ce que dit ma bouche » reviendrait à adopter une attitude réflexive, voire hyper-réflexive, menant à une écoute de mes propres paroles qui, cessant de m’être données de manière préréflexive, m’apparaissent comme étant celles d’un autre. Or c’est précisément l’inverse que vise à montrer ici Wittgenstein : la confusion fondamentale à laquelle nous devons résister est d’interpréter cette asymétrie comme épistémique alors même qu’elle est seulement grammaticale.

49Si nous avons vu comment une certaine conception de l’intériorité pouvait être la cause d’une telle confusion, lorsque survient la question de la « mienneté », c’est aussi l’absence de distinction claire entre nos différents emplois de la première personne qui se trouve ici impliquée. On notera, pour commencer, qu’une telle asymétrie ne s’observe pas dans un certain usage de la première personne que Wittgenstein nomme, dans le Cahier Bleu, « l’utilisation comme objet »100. On reconnait en effet de tels usages au fait qu’ils « impliquent la reconnaissance d’une personne particulière » de sorte que « dans ce cas il y a possibilité d’erreur, ou, et c’est plutôt ainsi que je le dirais : il est prévu qu’on puisse se tromper »101. C’est le cas, par exemple, lorsque j’écoute l’écho ou l’enregistrement de ma propre voix : il est possible, dans ce cas, que je me trompe sur ce que je dis (si j’écoute mal) mais aussi sur la personne qui le dit (je peux croire qu’il s’agit de quelqu’un d’autre ou, inversement, prendre la voix de quelqu’un d’autre pour la mienne). Cette « possibilité d’erreur » fait également ressortir la possibilité d’une « symétrie épistémique », pour ainsi dire, entre la première et la troisième personne. Comme l’observe en effet Wittgenstein, dans ce cas, « je prends modèle, pour l’utilisation du mot “ je ”, sur l’utilisation du démonstratif “ cette personne ”, ou “ il ” »102, de sorte que ce que je dis de ma parole pourrait se dire de celle d’un autre, et inversement. Cela ne signifie pas qu’aucune différence de fait n’existe entre la première et la troisième personne puisque ma voix, même diffusée par un magnétophone, continue d’être attribuée à « moi », étant cette personne ayant prononcé ce mot avec sa bouche. Cela signifie seulement que l’usage du « je » comme « objet » obéit aux mêmes règles grammaticales que l’usage du démonstratif « il ».

50Si l’on cherche à comprendre d’où vient l’asymétrie entre « parler » et « écouter parler », ce n’est donc pas vers l’usage du « je » comme « objet » mais, plutôt, vers son usage comme « sujet » que nous devons nous tourner. On peut même dire, en un sens, que ce que Wittgenstein tente de circonscrire comme un usage du « je » comme sujet correspond à l’ensemble des usages qui impliquent une asymétrie entre première et troisième personne. Cet usage se reconnait, pour commencer, à ce que « dans ce cas aucune erreur n’est possible »103. Si, ayant l’air particulièrement songeur, on me demande à quoi je suis en train de penser, je pourrais répondre : « Je me disais qu’il n’était pas trop tard pour faire une lessive ». On pourra alors me rétorquer que je me trompe car il est trop tard (la laverie est déjà fermée) mais il serait en revanche étrange de suggérer que ce n’est pas « ce que » je me disais ou, plus encore, que ce n’est pas « moi » qui me le disais. D’où la tentation de comprendre l’impossibilité d’une telle erreur comme étant l’expression d’une certitude qui, de plus, n’est accessible qu’à celui qui l’éprouve. Je ne peux douter de ce que je me dis à moi-même, dans des circonstances normales, parce que, dira-t-on, la signification de mes pensées m’est donnée de manière préréflexive, de telle sorte que l’expérience « se connaît elle-même »104. Mais c’est justement en cela que réside l’interprétation épistémique, et donc abusive, de l’asymétrie grammaticale entre la première et la troisième personne. L’erreur, ici, est de croire que « je me disais » (ou n’importe quel autre usage de la première personne comme « sujet ») est « une proposition d’expérience que moi seul peux connaître parce que moi seul suis dans la position d’avoir cette expérience particulière »105. Si, comme l’observe Wittgenstein, « dans ce cas aucune erreur n’est possible », ce n’est pas parce que nous sommes certains de quoi que ce soit mais, simplement, « parce que le coup que nous pourrions être enclins à considérer comme une erreur, comme un “ mauvais coup ”, ne fait pas partie des coups de ce jeu »106. C’est, en d’autres termes, une impossibilité grammaticale qui résulte du fait que l’usage que nous faisons ici du « je » n’obéit pas à des normes épistémiques mais, comme nous le verrons, à des normes d’une autre nature.

51De là résulte une radicalité de l’asymétrie grammaticale de la première et la troisième personne, que son interprétation en termes épistémiques échoue nécessairement à comprendre. Cet écart apparaît notamment dans l’approche phénoménologique de la parole intérieure qui, tout en soulignant ce qu’il peut y avoir d’étrange dans le fait d’écouter ses propres paroles, n’en continue pas moins d’admettre en arrière-fond une écoute préréflexive, et donc secrète, de la parole intérieure. Au contraire, soutenir, avec Wittgenstein, que « si j’écoutais ce que dit ma bouche, je pourrais dire que quelqu’un d’autre parle par ma bouche », permet de conclure que l’expression « je parle », dès lors qu’elle implique un usage du « je » comme « sujet », exclut toute forme d’écoute.

3.3. De la conscience à l’agir

52Soutenir, comme le fait Wittgenstein, que le « je parle » n’implique aucune référence à l’expérience de ma parole comme étant « mienne », peut alors sembler mettre en cause l’écart qui sépare la parole normale de la parole aliénée. Comme le défendent par exemple Jeannerod et Pacherie, une approche wittgensteinienne supposant que les « critères pour l’application des concepts mentaux doivent être publics » aurait en effet « des conséquences contre-intuitives, puisque cela semble impliquer que nous ne connaissons nos états mentaux qu’à partir de notre comportement »107. Ce qui revient à dire que, dans ce qui est supposé être une perspective wittgensteinienne, connaître sa propre parole, c’est toujours l’écouter comme celle d’un autre. Une autre conséquence est que l’on ne saurait expliquer ensuite comment la « parole intérieure » (inner speech) donne naissance à une hallucination verbale dès lors qu’on écarte toute forme d’auto-attribution de la parole au sujet. En d’autres termes, si nous écartons toute connaissance de nos états mentaux par nous-mêmes, la frontière même entre parole intérieure et hallucination verbale semble alors s’estomper.

53Cette objection repose toutefois sur un malentendu, qui consiste à croire que si la première personne n’a pas de fonction épistémique, alors elle n’a aucune fonction et, par conséquent, peut être remplacée par la troisième personne. C’est pourquoi il deviendrait alors impossible de distinguer « parler » et « écouter parler ». Une telle objection ignore ainsi que si la première personne n’obéit pas toujours à des normes épistémiques, cela ne signifie pas qu’elle est étrangère à toute norme mais, seulement, qu’elle obéit à d’autres normes. Or, une fois l’illusion d’un usage épistémique de la première personne dissipée, la possibilité d’un autre usage peut alors être découverte.

54On se gardera, toutefois, de chercher une norme qui serait propre à tout usage de la première personne comme « sujet ». Comme l’observe Vincent Descombes, dans Le complément de sujet, une des racines des illusions propres à l’asymétrie épistémique est justement la recherche d’une « explication unique » : c’est parce que « le philosophe a décidé de traiter la classe des verbes psychologiques comme constituant une seule et même catégorie » qu’il « peut alors soutenir que tous ces verbes ont la même structure »108. En d’autres termes, c’est parce que nous admettons que l’usage du « je » comme « sujet » implique, en toute circonstance, la description d’une « expérience » que l’on peut soutenir que des verbes tels que « penser », « percevoir », « parler » impliquent à chaque fois une « conscience préréflexive » de ce qu’est « penser », « percevoir » ou « parler ». Chercher une explication autre qu’épistémique mais également unifiée, à l’asymétrie grammaticale entre la première et la troisième personne, reviendrait à prolonger l’illusion dont il s’agit ici de se défaire. Cela ne signifie pas non plus que tous les usages de la première personne comme « sujet » nous intéressent ici, car seuls ceux qui peuvent être impliqués lorsque nous suggérons que, dans l’hallucination verbale, nous entendons notre parole intérieure comme n’étant plus la « nôtre », importent. Une telle ambition, notons-le, est de plus purement négative, dans la mesure où il s’agit notamment de montrer que des normes autres qu’épistémiques sont, dans ce cas, possibles.

55Afin d’esquisser une telle possibilité, il est nécessaire de nous écarter ici des écrits de Wittgenstein109, pour nous tourner vers l’analyse des « énoncés performatifs » développée par le philosophe John Austin110. Si sa pensée se distingue, voire s’oppose, à celle de Wittgenstein par certains aspects, le point de départ de la conférence qui ouvre Quand dire, c’est faire est, comme chez le philosophe autrichien, la dénonciation de toute inclination à « céder à ce que l’on appelle l’illusion “ descriptive ” »111. Celle-ci consiste à croire que toute phrase a pour fonction de « “ décrire ” un état des choses », ou généralement « d’affirmer », ce qui suppose qu’elle doit « être vraie ou fausse »112. Cette même illusion, précise plus tard Austin, est à l’œuvre lorsque les philosophes soutiennent que « l’énonciation extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un événement intérieur »113. Or le caractère abusif de l’extension ainsi accordée à des critères strictement épistémiques apparaît dès lors que l’on se penche sur ce qu’Austin présente comme des « performatifs »114. Ces derniers sont, pour reprendre ses exemples les plus célèbres, des énoncés tels que « Oui je le veux » (dans le contexte d’un mariage) ou « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth »115. Il importe avant tout de noter, à propos de tels exemples, qu’énoncer la phrase « ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaitre que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire »116. Considérer de tels énoncés comme des « actions » revient à écarter la possibilité de les évaluer en termes de « vérité » ou de « fausseté », car il n’y a aucun sens à considérer une action comme étant « vraie » ou « fausse » : celle-ci est « heureuse » (si elle atteint son but) ou « malheureuse » (si elle n’y parvient pas). Ce faisant les normes qui permettent alors d’évaluer un performatif ne sont pas épistémiques mais, faute d’un meilleur terme, pragmatiques.

56Une fois l’illusion descriptive dissipée, il est alors possible de mettre en lumière ce que peut être une asymétrie entre la première et la troisième personne qui puisse s’interpréter en des termes autres qu’épistémiques. Comme le remarque à ce propos Austin, les énoncés performatifs ont en commun de présenter souvent des « verbes bien ordinaires, à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active »117. Ce que veut souligner le philosophe par cette observation n’est pas que le mot « je » serait une condition du performatif (on peut imaginer un énoncé faisant l’économie d’un tel mot), que notre inclination à l’employer. Ce que rappelle simplement l’usage du mot « je », c’est qu’un énoncé performatif « effectue une action » et que « seules les personnes peuvent effectuer des actions »118. Cela se traduit, notamment, par le fait que « lorsque dans l’énonciation, il n’y a pas de référence à celui qui parle (donc à celui qui agit) par le pronom “je” (ou son nom personnel), la personne est malgré tout “ impliquée ” »119. En ce sens, l’usage du mot « je » est significatif sans être nécessaire : il rappelle ce qui est le plus souvent évident, à savoir que « l’auteur est la personne qui énonce (c’est-à-dire la source de l’énonciation) »120. Une parole est alors déterminée comme étant la « mienne » par le fait que je suis l’agent, c’est-à-dire, simplement, celui qui parle.

57Une telle conclusion ne doit toutefois en aucun cas être confondue avec la thèse suivant laquelle je suis l’agent de mes paroles car celles-ci s’accompagnent d’un « sens d’agentivité » (sense of agentivity). Comme le pose clairement Shaun Gallagher, qui a contribué à introduire cette compréhension de l’agentivité en philosophie de la psychiatrie, le « sens d’agentivité » est une forme de la « conscience préréflexive de soi » se caractérisant par le « sentiment (sense) d’être la cause ou la source d’un mouvement, d’une action ou d’une pensée »121. C’est là, nous l’avons vu, une interprétation épistémique, et donc abusive, de ce que signifie être l’agent d’une parole. Ce qui me détermine comme l’agent de ma parole, c’est le fait que je parle et non, comme on le suggère parfois, la conscience du fait que je parle. Cela ne revient pas pour autant, notons-le, à comprendre l’usage qui est alors fait de « je » comme relevant d’un usage de la première personne comme « objet », c’est-à-dire symétrique à la troisième personne. Comme l’observe Wittgenstein dans ses derniers écrits, « à quelqu’un qui dit : “J’ai un corps”, on peut demander : “Qui parle ici avec cette bouche ?” »122. Si un énoncé tel que « j’ai un corps » ne saurait être, dans des circonstances ordinaires, une description pertinente de quoi que ce soit, c’est dans la mesure où un tel constat est redondant par rapport à ce que je fais, à savoir parler avec « cette bouche »123. Si, en ce sens, autrui ne peut être l’agent de ma parole, ce n’est pas parce que j’éprouve un « sens d’agentivité » qui lui serait inaccessible mais, simplement, parce que ma bouche n’est pas la sienne. C’est en ce sens, plus pragmatique qu’épistémique, qu’il y a asymétrie : il est impossible de parler à la place d’un autre.

3.4. L’hallucination verbale comme échec de la parole

58On ne saurait, bien sûr, se contenter d’une telle conclusion dans la mesure où l’interprétation épistémique de la « mienneté » de la parole est supposée dériver, en philosophie de la psychiatrie, de l’observation de faits cliniques, tels que l’insertion de pensée ou l’hallucination verbale, où la parole se trouve aliénée. Comment peut-on, alors, rendre compte de l’aliénation de la parole en faisant l’économie de la conscience préréflexive de cette parole, dans des circonstances normales, comme étant « mienne » ? Ce point apparaît de manière encore plus évidente si l’on se tourne vers ce qui constitue l’exemple paradigmatique d’aliénation de la parole (à partir duquel l’hallucination verbale est conçue comme aliénation de la parole), à savoir ce que Séglas nommait « l’impulsion verbale ». Se produit alors, rappelons-le, une parole qui semble s’imposer au sujet malgré lui, ce qu’exprime bien le patient cité par Jeannerod lorsqu’il nous dit : « Il s’échappe des mots de ma bouche que je ne connais pas, ce n’est pas moi qui les dis, il y a quelqu’un dans ma bouche »124. Comment, dans ce cas, rendre compte du fait que cette personne n’est plus l’agent de ses propres paroles alors même que celles-ci continuent de sortir de sa bouche ?

59C’est le type « d’échec » (ou « d’infélicité ») à l’œuvre dans l’impulsion verbale qu’il s’agit de mettre en évidence ici. Il peut être éclairant, à cet égard, de se pencher sur la distinction qu’opère Austin entre « acte locutoire » et « acte illocutoire », dont la confusion, nous dit-il, est une des origines de « l’illusion descriptive »125. Comme l’observe ce dernier, dans la huitième conférence de Quand dire, c’est faire, si l’on peut considérer la parole comme un acte c’est, pour commencer, au sens d’un « acte locutoire ». Cet acte peut se définir comme le fait de produire un « son » (acte « phonétique »), de l’articuler sous la forme de « mots » (acte « phatique »), eux-mêmes doués d’une signification indépendamment du contexte (acte « rhétique »126). Ce n’est pas, toutefois, seulement en tant qu’acte locutoire mais aussi en tant qu’acte illocutoire que peut être analysé un acte de langage. Comme l’observe Austin, l’acte illocutoire est un « acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose »127. Cette distinction repose sur le fait que l’acte illocutoire présuppose des « conditions de félicité » telles que, si elles ne sont pas satisfaites, alors nous disons certes encore quelque chose, mais nous échouons à agir en disant ce que nous venons de dire. C’est pourquoi cette distinction apparaît notamment dans des cas d’échecs où la parole, faute de parvenir à exécuter l’action, se présente comme « un acte “ purement verbal ” ou “ creux ” »128. Comme l’observe à ce propos Bruno Ambroise, on peut se demander à cet égard s’il n’est pas exagéré de parler « d’acte » locutionnaire, dès lors qu’on compare ce dernier à l’action illocutoire, puisqu’il « fait ce qu’il fait sans avoir besoin de sujet. L’action locutoire semble donc être par contraste un acte sans sujet »129.

60Cette distinction à l’esprit, revenons au modèle de l’aliénation de la parole qu’est l’impulsion verbale. Les paroles qui sortent de la bouche de celui qui subit l’impulsion peuvent être considérées, pour commencer, comme des « actes locutoires », puisqu’un son est émis, sous la forme de mots, possédant par eux-mêmes une signification. Si l’on devait trouver un exemple d’acte locutoire « raté », ce n’est pas tant du côté de l’impulsion verbale qu’il conviendrait de le chercher mais, plutôt, de la parole avortée, qui peut aller du simple bredouillement à l’aphasie130. Mais, comme nous venons de le voir, une parole qui se réduit à un simple acte locutoire est à peine un acte puisqu’elle est un « acte sans sujet ». S’il y a alors aliénation de l’agent dans l’impulsion verbale, c’est dans la mesure où il n’y a pas de sujet de l’acte illocutoire.

61On pourrait alors être tenté de conclure que ce qui fait défaut à l’impulsion verbale, c’est quelque chose de purement « intérieur » puisque l’acte locutoire, dans ce qu’il a d’extérieur, reste le même. C’est précisément la confusion qu’il s’agit ici d’éviter dans la mesure où les conditions de félicité posées par Austin ne sont pas nécessairement « intérieures » et ne sauraient en aucun cas être « secrètes ». Ce point apparaît clairement lorsque le philosophe britannique se penche sur le cas de la promesse où les mots, pour ne pas paraître creux, « doivent être prononcés “ sérieusement ”, et de façon à être pris “ au sérieux ” »131. Mais l’on doit alors se garder de croire que le sérieux des paroles réside dans un « acte intérieur et spirituel », de telle sorte que la promesse ne serait finalement rien d’autre que « la description, vraie ou fausse, d’un événement intérieur »132. Cela reviendrait, en effet, à retomber dans l’illusion descriptive : une promesse n’est pas la description vraie ou fausse d’un acte intérieur, elle est en elle-même un acte qui peut réussir ou échouer. C’est pourquoi, comme le remarque Austin, nous parlons parfois de « fausse promesse » au sens d’un « faux mouvement » qui, s’il est certes réalisé, échoue toutefois à atteindre pleinement son but. Contre toute tentation de penser que la promesse se trouve ainsi dans l’esprit plutôt que dans les mots, Austin rappelle, au contraire, que « notre parole, c’est notre engagement (our word is our bond) »133.

62Ces remarques peuvent être étendues à l’impulsion verbale. La parole involontaire (et, parfois, inconsciente) du patient, n’est pas davantage privée d’un autre « acte intérieur », ou même un « sens d’agentivité », sans lequel il ne saurait être l’agent de sa parole. Une parole involontaire doit avant tout se comprendre comme une action ratée, dans la mesure où le sujet échoue à « s’engager » dans une telle parole. Cela peut se traduire par le fait qu’il ne parvient pas à contrôler les mouvements de sa bouche, qu’il ne reconnait pas les mots qu’il entend comme les siens (qu’il s’agisse de la forme ou du contenu de son discours) ou, encore, qu’il est incapable de prévoir ce qu’il va dire quand il va le dire. Ce n’est nullement une forme quelconque d’ignorance qui est alors en jeu mais, encore une fois, une suite d’échecs proprement pragmatiques. De ce point de vue, l’impulsion verbale apparaît comme un « acte sans sujet » au sens où le sujet est, pour ainsi dire, désengagé de sa propre parole.

63Une fois ce point mis en évidence, il devient possible de mettre en lumière ce que peut être, et surtout ne pas être, une interprétation de l’hallucination verbale comme aliénation de la parole. Certes, dans le cas de l’hallucination verbale, nous nous trouvons confrontés à une parole qui, en tant qu’acte locutoire, n’est pas attribuée à notre « bouche » mais à notre « esprit ». Mais cela n’implique aucune différence substantielle, ou même grammaticale, dans la mesure où une telle attribution obéit également à des critères publics et partagés. Comme le rappelle Lagache, « si l’halluciné entend des paroles il faut bien que quelqu’un parle, et ce quelqu’un ne peut être que lui »134. Si c’est « lui » qui parle, ce n’est pas nécessairement parce qu’il bouge les lèvres mais, simplement, parce que personne d’autre que lui n’entend ces paroles. C’est une conséquence immédiate du caractère « intérieur » de la parole mais compris, soulignons-le, au sens d’un acte simplement « privé ». Une telle parole n’est alors privée de rien d’autre que ce qui peut être observé dans le cas de l’impulsion verbale à savoir un engagement du sujet dans sa parole. S’il y a aliénation, ce n’est pas parce que le sujet n’a pas connaissance de sa parole comme étant la « sienne », mais parce qu’il ne parvient pas à être l’agent de cette parole. S’il y a, de ce point de vue, une aliénation de notre parole dans l’hallucination verbale, celle-ci ne concerne pas tant un sujet ignorant ses propres actions qu’un sujet désengagé de sa propre parole.

Bibliographie

Ambroise B., Les pouvoirs du langage : la contribution de J.L. Austin à une théorie contextualiste des actes de parole, Thèse de doctorat, Université de Nanterre, Paris X, 2005.

American Psychology Association, APA Dictionary of Psychology, Gary R. VandenBos (éd.), 2015.

Austin J. L., Quand dire, c’est faire, Points / Essais édition, Paris, Seuil, 1991.

Baillarger J., Des hallucinations, des causes qui les produisent et des maladies qu’elles caractérisent, Paris, J.-B. Baillière, 1846.

Bentall R. P., Madness explained: psychosis and human nature, London, Penguin, 2004.

Bleuler E., « L’origine et la nature des hallucinations », L’Encéphale, vol. 17, no 9, 1922, p.537-553.

Bleuler E., Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies, Paris, EPEL, 1993.

Bouveresse J., Le Mythe de l’intériorité : expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976.

Carroy J., « Le langage intérieur comme miroir du cerveau : une enquête, ses enjeux et ses limites », Langue française, vol. 132, no 1, 2001, p. 48‑56.

Demazeux S., L’éclipse du symptôme. L'observation clinique en psychiatrie : 1800-1950, Paris, Ithaque, 2019.

Descombes V., Le complément de sujet : enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2018.

Egger V., La parole intérieure : essai de psychologie descriptive, Paris, Germer-Baillière, 1881.

Esquirol J.-E., « Hallucination », in Dictionnaire des sciences médicales, vol. 20, Paris, C.L.F. Panckoucke, 1817, p. 64-71.

Gallagher S., « Neurocognitive Models of Schizophrenia: A Neurophenomenological Critique », Psychopathology, vol. 37, no 1, 2004, p. 8‑19, 2004.

Henriksen M.G., Parnas J., et Zahavi D., « Thought insertion and disturbed for-me-ness (minimal selfhood) in schizophrenia », Consciousness and Cognition, vol. 74, p. 1-9, 2019.

Jeannerod M. et al., « Action recognition in normal and schizophrenic subjects », in The Self in Neuroscience and Psychiatry, A. David et T. Kircher, Éd. Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 380-406.

Jeannerod M. & Pacherie E., « Agency, Simulation and Self-identification », Mind & Language, vol. 19, no 2, 2004, p. 113‑146.

Jeannerod M., Le cerveau volontaire, Paris, O. Jacob, 2009.

Jouffroy T., Nouveaux mélanges philosophiques, Paris, Hachette, 1872.

Lagache D., Œuvres (1932-1946). 1, Les hallucinations verbales et travaux cliniques, Paris, Presses universitaires de France, 1977.

Laugier S., Wittgenstein : le mythe de l’inexpressivité, Paris, Vrin, 2010.

Mazaleigue-Labaste J., Les déséquilibres de l’amour : la genèse du concept de perversion sexuelle de la Révolution française à Freud, Paris, Ithaque, 2014.

Merleau-Ponty M., La prose du monde, Paris, Gallimard, 2008.

Michéa C.-F., Du délire des sensations, Paris, Labé, 1851.

Parnas J. & Sass L., « The Structure of Self-Consciousness in Schizophrenia », in The Oxford Handbook of the Self, S. Gallagher, Éd. Oxford University Press, 2011, p. 521-546.

Ratcliffe M., Real hallucinations: psychiatric illness, intentionality, and the interpersonal world, Cambridge, MIT Press, 2017.

Saint-Paul G., Essais sur le langage intérieur, Lyon, A. Storck, 1892.

Séglas J., « L’hallucination dans ses rapports avec la fonction langage ; - les hallucinations psycho-motrices », Le progrès médical : journal de médecine, de chirurgie et de Pharmacie, 2(8), 1888, p. 124-126 et p. 137-139.

Séglas J., Des troubles du langage chez les aliénés, Paris, J. Rueff et co. 1892.

Séglas J., Pathogénie et physiologie pathologique de l’hallucination de l’ouïe, Nancy, A. Crépin-Leblond, 1896.

Sholokhova S., « Benefits and Challenges of the Phenomenological Approach to the Psychiatrist’s Subjective Experience: Impassivity, Neutrality, and Embodied Awareness in the Clinical Encounter », Philosophy, Psychiatry, & Psychology, vol. 26 no. 4, 2019, p. 83-96.

Stephens G.L. & Grahams G., When self-consciousness breaks: alien voices and inserted thoughts, Cambridge, MIT Press, 2000.

Wannberg R., « Institution or Individuality? Some Reflections on the Lessons To Be Learned From Personal Accounts of Recovery From Schizophrenia. » Philosophy, Psychiatry, & Psychology, vol. 31 no. 1, 2024, p. 55-66.

Watson J. B., « Psychology as the Behaviorist views it », Psychological Review, vol. 20, no 2, 1913, p. 158‑177.

Wittgenstein L., Le Cahier bleu et le Cahier brun, Gallimard, 2004.

Wittgenstein L., Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014.

Wittgenstein L., De la certitude, Paris, Gallimard, 2002.

Zahavi D., Self and Other: Exploring Subjectivity, Empathy, and Shame, Oxford, Oxford University Press, 2014.

Voetnoten

1 J. Baillarger, Des hallucinations, des causes qui les produisent et des maladies qu’elles caractérisent, Paris, J.-B. Baillière, 1846, p. 397.

2 Nous reprenons cette locution à Marc Jeannerod et ses collaborateurs qui observent que, dans la clinique psychiatrique post-schneiderienne, les « hallucinations, autrefois considérées comme des perceptions sans objet, devraient être repensées comme une action sans sujet » (M. Jeannerod et al., « Action recognition in normal and schizophrenic subjects », in The Self in Neuroscience and Psychiatry, A. David et T. Kircher, Éd. Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 391, notre traduction).

3 D. Lagache, Œuvres (1932-1946). 1, Les hallucinations verbales et travaux cliniques, Paris, Presses universitaires de France, 1977, p. 1.

4 Ibid.

5 Idem.

6 Ibid., p. 3.

7 M. G. Henriksen, J. Parnas, et D. Zahavi, « Thought insertion and disturbed for-me-ness (minimal selfhood) in schizophrenia », Consciousness and Cognition, vol. 74, p. 1-9, 2019.

8 Ibid., p. 3 (notre traduction).

9 Selon le dictionnaire de l’APA une « insertion de pensée » est un « délire où l’individu croit que ses pensées sont irrésistiblement forcées dans son esprit et attribue ces pensées à des sources externes » (APA Dictionary of Psychology, Gary R. VandenBos (éd.), 2015, p. 587). La question de savoir ce qui distingue « hallucinations verbales » et « insertions de pensée » revient régulièrement en philosophie de la psychiatrie (voir, par exemple, G. L. Stephens & G. Grahams, When self-consciousness breaks: alien voices and inserted thoughts, Cambridge, MIT Press, 2000, ou, pour la critique d’une telle différence, M. Ratcliffe, Real hallucinations: psychiatric illness, intentionality, and the interpersonal world, Cambridge, MIT Press, 2017). Dans la mesure où elle repose, en amont, sur la question de savoir si une « pensée » peut être autre chose qu’une « parole », cette question sera laissée ici de côté, puisque nous ne nous intéressons à la pensée qu’en tant qu’elle implique une parole.

10 M. G. Henriksen, J. Parnas, et D. Zahavi, « Thought insertion and disturbed for-me-ness (minimal selfhood) in schizophrenia », op. cit., p. 4.

11 Ibid., p. 5.

12 Sur ce point, voir notamment S. Sholokhova, « Benefits and Challenges of the Phenomenological Approach to the Psychiatrist’s Subjective Experience: Impassivity, Neutrality, and Embodied Awareness in the Clinical Encounter », Philosophy, Psychiatry, & Psychology, vol. 26 (4),, 2019, p. 83-96.

13 Sur le « mythe du regard pur » dans la clinique psychiatrique voir S. Demazeux, L’éclipse du symptôme. L'observation clinique en psychiatrie : 1800-1950, Paris, Ithaque, 2019.

14 J. Mazaleigue-Labaste, Les déséquilibres de l’amour : la genèse du concept de perversion sexuelle de la Révolution française à Freud, Paris, Ithaque, 2014.

15 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2014, §67.

16 J. Mazaleigue-Labaste, Les déséquilibres de l’amour, op. cit.,, p. 154.

17 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 66.

18 Idem.

19 On doit attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que sa définition se trouve abrégée sous l’expression de « perception sans objet » (non sans risquer certaines confusions).

20 J.-E. Esquirol, « Hallucination », in Dictionnaire des sciences médicales, vol. 20, Paris, C.L.F. Panckoucke, 1817, p. 64, nous soulignons.

21 Ibid., p. 68.

22 J. Baillarger, Des hallucinations, des causes qui les produisent et des maladies qu’elles caractérisent, op. cit., 1846, p. 275.

23 Ibid., p. 368.

24 Ibid., p. 413.

25 Ibid., p. 414.

26 Ibid., p. 369.

27 Ibid., p. 424-423, nous soulignons.

28 Ibid., p. 496.

29 T. Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques, Paris, Hachette, 1872, p. 474.

30 Ibid., p. 478.

31 C.-F. Michéa, Du délire des sensations, Paris, Labé, 1851, p. 113.

32 C’est alors qu’il est médecin suppléant à la Salpêtrière, comme Baillarger avant lui, que Séglas rédige un premier article sur le sujet (« L’hallucination dans ses rapports avec la fonction langage ; - les hallucinations psycho-motrices », Le progrès médical : journal de médecine, de chirurgie et de Pharmacie, 2(8), 1888, p. 124-126 et p. 137-139) qui sera repris, et approfondi, dans Des troubles du langage chez les aliénés, Paris, J. Rueff et co. 1892, puis dans Pathogénie et physiologie pathologique de l’hallucination de l’ouïe., Nancy, A. Crépin-Leblond, 1896, auxquels nous nous référerons ici.

33 J. Séglas, Pathogénie et physiologie pathologique de l’hallucination de l’ouïe, op. cit., p. 5.

34 J. Séglas, Des troubles du langage chez les aliénés, op. cit., p. 7.

35 Idem.

36 V. Egger, La parole intérieure : essai de psychologie descriptive, Paris, Germer-Baillière, , 1881, p. 1.

37 Précisons que l’introspection (ou « l’observation intérieure ») repose avant tout, chez Egger, sur la mémoire. Rejetant en effet « l’observation de conscience », qui relève davantage de l’expérimentation que l’observation immédiate, le philosophe défend une observation ressaisissant après-coup les données de la conscience, soit « l’observation de mémoire » qui seule correspond « à l’observation pure des sciences physiques et naturelles » (Ibid., p.79, note 1).

38 Ibid., p. 2.

39 Idem.

40 Cette critique est élaborée par Georges Saint-Paul, dans ses Essais sur le langage intérieur, Lyon, A. Storck, 1892/1900, où il reconnait la finesse des descriptions d’Egger mais leur refuse toute prétention à l’universalité. Ce à quoi Egger répondra que les autres types sont des exceptions et son cas la règle. Sur le débat opposant Egger et Saint-Paul, voir J. Carroy, « Le langage intérieur comme miroir du cerveau : une enquête, ses enjeux et ses limites », Langue française, vol. 132, no 1, p. 48‑56, 2001.

41 Comme le note Saint-Paul, « l’homme normal pense donc avec des mots et des images : il est à la fois verbal et visuel » (Essais sur le langage intérieur, op. cit., p. 14).

42 J. Séglas, Des troubles du langage chez les aliénés, op. cit., p. 125.

43 Idem.

44 Ibid., p. 127.

45 Ibid., p. 119, nous soulignons.

46 Ibid., p. 121.

47 Ibid., p. 136.

48 Il s’agit de l’ancienne orthographe de « kinesthésie », qui prévaut dans la littérature psychologique et clinique des années 1880.

49 Idem.

50 D. Lagache, Œuvres (1932-1946). 1, Les hallucinations verbales et travaux cliniques, op. cit., p. 3.

51 Ibid., p. 139, nous soulignons.

52 Ibid., p. 146.

53 Ibid., p. 150.

54 Ibid., p. 151.

55 Idem.

56 Ibid., p. 143.

57 Ibid., p. 143.

58 D. Lagache, Œuvres (1932-1946). 1, Les hallucinations verbales et travaux cliniques, op. cit., p. 1.

59 Ibid., p. 3.

60 Cf. note 1.

61 E. Bleuler, « L’origine et la nature des hallucinations », L’Encéphale, vol. 17, no 9, 1922, p. 544.

62 Comme l’observe Bleuler lui-même, les voix « qualifiées de Voix intérieures (hallucinations psychiques de Baillarger) », dépourvues de toute composante sensorielle, sont « bien moins des hallucinations de la perception que des hallucinations de la représentation. Le processus pathologique en jeu dans ces cas limites a plus de rapports avec la représentation qu’avec la perception » (E. Bleuler, Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies, Paris, EPEL, 1993, p. 165).

63 M. G. Henriksen, J. Parnas, et D. Zahavi, « Thought insertion and disturbed for-me-ness (minimal selfhood) in schizophrenia », op. cit., p. 4.

64 M. Jeannerod, Le cerveau volontaire, Paris, O. Jacob, 2009, p. 229.

65 Ibid., p. 234.

66 Voir, à titre d’exemple, l’approche centrée sur les symptômes de R. P. Bentall dans Madness explained: psychosis and human nature, London, Penguin, 2004.

67 M. Jeannerod et E. Pacherie, « Agency, Simulation and Self-identification », Mind & Language, vol. 19, no 2, p. 113‑146, 2004, p. 114.

68 Ibid., p. 115.

69 Ibid., p. 133.

70 Idem, nous soulignons.

71 S. Gallagher, « Neurocognitive Models of Schizophrenia: A Neurophenomenological Critique », Psychopathology, vol. 37, no 1, p. 8‑19, 2004, p. 9.

72 M. Jeannerod, Le cerveau volontaire, op. cit., p. 231.

73 Ibid., p. 232.

74 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 2008, p. 36.

75 J. Parnas et L. Sass, « The Structure of Self-Consciousness in Schizophrenia », in The Oxford Handbook of the Self, S. Gallagher, Éd. Oxford University Press, 2011, p. 525, notre traduction.

76 S. Gallagher, « Neurocognitive Models of Schizophrenia: A Neurophenomenological Critique », op. cit., p. 9.

77 J. Parnas et L. Sass, « The Structure of Self-Consciousness in Schizophrenia », op. cit., p. 535.

78 M. G. Henriksen, J. Parnas, et D. Zahavi, « Thought insertion and disturbed for-me-ness (minimal selfhood) in schizophrenia », op. cit., p. 1-9.

79 Ibid., p. 7.

80 Voir, notamment, D. Zahavi, Self and Other: Exploring Subjectivity, Empathy, and Shame, Oxford, Oxford University Press, 2014.

81 J. Parnas et L. Sass, « The Structure of Self-Consciousness in Schizophrenia », op. cit., p. 536 (notre teaduction).

82 M. G. Henriksen, J. Parnas, et D. Zahavi, « Thought insertion and disturbed for-me-ness (minimal selfhood) in schizophrenia », op. cit., p. 7.

83 Si l’apport critique des écrits de Wittgenstein aux débats sur l’insertion de pensée et l’hallucination verbale a été rarement perçu, une exception notable est le travail de Rosanna Wannberg sur les récits de rétablissement des personnes souffrant de schizophrénie. Voir, notamment, R. Wannberg, « Institution or Individuality? Some Reflections on the Lessons To Be Learned From Personal Accounts of Recovery From Schizophrenia. » Philosophy, Psychiatry, & Psychology, vol. 31 no. 1, 2024, p. 55-66.

84 Certes, comme nous l’avons vu, l’intérêt même des observations cliniques de Séglas était de substituer, comme le disait Lagache, « à une galerie de mine une carrière à ciel ouvert » en rapprochant l’hallucination verbale de l’impulsion verbale. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, un tel rapprochement n’a jamais visé chez ce dernier, comme dans la littérature contemporaine, à soutenir que l’hallucination verbale pouvait, en tant que telle, être entendue par d’autres que soi.

85 Comme le remarque cette dernière il semblerait « que Wittgenstein n’ait pas tant pour but de mettre en cause le caractère privé de l’âme que l’idée que le privé soit affaire de connaissance, et donc de secret » (S. Laugier, Wittgenstein : le mythe de l’inexpressivité, Paris, Vrin, 2010, p. 69).

86 Wittgenstein, Recherches Philosophiques, op. cit., § 347.

87 J. Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité : expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976.

88 Wittgenstein, Recherches Philosophiques, op. cit., § 1.

89 Ibid., § 3.

90 Ibid., § 347.

91 Ibid., § 293.

92 Idem.

93 Idem.

94 Ibid., §343.

95 C’est ainsi que Jeannerod et Pacherie suggèrent que Wittgenstein, dans les Recherches Philosophiques, soutiendrait que les « critères pour l’application des concepts mentaux doivent être publics » mais qu’une telle orientation « vers une conception à la troisième personne de la mentalité a toutefois des conséquences contre-intuitives, puisque cela semble impliquer que nous ne connaissons nos états mentaux qu’à partir de notre comportement » (M. Jeannerod et E. Pacherie, « Agency, Simulation and Self-identification », Mind & Language, vol. 19, no 2, 2004, p.115). Une telle interprétation, qui est représentative d’une certaine image de la pensée de Wittgenstein, repose en réalité sur une profonde mécompréhension des relations entre publicité, troisième personne, comportement et connaissance de soi.

96 J. B. Watson, « Psychology as the behaviorist views it », Psychological Review, vol. 20, no 2, 1913, p. 174 (notre traduction).

97 V.Egger, La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, op. cit., p. 69.

98 V. Egger, op. cit., p. 69.

99 L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, op. cit., II-x, p. 272.

100 L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, Gallimard, 2004, p. 124.

101 Idem.

102 L. Wittgenstein, Le Cahier bleu, op. cit., p. 126.

103 Ibid., p. 125.

104 J. Parnas et L. Sass, « The Structure of Self-Consciousness in Schizophrenia », op. cit., p. 525.

105 L. Wittgenstein, Le cahier bleu, op. cit., p. 124.

106 Ibid., p. 125.

107 M. Jeannerod et E. Pacherie, « Agency, Simulation and Self-identification », op. cit., p. 115 (notre traduction).

108 V. Descombes, Le complément de sujet : enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2018, p. 177.

109 Wittgenstein s’intéresse en effet plutôt à l’usage du « je » dans le cas de la douleur (afin de mettre en évidence l’usage expressif du « je ») ou, encore, dans le cas de la croyance (afin de mettre en évidence l’usage, pour ainsi dire, factif du « je »). Être le sujet d’une parole et, surtout, cesser de l’être dans des phénomènes d’aliénation psychologique, suppose d’explorer d’autres usages.

110 La question se pose de savoir si l’analyse des « énoncés performatifs » peut s’étendre à toute forme de parole intérieure. Comme l’observe Austin, dans son article Performative Utterances, la distinction entre les « énoncés performatifs » d’un côté et les « assertions ou témoignages ou descriptions » de l’autre ne va pas de soi. En effet si les « assertions sont susceptibles d’être évaluées en fonction de leur correspondance, ou de leur incapacité à correspondre aux faits, et donc, en fonction de leur vérité ou de leur fausseté », en même temps « elles sont aussi susceptibles d’infélicité (infelicity) au même titre que le sont les énoncés performatifs » (J. L. Austin, « Performative Utterances », Philosophical Papers, Oxford, Oxford UP, 3e éd., 1979, p. 248, notre traduction). Notre propos ne sera pas, à cet égard, de réduire la parole intérieure à un énoncé performatif, mais seulement de montrer comment celle-ci, dès lors qu’elle n’est pas pensée en des termes proprement épistémiques, peut l’être en termes de « réussite » ou « d’échec » ou, plutôt, de « félicité » ou « d’infélicité ».

111 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Points / Essais édition, Paris, Seuil, 1991, p. 39.

112 Ibid., p. 37.

113 Ibid., p. 44.

114 « Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou — par souci de brièveté — un “ performatif ” » (Ibid., p. 41).

115 Idem.

116 Idem.

117 Ibid., p. 40, nous soulignons.

118 Ibid., p. 84.

119 Idem.

120 Idem.

121 S. Gallagher, « Neurocognitive Models of Schizophrenia: A Neurophenomenological Critique », op. cit., p. 9, nous soulignons.

122 L. Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 2002, § 244.

123 Comme l’observait déjà Wittgenstein dans Le Cahier bleu, s’il y a asymétrie lorsque nous disons « je », employé ici comme « sujet », c’est dans la mesure où l’on « ne choisit pas la bouche qui le dit » (L. Wittgenstein, Le cahier bleu, op. cit., p. 125).

124 M. Jeannerod, Le cerveau volontaire, op. cit., p. 231.

125 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 113.

126 L’acte rhétique est doué d’une certaine ambiguïté en ce qu’il possède déjà une signification mais qui reste indéterminée faute d’être située dans un contexte particulier. Comme l’observe à ce propos Bruno Ambroise, « la distinction que veut établir Austin reprend celle entre ambiguïté et sous-détermination : l’usage historique d’un phème que constitue le rhème élimine son ambiguïté en donnant une signification précise ; la détermination contextuelle du rhème éliminera son indétermination en en précisant la référence » (B. Ambroise, Les pouvoirs du langage : la contribution de J.L. Austin à une théorie contextualiste des actes de parole, Thèse de doctorat, Université de Nanterre, Paris X, 2005, p. 90).

127 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 113.

128 Ibid., p. 50.

129 B. Ambroise, Les pouvoirs du langage : la contribution de J.L. Austin à une théorie contextualiste des actes de parole, op. cit., p. 130.

130 On rappellera, à cet égard, que Séglas, dans Des troubles du langage chez les aliénés, à la fois oppose les « dysphasies », dont font partie les hallucinations verbales, des « aphasies », où la parole est empêchée, et les rapproche comme constituant les unes et les autres des troubles de la « fonction langage ».

131 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 44.

132 Idem.

133 Idem.

134 D. Lagache, Œuvres (1932-1946). 1, Les hallucinations verbales et travaux cliniques, op. cit., p. 1.

Om dit artikel te citeren:

Mathieu Frèrejouan, «Le silence des voix : histoire, phénoménologie et grammaire de l’hallucination verbale», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 21 (2025), Numéro 5 : Perception amodale, intersensorialité, synesthésie (Actes n°15), URL : https://popups.ulg.be/1782-2041/index.php?id=1597.

Over : Mathieu Frèrejouan

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Appels à contribution

Appel à contributions permanent

Meer Informatie